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Chap 4 Essai avorté d’implantation de la république en Allemagne (1918-33)
Nous entrons dans le noeud du problème de la disparition « naturelle » des républiques.
L’expérience de la fin de la république allemande a forgé nombre de nos valeurs et est donc chargée de débats cruciaux, de réminiscences dans nos existences ; la conception de cette république, avec un tel destin (léguant le nazisme au monde) marque encore les historiens autant que les simples acteurs. Je les utiliserai de même que des observations personnelles et les discussions au sujet de la Résistance, de la guerre d’Algérie, péripéties non anodines où la France libérée héroïquement de l’Occupation s’isole et se transforme en plus grand état terroriste de l’après guerre (un million de morts dans 3 guerres coloniales / Indochine, Madagascar et Algérie en 15 ans de 1947à 62). Sur ces étonnements générationnels j’évoquerai ma connaissance lycéenne de certains acteurs qui ont illustré, par leur carrière, les méandres de ces diverses versions de la dernière formule démocratique dans laquelle nous vivons ([1]).Après cet épisode inouï, le triomphe de la république fut absolu pour la 1ère fois dans le monde à partir de 1945, mais cela est si étrange que le chroniqueur reste prudent quant aux conclusions à tirer
Quelle est la valeur de notre schème dans les cas extrêmes ?
Quand les factions et cliques de dirigeants, d’élites diplômées et de possédants se déchirent ; l’une d’elles en appelle au « peuple » (pas tout le peuple, ici épuré de la "gauche", ouvriers et militants)! le peuple de la boutique, de la petite propriété, des paysans et des presses, et artistes ratés etc. Tout cela est un processus éprouvé, bien rodé depuis la naissance des républiques. La mort de la république allemande de Weimar (1918-1933), l’irruption de l’Hitlérisme, « la victoire démocratique » imposée de l’après guerre sont-ils circonstanciels ou simple intermède incongru entre le deuxième et le troisième Reich ? Est-ce une logique inéluctable ou le destin de nombreuses républiques d’engendrer tyrannie, oligarchie, césarisme ou féroces dictatures ? Notre schéma d’analyse se vérifie-t-il ici ? Oui et avec la plus grande force !
Satisfaire tous les appétits à la fois des "dominant"s aptes au pouvoir, des catégories occupant le débat intellectuel ( professeurs, presse, lettres et philosophies) ; et en même temps pacifier les nombreuses rivalités de formules capitalistes d’âges variés, de conception de production et d’accumulation modulées ou de partage inégal des profits entre bénéficiaires, tout conduit souvent à des impasses mortelles. Que la démocratie neutralise tous les conflits locaux d’accaparement et de capacité à gérer le local, est parfois infaisable du fait de la diversité des histoires de castes, familles clans ou « ordres » en tout genre ( la noblesse prussienne est encore présente, mais celle du Moyen Age », pas de « 89 ») inclut sa propre élimination en tant que République puissante. L’appartenance de la noblesse à la bourgeoisie allemande des affaires était récente ,non pas celle cosmopolite et mélangée (forte endogamie) et les affrontements du passé se sont revivifiés à la diversion des deux grandes religions de force égale avec des ancrages régionaux. Cela n’arrangeait rien dans la voie de la paix des riches par la concertation, le mariage ou l’association dans les affaires. Les religions importent leurs divisions dans le débat comme dans les conflits régionaux (Prusse et États Rhénans, ou Nord/Sud). Depuis 4 siècles ces divisions fermentent et ont donné lieu à des guerres internes. Dans le petit espace que le duo Catholiques –Protestants de diverses tendances, laisse émerger une 3ème religion (juive) laquelle se sentit cependant assez intégrée pour être nationale
Tout ceci recèle une combinaison de facteurs instables de 50 ans d’age de solutions ; une aussi jeune structure résisterait à moins que cela à des forces contradictoires. Or cette structure faible va se trouver face à une série de situations, ahurissantes dans leur succession, aux ampleurs inouïes. Les circonstances conjoncturelles doivent être rappelées, car en 15 ans un aussi « jeune » pays, intensément capitaliste n’a eu autant de défis à relever
Rappel des quatre « chaos » dont le chevauchement fit le lit du nazisme : une retraite militaire à l’été 1918, coordonnée et organisée depuis les terres étrangères occupées en 1914 qui se transforma dans le jugement ultérieur des puissances mondiales, en une défaite humiliante, incompréhensible pour les acteurs, à un effondrement moral et à une mise au banc de l’humanité ( à l’écart SDN), incluant perte de colonies, indemnités et occupation française de la Rhénanie par non paiement, donc par défaut.. ;enfin surtout disparition brusque de la monnaie et des valeurs d’échange en 1923 . En définitive un effondrement de l’économie en 1929 à l’instar de celui du monde occidental. Et le tout se passe aux frontières d’une Révolution dangereuse, la Russe, que les Spartakistes avaient voulu importer : un guerre des classes au profit des ouvriers !!
Tout cela inconcevable auparavant, a été jugé injustifiable, irrationnel, irréaliste. L’ensemble de élites et des corps aptes aux rationalisations intellectuelles est démuni. A situations anormales, attente de solutions anormales. A contradictions insurmontables concentrées sur une seule génération, en 15 ans : solution exceptionnelle ! A moyens hors normes, règlements de crises les plus fantasmés !
