• La Chine et nous

     

    Le regard de trois Occidentaux (Anglais Français, Américain) et  celui de la génération « 68 » qui n’est pas allée en Chine

     

    Lord Macartney (1800)

    Alain Peyrefitte (1960)

    Henri Kissinger (2000)

     

     

     

     

    « Un jour de Juillet 1966, à 74 ans, le Président Mao se jette à l’eau et descend à la nage le Yangzi sur 15 kilomètres. Evénement anodin pour un milliard de Chinois ou signe de crise politique grave ? Pour les Occidentaux, c’est un caprice burlesque de vieillard ou un mode étrange de résolution de conflits entre concubines ou avec les ministres. Imagine-t-on notre stupéfaction si on avait vu les Présidents Sarkozy ou Hollande se déshabiller sur un quai de la Seine et nager jusqu’à Poissy ? Et pourtant ils auraient eu les mêmes bonnes raisons : déboires conjugaux avec Cécilia ou avec Ségolène et Valérie et divergences avec Fillon ou avec Ayrault ! Si nos cultures politiques ou domestiques sont si différentes, que reste-il à communiquer ? Ce livre, appuyé sur les études  concernant la Chine de J.Goody et K.Pomeranz, veut éclairer la part d’inconnu et la partie inconnaissable quand l’inconcevable est pour nos normes  l’essence de la réalité chinoise. Cela justifiera que nous, (la génération « 68 ») ne soyons pas allés en Chine dans la mesure où l’on n’y saisit presque rien, aveuglés que nous sommes par nos préjugés,  notre sentiment de supériorité... et les obstacles mis aux enquêtes !  

     

     

     

    RÉSUMÉ

    « C’est du chinois » ! Le bon sens populaire le proclame. Quand on ne comprend pas, quand c’est illisible au propre et au figuré, quand notre entendement est dépassé, quand nous n’avons aucune référence, on s’en tire par une pirouette, aveu d’impuissance. On n’a rien compris de la Chine et ceux qui devaient nous éclairer sont égarés eux-mêmes. La trivialité des touristes est confondante de même que l’abondance jusqu’à saturation, de jugements expéditifs, d’échos d’humeurs de sinologues amateurs. Ceux qui en 1960 suspendirent leur opinion se sentent confortés aujourd’hui d’avoir attendu de meilleures analyses à l’écart des jugements normatifs, distinguant l’inconnu de l’inconnaissable. Selon le philosophe américain W. James, l’inconnu est le proche ignoré mais accessible si l’on fait l’effort; en revanche l’inconnaissable est produit par la cécité insurmontable de la Raison en fonction du changement d’échelle, de style de perception et de la nature de concepts inadéquats, érigés en  barrières insurmontables en dehors du  partage des expériences

    Deux grands auteurs, deux grands scientifiques, J. Goody et K.  Pomeranz révèlent la part d’inconnu de l’histoire chinoise et se rebellent contre la manière dont notre histoire avait traité les autres continents (et la Chine particulièrement) dans la représentation du passé ancien et récent. La chronique de la naissance du capitalisme, de l’émergence des sciences et techniques, de la connaissance des philosophies anciennes a été déformée au long d’épisodes ou les idées métaphysiques de supériorité occidentale ont été constamment à l’œuvre à l’encontre des faits d’évidence.  La vision de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Amérique alors centre du monde, nous l’aurons à travers les récits de Lord Macartney premier chef d’expédition officielle en Chine en 1793, puis ceux de A. Peyrefitte et d’H. Kissinger, ex-ministres. La curiosité que cette dernière suscitait, les interrogations insatisfaites qu’elle soulevait, les études segmentées qui en ressortaient non reliées à l’actualité vécue des années 60 (et combien elle était rapide !) justifient le nécessaire retour sur ce passé  de savoirs sur le monde asiatique construits autour d’attentes variées, d’absence de grandes enquêtes  démonstratives  et empiriques. Nous  prenons conscience de nos oeillères  et déchiffrons ce que notre génération de « 1968 », (née autour 1940 et qui a l’âge de la Chine populaire) a dû réinterpréter pour approcher la réalité chinoise. Le contexte des lectures compte autant que leur contenu et il faut mettre en scène les lecteurs des années 70 et 80

    Quand le Centre du Monde juge l’Empire du Milieu : c’est-à-dire qu’une société évalue l’autre à l’aune unique de ses propres critères, cela donne quoi : représentations égarées,  erreurs réciproques, mélange d’aveuglements et de malentendus intéressés.    

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    Comment s’est fabriquée en un siècle et demi, une représentation de la Chine qui ait aussi peu varié au fond, mais très transformée en intensité et formules, supports d’une politique ou bien conceptions universitaires ? Partons des Mémoires diffusés des acteurs les plus célèbres (donc « de droite »). Que nous opposerons ensuite à une vision (« de gauche ») de la part de jeunes gens, ici appelés la génération « 68 » ; ceux qui eurent l’âge dit de raison en même temps que le nouveau régime de Pékin. Les grands « voyageurs » diplomates que nous étudions ont séjourné plusieurs mois ; ils racontent les évolutions, les paliers de l’ascension ou la décadence impériale à des périodes diverses. Ils racontent avec des intentions orientées bien sûr par leurs intérêts professionnels consistant d’abord à informer et à satisfaire leurs commanditaires (chefs d’état ou organisations, Académies) et en même temps à fournir des connaissances pratiques à leurs contemporains. La sincérité y est relative mais l’insincérité totale est hors de question (les enjeux sont trop élevés) ; les obstacles au regard objectif, le mur de l’incompréhension sont aussi hauts qu’une muraille de Chine dans le monde intellectuel malgré qu’ils soient plus aisés à franchir pour quiconque use un peu de l’esprit critique.

     

     Les trois hauts fonctionnaires envoyés en mission diplomatique, à deux siècles d’intervalle, se firent forts de résoudre pour nous, avec bonne foi, un mystère, celui de l’empire du Milieu. Ces « explorateurs » ne sont ni des sinologues  ni des érudits au départ, mais ils sont bien placés de part leur fonction et prirent le temps de peser et de réfléchir avant de publier (dix ou vingt ans). Ils sont des intermédiaires représentatifs  de l’opinion en Europe. Ces trois hommes d’Etat, Anglais, Américain d’origine  Allemande, Français seront  nos guides dans la jungle des erreurs d’interprétation  allant à la cécité complète en passant par la contre productivité  de l’action. Echec réciproque  d’appréciation avec des nuances pour les Chinois quoique  ce fut sans conséquence. Nous mesurerons alors le fossé qui s’est creusé dans les savoirs des hommes politiques informés et dans la connaissance savante fournie par Pomeranz et ses amis. Le saut est spectaculaire. Le monde intellectuel en a été remué sans qu’on en  prenne toute la mesure en France.  On conclura  en effet sur les conditionnements d’époque, sur les circonstances  qui favorisent l’apparition des notions appropriées et celles qui les refoulent irrémédiablement sous le masque de  témoignages inconsistants ou  évaluations peu cohérentes  

     

    Les  Mémoires de diplomates sont en général des plaidoyers pro domo  et ne visent point à une étude de  science. Pourtant, élevés dans le goût des idées appropriées encore que codées, les biais de  ces intermédiaires peuvent être  sans trop d’efforts décryptés. Un de leurs travers est constant : les commentateurs prennent une région de Chine ou deux, une ville ou deux, comme cas typique, une caractéristique prise pour l’entier (synecdoque). Qui envisagerait d’écrire une histoire ou faire une description de notre pays en ayant parcouru seulement un vingtième de son sol ; telle est approximativement la proportion des  superficies visitées.[1] La majorité de la Chine était inconnue des étrangers. Les ambassadeurs se concentrèrent par conséquent sur les lieux emblématiques de puissance et continuent d’ailleurs à le faire (la capitale ou la côte avec Shanghai en proue). On n’oubliera pas que ces trois commentateurs reflètent dans leurs récits à la fois les justifications personnelles et des intentions narratives d’explorateur  à des périodes cruciales. Cependant toutes les occasions politiques, diplomatiques, commerciales sont bonnes pour tester l’éventail des préjugés à l’égard de la Chine ;  depuis le faux systématisme, les  jugements à l’emporte pièce  jusqu’au témoignage apprêté, démuni souvent de bon sens ethnographique. Il faut dire que l’ethnographie européenne a manqué ; fait masqué par l’omniprésence de sociologues, historiens et autres Sciences humaines et politiques dans les débats. Malgré leur assurance, leur bonne  fortune et de leur foi en leur compétence, ces savants ont laissé vide de toute investigation, des pans entiers de ce pays. Et inversement – aussi avec des nuances- les Chinois nous étudiant ont focalisé leur  attention et abandonné des champs entiers de nos civilisations à la non curiosité

     

    1 Le Lord Anglais Macartney, conquérant déçu (1792-1794)

    2 L’académicien français Alain Peyrefitte, gaulliste orientaliste (1960-1990)

    3Le Germano-Américain, Henry Kissinger républicain impérialiste (1970-2010)

     

    Caractéristiques communes des trois auteurs : ils sont enfants de la société européenne éduquée dans les meilleurs instituts ou universités (Cambridge pour le Lord, Harvard pour Kissinger (H.K), Normale Sup pour Peyrefitte (A.P ) mais pas tous issus (sauf le premier) de la grande aristocratie ou bourgeoisie. Trois parcours similaires concrétisant des capacités d’observation rationnelle quand elle n’est pas gâchée par la médiocre capacité  à l’historicisme ou à la critique de soi devant l’étrangeté vécue comme anodine car exotique. Les malentendus cependant sont ici ornés de belle écriture ; ce qui ne gâte pas notre plaisir de les lire et flatte leur public. Le recul des événements opérés, on appréciera trois réactions raffinées où l’on devine  percer l’ignorance inconsciente de ses propres limites et  la négation de l’inconnaissable, hypothèse dédaignée par principe pour toute bonne conscience européenne sûre de soi.

    Les trois récits (déroulés en plusieurs publications respectivement) sont symboliques des méprises sur la Chine pratiquées par les sinophiles que Pomeranz et Goody nous ont conduits à dénoncer. Les préconceptions ou les égarements de méthode d’approche, selon des modes d’expression   variés, se reproduisent au long des siècles. Ces tribulations méritaient qu’on s’y arrête non par souci d’archéologie documentaire, mais pour illustrer une continuité : la faible imagination sociologique associée à une présomption d’intelligence des situations connues en période ordinaire aboutissent à un mélange cocasse ou à des contre sens légendaires : les observations sont toujours réalistes sur la base des préjugés ancrés[2]. Grâce aux réalisations de Pomeranz, de Goody et de l’ancienne « école de Paris d’études chinoises »,  la mondialisation des connaissances contribue à dépasser ces limites historiques et économiques

     

    Le premier, Lord Macartney (LM)  est un officier Anglais envoyé officiellement par le roi George pour diriger en 1791, une expédition à des fins d’ouverture commerciale de la Chine aux produits britanniques. La Chine -comble de scandale- ne s’intéressait pas « assez » aux marchandises européennes, mis à part quelques objets de luxe. Le Lord mit 6 mois pour approcher l’empereur sans pouvoir lui parler directement. Ce qui le frustra nettement. Le deuxième est un homme d’état français, Alain Peyrefitte plusieurs fois ministre, ami  de De Gaulle et  de Giscard d’Estaing. Le troisième, célèbre, décédé il y a peu, est un Allemand devenu le plus Américain des immigrés, puisque, arrivé à 15 ans  (ses parents juifs fuirent le nazisme en 1938), il est devenu secrétaire d’état de Nixon et ambassadeur de ce dernier en mission spéciale (ainsi que plus tard conseiller de Clinton)

    Si on laisse de côté l’orientation du regard par les péripéties de la vie et par le travail d’ambassadeur, « travaillant » à observer le fonctionnement du régime visité (avec une pratique des relations publiques toujours au service de la rhétorique de « la paix») on  retiendra qu’ils furent attentifs et révisèrent certainement quelques jugements mineurs. Personnages  médiatiques, cultivés et cosmopolites, ils se forgèrent, là, une confiance en  leurs capacités pourtant souvent prises en défaut. Par chance, on détient plusieurs versions de leurs expéditions (rédigés par  des accompagnateurs ou des témoins chinois)   afin de  rétablir un équilibre. Les subalternes, sous certains aspects[3], manifestèrent parfois plus de finesse et de capacité à apprendre  de l’expérience (langue, mœurs, temps consacré). Macartney officier de marine bataillant contre la France royale, prisonnier à la bataille de la Grenade aux Antilles, en 1779, fut un agent actif de l’ouverture « au monde » par la force de la Chine. Peyrefitte en 1944, jeune gaulliste de Londres, fut l’inspirateur d’une sinophilie provisoire ou du moins d’un respect que partageait le général De Gaulle. On sait que ce dernier fut toujours  bien informé et sensible à ce pays, en raison de sa résistance à l’impérialisme américain : il fut le premier Occidental à reconnaître ce pays  (il y fut pour cette raison  admiré puisque sa mort qui fut décrétée deuil national).  Kissinger, de son côté, a été un de ces exilés allemands, soldat au service de sa seconde patrie lors de la seconde guerre mondiale.  Le multiculturalisme européen aurait pu être un terrain favorable à une  prudence d’orientaliste. Mais tel n’était pas le projet. Voyons les variations de jugement créées au long de deux siècles tumultueux de relations occidentalo-chinoises.

     

    1 La Chine, un tigre de papier pour Lord Marcartney  

     

    Lord Macartney  a été le premier Européen à conduire une mission officielle avec l’intention de créer une ambassade, secondairement d’obtention de marchés pour la Grande Bretagne, et enfin recherches d’informations (sinon d’espionnage) auprès de ce grand pays inconnu à la fin du 18ème, à l’exception de quelques marchands et marins pour la côte et d’une poignée de Jésuites à l’intérieur. Les Chinois on le sait interdisait l’accès du pays et même l’enseignement de leur langue aux étrangers. Les jésuites débarquèrent, eux, cent ans auparavant dans un but non d’exploration ou de connaissance, mais de prosélytisme religieux. Ils renoncèrent vite à ce second objectif, mais gagnèrent sans le demander le pari de l’intégration : langue, coutumes, habillements, modes de vie et ils restèrent là, nombreux, à vie.

