• RETOUR CHEZ L’ERMITE  

     

     

    Je décidai de le revoir, ayant révisé mes classiques et notamment le Dialogue « Rousseau juge de Jean-Jacques », justification rhétorique par dédoublement. J’avais résolu  l’énigme  émise à ma première rencontre. Son pastiche était tiré  de la 5ième Promenade des « Rêveries du promeneur solitaire ». Que voulait dire Rousseau  par cette démarche paresseuse ? : « Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais l’après midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche,m’asseyant tantôt dans les endroits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise,tantôt sur les terrasses et les tertres pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac » ? Je ne comprenais pas  ses références littéraires constantes. Etait-ce pour souligner la valeur de la culture scolaire en politique ? Et pourquoi ces plagiats, ces citations déformées ? Un pied de nez au symbolisme trop érudit ou un salut, en passant, aux grands ancêtres, qui pensèrent en marchant. Il est exact qu’il y a eu de nombreuses manières de marcher : en politique (les protestations, les défilés), les marches philosophiques (les dialogues des Péripatéticiens, de Kierkegaard, Flaubert), ou religieuses (les pèlerinages, St Jacques de Compostelle) sportives enfin, les courses de marcheurs (les déhanchés). Moi-même j’appartenais à la génération des coureurs (trails, marathons, joggings) qui avaient été le témoin de l’explosion de ce mode de locomotion. La cadence imprimée aux muscles, le rythme de la respiration participent-ils de la réflexion par une sorte d’oxygénation de l’esprit ?  Pourtant la découverte d’un itinéraire en terrain rude ou engagé, la recherche du passage dans une ascension ne favorisent guère le raisonnement dilatoire ; elles déconcertent l’attention, s’attachent à des sensations périphériques : la maîtrise physique de l’environnement, le contrôle nerveux de soi. D’où mes doutes qui me poussèrent à l’aller revoir 

     

    Le sens de la marche

     

    Je le trouvais de bonne humeur se chauffant au soleil sur le pas de sa porte. Je le provoquais aussitôt sur la distinction mystérieuse penser et marcher.

    - Pourquoi Rousseau ? Il fut un grand marcheur-penseur, me dit-il, Il pensait en marchant ; peu souvent l’inverse. Au moment où il fait l’apologie de l’engourdissement par le calme des sens, il nous avertit que penser à rien, c’est penser encore à quelque chose. Tout au moins, c'est  ce qu’il va écrire au sujet   de l’eau, du flux et reflux, du doux bruit du canotage et donc le flottement de la raison. Une fois, il était si absorbé à démêler les fils de sa pensée qu’il fut renversé par le carrosse d’un noble ! Il fut parmi les philosophes le seul à courir ce danger.  C’était un « intellectuel-ouvrier »  qui a beaucoup erré à pied entre Chambéry, Lyon et Turin. Pour lui : point de chaise (à porteurs) d’équipage, de monture. N’oubliez pas que c’est au cours d’une marche, de Pais à Vincennes ( où il allait visiter son ami Diderot enfermé au château) qu’il eut la révélation de ce qui serait son « système politique » (la réponse à l’académie de Dijon qui donna « Le discours sur les Sciences et les Arts »). Illumination associée à une insolation, ce jour torride de l’été 1849, comme il le raconte avec lyrisme. Si vous voulez suivre le sens de sa marche, devenez d’abord sensible à cette musique  de la  Promenade: « Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève..Là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait...Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde ».  Ecoutez la mélodie, que ce soit dans Les Promenades, ou Les Confessions. Ça coule comme une source. Excusez-moi je n’ai pu résister à l’envie de vous faire goûter cette eau-là

     

    - D’accord, d’accord; mais il n’est pas unique. Pourquoi lui ?

     

    - Parce qu’il est notre témoin quasi-contemporain, un plébéien qui alluma une Révolte. Il n’y a pas d’idées neuves en politique sans la recherche d’un mode d’expression nouveau. Vous vivez une époque passionnante, annonciatrice de changements inattendus mais si vous ne trouvez pas la formule pertinente, vos idées ne passeront pas. Aujourd’hui vous pouvez lire une multitude d’auteurs et de polémistes mais aucun n’a inventé un style. Découvrez votre style et vous laisserez une trace.

     

    -Vous soutenez que les idées vigoureuses de Rousseau devaient nécessairement être associées à un bouleversement de l’écriture en politique pour avoir un impact ?