Quel remède ? Le plus classique, le plus ordinaire fut comme toujours l’appel au peuple par les factions devenues hitlériennes pour anéantir le pouvoir, rétablir l’« ordre ». Ici rien de novateur en république. De la Grèce à Rome, à l’Italie de la Renaissance, le renversement des puissants par des puissants potentiels, venus d’ailleurs (socialement parlant) est un classique
Athènes, Rome, Italie ont choisi habituellement un dictateur transitoire dont on se débarrasse peu après. Du meneur de la plèbe, du chef populaire au Jacobin radical, de l’aventurier au révolutionnaire fossoyeur de la partie adverse, les cas ne manquent pas. Et même Napoléon fut choisi par les Thermidoriens pour écarter le clan rival. Cette fonction d’ « idiots utiles », en démocratie, selon une appellation importée d’ailleurs, a été récurrente. En général l’outsider ne résiste pas longtemps aux délices et profits du pouvoir qu’on lui octroie. Il s’installe dans une dictature commune et ce réaliste momentané ou cet illuminé se transforme en dictateur ordinaire, sensible aux facilités du népotisme, aux genres de vie somptueux. Les Mussolini, les Franco et même bien des dignitaires comme Goering ou Bormann, hédonistes et jouisseurs, laissèrent gérer leurs représentants se contentant de tirer les ficelles
Mais en Allemagne de 1920, le chaos fut si démesuré pour les classes bourgeoises, en rupture entre elles, que les chefs provisoires n’eurent pas ni temps ni les moyens de nettoyer et purger la jeune république . Celui qui eut le plus de flair pressentant les instincts « populaires » des catégories intermédiaires, non productives, délivra de ses « ennemis intimes », l’économie libérale. Furent désignés comme adversaires, les Prolétaires, les syndicalistes et même, allant plus loin , une entité indigènes : les Juifs ; ils furent désignés bien au-delà de ceux que les Von Papen et consorts auraient souhaité inventés coupables du désordre moral. Ce procédé d’appel à un dictateur « populaire » est courant quand les contradictions entre clans, familles, et partis analogues nommés en démocratie comme équivalent à la démagogie (par les philosophes grecs qui y étaient opposés Platon, Socrate, voire Aristote) se déchirent. On mobilisait à l’époque les « légions », les armées politisées, avec à leur tête d’anciens esclaves affranchis, des condottieres, des petits chefs locaux et ici des bandes privées d’agitateurs (S.A) en groupuscules.
Or, à ce moment-là, en Allemagne le processus rodé se grippa et tout explosa : les plans machiavéliques s‘effondrèrent et le petit chef nommé par surprise, resté un court moment, chancelier sage, effectivement « raisonnable », quand par bonheur il détruisit l’appareil de résistance des ouvriers et déporta les leaders, se révéla ensuite beaucoup plus coriace, soutenu par la faveur populaire orchestrée. Sa vraie nature l’emporta, de manière imprévue, un tyran jusqu’auboutiste que les menaces, ou alors les gratifications et les corruptions classiques ne firent pas broncher et que les attentats ne firent même pas reculer. Au contraire ! Nous devons donc maintenant expliquer ce cas très singulier dans notre inventaire des morts célèbres d’une république par suicide ou consentement mutuel avec un régime autoritaire
Evans dont on va suivre le raisonnement , adhère à ce schème : les bourgeoisies allemandes n’ont pas le temps de l’unification, de la mise en place de conformité au modèle occidental multi-parti. La fraction plus modernisée de l’Allemagne est dépourvue de moyens de retourner le Führer en chef corruptible. En effet il règle par la force les divisions qui s’accumulaient sur 50 ans de 1870 à 1920 en proposant un mythe du passé, l’unification sur un vieux modèle pangermaniste. La tradition et le modernisme -bousculés par l’industrialisme à marche forcée- dans une conjoncture rarement vue dans l’Histoire capitaliste (perte de la monnaie en 1924, effondrement économique en 1929, proclamation par les Alliés de la défaite inique , menace avec les Bolcheviks). Ces chaos simultanés auraient ébranlé tout autre peuple ; or ici de plus il y avait une religion de l’élite, une philosophie de l’histoire allemande et de ses surhommes. Ces thèmes repris par l’intrus incontrôlable de même les enchaînements de ses succès jusqu’en 1943, le consacrent providentiel, homme miracle de l’économie (le réarmement contre le chômage) et sauveur de l’esprit d’unité et de fusion communautaire dans une Révolution culturelle au sens de bouleversement intergénérationnels et de catégorisations politiques fortement établies.
Cette histoire racontée sur le fil de la trame des fins de républiques incapables de résoudre les bouleversements que l’économie et de l’impérialisme s’appuiera sur le meilleur spécialiste, un Anglais Richard Evans. Il est le pivot de notre inventaire des décès. Pourtant comment meurt une république constitue une expérience réfléchie par des milliers d’ouvrages, l’objet de débats enflammés de la part des contemporains, que ce soit des résistants allemands sous le nazisme, des vainqueurs de 1945, qui tous voulaient comprendre au fur et à mesure qu’ils découvraient ce que fut l’Hitlérisme. Et se demandaient :« Mais enfin comment cela a-t-il pu advenir ? Comment une république paraissant solide dans une société moderne et riche, a-t- elle pu enfanter une pareille monstruosité ? » Banalité ou phénomène exceptionnel? Bien que nous « sachions » tout sur le nazisme, ( le sujet à provoqué cent mille livres à ce jour), nous avons de mauvaises raisons de nous croire totalement informés. Car nous ne posons pas les bonnes questions à l’histoire. La république française, plus solide que jamais en 1919, dont la victoire a engendré, elle aussi, une autocratie en Juillet 1940 (l’Etat français de Ph. Pétain) en disparaissant en 4 semaines ne s’explique guère!! La république d’Allemagne 1918 a produit une dictature des plus violentes dans les cadres légaux !! Comment des régimes enracinés tel notre IIIè république, peuvent s’effondrer en quelques jours ? Comment 1918 a-t-il été l’antichambre de 1940 ? Le balancier est-il inéluctable (l’Espagne a traversé ces allers-retours également sur 40 ans). La 4èm Rep française tombera aussi sous les coups d’Alger et de son armée. Ce sont là les mystères et les défaillances de compréhensions et justifications républicaines. Pour saisir l’énigme on tentera un comparatisme systématique.