    L’ « ambassade », mission économique et secondairement militaire, eut des répercussions étonnantes et un écho mondial : plusieurs membres de la suite furent sollicités pour des récits destinés au grand public. Les Anglais et autres Européens furent demandeurs d’informations au 19ème. La relation de voyage de  Macartney connut un vif succès de librairie en son temps; et elle vient enfin d’être traduite et publiée en France grâce à A Peyrefitte. Nous la « ressuscitons » trente ans après, car injustement oubliée. On se rendra compte   que nous n’avons   guère dépassé  la représentation  pleine d’ambiguïtés mise à la mode du choc des civilisations.   Ce qui explique bien entendu que nous n’ayons pas encore compris comment un pays totalement  sous-développé, ravagé par quarante années de guerres ininterrompues sur son sol  puisse  devenir  la deuxième puissance au monde  sans conquêtes coloniales, sans agrandissement territorial, sans exploitation intérieure des travailleurs plus intense qu’en Occident. La cécité de nos aïeux devrait nous prémunir des dangers  des malentendus  dus à l'ignorance répétée.

     

    Les rapports  du Lord , les études   documentées et  personnelles de Peyrefitte, le bilan de mille ans d’histoire, paru sous le titre de « De la Chine », de Kissinger un an avant sa mort en 2010, offrent  une  combinaison de lucidité pratique et de malentendus résistants. Pour quelles raisons ? Incapacité européenne de sortir des clichés sur l’Orient ou conceptions étriquées de l’Histoire? Cette situation perdure, quoique on notera des avancées en connaissances factuelles, en savoirs   produits au cours des récentes années, incluant cependant une compétence faible à faire de l’ethnographie chinoise.  L’historien A Peyrefitte a  amélioré l’aperçu moderne en raison des vérifications et enquêtes qu’il put réaliser  par rapport à ses prédécesseurs[4]. Il a fouillé les archives de l’expédition anglaise et nous a livré les notes de voyages parmi lesquelles l’artiste peintre, le capitaine du navire, le médecin de bord -et même un « valet en livrée », ce qui fut considéré comme « shocking »-  se mêlèrent  à la publication  de leurs souvenirs  à  Londres au début du XIXème. L’obsession était alors : comment percer le mur chinois ?

      

    2 Le  « regard anglais » sous l’œil de Alain Peyrefitte

     

    Lord Macartney écrivit donc un rapport minutieux, destiné   aux organisateurs de sa mission : le gouvernement et la Compagnie des Indes. Et à la fin, utilitaire, il présume la puissance de la Chine surfaite ! Il découvre avec stupeur qu’elle n’avait pas d’armée moderne, pas d’industrie mécanisée. Erreur d’évaluation qui se répercuta en de multiples domaines politiques

    Ce n’est pas le lieu ici de spéculer sur les objectifs gouvernementaux de la mission qui étaient évidents. D’abord vendre au tiers de l’humanité (la population chinoise), et démontrer la vitalité du capitalisme en pleine croissance ; en conséquence ouvrir ce pays aux échanges internationaux et au libéralisme.  L’Angleterre est dépendante, pour sa balance commerciale, des énormes importations de produits de luxe : soie, porcelaine, thé, marchandises dont elle devint finalement exportatrice, en extrayant de Chine des plantes et des arbustes de thé qui, semés au Bengale, feront la fortune de la Compagnie des Indes. Incidemment, le but était de prouver la valeur de la science européenne à travers la qualité de ses armements ; secondairement de diffuser les « progrès » des arts, des lettres, et pas la religion au destin accessoire pour ces Anglicans pragmatiques, anticatholiques peu enclins à convertir sinon en économie. Les 700 hommes, marins, soldats, médecins, artistes, ingénieurs au service de machines dernier cri, chargés d’exhiber leur savoir-faire technique furent embarqués sur cinq vaisseaux à Londres. Une expédition typique pour répandre des besoins  sur les continents et justifier ainsi la supériorité du pays; et du même coup éliminer la France en Orient ainsi que se débarrasser du Portugal ou des Hollandais, jugés trop timorés, pas assez audacieux ou conquérants en Chine. L’Angleterre alors petit pays de huit millions d’habitants -comparés aux 25 Millions en France- se lance dans la conquête mondiale ! Cette invite sans fard de la part du « Centre du Monde », en l’occurrence le capitalisme, proposait  les marchandises  dernier cri à l’humanité extrême-orientale  et  aux « ombres chinoises » mal connues. L’expédition dura de Mai 1793 à Mars 1794 (sans compter l’année de voyage pour aller et revenir). 

    Les trois livres volumineux édités en France par A.P. au sujet de cette ambassade  méritent d’être lus car ils préfigurent, sous la chronique, des malentendus d’actualité : notre toujours urgent besoin de faire entrer la Chine dans la modernité  et de l’insérer  dans des réseaux d’échanges que nous maîtrisons et que nous définissons. Ce matériel de rapports et ces documents de bord sont présentés sous un mode d’écriture plus accessible que celui des historiens « professionnels». L’abondance des commentaires des  Européens au sujet de l’expédition contraste avec l’homogénéité de la version chinoise que Peyrefitte  met en balance. Quoique la version chinoise de la réception plutôt fraîche de l’expédition  conservée dans les archives impériales ne soit  ni monocorde,  ni uniforme au vu de la quantité de directives, de comptes rendus des informateurs (« espions » et guides), de lettres de mandarins relatant les diverses étapes annotées par l’empereur avec ses sentiments propres. Tout oppose la conviction économique des Anglais à l’indifférence agacée des Chinois qui voient dans cette  irruption non souhaitée, une péripétie  confirmant l’agitation désordonnée des Barbares puisque c’est ainsi qu’ils nommaient leurs visiteurs  ainsi que tous les non -Chinois

     

    Cette étude aux multiples décors et ressources  apporta la   renommée littéraire au Normalien Peyrefitte et le propulsa à l’Académie. Elle mériterait une thèse d’étudiant ou une réflexion sur la symétrie de quiproquos.  En jugeant ses prédécesseurs, « explorateurs » de la  Chine, AP se juge lui même puisqu’il raconte le pays qu’il a essayé d’étudier, ou d’inventer, produisant un best seller au titre emprunté  à Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Ambivalent, ce regard en miroir donne les versions de l’ambassadeur anglais, analysées par un ambassadeur itinérant de la Vé République française : visions en abîme. 

     

    « Les Barbares » contre « le Péril jaune »

    Entrouvrir contre son gré ses portes a été pour la Chine lourd de conséquences. Soixante ans après cette ambassade, en effet, le gouvernement Anglais convaincu de la faiblesse du dragon chinois,  envahissait ce pays et y menait la guerre sous les ordres de celui qui en fut le jeune témoin de 1793, ainsi qu’on l’a dit. Ce qui frappe en premier la délégation est la force de la hiérarchie, le poids de la bureaucratie, la rigide diplomatie  sous  protection d’une étiquette stricte et  concentrée sur le salut dû à l’Empereur. Le « Kotow » : à moitié ou à une seule courbette ? A rite complet, trois-quarts ou demi-rite ? Le tout  sur fond de ridicule puisque  le formalisme d’une cour contrarie celui d’une autre. Faute d’un accord, les négociations ont été paralysées pendant 5 mois entre les deux camps. Faire ou non la révérence et laquelle : la royale anglaise ou la chinoise impériale et combien de fois taper le front contre le sol ? La coutume locale, perçue comme humiliante par les visiteurs, est érigée en barrière infranchissable des relations.  L’enfant et l’entourage subalterne qui ont la vue plus libérée des conventions remarquent que les écrans impériaux sont tactiques et visent à  éloigner toute relation. C’est pourquoi   la sophistication ou la  technicité   des cadeaux anglais à l’ Empereur furent perçues comme  volonté d’écrasement occidental à visée matérielle .Ils furent définis dans une autre logique : celle d’un dû  justifié , du  tribut obligatoire d’un  Etat dit Barbare, la Grande Bretagne souhaitant faire oublier son  « retard culturel » ! Cadeaux massifs peut-être mais contreproductifs !! La cour définissait les émissaires anglais en tant que gens vulgaires peu raffinés.  Un quiproquo symétrique renvoyait en Occident l’image du peuple chinois peu évolué, ni apte techniquement à l’efficacité. D’accord, ils ont inventé la poudre mais pas les canons qui vont avec, la réservant pour les feux d’artifices. Ainsi jugent ironiquement nos missionnaires. Les Chinois, en revanche, ne comprennent pas l’avantage du canon puisqu’il n’y a pas de forteresse à prendre, à l’abri de la grande muraille. Certes ils réviseront leur opinion sur la valeur des cadeaux d’armes à feu qu’ils prirent pour symboliques (mousquets, canons), une fois envahis, cinquante ans plus tard. Chaque camp interprète en fonction de sa culture et cela donne un magnifique dialogue de sourds. Ceci est banal. Orgueil scientifique d’une part et de l’autre, superbe récusation impériale au sujet de savoirs peu utiles à la « sagesse éternelle ». Stéréotypes naïfs contre représentation primaire  ne peuvent spécifier que les esquives réciproques. Derrière la flatterie ambassadrice, l’instrumentalisation par l’empereur Chinois de la visite « de vassalisation »  se confronte à la maladresse anglaise qui méconnaîtrait les règles de politesse élémentaire chinoise. L’entrée à Pékin est un moment d’embarras pour les Anglais se pliant à un cérémonial qui déclanche l’hilarité à chacun de leurs gestes empruntés. Même le flair britannique dans  la pratique des intérêts particuliers échouera à  modifier la perception  chinoise  d’une série de petits gestes serviles, symbole de l’inconduite  

     

    B Les indicateurs d’une faiblesse de la Chine  

     

    L’immobilité permanente

     

    Puisqu’il s’agit d’une constante du jugement occidental au sujet du  destin de la Chine, arrêtons-nous sur les signes de sous-estimation du gouvernement et de ses  aptitudes  à mobiliser la population [5] 

    Les membres du voyage sont frappés d’un retard économique qu’ils ne soupçonnaient pas puisque la vision occidentale lointaine avait été irénique durant un siècle à la suite de l’imagination des Lumières dans la « création » d’une Chine admirable ou des utopies philosophiques. Surprise de trouver un pays où la faim est endémique pour une partie (quoique sans mendicité auprès des visiteurs,  ni obséquiosité).  La préconception du statisme, s'appuie sur une agriculture jugée peu rentable et primaire dans l’équipement sauf dans son usage de l’eau, lenteur de transports avec des  jonques nombreuses  sur des canaux sans profondeur, mal entretenus

    L’image de l’immobilisme ou celle de société endormie que les envoyés ramenèrent  connaîtra un succès tenace. Quand on ne comprend pas, il reste l’allégation de la stagnation, de la paralysie. Toutes les sociétés dites sous développées on été jugées « sans histoire », figées, par les Occidentaux. Goody l’a vérifié à maintes reprises. Or,  les « théoriciens » de l’immobilité (tel A.Peyrefitte et d’autres avant lui) ont le contraire  sous les yeux.  Dans la vie  courante, ils  notent le mouvement incessant, l’agitation au quotidien, l’activité inlassable, la multitude de petits métiers de la boutique et du négoce.  Tout le monde est au travail, vieillards et enfants compris, manifestant une endurance considérable que ce soit les agriculteurs du riz, les haleurs, rameurs ou marins, portefaix de palanquin ou bien de chaises, vendeurs de rue. Vie rustique sans plainte ; au contraire visible est la gaieté (sans parler de l’amusement provoqué par les singularités physiques des Européens qui les captivent). Certes les ambassadeurs n’ont guère vu d’ouvriers, jamais rencontrés ; les visites aux « factories » leur étant interdites, ainsi que  celle des dépôts et autres manufactures ou la simple circulation « en touriste » qui leur est empêchée .. Pour les Chinois, des martiens n’auraient pas fait plus d’effets : visages blêmes, haute taille, visages allongés « les longs nez », les « cheveux rouges des rouquins". L’aspect extérieur fait rire les Chinois ou épouvante les vieilles femmes puisque ils représentent une humanité inconnue en Chine. Ceci somme toute est habituel aux rencontres exotiques .Ils sont l’attraction. Le long des berges ce sont des foules compactes qui tentent de les apercevoir. Les soldats affectés à la suite de l’Ambassadeur frappent au hasard la foule pour libérer le passage. De toute façon, le coup de bâton ou de fouet semble être ordinaire sur la voie publique autant que les supplices publics infligés aux criminels ou voleurs (mais nous avons eu les nôtres : la distraction de la guillotine !). Les Anglais ont du mal à interpréter leur succès de rue  ou s’en soucient moins  que les sarcasmes et leurs  échecs à la Cour. Les catégories explicatives rudimentaires sont mobilisées comme il est d’usage : soumission, attitudes enfantines, inclination au fatalisme.  