     

    - Exactement ! Bien sûr tout le monde a retenu son énoncé tranchant : la première phrase du Contrat social (« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ») .C'est une des formules qui ont été ciselées lors de marches ardentes. En politique, l’art oratoire est essentiel. En 1789, cette éloquence était manifestée par de nombreux apostropheurs publics et des pamphlétaires. Sans écrivains à forte personnalité, pas d’événements remarquables. Je crois, me dit-il, que votre inspiration de Rousseau s’est appauvrie. C’est un homme à paradoxes.  Quand il fait l’éloge de la pensée erratique, il travaille en réalité son écriture et sa phrase ample cadence son pas.

     

    - Certes, mais il n’a pas été le seul philosophe des Lumières à accorder la place de la nature dans notre mouvement intérieur.  Quant à les décrire, c’est vrai, il est un des plus grands. Cependant dans les Rêveries, il y a d’abord l’idée d’isolement, de mise à distance de la superficialité du monde. D’autres néanmoins reprirent largement le flambeau, cent ans après lui. Thoreau par exemple

    - David Thoreau va plus loin; « Marcher c’est Désobéir » (à nos habitudes de facilité, à nos normes, à nos conventions). Prendre sa voiture, consommer de l’espace et du pétrole sont la négation de la liberté. L’autoroute conduit à la ville où on accourt en masse, où on s’agglomère, où on vit en troupeau. Thoreau marche toujours contre quelqu’un ou contre quelque idée fausse. Il marche pour penser librement : « La marche dont je veux parler n’a absolument rien à voir avec le fait de prendre de l’exercice comme on dit, à la façon dont un malade prend ses médicaments...En quittant mon seuil je puis aisément marcher pendant quinze ou vingt Kms ...sans rencontrer la moindre maison, sans croiser d’autre route que celle qu’empruntent le renard et le vison »..... « Il m’arrive parfois d’indiquer la direction à un voyageur. Si vous voulez rejoindre le monde de la politique, suivez la grand-route, suivez ce marchand, gardez dans vos yeux la poussière qu’il soulève, elle vous y conduira directement » [1] . La politique en tant que réunion se pratique en ville. Or, comme le troupeau qui suit sans réfléchir ceux qui sont en tête, la pensée en ville perd de son caractère nomade et donc libertaire, pour s’aligner sur le convenu. C’est pourquoi la marche solitaire est une dissidence : « On ne naît pas marcheur, on le devient ..je ne puis conserver ma tête et mes esprits si je ne passe au minimum 4 heures par jour ..à flâner par les bois, les collines et les champs,entièrement dégagé de toute préoccupation matérielle. Vous pouvez dire sans risque : des pensées à un sou ou bien à mille livres »

     

    - Tout ça est fort bon, Monsieur, mais on ne peut faire marche arrière ; le monde va trop vite. Trop de choses à apprendre, trop de biens à acquérir, trop de savoirs à expérimenter ; la multitude des messages reçus bouleverse le train-train du promeneur lent.  Thoreau est peut-être un anarchiste, un individualiste tenace. Une société peut en tolérer quelques uns, pas plus !

     

    - Venez. Allons marcher en discutant. Thoreau ne construit pas une épreuve initiatique, n’élabore pas un ascétisme naturaliste. Simplement il indique que la solitude et  la fréquentation  de la nature  sont  « incomparables pour l’homme de lettres, le manuel. Plonger dans les lacs, dormir dehors, grimper aux arbres sont ce que nos milliers d’ancêtres ont fait pour nous conduire où nous sommes ». Cette sagesse favorise l’indépendance de jugement. Trouver sa voie, inventer un chemin effacent l’anecdotique de notre existence qui encombre notre vision..

     

    - Et la montagne ?

    Autre chose est la haute montagne.  La pensée s’y épure, aiguise l’oeil critique en se soumettant à l’épreuve du risque mesuré, imposant le tri de l’essentiel. En l’occurrence : le danger, la météo changeante, la trace à faire, le timing à respecter, cela redonne du sens à la réalité. La pensée s’équilibre par le pied. Des scientifiques l’ont compris[2]. On y devient plus agile dans ses déductions, leste dans ses associations d’idées. En montagne, les volumes, les couleurs, les lignes pures, l’ensemble exacerbé, éliminent les scories  superficielles.  Les piliers, les clochetons, les tours, ces termes d’église si évocateurs, sont aussi ceux de l’alpinisme ! Si vous cherchez une solution à une question obsédante, l’escalade sera le contre-pied à votre inquiétude.  S’approcher des hauts sommets, ressentir la présence des massifs préparent aux grandes conquêtes de soi. Regardez Messner quand il part pour l’Everest ou autres 8000, en solitaire, il ne s’encombre pas. Equipement léger, rapidité de l’ascension en solo ; là il est libre et vif (il est vrai que son frère y a laissé la vie). Il peut ensuite lancer des ascensions dans son Tyrol natal sous forme d’expédition politique, transcendant les frontières de trois pays. L’improvisation, l’absence de partenaires, l’abandon des sentiers battus ne sont pas des problèmes mais des solutions.