Le premier étonnement est que nous refusions de croire à la banalité ; ensuite que nous refusions de concéder que « naturellement » les trois piliers de tout pouvoir démocratique : l’armée, la justice et le judiciaire au sens large, la presse qui fabrique de l’opinion publique « fondent » les républiques. Notre aveuglement est alimenté, en idées et légitimations, par les intellectuels, les journalistes, les créateurs de la culture politique. Hitler est-il un accident de l’histoire ou un processus inévitable, soit après 1918 ou soit à la suite de la Prusse de 1870 ? Les deux ! mais les modalités, la formule-choc restaient à inventer. Il faut donc expliquer ces quarante années qui ont bouleversé le monde des républiques. C'est-à-dire justifier les paradoxes ci dessous:
-La nation la plus cultivée, la plus scolarisée devient la plus barbare ?
- l’industrie la plus avancée produit l’industrialisation de la tuerie de masse ? L’Allemagne de 1914 exporte en gros volumes en Angleterre la technologie la plus avancée ; l’urbanisation la plus moderne
-la science la plus sophistiquée (chimie, biologie, physique) quant aux acquis sans précédents induit-elle des essais biologiques inhumains ?
-La société la plus féconde en philosophes, en réformateurs religieux, en penseurs, produit la plus raciste et la plus brutale conception de l’évolution de la vie collective
-Le pays le plus cultivé, le plus lettré se soumet à un endoctrinement simpliste approprié à une population analphabète alors que le taux d’illettrisme y est le plus faible au monde, mais ce savoir ne fut d’aucun rempart. Au contraire. )( [2] )
Pour ces paradoxes, la sociologie peut aider l’histoire du nazisme
Oui ! si les historiens n’abusent pas du penchant des sociologues pour les structurations des conflits intérieurs par une lutte « d’intérêts » ou de classes
Oui! si les historiens empruntent aux sociologues, l’idée de non linéarité des événements et de dispersion des causes par leur interaction et celle des luttes des institutions contiguës au pouvoir. Ainsi ce chapitre soulignera que les explications de l’Hitlérisme les plus inventives relèvent des divisions des bourgeoisies entre elles, dont les batailles intérieures firent perdre le sens de l’union nationale. Entre les fractions anti ou pro militaristes ( dont Ludendorff ), entre les peurs paniques des Rouges et des libéraux , entre la Prusse traditionnelle et entre les élites de la Bavière ou du Rhin occidentalisés, régions républicaines modernes, ou celles rurales des conservateurs convaincus (légalistes impériaux :Hindenburg: les batailles internes ont fait perdre de vue leurs valeurs communes et leur solidarité. Chacune finalement pensa que ce pion extérieur à leur monde serait éphémère, aisément manipulable à l’avantage de la partie des clans qui le soutiendrait et que cet intrus serait de faible autonomie dans leurs mains. Les divisions au sein des bourgeoises peuvent atteindre des conséquences dramatiques. Elles ont eu leur équivalent en France à la même époque. La croyance et la confiance des bourgeois libéraux dans leur capacité à manipuler un homme de paille, girouette, un pantin à éliminer à tout moment, est courante en démocratie où l’on use de subterfuges dans la vie publique ordinaire. Cet aveuglement eut son homologue en France lors des crises et des « révolutions » ; par ailleurs les bourgeois français sont tombés en 3 semaines à Paris aussi vite que leurs équivalents de Weimar 7 ans auparavant. Les morts de deux républiques qui paraissaient si assurées quelques mois avant, sont inextricablement liées et à réfléchir. En effet la France connut pareillement une cassure entre factions bourgeoises au sujet de la guerre d’Espagne, de violences à mener contre les ouvriers et le PCF, et sur les victoires à garder du Front populaire ; tout cela engendra une mobilisation des droites, malgré des lignes de fracture ; (une des bourgeoisies françaises prit même parti pour Hitler ouvertement) ; bref la déstructuration du ciment intérieur s’aggrava en quelques mois à partir de février 1934
Les bourgeoisies allemandes diversifiées aux racines régionales et économiques parfois irréductibles, furent incapables de résoudre, sans dommages internes et externes, les effets de 3 « révolutions » européennes et mondiales à la fois :
-L’empire du Kaiser face à une fraction moderniste associée à une forte croissance marchande mais pratiquement sans marché lointain ni rente coloniale, sans Empire africain, mode G-B et France
-La peur des bolcheviks et l’abolition des moyens de production privés avec la révolution de 1917 à leur porte, sans oublier le socialisme de la Commune de 1871 qu’ils virent de près. Hitler a proposé de régler ces trois révolutions en un seul coup, provisoirement sans risques et à peu de frais pendant 7 ans (33-40). Avec au contraire de nombreux bénéfices en prime dont les profits industriels de l’armement et de la paix sociale. Sauf que cette escalade de succès sur trois plans de rattrapage : retard institutionnel (centralisation) , conquête mondiale (colonisation à l’est et du Nord de la France), se paya d’ obsessions - pas nécessairement bourgeoises - au sujet de l’ostracisme à manifester à l'égard des juifs, des slaves sous-hommes,ainsi que de l’intégration de la jeunesse dans des appareils d’état impérieux (Jeunesses Hitlériennes, chantiers, scouts ); tous aggravèrent l’écart générationnel familial, à l’aide d’une idéologie quasi-religieuse de la philosophie de l’histoire afin de s‘opposer à l’autre « sens », marxiste, de l’histoire du grand voisin russe redouté . De ce bouleversement complet