     

    L’espace chinois, les foules et les masses en mouvement, ne les frappent pas sauf sous le trait de l’inertie, de l’agglutination amorphe. Ils évaluent les chances d’un éventuel conflit  à l’aune des critères de pénétration qui avaient réussi à l’ouest chinois, au Tibet envahi depuis les Indes britanniques. La référence traditionnelle en Occident d'appréciation d’une force guerrière est non pas l’étendue d’un pays, l’espace de repli de population (aussi erronée en Europe de la part de Napoléon et des Allemands en 1941) mais ce qui conditionne l’intensité de feu de leur équipement et la vitesse de la circulation intérieure estimée dans les petites nations. Or ici, ils n’aperçoivent que des « foules grouillantes et pouilleuses », l’immensité  de mauvaises routes ; pas de carrosses mais des porteurs qui transportent à dos les voyageurs  

     

    Des concepts politiques inadaptés et des observateurs décalés

     

    Si on poursuit la succession des appréciations ratées ou des malentendus gestuels de la part de voyageurs qui se prétendaient avisés, on constate quels sont  les schémas  occidentaux  peu appropriés. Ainsi ceux qui découlent de l’aveuglement par la victoire : les grandes puissances viennent de conquérir dans la foulée en un siècle, trois continents. Rien n’incite là à  une évaluation réaliste de ses lacunes. Toute société découvrant un univers éloigné, n’a spontanément aucun instrument ajusté - c’est normal- et néglige l’adaptation prudente. Sur la Chine, les Jésuites avaient en revanche avertis les visiteurs, ils avaient appliqué, eux, non les méthodes classiques (la conquête physique) mais le sens de l’expérimentation par le partage quotidien de la vie immédiate. Et encore confinés dans certaines enclaves ou palais ! Mais ils se gardèrent de tous jugements normatifs ou dépréciatifs face à ces Anglais. Ils avaient usé d’un sens du jugement utile à  une mission évangélique et ils avaient échoué  à réduire la part d’inconnu. Ne parlons pas de Marco Polo, peut-être faussaire ou apocryphe. Et des marchands qui échangeaient depuis des lustres dont l’opinion n’intéressait pas ; ou celle des Chinois envoyés en France par l’empereur Qianlong (il en y eut, soit des curieux anonymes,  soit des artistes destinés à copier la peinture de cour ou autres gadgets) sans réduire  beaucoup  l’ignorance.

     

    Aujourd’hui encore le refus de savoir est un champ immense peuplé de fantômes anciens et  de fausses certitudes présentes.  Au sein desquelles les sciences humaines ont leur responsabilité avançant avec difficulté, grignotant ici ou là une approche timide. Mais l’objectif était peut-être inaccessible. Que l’on pense aux mondes occidentaux, notre univers quotidien de la politique, des savants, de la médecine dans les arcanes desquels aucun sociologue n’a pu réellement pénétrer. Les grandes décisions de ceux qui nous gouvernent, nous ne savons à peu près rien de leurs modes de création. En économie, ethnographiquement et socialement parlant, nous restons dans l'impuissance à saisir des changements en temps réel.  Dans notre société, presque tout nous échappe : vie privée, fonctionnement des familles, domaines clandestins du travail, secrets de la vie collective, déviances et dissidences,   le plus important reste en dehors de toute investigation. C’est peut-être une conséquence inévitable qu’en sociologie comme en sciences politiques, les prétentions à généraliser et à théoriser soient si grandes. Utopique d’espérer percer l‘opacité en Chine sans aucun moyens novateurs et de plus sans la maîtrise de langue ; c’est pourquoi plus on est faible, plus on fabule le connu.

    « L’inconnaissable » est autre chose ; il consiste en l’impossibilité de transférer les catégorisations qui ont fonctionné ailleurs et à ne pas admettre cette impuissance y compris momentanée. On traduit notre faible compétence à savoir par l’immobilité et l’arriération des autres, sans chercher réellement à  comprendre le système politique ou  la démographie. Le langage chinois n’a pas d’équivalent en iconographie d’Occident et il n’est traduit (pidgin) que sous forme phonétique ou alphabétique ; transfert dont on ne tient pas compte  sauf à  imaginer l’équivalence rapide de formes de pensées liée à l’écriture singulière. Quoique ces caractéristiques fussent peu essentielles pour des commerçants du 18éme siècle : ce qui les retint était de savoir quels sont les habitants solvables ou les potentiels consommateurs ; et donc les villes et leurs  habitants aisés à  contacter et à investir. Le peuple leur semble voué à la pauvreté, irrémédiable, craintif, soumis à l’autorité .Seul le raffinement des castes de mandarins parait une chose à documenter.  Autre exemple : le système politique chinois les passionne (afin de l’influencer), mais ils n’ont aucune expérience orientale de ce qu’ils nomment « despotisme » et ne font aucun distinguo entre niveaux d’autorité et formes d’encadrement. Les Anglais se plaignent des administrations chinoises nombreuses et lourdes à bouger mais les perçoivent par ailleurs d’une uniformité accablante. La question : « corruptible ou non ? », est sans espoir. Ils voient sans cesse les deux cas mais ne savent le justifier de manière cohérente.  Le passé agricole de la Chine n’est pas compris. Tantôt perçu comme réussite puisque parvenus en 1800 à nourrir 350 millions d’êtres, ils n’ont aucun moyen de juger son volume réel et ses produits puisque l’Empereur leur a interdit de voyager hors de la route qu’il leur a tracée et sur laquelle ils sont surveillés sans qu’ils s’en doutent. Impossibilité de descendre du bateau ou d’aller se promener sur les berges ou en ville. Autres gestes absurdes : en se comportant comme des mandataires officiels, ils ne voient pas qu’ils confortent le pouvoir et que leur dignité ou la  scientificité exhibée bénéficiaient aux dignitaires qui les traitent en « parvenus » quémandeurs d’outre-mer

    La version chinoise mandarinale et impériale, de son côté, suggère d’autres butoirs interprétatifs (mais c’est une conjecture par manque de  références ) : la détestation  psychologique à l’adresse des étrangers et conséquemment   le refus de la confrontation, et du dialogue. Ils ont une armée de caste et pas de généraux spécialisés. Sûrs d’eux, ils maintiennent leurs fantassins équipés de mauvais mousquets et d’archets. Les Anglais vont évaluer la faiblesse militaire de la Chine qui ne résisterait pas au feu des canons européens. Bref ce retard technique donne le sentiment d’un tigre de papier !!

     

     Les mirages à double sens

     

    Les catégories politiques seront déterminées à l’avenir par ces préjugés et conceptions militaires ; le pouvoir absolu et l’encadrement seront étalonnés aux normes de la royauté européenne, alors même que les voyageurs ont expérimenté  de nombreux pouvoirs indépendants de Vice-rois ou de gouverneurs. Contradiction encore dans la vision : l’obéissance pyramidale est inversement corrélée à la distance. Canton est loin de Pékin, Shanghai  a un vice roi quasi-autonome. Les mandarins sont accessibles ou non, en fonction de la force régionale et de l’éloignement de la capitale (chaque région ayant la superficie d’un pays européen).  

    Le jugement des Anglais en politique, comme en d’autres domaines sensibles, est le « Tout ou rien ». Ils alternent entre une description proche de l’anarchie, vu la  dimension géographique et la densité de la population incontrôlable et un sentiment de centralisme absolu ; en effet ils se plaignent de la toute puissance de l’empereur qui semble diriger de loin tous les détails de la vie. Les mandarins acceptent les cadeaux mais ne donnent rien en échange, sauf des promesses et des petits objets précieux (plus  la nourriture au cours du voyage). Tout ou rien encore dans le regard porté sur les rapports sociaux : docilité urbaine apparente mais il faut des coups de fouets dans la rue pour ouvrir l’espace au mandarin et  créer une route spéciale pour l’Empereur.  A côté des fils patiemment tissés avec les douaniers, l’ambassadeur  traite avec des négociants chinois aux comportements variés, tout comme celui des fonctionnaires (selon des critères imprévisibles). Le manque de curiosité sociale et l’absence de langage commun rendent le pays invisible et les comportements inconcevables. Telles sont les composantes des illusions ordinaires de voyageurs ignorants du pays visité

    De l’autre côté, les Chinois voient les Anglais en perturbateurs, désordonnés, pressés, sans « éducation » c'est-à-dire ne respectant pas les règles de civilité. Agitation d’hommes résolus et fermes en affaires ! Quand on lit les documents impériaux, on pressent qu’ils n’ont eux-mêmes aucun système d’explication et qu’ils inventent à leur tour les stéréotypes qui résisteront au temps.  La « Résistance » ou la réticence chinoise face aux influences étrangères, en forme de condescendance ou d’esquive, est inconcevable pour eux. Il resta la force dans les relations. Ils appliquèrent à ces « Barbares » la loi du talion qui seule pouvait les adoucir. Un marin anglais dans une rixe à terre (où il est interdit d’ailleurs d’aller) commet un crime ? Les autorités chinoises le réclament pour l’exécuter, lui ou n’importe quel Anglais à sa place  fera l’affaire. Le coupable ne compte pas, seule compte la faute que la collectivité doit payer. A ce niveau, les acteurs sont otages ou interchangeables. La seule religion est la religion du commerce ; ici pas d’échanges culturels mais les bénéfices du négoce au premier arrivé. Les Jésuites ont essayé de s’intégrer mais en adoptant le style, la langue et les mœurs, ils devinrent plus Chinois que les autochtones. Si on s’initie, on adopte !   La question de la langue a été ressentie cependant comme primordiale par ces commerçants et Macartney préconisa, à son retour, un enseignement officiel du chinois  en Angleterre .L’empereur  de Chine  avait interdit d’enseigner la langue chinoise aux étrangers.

    Finalement la mission anglaise n’est pas arrivée à convaincre des vertus du libéralisme ou de la  vocation commerciale  du monde « civilisé ». Pas de consul accepté, pas de terrain à louer pour une installation, pas de droits à négocier. Echec pour parvenir au sommet : le tête à tête avec l’Empereur ne se réalise pas, ni le contact diplomatique coutumier entre nations bien que cent fois promis. Pour ces Européens,  les comportements chinois seront qualifiés    d’anomalie du régime politique (centralisé et théocratique). Les Chinois, refusant la relation, ont empêtré les Anglais dans le formalisme des questions de protocole, en les dédaignant au  titre d’étrangers.  Aristocratie protestante contre aristocratie théocratique (quoique ici sans religion révélée), une telle expédition essentielle par les industriels   afin d’imposer les goûts et leurs produits,  avec 6 voiliers, 700 hommes, un an d’efforts: et alors  qui avait manipulé qui ? Qui avait gagné dans cette fausse entente ? Pour le moment : victoire éphémère de l’empereur Qianlong qui a refoulé le représentant de commerce britannique au prix du camouflet à son orgueil. Deux conceptions du monde faites d’œillères et d’aveuglements réciproques s’affrontèrent : l’avidité capitaliste  face à  la patience et à la lenteur ;le commerce compulsif  vis-à-vis  de l’immobilisme simulé. Centre du monde (l’Occident tel qu’il se voit) contre Empire du milieu ainsi que la Chine se nomme : le rendez vous fut raté. Il allait être remplacé par un autre échange sémantique :  Barbares  face au Péril jaune ; deux siècles après ces perceptions  fallacieuses 

     

     

     Alain Peyrefitte ; le Tocqueville  de la Chine  

     

    Grand lecteur, authentique fouilleur d’archives (il découvrit à Cornell université une copie des rapports chinois faits à l’empereur par ses fonctionnaires  concernant la mission anglaise), Alain Peyrefitte a été un acteur politique important quoique qu’il n’écrivit qu’en tant qu’historien   bien après Macartney

    Il fut un gaulliste conservateur, qui termina éditorialiste au Figaro. Ses deux livres-clés Quand la Chine s’éveillera ... et la Chine s’est éveillée côtoient l’analyse approfondie et mêlent œillères et finalités inaperçues.  Présomptions naïves doublées d’un zeste d’indulgence pour un peuple jeune, mais Peyrefitte l’homme engagé reprend vite ses droits de conseiller. Tout le monde vers 1960 en France eut envie de donner son avis sur la Chine. C’était vrai au temps de la Révolution culturelle et cela continue. Un cas pour les historiens de la politique : l’ignorance fonctionnant comme une protection. Une manière de « survol » de l’histoire !

     

    A partir de quelle position parle  A P ?

     

    Ses origines le placent, dans la petite classe moyenne des fonctionnaires. A P est né à Najac, village touristique du Sud-Aveyron, fils de gendarme. Il est né en 1925 (disparu en 99).  Son père  est un Ariégeois républicain  qui a  épousé la fille d’un instituteur –paysan de l’Aveyron, là où sa garnison avait échoué. Ses beaux -parents se connurent à l’école Normale de Rodez : itinéraire classique des classes populaires, montées par l’école de la 3è et 4è République. Parcours universitaire exemplaire  d’A Peyrefitte: Normalien et agrégé, devint ministre de la culture, de la Justice et de l’information puis de la Recherche.  Il entreprend sa première mission en 1971, envoyé par le président Pompidou, un de ses voisins du Lot. L’ancien ministre a composé sur la Chine, six ouvrages de plusieurs milliers de pages avec des tirages continus de 1973 à 1999. Il fait partie des intellectuels qui animèrent assidûment la relation entre l’Orient (Chinois) et l’Occident.

     

    AP  a fait de la présentation de la Chine  au grand public sa spécialité. Pensée claire, style brillant. Comme il sied à un grand écrivain, Académicien de surcroît, agrégé, Normalien, il propose des catégories d’analyse et des schémas de pensée. Lesquels ? Quand il voit la Chine regardée par un Anglais, AP est en terrain connu et ses repères ou critères sont partiellement affûtés. L’Angleterre de 1790, il la rencontre depuis l’enfance dans ses livres d’histoire, singulièrement la période de la Pré-révolution française, épisode  intense de rivalité (où Louis XVI avait même envisagé d’envahir Albion, petit pays qui n’aurait pas « résisté », proclamaient les  Français anglophobes !) .L’épisode  révolutionnaire est ailleurs suivi de loin, par  courrier maritime  par Macartney observant les événements. Fin 1793, dix mois après, ils apprennent la mort du Roi commentée sobrement.