     

     

    Rousseauisme  ou Onfrayisme ?

      

    - Ainsi vous êtes un lecteur, un partisan de Michel Onfray, un adepte du nouvel hédonisme ?

     

    - Oui, il y a des dispositions authentiques parmi tout ce que brasse Michel Onfray. D’ailleurs je trouve qu’il travaille beaucoup pour un hédoniste : un livre par an ! Mais sa marche en forêt ( normande) est autre chose. Ce n’est pas la révolte, c’est le refus du conformisme. La forêt représente la vie pleine, l’exubérance de la plante, la vitalité de l’arbre, son cycle saisonnier et mortel. Elle est plaisir, fruits et matériaux, cadre de paix . En haute montagne, le rocher et l’homme se répondent dans un dialogue de combat.

     Dans le Manifeste Hédoniste,  il synthétise, entre autre, « le sentiment de la nature, mais également la pleine et entière ouverture au cosmos... Le spectacle de la vastitude de la mer, des montagnes, de l’océan, de l’orage .. déclenche le sentiment de soi comme conscience finie, étroite, limitée, dérisoire »[3]. En paroi, dans la course en haute montagne, « l’expérience du lien qui nous unit avec le cosmos et la nature dont nous sommes un fragment »  est immédiate. Pas besoin de trouver le sens de l’équilibre : il est simplement question de le garder et de l’améliorer. Hélas pour la majorité de nos concitoyens, ne pas marcher est devenu le principe de l’existence elle-même. Nos prédécesseurs, le chasseur, le cueilleur, le nomade, le marchand marchaient beaucoup et mangeaient peu. Maintenant nous mangeons beaucoup pour marcher très peu ! Que va-t-on devenir ? Une société d’obèses et de lourdauds ? Prendre du poids au sens figuré est devenu une valeur symbolique. Pour un livre de marche (« l’Art de marcher »), il paraît cent livres de cuisine ; la gloutonnerie engendre l’atrophie cérébrale. La fonction digestive alourdit la pensée. Vivent les légers et les aériens.  Autrefois on marchait pour survivre. Nos contemporains font l’inverse.  Le choc de civilisations que cela constitue en deux ou trois générations par rapport aux millions de marches forcées du passé nous mène à une Régression monumentale. Pour votre avenir, jeune homme, marchez ! Au moins, vous aurez une chance de rencontrer les autres. Sinon qu’avons-nous ajouté à la vie de nos pères ? D’une société d’aveugles et de sourds, hier, vous passeriez à une société de sédentaires aujourd’hui ! Des peuples proches appellent à l’aide et vous n’entendez pas ! Si vous avez traversé la vie dans les années 1950 à 1980, si vous avez grandi durant ce que nos maîtres ont appelé « les 30 glorieuses » (Glorieuses années : en effet !  des guerres coloniales, l’ Algérie avec 500 000 morts de nos mains, le taylorisme, les cadences industrielles, les  maladies de la mines, la santé détruite de travailleurs, la fabrication d’un prolétariat immigré!! Pour notre gloire passée, lisez « La question » d’Henri Alleg ), extasiez-vous !Ils ont manipulé les contenus et les récits et vous n’avez rien vu de la réécriture de l’Histoire. Vous êtes passé directement aux « 30 orgueilleuses » ! C’est-à-dire à un monde de bavards impénitents et sans scrupules, aveugles aux peuples que nous jugeons du haut du tas de nos dettes qu’ils nous ont concédées ; « Orgueilleuses » furent ces années par l’exhibitionnisme intime ou les manifestations d’indécence. Triomphèrent alors l’absence de sens critique, la sclérose des innovations, le rejet scientifique. Regardez qui se gobergent   dans les journaux et revues ou à la télévision, au sein du divertissement et de la variété mixés en émission politique, assemblés par quelques chaînes où règne le mimétisme ?

      

    - De quoi voulez-vous parler ?