sortiront des SS brutes ou libéraux, des ignares mais aussi des savants , des « médecins-chercheurs » de la Shoah, des mélomanes des camps de concentration et des officiers des pogroms cultivés et artistes, amateurs d’art et fanatiques du vol des musées pouvant sans broncher assister à des assassinats de masse. On lira infra les témoignages directs, les récits vécus. Il n’y a pas de vision d’ensemble des classes supérieures face au nazisme. L’étude des principales catégorisations de ce type de dirigeants complexes a été « abandonnée » à l’ histoire politique qui ne nous explique pas le travail à l’ intérieur des juges, des cabinets d’avocats, le rôle du Droit commercial et bancaire, des institutions universitaires, piliers du nouveau régime, alors que la publicité politique, sa professionnalisation, la stratégie d’agitateurs en petits groupes sont mieux approchées! Le travail des juges qui blanchissent Hitler 4 fois avant son accès à la Chancellerie donne à l’opinion, la légitimation et le soupçon de harcèlement à l’égard de Hitler ;et cela n’est qu’effleuré. Les spécialistes ne nous expliquent pas l’engouement pour les élections des trois-quarts de la population. On comptait 10% ou 20% d’abstentions aux élections : une participation exceptionnelle. Y a-t-il eu trop ou pas assez de démocratie électorale ? Les Allemands sous Weimar donnèrent l’exemple d’un engouement pour le vote, avant que le régime ne s’effondre...sous les coups d’un parti légal. La révolution haïe parce qu’elle aurait été sous les griffes des « spartakistes » ? les politiques abusèrent de cet argument jusqu’à l’aversion : 5 scrutins législatifs en 5 ans de 1928 à 1933 en comptant le plébiscite du 12 novembre 33! ([3] ) Quand le peuple s‘abstient, on le dit indifférent à la République ; quand il vote trop, surgit une dictature. Quand de nombreux scrutins masquent la fébrilité et l’impuissance d’un pouvoir, que redouter ? Dans la longue histoire des instabilités démocratiques, que fait le peuple? Il vote « trop », s’abstient, manifeste, ou se tait ? La ruse et l’intelligence de Hitler sont d’avoir compris cela très vite. Cependant il ne fut pas le seul et il l’a réalisé en stigmatisant les militants,les ouvriers engagés, réprimant à tout va dès 1933 grâce à l’incendie du Reichstag « providentiel » pour lui. Weimar a été abattue par une coalition des fractions bourgeoises exacerbées du fait de plusieurs crises (Prusse, ruraux/ urbains ; service armé et libéralisme, propriétaires terriens prussiens traditionnels/Rhénanie moderne et occidentalisée). Cette compréhension des phénomènes de division au sein de mouvements totalitaires, par faim de pouvoir et de légitimité de groupes dominants mobiles aux intérêts changeants , aux coalitions faibles et instables, le futur dictateur l’ a saisie à travers d’abord des échecs, une tentative de pré-nazisme (un ensemble idéologique, un pangermanisme, un culte du militaire grâce à un grand nombre de chômeurs petits bourgeois prêts à tout, durant près de 15 ans . Donc il y eut une foule d’apprentis Führer, pléthore de petits agitateurs de rue et de brasserie, et par conséquent la République a « fait » autant Hitler qu’Hitler a créé le nazisme . Il appartient autant à notre histoire qu’à celle, allemande ([4] ).
Par conséquent notre analyse, à la suite de Evans, fait entrer cet épisode dans le giron de l’histoire « banale », de l’Europe, n’y découvrant ni anomalie ni exception, sauf une circonstance de hasards, un mélange hétéroclite d’événements. Les années 1920 à 45 en Allemagne furent les plus étudiées dans le monde, quoiqu' il y ait encore des « trous » dans le narratif exploité de la phase classique de la république allemande.
Notre auteur –guide fournit la perspective culturelle nécessaire à l’étude de la manipulation et de l’idéalisme du jeune âge, de l’agitation fébrile par le mouvement perpétuel ,sollicitant la foule pour éviter de réfléchir, conformément aux attentes des classes moyennes en ascension stoppées net après 1924 et sous la menace permanente des catégories d’hommes dits incontrôlables, moins visibles jusque-là (lumpen, chômeurs,exode rural). Ces derniers se trouvent tantôt alliées de fait tantôt aux nazis, maîtres de la rue au cours des manifestations bruyantes de milices, tantôt de l’expression silencieuse des quartiers rouges de Berlin. Nombre de témoignages sortent maintenant de l’ombre, mais pour être lus et utilisés, il faut situer la crise de la droite, à la tête maintenant de l’Union Européenne en lien avec son extrême droite , et réactualiser ce retour. Que l’on s’en félicite ou non, l’Allemagne est au cœur de l’Europe. incluant la revanche d’ une « défaite » de 1945, mal admise. Comme le souhaite Evans : « il nous faut pénétrer à l’intérieur de l’esprit des nazis , comprendre pourquoi leurs adversaires n’ont pas réussi à les arrêter , identifier la nature de la dictature nazie, saisir comment elle a fonctionné un fois qu’elle a été établie » ( p14 ) Et c’est ce que nous ferons dans la bibliographie sélective au sujet du travail sur les consciences Tout un art et une machine ! La culture quotidienne notamment au sein de deux institutions inébranlables : l’ armée et la justice d’abord de 1918 à 25 (mort d’Ebert) puis une phase aboutissant en 1934 à une sorte de monarchie parlementaire avec sur le « trône », Hindenburg idolâtré tout. Cela mérite une sociologie de institutions. S’y ajoutent l’étude de du parti et des institutions, le rôle prépondérant d’organisations habituellement moins fouillées, les associations économiques, syndicats patronaux ou chambres de commerce, trusts.