    Alors qu’il n’y avait que peu de choses vulgarisées à l’égard du grand public, l’académicien à l’aise et plein de malice quand il faut parler des Anglais donneurs de leçons  et quand on veut manifester  son aptitude « naturelle » à résoudre l’énigme chinoise  à l’aide de rationalisations  européennes  écartant systématiquement le point de vue autochtone. La causalité historique occidentale propose des coupes temporelles à partir de ruptures, de révolutions et de cycles biographiques ; par exemple, l’histoire  se constitue d’  un condensé de chocs entre individus hors du commun. Les « structures » sont une réserve d’explications inépuisables : elles sont dites figées au profit du circonstanciel, celui-ci mal approché. Mais on a réponse à tout quand on dispose  d’une abondance de clichés afin de combler les  lacunes du mode d’intelligibilité. Lorsqu’on ne sait même pas interpréter les mouvements du corps ou du visage dans une conversation, la vie quotidienne est rebutante;  on se replie donc dans un amas de supputations et présomptions  en relation avec l’intensité de l’étrangeté. On recueille une faible idée de la vie civile sauf par l’écran de l’interprète ou du guide quand le sujet   se livre peu. Il reste des supputations : chaos administratif, une jungle d’écrits abscons, une élite formée aux comportements codés. Les préjugés continuent à se fondre dans les indices familiers de la centralisation ou du pouvoir absolu. Les pages de conclusion de chaque chapitre sont   frustrantes  de cette observation fautive. En sociologue spontané, AP, comme ses émules en Chine, fait instantanément pleinement confiance en sa capacité de jugement, réduisant l’inadéquation entre définitions originelles et situations applicables. Comme bien d’autres avant lui, il marie   la fascination sociale de bizarrerie à une répugnance politique. Quoique les évaluations soient toujours altérées par une définition équivoque, il laisse entendre que les connaissances essentielles présumées acquises sur la Chine  autorisent le verdict de ses chercheurs.

    L’essentiel n’est pas là. Il est dans le fait que cette œuvre a influencé l’opinion française. « Quand la Chine s’éveillera » a été un immense succès .Ce livre- et les suivants de 500 pages chacun-  a dû être réédité six fois (la dernière en 2011) avec des ajouts et des rectifications. Ce malentendu de prétention au savoir universel, applicable sans précautions, n’est pas sans rappeler la position ambiguë   de la jeunesse occidentale à l’égard du maoïsme et de la Révolution culturelle. Mais en en renversant l’échelle des valeurs. Peu de générations d’étudiants y ont échappé participant à l’enthousiasme naïf d’intellectuels ou d’une  fraction de la bourgeoisie de gauche.

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     Introduction à la politique chinoise : Progrès ou déclin ?

     

    On constate cependant qu’il apparut en Occident , vers 1980 une avancée de catégories  explicatives, progressivement plus raffinées quoique toujours  coupables ou victimes des mêmes contradictions.  Depuis le règne des derniers Empereurs, toutes les qualifications avaient été discutées ; l’immobilité est demeurée un ressort immuable. Sous Qianlong, empereur lors de la visite du Lord,  la population a  augmenté (multiplié par 2) ; le commerce de la soie a été multiplié par 5 et par 10 au siècle suivant ; la puissance commerciale s’accrut et le nombre de morts par famines diminua (si cela est vérifiable). Egalement au XXè , la paralysie des campagnes et leur inertie, ou bien le conservatisme social constituent un  caractère de peu de fondement  bien que constant descriptif. L’agitation rurale y est pourtant permanente ; les luttes contre les propriétaires sont endémiques. Les émeutes  contre les autorités sont violentes et durement réprimées. Le peuple chinois « conteste » dans une spirale de révoltes anti–étatiques, antifiscales, anti-usuriers ou banques.  Les soulèvements se comptent par milliers et maintenant que les archives s’ouvrent, des enquêtes contredisent l’image de passivité rurale ; la permanence des violences contre les propriétaires  disqualifie l’appellation de paysage social figé. Au contraire, il existe une agitation sociale difficilement contenue  (étudiée par Lucien Bianco[6]!)

    La différenciation : Mobile/Immobile cacherait  une dichotomie essentielle : les créateurs que nous serions, les mouvants contre la paralysés, les endormis contre les éveillés. Les uns végètent, argument conformiste, voire racial, les autres prospèrent, s’épanouissent pour garder la métaphore végétale. Aussi les conclusions de Peyrefitte ne manquent pas de piquant à l’aune des événements suivants. « La Chine restera longtemps un pays pauvre et sous-développé » écrit-il en 1978. L’illusion de la supériorité occidentale est si ancrée que le réalisme ne  parvient pas à s’installer chez les auteurs. La conviction d’être à jamais le centre de l’Histoire (les Droits de l’Homme, les principes fondateurs démocratiques, « l’invention » de l’Antiquité et des Lumières, systèmes de pensée rationnelle) a suscité une idéologisation de la  vision de la « politique  chinoise».Les sciences sociales de la fin du siècle dernier n’ont pas aidé à plus de raison  mis à part quelques esprits solitaires.

    L’aveuglement et l’incompréhension sont-ils symétriques chez des Chinois ? Difficile à savoir. Eux d’ailleurs ne font pas de la compréhension cultivée de la situation des Occidentaux, un problème prioritaire. Ils sont tendus vers leur but pratique. La description de AP est bâtie de l’illusion de la supériorité d’un type de savoir formel qui aurait forgé nos modes de connaissance à partir de principes de typologie universelle en politique et de leur généralisation à partir de leur source européenne. En politique intérieure, la systématisation de la pensée catégorique empêche d’évaluer les revirements rapides, les échappatoires, la relativité des traités, l’intérêt national. Ceci est le produit d’interactions faibles. Au cours de ses voyages, les relations de AP avec les Chinois, sans être rares sont tronquées, souvent récusées sous des prétextes fallacieux. Bien que les auteurs ne puissent l’admettre, par orgueil d’écrivain, le ritualisme des réponses toutes faites heurte les enquêteurs qui interprètent à vide. De la même manière, les « fausses réponses »  avaient  échappé aux Anglais interrogateurs. Deux cents ans après, c’est toujours le silence  qui crée les quiproquos  au cours d’une face à face, où les réponses sont convenues. Les observations des voyageurs fourmillent de ces  simulacres de familiarité, par évitement de perte de la   face, dit-on.

    La Chine moderne s’est  également construite- et cela est refoulé aisément- sur un siècle de conflits avec les « démocraties » qui ont occupé leur sol pendant un siècle directement ou non (le système des « concessions »), jusqu’à 1945. Pragmatiques, les Chinois tirèrent semble-t-il, deux leçons successives.  Ne pas faire comme l’Union soviétique ; et ne jamais imiter les  Anglo-américains. Au moins ils savaient ce qu’ils ne veulent pas.

     

    Le second livre « la Chine s’est réveillée » est victime de malentendus en plus grand nombre que le premier. Loin du pouvoir, A P n’inspire plus la politique sur la Chine, la gloire, les honneurs et l’âge se substituant alors  à la lucidité du jeune homme. Ses prédictions sur l’éveil de la Chine l’ont pris de court ;  et il redoute maintenant la justesse de son analyse. L’auteur est devenu une sorte de coqueluche mondaine, journaliste au Figaro, Académicien. Il a mal vieilli.  De Français bienveillant, parfois judicieux de la « première Chine », il devint paternaliste et acerbe. Son  regard  en 1996, incarné dans ses problématiques et intérêts du moment, est entaché de  nouveaux biais  ; il veut rester conformiste pour garder un public acquis à son regard d’intellectuel politique   sceptique mais il redoute le danger qu’il avait  annoncé

     

    Trois  points cruciaux dans l’observation: Santé, Ecoles, Religion

     

     La santé et la médecine  intriguent A.P et  sa curiosité est ici matériellement  intéressée. Pourquoi et comment un peuple nombreux accède-t-il à la santé après 3 siècles de disettes, de famines et de travail  harassant ?  L’espérance de vie, pour les natifs de l’ère communiste (ceux qui ont soixante ans) égale la notre.  Comment ont –ils rattrapé 200 ans de manque de soins et  d’hospitalisations en une génération ?  Médecine chinoise, dispensaires et alimentation saine, équilibre corporel, faible alcoolisme  et enfin en 1984 l’ouverture de 600 000 dispensaires ruraux (un million et demi de « médecins aux pieds nus ») contribuent de manière rustique à une hygiène collective et à la lutte contre les parasites  porteurs de germes.   Enigme dont les solutions sont proposées à tous les pays africains et surtout à l’Inde. A P  trouve judicieux le slogan : « Soigner le malade et pas la maladie ».  Facile à dire. Un réalisme en médecine  qui n’est pas antiscientifique est malaisé à saisir de l’extérieur. Changer le rapport au corps ? Oui mais comment ? Comme sur d’autres sujets, A P est dubitatif : après les discours allusifs, il se rabat sur des « miracles » spéciaux : l’acupuncture ou bien une philosophie de l’existence, un trait culturel  exotique qui n’appartiendrait qu’à ce peuple. AP est sensible au fait que nos schèmes de pensée ne sont pas également applicables. Il lui est difficile de concevoir que la médecine occidentale savante, constituée en une aristocratie de savoirs au moyen de longues études sélectives, est  construite sur le mode de scientificité  des professions libérales et empêche la saisie hors d’un cadre d’entreprise médicale libre et individualiste. Venant lui-même d’une caste  (élite formée à Normale Sup,) il ne saisit  que des bribes  de  spécificité et  d’efficience d’une autre science  médicale. Le réalisme dont il fait la preuve   par instant s’écrase contre le trop grand respect du savoir « rationnel »  ou face au  corporatisme. Il enquête sur l’hypnose et interroge la suggestion morbide de la médecine chinoise, mais il doute des  succès d’opérations auxquelles il a  assisté.  Finalement il les impute  à une qualité non exportable. Les médecins qui accompagnaient Lord  Macartney  avaient réagi de la même façon : au pire escroquerie, au mieux  médecine auto-suggestive peu appropriée à nos standards scientifiques. La barrière de l’inconnaissable relève de l’ignorance non reconnue. Lorsque des contradictions, entre principes et résultats,  apparaissent, les schèmes ne sont pas forcement  remis en cause

     

    2) Education. Plus que la médecine ou la science, Peyrefitte a de bonnes raisons de croire qu’il est bien placé sur ce terrain de jugement. Il l’illustre par une photo de couverture d’enfants à l’école primaire. Il souligne que tout se jouera là pour des générations d’enfants soumis à  l’école selon un rythme  et des modalités d’orientation bien différents des nôtres (290  journées scolaires annuelles contre 144 pour les Français) et selon une sélection des meilleurs,  anonyme et sévère ; une sorte de concours national d’entrée au lycée comme nous avons connue.

     

     Les Sciences en Chine, selon leurs  détracteurs, ne peuvent être nées avant notre ère, dans un pays aussi insolite et  « pauvre ». Nous préférons les petites entités, les élites choisies, les cercles fermés de la Grèce, des Humanités.  Aujourd’hui nous traitons avec une certaine arrogance les initiatives techniques qui seraient de pâles copies conformes des nôtres. « Ils imitent, ils plagient ». Nos connaissances limitées en Histoire Chinoise, du fait du  «  Vol » que nous avons pratiqué, nous amènent  à leur dénier le terme d’inventions. Nous  prétendons  qu’ils n’ont  jamais rien  découvert ni en algèbre (Islam) ni en géométrie. Pourquoi auraient-ils été démunis d’intelligence précoce et d’esprits analytiques ? Quand ils vinrent se mesurer à l’Occident en étudiant ici, ils  étaient aussi bons en classes préparatoires, écoles d’ingénieurs.  Comment un peuple analphabète aurait-il manqué de raisonnement dans son histoire ?

     Une autre attitude concerne la jeunesse et la drogue. Ce  sujet est très sensible pour eux qui ont tenté d’éradiquer la consommation d’opium et ont enduré deux guerres face aux puissances européennes qui voulaient l’imposer  (ouverture des frontières au produit interdit) pour asservir le pays. Alors quel retournement étrange de l’histoire !! Ce sont nos enfants à nous qui sont exposés et pas les leurs ; la drogue à l’école c’est ici, et pas là-bas ! Ceci confirme le jugement d’immoralisme -un peu prompt- que la société Chinoise porte à la société libérale et à la faiblesse de la  responsabilité parentale dont ils ne comprennent pas la « démission »

     Techniquement, le travail scolaire étant occulté, il est difficile d’aborder le sujet sereinement. Nous ne savons pas ce que signifie cognitivement l’apprentissage de 3000 signes à l’école primaire, par rapport aux 25 lettres de notre alphabet ou aux 500 mots   du dictionnaire enfantin. Quelles conséquences sur la mémoire?  Élan  de l’observation visuelle ou  démarche guidée  vers des catégorisations que nous simplifions  au minimum symboliquement.  Il serait étonnant que notre civilisation ait négligé la fécondité intellectuelle tirée de la mémorisation et de l’intelligence encouragée  tôt. Et bien sûr ; cela a existé ! Une comparaison  a été faite : imaginer un enfant de la Renaissance européenne ayant acquis vers 12 ans  les connaissances de latiniste et  qui posséderait, de plus, 4 ou 5 langues étrangères outre sa  langue maternelle. Les enfants sous nos cieux y sont parvenus à une autre époque  sans  efforts démesurés. Le jeune Thomas Stanton, le page de l’expédition anglaise,   parvint à parler et écrire le chinois, appris durant les 6 mois de la traversée, alliant loisirs forcés et par conséquent la  concentration. Mais notre « pédagogisme » a chassé avec horreur l’effort puéril grâce aux « inventives »et « bienvenues » psychologies du surmenage. Bien d’autres aspects nous échappent : les enseignants aux  maigres salaires mais à la grosse considération,  ou le développement de  l’auto-instruction,  les mutuelles villageoises où l’école  est l’objet  d’initiatives des collectivités locales, s’aidant de l’environnement pratique. Apprendre par l’expérience comme sous la IIIè République, les Chinois y étaient préparés. Ils ont réussi le plus grand pari intellectuel des temps : l’éradication de l’illettrisme pour un milliard d’hommes. De tout cela, AP sent bien la nouveauté ou l’incongruité   mais il ne pousse pas plus loin et ne voit pas un hasard malicieux quand se  crée à Shanghai (cinq ans plus tard)  le classement  mondial des Universités.  