    - Prenez le cas  de chaînes télévisées:

     

    Les idiots utiles de TF1 et les Ados attardés de Canal+

     

    - L’engourdissement opéré par ces accros au publicitaire, n’est ni imposé ni contraint ; il est consenti, nous souhaitons une dictature molle pour ne pas avoir à décider.  Un agglomérat s’est constitué autour de communicants et des politiques, des hauts fonctionnaires et de journalistes, d’acteurs et d’universitaires. Ils ont suscité par corruption morale (le succès, l’argent, la notoriété) une frange populaire qui s’est engouffrée dans la brèche de l’existence vouée à l’exhibition.  Ces catégories constituent les charnières qui ont ouvert la porte au libéralisme dans les consciences des plus pauvres, des mal scolarisés, des minorités déculturées. On leur a dit : « paraître c’est être, dépenser c’est penser, être vu sur l’écran, c’est se voir ». Et il y a foule aux portes des studios d’émissions, dans les gradins à claque, les publics des jeux télévisés. Devant les écrans des chaînes spécialisées dans l’imbécillité et le futile, ces spectateurs au rôle mineur sont devenus les Idiots Utiles du libéralisme : « applaudissez, manifestez votre joie et votre chance, vous êtes sur TF1 » ! Les Idiots utiles sont indispensables en démocratie (voyez J. Dunn des Lectures du blog).Ils arbitrent les luttes de clans des chefs en représentativité de la bourgeoisie ; ils votent, justifient, courtisent. C’est la partie de la plèbe qui vit des spectacles offerts par les consuls ou les mécènes : Jeux et gladiateurs, courses et combats de fauves. Ils permettent de trancher les luttes féroces de pouvoir en dehors des assassinats entre patriciens ambitieux. La démagogie, probablement inévitable, fonctionne bien grâce à eux. Et merci à TF1 de les avoir soudés !

     

    Un autre mode de sélection publique a réuni d’autres catégories d’intermédiaires démagogues : jeunes branchés, scolarisés, cultivés. Ce sont les enfants de la classe moyenne aisée, les fils de bobos, pros de l’esbroufe. Plutôt Parisiens, diplômés, masculins, ils méritent leur double A. « Les Ados Attardés » de 40 ans. Si on souhaite les voir assemblés certains soirs, là où ils sont chez eux à Canal +, on les entendra   rire aux éclats de leurs blagues infantiles au cours d’émissions de politique adaptée et de faux « débats ». Fats et repus ils jouent le modernisme, le snobisme technique. Entre les groupes en société, en relations tendues ou conflictuelles, s’introduit ainsi une écume de médiation chargée de mettre de l‘huile dans les rouages grinçants. Il y suffit d’un style léger, moqueur en apparence. En réalité terriblement conformiste, l’œil rivé sur le rival et l’audimat, ils tirent les ficelles en coulisses. Leur mission est de passer des messages politiques. « Hors du libéralisme point de salut ;hors du capitalisme centralisé, pas d’âme ; vous êtes égocentriques, ethnocentriques, narcissiques, souriez, vous vivez les années 1981 à 2011 qu’on appellera plus tard « les 30 orgueilleuses » et qui se terminent ces jours-ci.

     

    - Eh ; voila bien de la colère, Prophète inécouté, isolé !  Mais que faites-vous, vous, concrètement ?

     

    - Moi ! Rien : je marche ; je tourne en rond. Je vais répétant :

     « Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne

      Au coucher du soleil, tristement je m’assieds

      Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères

      Un seul hêtre vous manque et tout est déboisé »

      Et sur ce, il tourna les talons, me laissant avec ce poète - ministre en 1848:

     


     

    [1] Henry Thoreau Désobéir 10/18, 1994 ; p 82-87


    [2] Lizzy Hawker (36 ans) vient de remporter les100 kms de l’Annapurna cette année .Cette coureuse  fait reculer les capacités. Les ultramarathons de plusieurs jours mettent en avant  le goût de l’effort en montagne transférable  en créativité en inspiration scientifique. Cette biologiste  docteur ès sciences a travaillé pour le British Antartic Survey  : « Aujourd’hui je me suis écartée de la science académique et je travaille comme rédacteur free lance, j’enseigne aussi en Suisse. J’aime ce qui est synonyme de liberté. Ma passion pour les montagnes et la nature a construit ma vie. Pour moi l’important est d’être dehors et de bouger ; cela contribue à l’endurance mentale et physique»


    [3] M.Onfray, Manifeste Hédoniste,   éd. Autrement, 2011, p.15.


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