Pour le dire autrement, en termes classiques : comment la part de la grande bourgeoisie allemande sûre d’elle, libérale, puissante, a été dupée par des petits bourgeois, semi- exclus, néo-urbains, ayant raté leurs études, frustrés de la fortune, amers et aigris d’être à la lisière de la richesse que donne le pouvoir, haïssant les dirigeants habitués aux couloirs des Républiques et coutumiers des compromis. Le flair dans la manipulation, la ruse et le sens tactique mis à « l’honneur » par les nazis ne sont pas des nouveautés, inattendues dans l’histoire des démocraties abattues et démoralisées. L’intéressant dans cet événementiel est seulement la singularité du procédé : comment les agents du nazisme ont interprété les situations étranges et nouvelles qu’ils découvraient et définissaient au jour le jour? Par exemple que les campagnes les suivent et adhèrent plus que les petites villes! Une conséquence en est la versatilité et de là, la prise de compte des acteurs ballottés entre héroïsme et crapulerie. Un livre d’histoire n’est pas un catéchisme de bonne conscience, un étalage de remords, un verdict judiciaire. C’est le récit de ce qui est arrivé, comparé à des cas analogues de mort républicaines permettant d’identifier les facteurs à venir en Europe
Pas de pouvoir sans armée et sans économie en voie d’accumulation rapide. Athènes, Rome, ou bien les révolutionnaires français, grâce aux conquêtes de l’armée, les pillages et les prélèvements qui alimentent les caisses,qui soutiennent l’économie, la stimulent...ou la ruinent alternativement. Les Allemands en 12 ans ont vécu un concentré extraordinaire de ces deux faces : Ils ont été ballotés par l’inflation affolante combinée d’idéologie militariste et par la vigueur économique de la reprise puis son effondrement!. Selon les circonstances, l’idéologie est aussi importante que l’économie que l'on saisit à travers ses lunettes. L’économie a cependant sa force ici, particulièr e, le poids de la dette qui a affolé les bourgeois et les propriétaires. Débat récurrent que seul un homme fort semblait résoudre; qui paiera? Les zones rurales ou les villes ? Les jeunes ou les vieux ? Les banques et les épargnants ou les ouvriers ? L’explosion des prix retira la confiance en la jeune république dont l'origine de la contingence de circonstances et d’échecs vient d’une agonie... de naissance : cette démocratie n’eut pas de réels parents sinon étrangers. L’accouchement en fut chaotique dans des grandes villes industrielles. Les forces traditionnelles allemandes n’avaient jamais connu de « révolution sociale » ni républicaine sur leur sol. La bourgeoisie allemande légaliste, dans le pays alors le plus développé au monde, fut une des rares à ne jamais tenter son « 89 »ni son abolition des privilèges ; elle ne connut aucune réaction contre la royauté Elle est la seule des 4 grandes puissances industrielles du début du XXè (G-B, France, Russie) qui n’ait pas coupé la tête (non à titre symbolique) à son roi ou tué son tsar. Elle fut le seul des grands pays où l’idée d’Etat-Nation propre au 19ème,a fusionné avec la notion de patrie, acquise ailleurs un siècle auparavant ; ici, seulement en 1871. L’archaïsme allemand fait que le territoire unifié et le sens patriotique sont associés à la modernité des Etats centralisés : collision des extrêmes ! La question économique était dès lors: que voulait-on pour les marchés : l’industrialisation interne ou les colonies ? Les deux ! Or, ils eurent l’hyperinflation, la crise due à une économie de guerre presque continue de 1914-18 puis de 1938 à 1945, les emprunts du IIèReich, les indemnités du traité de Versailles et la perte des rares colonies conquises. L’armée est autonome, un état dans l’état. L’université aussi, les étudiants (notamment de Droit et de Philosophie) ont joué le rôle d’animateurs dans le nazisme comme mouvement de masse, acteurs de la fierté militariste, une religion réfléchie et laïque. Par ailleurs le protestantisme sous-tend le capitalisme du pays le plus avancé et l’identifie au messianisme économique.Quelle extraordinaire conjoncture!
Élections intenses et faible abstention (après épuration populaire)
Dans ce schéma libéral de crise cyclique, l’abstention de 50 à 60% de la population est logique. » Ainsi on comprend qu' en G-B et USA, rien n’est fait pour encourager le peuple des cités et des banlieues pauvres à voter, ne serait-ce qu’une assistance matérielle.Ni en France aujourd'hui! Il n’y a jamais dans l’histoire des démocraties, de cours « tranquille » ou pacifique même si le la classe dangereuse est marginalisée. Les Allemands politisés, cultivés et modernistes en firent l’expérience et leur singularité est dans la combinaison de retards politiques et l’avancée démocratique des scrutins concernant les catégories stables et non ouvrières engagées à voter. En Allemagne de 1919 à 1933 on vota beaucoup... trop ? et quelles populations doit-on inciter? Les femmes y votent en 1908, 35 ans avant les Françaises. Il y eut une faim de vote, un enthousiasme à l'égard de la démocratie électorale avant 1934. Le système social qui date de Bismarck est en avance. Or, l’assurance chômage, l’aide, et l’assurance maladie ne pèsent pas en situation de croissance forte.
La dictature fatale semble donc le destin de pays ordinaire où règnent la rationalisation économique et l’inclinaison aux élections. Pour toutes ces raisons l’Allemagne devint un pays laboratoire. Et encore aujourd’hui ! Au tout début les Hitlériens se placent dans une logique de la monarchie et du respect parlementaire dans la mesure où il est représenté par un maréchal illustre, une sorte de kaiser puissant, orgueilleux et diffusant l’idée de la victoire méritée de l’Allemagne sur la France. Ne serait-ce que par la confirmation de 3 défaites infligées à notre pays (et on peut le dire sauf au cours des deniers mois de l’année 1918). Un siècle d’écrasement de son ennemi héréditaire soutient le messianisme constamment réinventé, face à celui, « révolutionnaire », dit français.
Une caractéristique des études Anglaises,-Américaines,-Allemandes au sujet du nazisme est de montrer le poids du travail forcé, le degré des exploitations de la main d’œuvre européenne dans un cadre antérieur d’efficacité collective. le sentiment d’avoir raté l’épopée occidentale de la colonisation donna en outre un complexe d’aigreur, une frustration pour laquelle la Russie aux terres "vides" et sans limites offrait un exutoire. Les industriels attendaient de la colonisation d es débouchés marchands, non pas des terres pour des colons, ni des la force de travail des indigènes. En vain Hitler leur proposât cette option, sans succès, pour un pays où l’industrie et la science par leur efficacité et supériorité, compensent la surexploitation coloniale des France « attardée » ( et même de l’Italie).