     

    3) La religion. Comment vivre sans querelles religieuses, sans guerres de religions, sans sectes ? Comment voir autre chose quand on a hérité de 10 siècles de lutte entre l’Eglise et l’Etat féodal ou laïc? La Chine ne s’est reconnu aucun Dieu. On peut dire que la problématique historiographique a remplacé le Dieu des Européens par le culte d’une dynastie ou d’un Empereur. Il leur manquerait la dimension métaphysique et le sens de la transcendance, sinon  du collectif ! Si pour eux la seule divinité acceptable consiste  à incarner le futur de l’humanité, la patrie au pinacle , rappelons de façon ironique que nos pères y avaient pensé durant quelques années en 1789. Le concept de messianisme, les Chinois l’ont repris : « la civilisation de l’Europe et de l’Amérique est toute matérielle. Rien de plus grossier, de plus brutal, de plus malfaisant : notre infériorité comme puissance vient de ce que nous avons toujours méprisé et négligé ce genre. La Voie chinoise est celle de l’humanité et de la morale ». Ainsi parle le philosophe républicain soutien de le politique qui fit trébucher l’empereur. Sun Yat-sen en 1925, à la fierté churchillienne ou à l’orgueil gaullien,  mit à l’honneur le collectif  qui  protège contre l’amour immodéré de soi ; selon ce philosophe,  le collectif s’incarne  autant en la famille élargie que dans l’équipe de paysans dans la rizière, dans la propriété partagée mais   immédiate de village et pas  dans l’abstraction  socialiste. On ne comprendra pas l’admiration des Chinois pour ce  qui relève du « national ». Notre entendement a du mal à concevoir une religion laïque sans Dieu, sans clergé, ni textes sacrés ; seulement avec des rites, des  sentiments qu’on prétendra imposés : l’Empire céleste, la Patrie, ou le socialisme  

    Toute société pour peu qu’elle valorise la force juge ses rivales voisines vaincues, en retard, inférieures  voire inertes puisqu’ elles sont vulnérables. Ceci est le cliché type de la civilisation autocentrée. Cette image a collé à la peau de la Chine depuis l’entrée de l’Angleterre, envahisseur. La guerre pour ouvrir la Chine, la faire entrer, de force, dans la modernité aurait été une chance, l’octroi d’un privilège selon les Britanniques qui se percevaient en « bienfaiteurs ». On sait que ce raisonnement a autorisé toutes les colonisations et la Traite des Noirs.

     

    Tous ces thèmes propres à Peyrefitte  étaient traités sur le mode de la vulgarisation sensée, réaliste (autrement dit : adaptée aux attentes du public) et elle influença l’opinion française. L’approfondissement, lui,  revenait aux universitaires et donc demeurait confidentiel.  Mais il était de qualité ; les sinologues français étaient réputés. On pouvait rencontrer à  Paris, dans les années 1970, à la suite de Marcel Granet et Henri Maspéro, ou autour de Jean Chesneaux, d’Etienne Balazs et Jacques Gernet, les « jeunes » M-C. Bergère, L. Bianco, D. Elisseeff et autres A. Roux, tous issus de l’Ecole  prestigieuse de « Langues O »,  tous  promis au renom international.  Leurs études n’ont pas hélas encore  suscité une relève de générations suivantes. Il fut un temps où la capitale de la sinologie  mondiale fut Paris surtout si on ajoute les Couvreur, les Lombard, les Guillemarz (un autre diplomate !) ...

     

     

    III  La vision américaine selon Henri Kissinger

     

    Le  poids de   la bureaucratie, l’abus de pouvoir, la  tyrannie de l’empereur ou  celle de Mao, le fardeau hiérarchique ont été des  piliers explicatifs de la perception occidentale . La vision d’un empire monolithique ou d’un système de lourdeur administrative avec des fonctionnaires pléthoriques l’emportait  toujours.  Cela deviendra un cliché persistant. Pouvoir centralisé ? Quel pouvoir ? Sans moyens de contrôle, à  cette dimension physique, sans communications aisées ? Comment cela peut-il fonctionner ? Les gouverneurs des  provinces avaient une large autonomie et  les  critiques remarquent qu’ils en usent et abusent. Conformisme et indépendance associée à obéissance absolue  selon la distance à Pékin, rendraient peu gouvernables les provinces, par  faible contrôle  d’application des  décisions. Le mystère du désordre par excès d’uniformité est une énigme bien chinoise.  Les ordres de l’Empereur  et plus tard des communistes s’ils parviennent lentement,le  localisme et l’hétérogénéité  devraient faire varier le rapport au commandement.

     L’Américain Kissinger est un Macartney moderne plus pragmatique. C’est pourquoi le scénario de l’aveuglement se répète  à base de fausse entente sino-américaine. Et les Chinois pressés d’investir, de construire une économie moderne saisirent l’offre américaine de coopération en 1970, sans être dupe de son caractère intéressé : affaiblir la menace soviétique en l’encerclant par le sud.

    Les souvenirs de H Kissinger (« De la Chine » Fayard, 2010 ») en tant qu’émissaire spécial, ministre de la Sécurité traduisent aujourd'hui l’embarras. Mais qui est cet « interprète » ?  Kissinger est fils d’instituteur de Bavière, jeune Juif qui débarqua à 15 ans aux Etats Unis ; il fréquenta Harvard et se retrouva soldat contre sa « patrie » d’origine,   au cours de laquelle il fut un agent de renseignement.  « Ministre » de Nixon et de Ford,  proche de Clinton,   il a été envoyé en missions successives plus ou moins secrètes au long de 30 ans de relations  compliquées avec les Chinois qui devaient renverser le monde  communiste puisqu’il s’agissait de créer un axe Chine –USA contre Moscou[7]..

     

    L’ancien envoyé de Nixon  veut, non signer un plaidoyer en  faveur des présidents servis, mais apporter son témoignage sur la Chine qu’il a connue (il y vint près de cinquante fois). Ses notations détaillées n’échappent pas au principe d’interprétation  individualisantes : une fois étalées les bizarreries chinoises, pour lesquelles il manifeste de l’indulgence, il caractérise pittoresquement les grands personnages rencontrés. On retrouvera, bien entendu sous le sentiment de supériorité le retour aux stéréotypies nationales. Le Chinois insaisissable, fuyant, sans parole, fourbe fait florès également dans d’autres reportages

    Kissinger l’Américain pratique une Chine socialiste moins  convenue.  Son livre donne la version officieuse de la politique américaine. Pourtant, il ne souhaite pas seulement en faire l’apologie, mais faire œuvre d’écrivain  et d’observateur  de la réalité sociale. Le désir des Occidentaux - du moins de ceux qui se piquent de sinologie-  est de présenter leur propre  vision sur la Chine profonde au quotidien, quoique les critères du jugement contemporain soient relativement uniformes. Comme  ceux des touristes, aujourd’hui de plus en plus nombreux, sont curieusement peu variés. Kissinger néanmoins, sur cette base stéréotypique, ajoute une histoire approfondie de la Chine ancienne qui mérite qu’on s’y arrête : l’image de « civilisation éternelle »est confirmée mais étayée de lectures rétrospectives sur les Empires. Aidé probablement de collaborateurs de qualité,   le résultat de ses lectures d’Européen cultivé aboutit à  une  admiration  à prendre au sérieux. Il apporte une contribution à l’histoire du retournement d’alliance ou plutôt de l’entente intéressée avec le géant asiatique afin de déchoir l’URSS. Et faire d’une pierre deux coups : trouver un débouché commercial pour l’industrie américaine. Objectifs atteints au-delà de l’espérance, sans les faire plier toutefois sur le Tibet ou Formose. Avec les livres occidentaux représentatifs   de la vie chinoise, sans faire abstraction  de malentendus mémorables, on reconnaît qu’il n’y a pas eu, là, défaillance de l’analyse politique comme il y en eut autour de l’URSS, dont la perception historique de part et d’autre du continent ou des océans  a été manquée par l’analyse universitaire. La raison est peut-être qu’il n’y pas de « théorie politique » à la clé en Chine, ou du moins pas aussi tendancieuse, et que l’aspect document sur les Chinois l’emporta sur la passion anti communiste. Cette distinction de traitement n’est pas facile à saisir pour les commentateurs, journalistes ou  politistes qui ne se firent pas hagiographes de leurs missions. Mais subrepticement surnage l’idée que nous aurions réveillé, à nos risques, le dragon endormi sous l’effet des piqûres anglaises, des coups de griffes russes ou des morsures japonaises : les trois guerres que les Chinois durent affronter  dans la première moitié du XXème.

    En effet la politique chinoise et son soutien populaire demeureront   incompris tant qu’on n’aura pas pris le mesure de la résistance à trois invasions simultanées (4, si on inclut la répression contre les Boxers). Et la fierté chinoise en tira un sentiment communautaire fort qui met la politique extérieure en  situation de préoccupation principale des Chinois qui jugent leur régime  au critère de l’intransigeance vis-à-vis de l’étranger et de la puissance de leur nation sur la scène  internationale.  On ne saisit rien à la mentalité chinoise et sa rapidité d’évolution si on néglige le fait que la politique extérieure conditionne la capacité d’adaptation à de nouvelles formes d’organisation interne. Une civilisation qui en un demi siècle renverse un Empire, vainc sa bourgeoisie nationaliste, lutte contre trois invasions, renforce son ascendant et sa confiance multiséculaire. Le caractère inébranlable de cette société ouvre des perspectives à ceux qui souhaitent réfléchir aux conditions de libération et de changement intérieur par les révolutions. C’est la raison pour laquelle des soixante-huitards   furent intéressés par des témoignages, des analyses choisies quand elles refusaient le sensationnel ou la vision extravagante de l’histoire. On donne quelques cas  de légendes

     

    Mao seul contre tous  

     

    Ce ne sont pas les « Grands Hommes » qui font l’histoire ; les défaillances  de l’explication historique occidentale commencent à travers l’historiographie personnalisante, héroïque ou diabolique, dont un des  types de récit est la  Révolution française vue à travers ses fortes personnalités,  ses duels de chefs de partis. A l’opposé, certains chercheurs évitent la personnalisation historique sans tomber dans l’autre travers : l’usage abusif des abstractions de la reconstruction historique en termes de « classe » ou de leurs rapports ou les passe-partout de clichés marxistes. Des historiens des révolutions différencient  les forces en partis, groupes, clans, familles, organisations, auxiliaires, mouvements concrètement décrits et pesés dans les contextes. L’histoire n’est pas célébrée au titre de l’ingéniosité du seul individu, fut-il Mao : elle est le produit d’une organisation complexe. L’histoire n’est pas réalisée par des individus hors normes, les visionnaires, les chefs géniaux. Avec « Super-Mao », nous avons été gâtés par le « mythique ». Les analystes, H K ou AP en tête tombent dans l’image d’Epinal du guide suprême. Cette conception d’ailleurs rehausse les interlocuteurs et les ministres qui l’ont rencontré. Malraux a été un de ces symboliques ambassadeurs métamorphosés.  Lorsque AP fit son enquête sur des groupes sociaux jugés de qualité : les catholiques, les intellectuels, les enseignants, les médecins ou les savants –accompagné d’un guide et d’ un interprète-, à la fin, il retombe dans les poncifs de la politique dirigée et maîtrisée totalement par Mao . Si on y succombe, il faut expliquer alors l’influence déterminante de la part d’un individu se heurtant sans cesse à ses adversaires. Loin du pouvoir absolu, Mao, qui semble le regretter, se mure souvent dans le silence.  Mao, contesté et minoritaire, ainsi que le manifestent le retrait à éclipses, ses retraites (très  peu d’apparitions publiques : 4/an au plus quoique son effigie soit partout) [8]. Avant le lancement de la révolution  contre le révisionnisme soviétique (Révolution dite culturelle) il se jette à l’eau -au sens propre- à l’instar de tout politique chinois qui doit  s’exprimer pour être entendu  par le moyen du sport, l’exercice physique ou la natation en public.  Son message quand il descend le Yangzi à la nage est sibyllin mais clair. Que ce soit une divergence avec ses femmes successives ou un problème avec ses ministres, il se met à nager (exhibant sa santé physique, avant toute autre qualité). Il en use aussi en diplomate retors ; quand il l’affronte, il contraint Khrouchtchev à discuter à la piscine  et ainsi l’infériorise. Ce dernier ne sait pas nager et se  met en situation ridicule avec ses brassards  et sa graisse  de banqueteur : la négociation  est donc menée par le « maître nageur » ! Caprice de vieillard ou exhibition de force ? Aucune catégorie au sens traditionnel ne fonctionne. Donc, au pire, accordons un sourire indulgent pour un peuple réputé enfantin qui accepte de ses dirigeants de telles foucades ou bien haussons les épaules pour des comportements qui prennent à contre-pied le formalisme des fonctionnaires des Affaires étrangères. On ne pourra jamais soupçonner du haut de notre observatoire, une dimension morale confucéenne ou un  détour de la patience rustique ; ou bien  encore l’importance du corps dans les relations humaines mêmes les plus sophistiquées de la vie politique.  « La voie chinoise est la voie de l’homme, c'est-à-dire du juste milieu entre l’individu et le groupe, voie assurée d’elle-même. Aussi longtemps que l’humanité existera, la Voie chinoise demeurera ».  Candeur ou inconscience ? Le philosophe Wang Tao énonce ça au plus bas de la déchéance de son pays, en 1870 

    Les symboles de « dictature communiste » selon l’Occident sont ici à l’oeuvre. Du haut de leur chaire,  les détracteurs dénoncent la violence intérieure, plaignent les victimes chinoises des répressions policières, criminalisent la politique de l’enfant unique sans savoir que le culte de la famille, ringard  au moment où elle se désagrège en Occident, a été le pivot et  l’acceptation basique de la limitation des naissances.  On ne rappelle pas assez que la guerre civile a été terrible et que toutes les familles ont eu au moins   un martyr, que la libération de la Chine par ses seules forces est un exploit rarissime (que les USA ne peuvent revendiquer, aidés qu’ils furent par des pays européens). La famille de Mao a dû payer du sang la résistance du fils. Dix membres de la famille ont été tués de la main des anti-communistes (et particulièrement sa femme exécutée avec son beau-père)  par le Kuo Ming Tang .