La Révolution culturelle au centre des idées de R. Evans
Le terme connoté, trop usé, est volontairement ambigu. Comme en Chine, il rappelle le changement brutal quand on appelle la jeunesse allemande à s’enrôler, à renverser les sexagénaires au pouvoir et quand un parti se forme pour subvertir toutes les institutions, sauf celles économiques. Ici contrairement à la Chine, la conquête des entreprises n’est pas envisagée. Cette révolution culturelle est purement idéologique et non économique. Elle sert le patronat ; à l’opposé de la Chine, il n’est pas question de toucher aux classes sociales possédantes, ni d’envahir les usines. Les représentations mentales de la fusion communautaire, la diffusion de la force de la race sont les supports des actions de la production capitaliste des marchandises, ce qui est finalement une façon ordinaire de concevoir les changements jugés nécessaires
. « Comment devient-on révolutionnaire quand on est un notable de province » ? se demandait déjà Tackett dans Par la volonté du peuple au sujet de la Constituante de 1789 : en inventant une théorie réplique -t-il ; celle des Droits de l’homme ! Comment devient-on bourreau quand on est un Allemand ordinaire, avait répondu Browning, et plus tard, nous nous sommes demandé comment on devient un tortionnaire (même passif) quand on est un jeune soldat du contingent en Algérie ! La puissance de l’armée dans la vie quotidienne de l’individu novice, le jeune soldat à qui on inculque qu’il est l’avant-garde de la patrie sur le front de la chrétienté, font le reste. C’est cela une révolution culturelle
La justice conditionne et légitime ces représentations auxquelles on ajoute l’appât du gain pour la « gloire » de la Nation. L’argent et les policiers, les informateurs professionnels bien récompensés abondent. La conversion des âmes va son train mais l’instrument le plus efficace est l’enrichissement des officiers par le vol ainsi que le pillage ordinaire par la troupe qui. La mobilisation des esprits et le partage du butin sont associés. Aucun sacrifice ne perdurait longtemps sans l’argent. Avancer c’est détruire et s’enrichir. Toute occasion est bonne. Et l’envoi de petite alimentation ou du menu butin aux familles soutient le moral. Même le premier « Premier Mai » (1933) devenu à l’instigation de Goebbels la fête du travail national, satisfaisait une revendication ouvrière. Le lendemain des défilés géants, les SA pillent et ferment les bureaux ou les locaux des syndicats en emportant l’argent. L’autre motivation a donc bien été l’enrichissement. Créer un appareil de délateurs professionnels ne fonctionne que si on entretient la foi en faisant prospérer sur les dépouilles. Mises à sac, vols au cours de l’extermination des Juifs, dépouillements des banques conduisit au dilemme terminal : productivisme par utilisation maximale de la main d’œuvre esclave ou son élimination physique immédiate. La question raciale du Reich ne se disjoint pas des intérêts du patronat bien que le Reich industriel ait été victime de la fuite des cerveaux. Après le départ des savants juifs, en dépit du fait que les industriels allemands de l’armement pressent Hitler de les garder, le verdict irrévocable a donné à la bombe américaine l’avance qu’elle souhaitait. Contradictions des définitions préalables et de fins insolubles. Créer du chaos un temps...et à la fin, c’est le chaos qui gagne. Certains ont parlé de démocratie totalitaire au sens de société industrielle forte et de culture de l’individu « surhomme » qui auraient été l’originalité du nazisme dans un pays qui possède tant d’associations collectives et de mouvements organisés. Mais il y a plus simple : le fait de guerre change les consciences, la situation brutale rencontrée, la peur, renforcent la conviction de la supériorité des armes et la légitimité de l’asservissement d’autrui au nom d’une quelconque valeur, fut-elle raciale. Toutes choses qui ne sont pas associées à un régime politique spécifique « Au début était Bismarck », premier tome, première page, première phrase d’Evans !
L’Université en place? Les responsables nazis y ont avancé prudemment. Peu d’opposition dans le corps enseignant face aux démissions forcées des professeurs juifs. Beaucoup d’entre eux avaient été de grands chercheurs, titulaires de chaires. L’ université racialement viciée était le repoussoir, représentant le monde Juif : 25% des professeurs ont été victimes de l’épuration. Vingt prix Nobel de physique (ex ou à venir) furent persécutés ou exilés. Le nazisme en pâtit finalement. I G Farben comme d’autres industriels de pointe ne purent sauver la science atomique naissante car « Juive » ; et ils se consacrèrent aux armements classiques. Négation finale de la science avancée qui se clôt pour la population par l’autodestruction des infrastructures et des patrimoines. L’autodafé en avait été le présage
Cette approche aide à concevoir non « le phénomène Hitler » en lui-même, mais plutôt Hitler parmi ses rivaux, tous aspirant à la dictature dont les agissements simultanés façonnent progressivement le destin du futur dictateur, vainqueur de la lutte des petits chefs disponibles. Il fut celui qui travailla surtout les tendances et les humeurs du temps. Il perçut une trouvaille dans les boucs émissaires des crises vécues. Un Hitler était prévisible mais celui qui gagna la course fut un acharné, travailla d’arrache pied à « fabriquer » son personnage », à tester pendant des heures, les mots et les accents, les postures d’éloquence d’un style heurté et prenant. Cela lui prit dix ans d’un long apprentissage où il se fit photographier, conseiller pour la gestuelle, le rythme, la longueur des phrases etc.. . L’ascension était résistible à court terme mais à quelles conditions ? Hitler n’exista pas en lui-même c’est un long mouvement social qui le construisit. Et seconde leçon, -pas le moindre- : la montée des nationalismes et des dictatures dans les années 30 se conjugua avec un univers de démocraties en extension, où la diffusion de l’ industrie rationalisée et l’avancée économique bouleversaient partout le monde qui avait surgi des « Lumières » ou de la science moderne. Contradiction non perçue : le siècle de tous les progrès (Révolution industrielle et scientifique, découvertes géographiques) est concomitant d’un puissant spiritualisme orné de superstitions. Les classes petites bourgeoises, nombreuses en Allemagne urbaine ne se débarrassent pas aussi vite des anciennes idées. La pente de l’obscurantisme coïncide avec la montée de la Raison. Si on croit à une émergence naturelle de la démocratie, on se trompe, le penchant inverse se diffuse tout autant. Alors que le monde Wilsonien étendait sa logique qu’on pensait universelle, à la fin de la guerre, il se produisit un événement paradoxal qui entraîna le monde entier dans la pire catastrophe
Le Militarisme des nazis: fusion des capitalismes d’âges et formes différents
Le passé militaire embrouillé entre Allemagne et France pesa-il dans la réticence républicaine? La France fut -si l’on peut dire- aux premières loges : trois invasions en trois-quarts de siècle (1870-1945). Elle aurait pu observer l’Allemagne : la détester, la caricaturer, la parodier ou s’en inspirer. Mais il fallait la comprendre. Or, la France s’y regarde comme dans un miroir déformant au cours de leurs relations tumultueuses. L’Allemagne est de surcroît un magnifique anesthésique de nos erreurs, de nos faiblesses, et nous instrumentalisons la mémoire à nos propres fins d’oubli et de refoulement [58]. Des historiens l’ont prétendu quand ils ont pensé la France de co-responsable de la deuxième guerre mondiale : son défaitisme, défaut de résistance militaire qui ont permis l’occupation de toute l’Europe par les armées allemandes.