    Si on fixe la lorgnette sur les 5000 hommes qui ont « fait » le destin d’un milliard, on définit conventionnellement deux masses : les chefs et les sujets, on  fabrique un orchestre d’intentions conscientes, l’organisation centrale au lieu de  l’interprétation qui fait entrer dans l’histoire, les hasards, les conjonctures, les errements des  foules et les mouvements de masses. Personne ne peut dire qui fut Mao ? Le chef souverain et redouté ? Un petit  diplômé frustré ? Un amoureux de la vie rurale ?  Un anti-intellectuel entêté ? Un provincial complexé ?  Probablement toutes ces qualifications sont recevables mais insuffisantes. D’extraction  petite paysanne, il a été  simple employé de la bibliothèque de Pékin ( distribuant journaux et  livres), enseignant de province jamais universitaire et de ce fait  méfiant à l’égard des lettrés et des bourgeois-mandarins. Peut-être le seul « sociologue de terrain » de cette époque ! Son rapport sur la paysannerie en 1927-célèbre alors comme modèle renversant la priorité ouvrière,dogme intouchable - fut un  specimen d’observation participante, une référence d’enquête sociologique[9]. Qui sera reprise d’ailleurs en 1948 par des étudiants de Pékin allant enquêter sur la paysannerie, allant vivre et travailler plusieurs mois avec elle. La révolution culturelle par le mélange jeunes éduqués et ouvriers  est une vieille habitude, parfois spontanée, comme Mao le fit 40 ans avant

     

    Etat faible versus l’Etat fort

     

    Un régime fort ? Une dictature selon les  circonstances ? Cela dépend du test qui sera pris  pour désigner le degré d’altruisme et  de sentiment collectif qui fait de chaque société, aux intérêts privés inévitables,  un amalgame, un lieu de transactions de diverses solidarités et de sacrifices. Le symbolique y joue sa fonction. En Chine, les poursuites  pour déviances politiques une fois maîtrisées, la guerre contre la corruption a été ouverte ; les déviations d’enrichissement indu  sont punies au prorata des risques qu’elles font  courir à l’unité nationale. Que l’auteur  soit un fonctionnaire ou un acteur privé de l’économie,  les abus de biens sociaux  affectent  le patrimoine  et les  valeurs collectives et donc pourrissent les gestions publiques. Puisque  le Chinois entêté  a résisté et chassé l’envahisseur européen puis les Russes, les Japonais enfin l’Amérique, cela lui octroie  une certaine fierté  en la défense de la Nation, un sentiment de force dans la rationalisation du passé unitaire de la solidarité au nom de la Patrie.

    Alors la Chine : démocratie  ou dictature ? État fort ou faible ? Cela dépend de l‘indicateur choisi, du critère sélectionné. Si le test en est la sanction de la corruption, de la fraude fiscale, de l’abus de biens publics , de détournements  financiers,  la Chine est un Etat fort puisque ceci est un crime puni par la peine qu’il mérite :  la sanction suprême , la mort. Appliquée aux fonctionnaires, aux militants, aux acteurs civils  cette sanction est effectivement déterminante. Elle est la raison d’être de l’Etat garant des justices et des biens de la nation. Remarquons  que l’on compte là le plus grand nombre de  verdicts sévères et que l’abus de biens publics est considéré non  comme  simple délit mais  comme  un attentat   envers le peuple. Les affaires devant les jurys publics sont  dénoncées avec force. Si c’est le signe de l’Etat dictatorial ; alors oui  la Chine en est le prototype!

    Par contre  l’Etat faible, plein d’indulgence au regard de cette infraction caractérise  les démocraties  libérales. Nous vivons en Occident avec le sentiment  de la bienveillance  de sanctions légères qu’on adresse en justice  aux  transgresseurs  en politique. Les hésitations dans les sanctions et les longues procédures en trompe l’œil, les pardons et grâces accordées  y compris aux récidivistes, n’abusent pas les électeurs des démocraties qui n’y peuvent mais et s’inclinent devant cette faiblesse bien « humaine », puisque  il  s’agit d’ un simple délit.... pardonnable  vu de très haut !

    Etat fort en Chine ? Etat faible plutôt.... si on évalue le contrôle et la surveillance  au nombre de policiers de rue ou de gendarmes, de CRS ou vigiles armés prêts à intervenir dans la  cité en cas de menaces ou d’émeutes par la population.  La proportion de l’encadrement policier en nos démocraties est quatre ou cinq fois supérieure par rapport à la population. Alors, ici oui, la démocratie occidentale est un Etat  sécuritaire et policier

    Tout se juge en fonction du critère et tout est relatif selon le point de vue, liberté pour les uns signifie limitation des droits des autres (par ex : fraude déclarative, évasion fiscale). Pas d’élection libre en Chine ? Et en démocratie? peut-être pour 40% de la population puisque la démocratie libre ne convainc pas, ne séduit pas,  et laisse 60% au minimum à l’écart : en effet  c’est la volonté  du refus  de se déplacer  aux USA pour  un acte formel  sans pouvoir de contrôle réel, qui est majoritaire et de loin. Les Chinois ne manquent pas de noter que la proportion des non inscrits et des refus de vote atteignent des taux record pour faire de l’abstention réelle -pas celle apparente- une composante existentielle des démocraties qui isolent, discriminent et excluent.  Athènes avec ses de 10% de la population citoyens ! La République française et le citoyen actif (30% environ). Les Noirs attendront cent ans après l’abolition pour bénéficier formellement des Droits civiques etc.  Les Droits en démocratie sont aussi minoritaires qu’ailleurs. Tout dépend de la légalité de l’exercice et de la capacité matérielle à en user. Relativité des jugements normatifs d’un côté et de l’autre des...Pyrénées comme disait Pascal!

     

    Les Chinois sortent de bouleversements à peine digérés,  de désunions, de guerres civiles et d’anarchie de seigneurs de guerre.  1911 signifie la fin de l’Empire le plus solide du monde ! Établissement d’une République ! Puis son élimination pour un régime nationaliste de divisions claniques ! Tout ceci n’est guère un signe d’immobilisme. C’est pourquoi les leçons des politologues ou les recommandations morales et les critiques  laissent  pantois le public chinois

    La limitation systématique des naissances, fortement dénoncée ou décriée,  ferait partie du contrôle excessif de la sphère privée ; le planning familial, la politique de l’enfant unique seraient des aberrations. La population chinoise  égalait  16 fois celle de la France en 1870 ; 25 fois en 1986 et après la limitation, elle est retombée à 22 fois en 2010 .La démographie exubérante est un danger pour tout pays qui veut sortir du sous développement.  Aussi cette intrusion dans la sphère privée a scandalisé les moralistes et les cléricaux. Le caractère singulier des politiques chinoises ne se situe pas seulement dans la démographie. L’Algérie après l’indépendance où a été  encouragée la natalité ne « décolle » pas  depuis Boumediene ;l’Inde, la Thaïlande et d’autres pays africains  commencent à s’en inspirer .Occasion pour la Chine de s’imposer comme leader  de la lutte  contre la pauvreté pour construire un pays moderne. Ascension qui n’avait jamais été réussie dans aucune région du monde sauf cas d’enrichissement préalable de sa population (ou guerres coloniales ou conquêtes de prédation)

     

    Une bourgeoisie d’Etat libre et fermement encadrée à la fois 

     

    Il existe depuis toujours une bourgeoisie  puissante en Chine en affaires, commerce, industrie et surtout foncière ; elle travaille, exploite comme notre   démocratie industrielle avec un sens inné de l’individualité.  Elle a cherché sous l’Empire une  voie de développement ouverte sur le monde, qui faisait d’elle une grande puissance exportatrice, bien supérieure aux Etats-Unis au 19ème.   Aujourd’hui où elle doit composer, elle tente de trouver un accord avec le régime et  obtenir des marchés d’état. A-t-elle pour cette raison une moindre inclination à la liberté d’entreprendre? Il suffit de regarder les jeunes Chinois chez eux ou à l’étranger : l’initiative individuelle est appréciée, le dynamisme des projets et des affaires prédomine.

    Cette bourgeoisie ancienne (dont la capitale fut Shanghai) est paradoxalement  la catégorie la mieux connue dans une société  communiste. Comme structure étudiée , on voit qu’une partie a émigré à Taïwan ou à Hong Kong, qu’elle a mis en place des lobbies,  des militants  du libéralisme et des  avocats. Difficile de savoir  néanmoins si elle pénètre dans l’administration pour la noyauter. Est-on là-bas « fonctionnaire »   à vie, par exemple  « héritiers » de pères en fils  de positions  dans la fonction publique? Est-elle unie ou y a-t-il autant de courants et de confrontations sévères (et probablement de durs débats) que dans les organes de direction officiels ? En tout cas leurs strates de revenus ne sont pas plus élargies que les nôtres

    Constituent-ils un parti « industrialiste » obscur et fermé, aux intentions jamais clairement énoncées ?  J’avais vu un tel spécimen  se mettre en place en Algérie[10].  Un MEDEF africain ? Un Gosplan soviétique ? Un ministère Speer de la fin du Reich ? Aucun exemple issu du  passé ne convient. Il suffit de lire les hypothèses qu’émet la spécialiste Marie-Claire Bergère qui en  décrit la cohésion et flexibilité, l’unité et la fluidité, un   amalgame qui  avait débuté sous l’Empire. M-C Bergère  situe l’âge d’or de la bourgeoisie chinoise de 1915-1937.Elle y a consacré un livre[11]. Pendant cette phase de construction, beaucoup de cadres et d’étudiants chinois sont partis observer l’Occident ; des fils de mandarins et de gros bourgeois vinrent visiter ou travailler dans nos usines ...pour apprendre. Plusieurs milliers étaient sur notre sol ;  actuellement ils s’informent sur les métiers de la banque, de la médecine, sur l’industrie informatique.  M-C Bergère  décrit un capitalisme insolite : ni libéral, ni dirigiste. Ce capitalisme national a comme ciment la résistance à étranger et le refus des modes d’organisation typiquement Anglo-Saxons. Dur dilemme en l’absence de références aux grands textes d’orthodoxie marxiste et du rejet des proclamations formelles libérales des Constitutions et déclaration des Droits.

     

     

    Le Parti, le grand absent des analyses

      C’est la véritable « Boite noire » des exposés et  analyses, l’aveu de faiblesse ou la béquille savante. En ne relevant pas les paradoxes (« Qu’est-ce ? » ; qui sont les militants, les cadres, les procédures internes, le genre de travail et de vie), en usant de la pure tournure de sens commun, le pouvoir du parti    communiste irait de soi,  sans contradictions internes , sans amalgames complexes. Le « Parti » relève de l’évidence ,  son pouvoir de la magie pour bien des chercheurs et ils évacuent d’un revers de main les objections d’approximation  à leurs  études spécialisées. On laisse entendre que l’imposition d’un tel pouvoir est naturelle, sans risque et sans concessions. L’historiographie de l’Ancien Régime en France a longtemps vécu sous ce mythe heureusement dépassé, au sujet de la Royauté. La connaissance du groupe, dit « PCC », est loin d’être acquise ; elle n’a même pas commencé. Et malgré cela, pour l’observateur il représente le passe-partout de l'interprétation ; trou noir qui justifie  les béances analytiques. On dit et redit « Parti fort » et pour le prouver, on met en scène un théâtre clos, la Cité interdite où deux milles dirigeants et dignitaires vivent ensemble et l’on regarde par le trou de la serrure. Pas surprenant d’y découvrir complots, haines, luttes intestines, rivalités, révolutions de palais sans cortège d’assassinats, sans poisons et sans poignards, bref sans crimes de cour. Symétriquement la version gauchiste de l’activisme : les minorités, la main de fer du groupuscule, la personnalisation politique et sa verbalisation comme acte ont occupé la dispute des justifications et des choix personnels.

    Comment expliquer qu’ un si petit groupe d’hommes enfermés dans le Hunan ou le Nord-Est  de la Chine   ait pu diriger, organiser un demi-milliard d’hommes situés parfois à 4000 kms et vaincre en même temps une coalition internationale  de grande envergure  au cours de la période 1927-1949.   Au -delà de la délégation des pouvoirs, quel est ce Parti ? Mystère intégral sur lequel quelques statistiques invérifiables surnagent.  Cette « invention » conceptuelle est une anomalie du raisonnement. Il serait  à la fois dominant et uniforme, discipliné et agitateur ? Omniprésent, il  contrôlerait toutes les activités de la population, à  proportion d’un militant pour trois ou quatre cents habitants !  Qu’est-ce ? Une Eglise fermée avec ses cardinaux, ses conclaves ? Une organisation policière et totalitaire  à un degré de réussite malgré de faibles moyens, une terreur  stalinienne  inédite ? On a le choix entre poncifs classiques