La faiblesse de notre perception, de notre responsabilité de la défaite de 1940 est-elle si différente de l’incrédulité économique d’aujourd’hui ? Voila une crise qui se déclare quand notre pays alors fanfaron, se projette dans le rêve de l’économie équitable. Et en 2012, ambiguïté supplémentaire, la réminiscence s’accroît de l’effet inverse : l’industrie allemande continue à exporter et innover. Ceci nous inquiète et nous fascine. Qui peut s’opposer à elle ? La France possédait en 1939 aux dires des « experts » de tous pays, la meilleure armée, un équipement qui sans être excellent était de bonne qualité, des installations de défense imprenables et un Etat-major suffisant quoique pléthorique et sûr de lui. En réalité ce sont des hommes totalement inappropriés à la situation originale. Nous connûmes 40 gouvernements en 20 ans, de 1919 à 1939. Ils formèrent donc des ministères d’une durée de vie de 6 mois. Au moment crucial où on attend, pas nécessairement des génies, mais une stabilité, une vision européenne large, en l’absence de Jaurès que la droite avait assassiné ; et par conséquent l’armée « invincible » s’effondre en 3 semaines . Evénement inouï qui paralyse et glace le monde entier ; et surtout nos amis anglais qui se retrouvent bien seuls. L’effondrement tragique de la France allait encourager l’Allemagne dans la poursuite des conquêtes et de l’horreur. C’est pourquoi P. Quétel parle à juste titre de L’impardonnable défaite « résonnant à L’étrange défaite écrit par le futur Résistant fusillé, M. Bloch. .
On se doit donc d’informer en débarrassant l’histoire de ses représentations archaïques ainsi que le fit J. Goody quant au « Vol » de l’histoire mondiale que nous avons commis au titre de l’universalisme occidental( lire plus loin). En fonction de la crise européenne, les comparaisons avec l’Allemagne n’intéressent pas seulement nos commentateurs ou nos députés, mais également le public frustré d’analyses du passé éclairant le présent. La violence : quelle part en république, nous demandions-nous, à propos de la révolution française ? La brutalité est inhérente à la démocratie même si elle ne s’exerce souvent que sur des minorités ciblées (bien que les cibles puissent changer une fois la répression entamée). Ainsi le siècle de tous les progrès (Révolution industrielle et scientifique, découvertes géographiques) fut concomitant d’un puissant spiritualisme et de superstitions. Fiction qui est loin d’être un jeu puéril. Plusieurs historiens imaginent les conséquences d’un éventuel refus français de l’armistice en juin 1940, entraînant le repli du pouvoir en Afrique, le sauvetage de l’armée et de la marine qui auraient ainsi empêché Hitler de contrôler la Méditerranée. Le ressort d’une histoire qui va dans le sens de la responsabilité partielle des républiques faibles et endormies est une facette jusqu’alors négligée. On préfère évoquer « la malchance ». Si la quatrième république française avait résisté plus de quelque jours ou semaines, la face de la guerre aurait été totalement changée ; Hitler n’aurait pas reçu le soutien de son pays triomphalement. Après 1938, sa logique de guerre courte, son projet de conquête du monde sans main mise sur la Méditerranée et sur notre flotte n’auraient pu être conçus. .Sans l’élimination « étrangement » rapide de la France...la deuxième guerre mondiale dans sa dimension géographique prodigieuse, n’aurait pas eu lieu
Mais une fois l’embranchement institutionnel entrepris, il est difficile de revenir en arrière. Voila pourquoi les paliers d’explications impliquent que le « Pourquoi Hitler ?» se transformât en « Pourquoi pas Hitler ? ». Une succession d’embranchements fatals qui n’auraient pu se dérouler sans les conditions des années républicaines de pré-dictature, et par les renoncements progressifs de solution de réforme capitaliste par la bourgeoisie lettrée avancée.