     Les raccourcis théoriques persistent  toujours quand les auteurs, illustres ou non, dépeignent la politique en Chine. Entière, elle est mise sur le compte de Mao et de Chou en Lai puis de Deng et d’un petit groupe  ensuite. On aime les minorités agissantes dans nos livres d’histoire. Sur le « Parti » ; une masse informe ?Rien ! Sur la société civile : presque rien ; sur la bourgeoisie locale: Peu ! Sur l’armée  dans l’économie : presque rien de monographique!  La sociologie occidentale est fortement lacunaire .On continue de pronostiquer, augurer, projeter des concepts décalés. D’un côté l’explication par la bourgeoisie nationale d’affaires ou de production occulte le paradoxe inédit d’une  collectivisation dirigée par des cadres privés (à l’origine menée par Deng Xiaoping). De l’autre, une formation à la  gestion où l’éducation spécialisée ne joue aucun rôle. L‘originalité consiste à refuser l’influence  politique au milieu des "entrepreneurs de morale". La politique est « interdite » aux professionnels de la politique (gestionnaires et administrateurs, experts, économistes). Bref, là encore, tout le contraire de l’Occident ! Le recrutement des cadres se fait en dehors des Ecoles. Le futur dirigeant sélectionné  est jugé sur ses capacités techniques et son efficacité  dans l’économie.  La plupart sont des ingénieurs de production (cela ne déplairait pas aux Saint Simoniens), devenus administrateurs de leur entreprise nationalisée ou mixte : le futur  dirigeant sera évalué en fonction des résultats et de son aptitude à régler pacifiquement les tensions et conflits inhérents à tout lieu de travail. Il peut alors être recruté comme cadre du PCC et monter à l’épreuve d’une gestion quotidienne de district, de province. Le gouvernement central octroie l’autonomie à la base qui décide de la valeur d’un militant. Inexistantes sont les formations Sc Po, les ENA et agrégations d’économie. Utopie éveillée  ou aventure inconnue ? Dès que des ingénieurs de production ou cadres de la mobilisation manifestent  une aptitude particulière à la négociation ou un savoir faire à la résolution des tensions, ils sont mis à l’épreuve pendant dix ou vingt ans de pratique sur le terrain, le plus souvent industriel. La seconde caractéristique qui fait de la Chine un cas historique unique dans le fonctionnement de l’ économie dirigée,  réside dans le fait qu’elle est le seul pays qui résiste encore au libéralisme pur et dur, contrairement au Japon qui a cédé, à l’URSS  qui s’est effondrée. La Chine a résisté devenant à son insu un exemple, une alternative aux jeunes pays émergents. Dictature ? Oui, si elle a réussi le pari fou du développement accéléré (alimentation, Santé, écoles) en un demi-siècle  au détriment à la misère accélérée à laquelle les meilleurs commentateurs  (tels Peyrefitte ou Kissinger)  la vouaient, il y à peine 30 ans. Or, ceci va très vite et se joue en ce moment même

     

     

    IV Nous ne sommes pas allés en Chine

     

    On saisit pourquoi, après 1968, notre génération, méfiante face aux « belles ou horribles histoires » qu’on  racontait alors sur elle, n’est pas allée en Chine. Nous attendions d’être mieux informés. De nombreux livres ou reportages nous semblaient orientés dans un sens soit enchanté (les maoïstes naïvement fascinés) ou   terriblement désillusionné (la bonne volonté et la déception de quelques vieux connaisseurs). Sans parler de la manipulation de l’information naturellement agressive vis-à-vis de cette espèce originale de « communisme ».

    Le comparatisme d’expériences personnelles, acquis dans la jeunesse, ne doit pas être gaspillé à la légère, et si on évoque les conjonctures générationnelles de lecture ou l’apport d’une spécificité vitale personnelle à l’interprétation de l’histoire, ce comparatisme  ne peut être systématiquement nié. A 20 ans, Goody est un soldat de la plus grande guerre connue de l’humanité et les parents de Pomeranz nés en Allemagne ont fui, enfants, le nazisme. Est-ce que cela donne une connaissance de la Méditerranée et de l’Afrique, à l’un   (combats en Egypte, Grèce  et  Chypre) et à l’autre, le sens de la dimension mondiale de l’Histoire ? Peut-être ! Alors que pour nous,  ce sont les guerres coloniales qui nous changèrent profondément

    Nous avons « rencontré » la Chine dans une atmosphère de convictions combinant la foi consensuelle en la Résistance et  la Libération en 1944 ainsi qu’un espoir en un capitalisme rénové. Des circonstances impressionnantes nous ont réveillés de cette douce illusion et nous rendirent prudents dans les jugements moralisateurs en politique. Celles de la guerre coloniale en Algérie disposaient à la colère et à la révolte, les jeunes hommes qu’on força à participer à l’assassinat d’un demi million de civils musulmans. Elevés dans le culte de la Résistance de 1940 à 44, nous avions naturellement de la sympathie pour les luttes pour leur indépendance des Chinois et des Indochinois.  Notre génération avait été confrontée à la guerre d’Algérie qui refusait l’indépendance à son peuple : certains de nos camarades avaient dû déserter, d’autres se déclarèrent insoumis, plus d’un millier sont disparus à jamais.  Le général de Gaulle qui avait « commencé » la guerre de 1940, a fini lentement celle de 1954-62. Il était peut-être antisocial, anti-syndical aux yeux de la gauche mais peu importait pour nous puisqu’il nous  délivrait du cauchemar (s’exposant d’ailleurs  lui-même: deux attentats fascistes dont les balles le frôlèrent).  Les jeunes Indochinois que nous avions côtoyés au lycée furent toujours des camarades affables, d’humeur égale, serviables (ils réussissaient sans effort et ils  aidaient bénévolement ceux d’entre nous qui étions moins doués). Leur aide désintéressée les rendit sympathiques. Dans une terminale de « math élem. », ils donnaient le style de camaraderie et le ton à l’entraide[12]. Etait-ce cela le péril jaune ? Nous ressentions plutôt une fraternité que nous avons mise en pratique au moment de la guerre du Vietnam

     

    L’attente  d’une complexification éclairante

     

    L’enquête directe, indépendante, l’observation ne semblent pas pratiquées en Chine et à ma connaissance personne ne les a menées (sauf peut-être Robert Park). Il nous manque donc les données de base que l’ethnographie a conquises de haute lutte dans nos pays (et encore dans des domaines très limités avec des restrictions sévères). Il ne faut pas prendre les spécialistes de la Chine comme d’authentiques enquêteurs ainsi que le proclament leurs éditeurs et des critiques enthousiastes. Connaisseurs indirects et livresques, sur données de seconde main  et bien sûr dès lors fascinés ou obsédés par l’interprétation de mouvements au sommet de l’Etat  dont ils scrutent les mouvements, les textes, les décrets et les politiques annoncées, les photos de dirigeants.  Ceci permet aux Chinois de distraire leur attention et de manoeuvrer en silence. Alors qu’il faudrait être prudent, humble dans les intentions d’observateur et procéder à un entrisme habile ; la politique théâtrale, haletante à partir d’une seule ville ou province obscurcit notre représentation. Fascination qui est un détournement du regard objectif, empêchant la perception des changements en profondeur. Quand le filtrage des informations est obligatoire,  il faut les remplacer par des données valides et fiables conquises incognito[13] 

    J’ai suggéré que la naissance de la sociologie empirique critique  occidentale était liée aux luttes anticoloniales, celle du soutien à l’Algérie indépendante et au mouvement des non alignés.  Ce soutien  générait l’espoir d’une troisième voie à laquelle l’Algérie fut mêlée. Ce fut une occasion de renouveau pour la sociologie empirique, un regain de la recherche  de témoignages sur l’alliance bizarre  se nouant alors  entre capitalisme et socialisme. J’ai étudié cette expérience au sein de l’industrie algérienne entre 1964 et 1972 en y coopérant sous l’égide du conseiller  d’ambassade S. Hessel[14]et des vérifications à faire sur les études de P. Bourdieu.

    Aucune sociologie ne mériterait une quelconque existence si l’influence de ces contextes n’était jamais évoquée. La sociologie n’est pas un savoir vide et purement académique ; elle n’est pas dénuée d’intentions de changements, de désirs, de prises de conscience. Elle s’inscrit dans un mouvement social, même si elle s’en cache. Cette relation entre l’après guerre et un grand peuple difficile à cerner mérite d’être racontée; entre une époque où nous voulions comprendre et un temps où le souhait de saisir les événements se compliquait de la confusion et de la rapidité des chocs successifs entre plusieurs espèces de capitalismes plus ou moins interventionnistes dans la société. Nous avions sous les yeux les plus grandes expériences de l’histoire et nous ne les voyions pas. Probablement le conflit entre deux capitalismes si différents ; un privatif et agressif (colonisateur), l’autre collectiviste et  partageur, centré sur la nation. Le débat a duré  30 ans de batailles extrêmement dures  entre la bourgeoisie  républicaine, un temps progressiste de Tchiang Kai check soutenu fortement par les Etats-Unis et un capitalisme rustre et populaire aux racines séculaires. Ce fut la première fois dans l’histoire qu’une Bourgeoisie nationaliste profondément installée (par exemple à Shanghai) a été marginalise puis éliminée au profit d’une petite bourgeoisie rustique alliée et enracinée profondément dans la paysannerie. Cela prit 40 ans depuis la chute de l’Empire

     

    L’exemple de l’Union soviétique à l’effondrement clairement perceptible pour ceux qui purent la visiter et l’observer directement dès 1960 n’était plus recevable. La Chine de Mao allait-elle la remplacer dans les rêves des jeunes Occidentaux ? L’enquête sous certaines conditions d’expérimentation, nous ne pûmes la réaliser (trop loin, pas de langue commune, pas d’ « entrée ») et nous sommes restés dans l’expectative, dans l’attente de clarification. Les divers systèmes de représentation proposés par les intellectuels étaient décevants, socialement et historiquement, emplis de candeur gauchiste ou de sentimentalisme. Habituellement un préjugé tenace consistait à prévoir un conflit entre le Centre du Monde  et l’Empire du Milieu dont  l’issue de la rencontre ne faisait guère de doute pour la majorité. Le Centre mené de main de fer par l’Amérique en Corée et au Vietnam l’emporterait. Soit due à une séquestration de l’information, soit par vision déformée d’extrême gauche, notre perception était par conséquent insatisfaite. Les mouvements sociaux en Chine étaient agrémentés d’étiquettes poétiques (les cent fleurs, le grand bond, la Longue Marche... ), ce qui n’était pas pour déplaire aux jeunes gens  avides de nouveautés,  mais il n’y eut aucun témoignage crédible de la part d’ un participant européen.

    N’étant en rien sinologues, ni experts de relations internationales nous ne sommes donc pas allés en Chine, « puisqu’il n’y avait rien à voir »[15]. Faute de jouer le touriste hébété, nous avons toutefois beaucoup lu avec un état d’esprit  politisé. Nous avions lu les Français : Chesneaux, Granet, Gernet, Maspero, ou les journalistes américains tel Edgar Snow, observateur malicieux. Et Bergère, Bianco, d’autres sont arrivés enfin à bout de leurs énormes recherches. Nous avions assez lu  pour pressentir ce qu’avait d’innovatrice, de saisissante (et aventurée) la politique de De Gaulle de 1958 à 1969 au sujet de la Chine

     

     

    De Gaulle et le capitalisme chinois

     

    Ses intuitions, alors que nous étions étudiants, nous confirmèrent le bouleversement alors naissant. Sans être gaullistes,  l’étrangeté de sa démarche nous interpellait.

    Des discours de Montréal à Pnom-Penh, ses interventions dans les grandes assemblées mondiales,  son essai de grande Europe de l’Oural à l’Atlantique  et aussi les actes de première reconnaissance de la Chine en Occident qui furent objet de scandale en Amérique et Grande Bretagne, les tentatives de contact, les émissaires en Chine, la sortie de l’Otan , tout ce qui valut la haine outre-atlantique de notre Président, et qui provoqua sa surveillance par la CIA ainsi que la trahison de quelques-uns de ses clercs et hauts fonctionnaires qui informaient Washington des avant-décisions prises par Paris (la taupe au conseil des ministres, avérée, qu’on n’a pas encore identifiée puisque les documents du Pentagone sont non déclassifiés) Et également les obstacles mis par les Américains pour que les Français n’aient pas la bombe A ...En bref tout ce qu’une grande bourgeoisie française, encore digne et nationaliste, encore fière et indépendante trouvaient  justes et conformes à nos intérêts  dans les mots et actions  de son leader historique.. Tout ce qui le faisait détester outre Atlantique  et par conséquent le rendait admiré par les Chinois .Cet anti–américanisme a été trop vite identifié à une humeur ancienne venant de l’hostilité de Roosevelt. Cet anti-américanisme ne visait pas le peuple américain mais l’impérialisme amoral  c'est-à-dire de conquête armée, l’impérialisme militarisé (en Corée, au Vietnam et au Moyen Orient ensuite).Ou que ce soit la politique, non plus de la canonnière mais des bombardements de civils, les tapis de bombes aveugles faites pour les terroriser. Tout ce qui fut un échec international  de la part de nos alliés. De Gaulle avait mesuré les risques parce que venant de milieux traditionnels catholiques , il sentait que cette voie  était à abandonner, que ce capitalisme armé, brutal, violent sans concessions  dans l’exploitation de son propre  peuple serait un danger pour sa survie même. Il cherchait, nous pensions en l’observant, un contrepoids. A notre tour aujourd’hui  de  trouver une compensation, une alternative au capitalisme acharné, prédateur et avide à l’extérieur.  Alors pourquoi pas la Chine ? Tel  fut la pensée intime du Général et ses Mémoires l’attestent. Le capitalisme chinois aux mains d’une bourgeoisie jeune, indépendante et orgueilleuse de son histoire plaisait à De Gaulle avec laquelle il sentait des affinités avant d’être remplacé par les "caniches" de Bush ou Obama ,  nos derniers présidents dans la place  laissée vacante par Blair

    Ce gaullisme issu de la Résistance  a été travesti et défiguré .Pourtant il offrait un capitalisme social, réformé, modéré, avec ses nationalisations et ses services publics  contre l’exacerbé et le frénétique pouvoir de domination de l’autre capitalisme insatiable. Voila pourquoi deux bourgeoisies (française et chinoise) se reconnurent sur certaines valeurs et positions, acceptèrent certaines modérations et certains enjeux. Ces derniers demeurent actuellement encore plus cruciaux, plus que jamais décisifs  contemporains  

     

     

    L’ethnocentrisme commence  avec la suffisance de soi et la  prétention au  savoir historique universel.  Si on ne peut  entreprendre une vision d’ensemble, le mieux est de s’abstenir d’évaluer.  La Chine est quatre fois plus grande que l’Europe incluant la Russie de l’ouest . Nous sentions confusément qu’il y avait, de l’autre côté, un immense « Empire » en train de créer politiquement quelque chose d’insolite, difficilement saisissable en raison de l’absence de catégories  appropriées d’analyse. Alors nous nous sommes tournés vers les historiens puisqu’il n’y avait alors  peu d’ethnographes disponibles (mis à part Teilhard de Chardin) et quelques   géographes ou linguiste. Que disaient-ils ? L’importance des années 1900 !

    Dans notre logique de lecture sur la Chine, on concevait qu’un livre put être  biaisé : peu importe si la richesse de documentation rendait les ambiguïtés, descriptives. A nous ensuite de faire le tri de la polémique ou de l’hagiographie dans les textes juridiques ou les connaissances techniques ; nous demandions de la philosophie politisée peut-être, mais  surtout des renseignements de première main sur la vie quotidienne ou sur les formes de mobilisation populaire  par des acteurs de première ligne! Cette exigence a disparu actuellement dans l’avalanche de connaissances : nous prétendons plus que jamais appréhender la Chine sans presque rien voir ou savoir. Les Chinois d’aujourd’hui ne prétendent pas à la connaissance systématique d’univers étrangers, du moins dans des études scientifiques généralisantes[16].

    Avec une aisance stupéfiante dans le maniement de l’intemporel, les spécialistes politiques donnent des conseils de réformisme.  Cela n’oblige à rien à ce degré de superficialité, sans rien connaître de la vie interne du Parti, des fonctionnements syndicaux, du travail concret dans les usines ou aux champs, de descriptions  de grèves, bref les scènes de la vie quotidienne par quelqu’un qui les auraient  vécues et partagées. Un exemple de l’impuissance de l’analyse historique (qui vient de loin : URSS et démocraties populaires) est l’usage intempérant de la notion de « Parti », toujours cité, jamais justifié. Le Parti communiste: ce grand inconnu des sciences sociales!

     

     Deux demi-siècles inouïs

     Nous avons compris tardivement que nous venions de sortir  d’un demi siècle prodigieux en Europe dont nous étions les héritiers. Et que ce « facteur » changeait toutes les évaluations sans précédents. Les deux cinquantaines d’années 1905-1954[17] sur la  scène du théâtre occidental et celle de 1911 (fin de l’Empire) à 1954 (guerre de Corée) en Chine  sont deux  « concentrés » d’histoire presque surréaliste ! Passer de la fin de l’empire à l’établissement  du plus solide état socialiste du monde ! La construction d’une République, la dictature de Tchang Kai chek et son élimination par un régime communiste incertain de lui-même ! Le tout en se battant tout au long de la période : guerres internes incessantes des « seigneurs » et guerres externes avec l’Amérique (alliée de Tchang, puis en Corée) et en même temps contre le Japon, un empire des plus armés et guerriers, tout en défendant ses frontières contre le voisin du nord, l’URSS. Il faudrait plus que de l'engourdissement pour  réaliser tout cela en même temps. On a connu des époques plus sereines pour un peuple. La notre, sur le continent Eurasie, à l’autre extrémité, ne fut pas pauvre en perturbations, non plus ! Deux guerres mondiales inouïes aux conditions de combat et d’élimination de populations civiles entières incluant des techniques scientifiques  de massacres de masse,  ont été des choses si stupéfiantes à ce niveau d’intensité et de destructions que l’on ne les a pas encore « digérées ». Si on y ajoute la crise de 1929, la décolonisation : que de bouleversements profonds et nouveaux ! Aucun homme, aucune seule existence antérieure n’avait traversé des événements de  cet acabit ; et aucun ne souhaite bien sûr les renouveler. L’ombre portée de ces deux moitiés de siècle pèse sur chacun des deux bouts de l’Eurasie. Et n’a pas fini d’en faire supputer les conséquences.

    C’est ainsi que le facteur « temps », la durée requise pour construire une Résistance clandestine interne,  outre une résistance à trois invasions simultanées doit être pris en compte pour  tout jugement sur la Chine  et sa capacité à l’évolution . Une civilisation qui en un siècle renverse un Empire multiséculaire  inébranlable bouleverse les données connues des modes de changement intérieur, de cycles de révolutions et d’adaptation à de nouvelles formes d’organisation interne tout a fait originales et exige un répit. La conception du temps historique comme du temps quotidien sont en cours de réaménagement. La fébrilité contre la lenteur, les décisions tranchées   contre les tractations permanentes seront opposées  forcement  aux transitions à l’européenne. Le découpage de la durée, catégorie majeure, est un principe d’action et de classement.  La temporalité est un jugement que les Chinois n’abordent pas comme nous. De même qu’ils n’abordent pas à notre manière, le repérage, le positionnement  d’un homme et de sa  fonction dans la responsabilité   collective quant au destin de la planète, les estimant interchangeables dans les négociations économiques.

     

     Conclusion  

     

     

    L’aveuglement  est compréhensible et l’incompétence, on l’espère, temporaire ; cependant cela n’interdit pas d’étudier les autres sociétés. Le changement de système cognitif,  l’invention de techniques d‘approche  pertinentes ne sont pas décourageant à toute approche. La divergence distinguant irrémédiablement la Chine de l’Occident impose à une catégorie de  chercheurs scientifiques internationaux, un autre  système de travail. Cette recherche de vérité demande d’aller  réellement enquêter en Chine et ne pas se contenter des archives. Nous, nous n’avons pas sauté le pas, faute de   courage et d’autorisations.

     

    A la condition que le bal des malentendus ne se prolonge trop longtemps, la persistance de coûteuses ignorances toujours suivies de prévisions démenties se terminera bien! La Chine est un  ensemble varié et disparate, une histoire  aux multiples aspects, à la dimension prodigieuse et ces composites sollicitent un volume  étendu de recherches en micro-histoire ou ethnographies ! C’est l’entreprise d’une vie ; le nombre de jeunes Français résidant en Chine n’est pas mince mais trop pressés, les auteurs  de réflexions  risquent de nous laisser sur notre faim ;  ils séjournent quelques jours et ils font  un article ! On doit se mêler  au peuple et se fondre dans un milieu déterminé.  Nous savons fréquenter les coulisses du pouvoir, lire la presse même entre les lignes,  discuter avec les intellectuels, éplucher les chiffres officiels ou bavarder avec l’homme de la rue (ou mieux avec les « dissidents »), là, nous avons l’habitude. Le fonctionnement des recherches de la politique occidentale    manque d’innovations quant aux méthodes de travail  ajustées à un autre univers. Quand les distances morales ou matérielles sont faibles, entre pays occidentaux, c’est suffisant. La  où les connaissances du passé sont au même degré, l’accommodation de l’œil n’exige pas d’efforts. Les jugements de fond -quoique le risque d’anachronisme subsiste- d’un historien américain  à l’égard de la vie publique française et même inversement -bien que les historiens français de l’Amérique soient moins nombreux-, n’ont pas besoin d’inventer  des conceptualisations. Néanmoins pour entrer dans un univers aussi complexe quant aux mœurs, religions, style de vie, contenus culturels, sensibilités pédagogiques,  il faut du temps. Or, c’est exactement ce à quoi Goody et Pomeranz tendirent ; leurs grandes enquêtes   demandèrent 20 à 30 ans. Dans de telles entreprises, on s’expose nécessairement à la conscience de ses limites, aux erreurs lourdes, aux rebuffades. Pour l’instant la Chine nous observe, amusée et nos touristes sont ébahis et  nos commentateurs péremptoires. Elle regarde le tohu-bohu qu’elle suscite. D’ailleurs, elle ne fait pas de la compréhension appropriée des Occidentaux, un problème prioritaire. Elle est tendue vers son but : l’économique, les bénéfices, la conquête des marchés, l’obsession de redevenir une grande puissance. Juste retour du sort, ont-ils l’air de penser, adossés à 3 millénaires d’histoire, regardant de haut les fourmis occidentales s’agiter depuis 300 ans. Ils sortent de la misère, ne veulent pas y revenir tout en gardant les structures du passé, une partie des valeurs en les aménageant, les modernisant sans renoncer à une « identité » millénariste.

    Voila ce qu’on peut dire, de loin. Faire la géopolitique de la Chine contemporaine, qu’est-ce à dire s’il y a trop d’inconnues hors de notre portée? J’ai essayé d’évaluer la route  parcourue par des jeunes gens qui avaient 25 ans en 1968, sans prétention. Et sans  condescendance occidentale.   Nous ne sommes pas allés en Chine...puisque nous n’avions pas les clés pour comprendre. Mais, elle, la Chine nous permet de déchiffrer notre passé récent. De saisir ce que fut l’épisode gaulliste ou la nature et la disparition de notre bourgeoisie nationale. Contrepoint, option,  miroir peu ou prou déformant,  un capitalisme chinois plus ou moins supportable selon les uns ou les autres,  ces incertitudes peu à peu  se lèvent aujourd’hui. Aux jeunes générations occidentales de saisir cette opportunité.

     


     

    [1] Le célèbre agronome Anglais, Arthur Young, qui découvre ce travers en débarquant à Calais, réitéra en donnant un questionnaire à Lord Macartney, adapté à la seule Europe continentale de 1790 

    [2] Lucien Bianco est un des rares historiens à traiter des  archives chinoises avec précision : « Au total il est assez stimulant de découvrir le bon usage de sources imparfaites. Il est en tout cas plus simple de les critiquer que de se défaire de ses propres préjugés...et cela je suis moins sûr d’y être parvenu ». Sur la Chine il reconnaît avec Goody et Pomeranz, la difficulté d’abolir  ses prénotions. J’ajouterai  que cela vaut pour les sociologues usant de données officielles   dont on sait si peu de choses  de leur confection : cf « Jacqueries et révolution dans la Chine du XXè siècle », La Martinière 2005 P 33 

    [3]Le fils du Gouverneur de l’expédition est un enfant de 12 ans, Thomas  Stanton,   filleul du Lord . Il a tenu son journal que A P a retrouvé et utilisé  alors qu’il fut interprète officiel improvisé,. Il avait appris le Chinois en 6 mois durant le voyage avec un Jésuite qui y revenait. Le jeune « page », fin observateur,  note les erreurs dans  compréhension chinoise par les adultes selon A P intrigué. Sa précocité relève peut-être de la qualité et liberté de l’éducation de la jeunesse  aristocratique anglaise. Ce jeune page -ironie du destin qui le rendit bon connaisseur - reviendra en soldat, adversaire déterminé des Chinois, général  de l’armée anglaise qui envahit le pays en 1840

    [4] AP a-t-il senti la  Chine de 1970  mieux que d’autres ? Un  souvenir et une amertume l’ ont-ils aidé ?  Les deux pays (Chine et France) ont été envahis et occupés trois fois en un siècle. (La France par l’Allemagne, la Chine par l’Angleterre et le Japon et indirectement les USA ) ;Seuls donc les deux Atlantistes, Anglo-Américains, n’ont jamais connu cette expérience, considérée par les Chinois comme avilissante  bien que décisive afin d’ estimer le degré de résistance intérieure.

    [5] Les notes écrites par les deux chefs représentent les renseignements ordinaires des ambassadeurs sur la situation militaire ou sont typiquement techniques.

    [6] Lucien Bianco    a écrit une des meilleures monographies  de la Chine sur les jacqueries et les Révolutions rurales , convaincante d’autant plus qu’ il tire de son expérience un grand sens de l’autocritique  ou du moins  de  prudence

    [7] HK terminera sa carrière avec le prix Nobel de la paix :il est mort   en 2010

    [8] Cf le chapitre le Parti contre Mao in Marie-Claire Bergère :La Chine de 1949 à nos jours ;A.Colin 1987

    [9] Le point de départ de cette enquête est la volonté de s’informer sur les raisons de   ventes d’enfants  (voire d’épouses) par les pères endettés, paysans misérables.  60 ans avant, Engels fit la même chose à Manchester au sujet du prolétariat qu’il voulut approcher directement. Les deux communistes célèbres commencèrent leur vie militante par une invention savante, technique promise à durer

    [10] J’avais  décrit les situations ou le patronat mariait ses filles aux hauts fonctionnaires, l’inverse étant peu vrai.  Les occasions de corrompre les militaires m’avaient aussi intrigué

    [11] Elle  a récidivé récemment :Chine le nouveau capitalisme d’Etat  2012,où elle use de catégories économiques conventionnelles ; Fayard 2013 ; elle avait publié chez Perrin, Capitalismes en Chine) 

    [12] Quand je regarde  la photo de classe de mathématiques, je les vois  nous tenir spontanément par l’épaule, souriants, alors que nous sommes figés; ils sont 5 sur une classe de 50 : 10% 

    [13] Sur l’usage des très nombreuses archives en Chine, ouvertes récemment, L.Bianco a rédigé une note remarquable de clarté et de concision Cf Jacqueries  p9

    [14] Auteur du  célèbre pamphlet « Indignez –vous ».  Ce à quoi les soldats du contingent de la sale guerre répondent a posteriori : « Oui mais  il fallait s’indigner deux fois : en 1945 au sujet des massacres de Sétif  et en 1954-62, lors de la guerre »Ceux qui attendaient alors un soutien et qui furent laissés orphelins  en firent les frais

    [15] Avec le respect dû à ceux qui se sont débarrassés de l’ignorance de la langue et  qui ont relevé le défi de la limitation  de l’information. Ils n’ont pas compté leur temps

    [16] Ceci n‘a pas été toujours vrai, et les connaissances nous manquent pour l’affirmer catégoriquement. En effet, dans un petit livre opportunément republié par P.Dibie, on trouvera les idées que se faisaient entre 1915 et 1920, les Chinois, chercheurs anonymes venus en France pour comprendre la civilisation européenne. Ils furent plusieurs milliers mais notre suffisance les tint éloignés de   notre attention. Dans « L’esprit du peuple chinois », le lettré Kou Houng Ming , édité en 1927 (et réédité en 1996 aux éditions de l’Aube) livre le résultat de ses recherches en Occident. Un peu condescendant (dans les limites octroyées par le sentiment de sa supériorité orientale)  tolérant pour nos excès ; il nous juge  peuple trop jeune, sans passé,  un peu inculte, pressé et fébrile ; et il donne une leçon aux Européens, turbulents, trublions  belliqueux . « Des adolescents de l’Histoire », agités et batailleurs : ce qu’un vieux sage comme lui, un érudit adossé à trois millénaires demande qu’on excuse ! 

    [17] Dates de notre défaite de Dien-bien -phu et de la conférence de Genève qui nous font quitter l’Asie


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