Utilisation par les sociologues praticiens
L’histoire générale narrative qui avait été abandonnée revient et se retrouve associée à l’histoire des subjectivités et des aspirations. Néanmoins pour cet épisode, les témoignages approfondis, sont indispensables. La sociologie des petits groupes réapparaît alors face à l’histoire : JR. Browning, R. Bartov, G Aly, W. Wette, Calvi et Masurovski, ou J. Fest, plus que les essais théoriques, les Mémoires, témoignages, journaux dont principalement ceux Goebbels, de Speer, de Klemperer plus que les concepts ou les traités de politique .Un agrégat particulièrement édifiant de clans, de cliques locales, de rapports de classe et de sexe constitués des documents familiaux tirés d’archives privées. Wibke Bruhns en est le type, ainsi que l’anonyme de Berlin , deux femmes qui ont inventé un genre d’histoire du nazisme vu de l'intérieur domestique et de la famille nucléaire. O n doit utiliser cet épisode dans tout enseignement de la sociologie politique. Aucune expérience n’est plus instructive. Et, en effet, elle nous servit lors de la guerre d’Algérie pour saisir la fonction étrange de néo-nazi qu’on fit jouer aux jeunes Français. Personne ne pouvait y échapper dès lors qu’il était envoyé dans le cycle interminable des massacres terribles et des répressions dantesques. Je pense avoir trouvé là les raisons de la curiosité de notre génération. L’Allemagne est un condensé de l’histoire de l’Europe et même du monde, qui l’a observée à plusieurs reprises, horrifié, puis envoûté par son énergie à puiser de la force dans la modernité, la négation de la démocratie. S’y produisit aussi le premier assassinat systématique d’une classe ouvrière par sa propre bourgeoisie, assimilable (en modèle réduit) à celle de Thiers et des Versaillais à l’égard de la Commune. Ceci a intrigué Marx comme l’aurait intrigué que l’Histoire de son pays donnât l’exemple d’une forme de lutte, inconnue à cette dimension, une répression inégalée dans l’histoire. La suppression méthodique de la classe ouvrière organisée (350 assassinats de militants de gauche en 1932), la déportation de milliers de cadres survivants furent l’objectif préalable; il souda les fractions bourgeoises et les classes moyennes anticommunistes. La petite bourgeoisie traditionnelle encensait la noblesse prussienne et militarisée et associa ses intérêts à ceux d’une vision féodale incarnée dans le penchant à la hiérarchie, à l’ordre établi de l’Eglise (protestante notamment). Le nationalisme à retardement de la bourgeoisie allemande (son Valmy à elle, fut le « retour » de l’Alsace-Lorraine en 1870), dont le mérite est attribué à ses monarques prussiens, la rend respectueuse du pouvoir fut-il indistinct. La volonté d’union nationale de la part des partis centristes et de droite, la supériorité économique et technique les avaient tenus éloignés des problématiques socio-démocrates qu’avaient connues les autres puissances. Et on comprend mieux le sentiment contemporain des Allemands d’avoir au moyen de 60 ans d’industrialisation obstinée effacé les périls de communisme. Peut-être cela explique que le libéralisme allemand ait toujours été plus vigoureux, plus confiant en soi que le libéralisme impérialiste anglais. Telles sont les leçons de l’histoire que le sociologue reçoit
Armée, Lettres, Droit au secours des luttes bourgeoises
Trois bourgeoisies différentes, quoique unies et solidaires en dernier ressort, confortent le rôle des intellectuels et médias : de nouvelles catégories professionnelles offertes aux nouveaux scolarisés et étudiants menacés de chômage. L’Allemagne est en 1920 le pays, on l’a dit, le plus scolarisé du monde, notamment dans le supérieur et le technique. Nous sommes, au même moment, en retard pour le nombre de quotidiens vendus, de livres publiés, de bibliothèques et de grandes réalisations d’artistes. Serait-ce le terreau ordinaire du fascisme ? Incompréhensible pour des mentalités ordinaires socio-démocrates. Les étudiants recrutés jugeaient sévèrement l’encadrement des dignitaires et leurs chefs locaux médiocres mais ils en exonéraient Hitler, qui leur ouvrit des portes de responsabilités précoces. Les biographies, les études scientifiques maintenant, égrènent les noms d’intellectuels ralliés. Le travail de théorisation et de justification demandé par le régime aux intellectuels sous forme d’essais, de rationalisations raciales ou philosophiques n’avait jamais été aussi intense sous Weimar, démocratie vieillie bien qu’elle n’eut que 3 ans d’âge. Il n’y avait jamais eu de République en Allemagne. Avec l’Hitlérisme, il s’agit d’une « Révolution » : mobilisation des esprits et ascensions promises à des auteurs et des penseurs orthodoxes. Inonder de papier et de revues, enflammer de tensions les morales offertes par l’école. Le nazisme a recyclé nombre de journalistes. Cet univers d’emplois qui s’ouvre se fait au profit d’ambitieux cyniques comme Goebbels, plein de réflexions désabusées au temps de Weimar et premiers actes de Hitler. On devine l’actualité : la crise européenne actuelle présuppose qu’on n’a pas tout dit. Bien que l’Allemagne intéresse fortement nos journalistes, nos commentateurs, en dépit du faible niveau de nos connaissances économiques et des relations intérieures allemandes, le public sevré est avide d’analyses du passé éclairant le présent. Mais auparavant on regrettera que la France reste à la traîne. Le retard pris par l’école historique française dans l’étude du national socialisme est inquiétant, alors qu’à l’étranger les travaux sur le nazisme ne se comptent plus
Quel fut l’état du fractionnement de la bourgeoisie allemande ? Une des variantes fut, pour une des factions, le fascisme industrialiste. Cela signifie un tissu de milliers de grandes entreprises et des millions de petites. Les familles d’industriels par le biais du Reich aspiraient à se débarrasser des syndicats socialisants et des communistes. Moyens ruraux conservateurs, héritiers prussiens, bourgeois des petites villes modernes bousculent trop les vieilles élites. Cette bourgeoisie est à étudier. L’antisémitisme avait ses racines dans le deuxième Reich (avec Bismarck jusqu’en 1890); en 1880 il y eut des incendies de synagogues, et beaucoup d’agitateurs à la campagne. Après 1918, le deuxième bouc émissaire sera les Rouges. Les premières lois anti-socialistes, les libertés civiles réduites datent des années 1890. Après la défaite de 1918, les soldats du front reviennent en héros, en « vainqueurs », légitimés par la légende du coup de poignard dans le dos qui aurait été pratiqué par la gauche. Les municipalités socialistes cependant leur font fête, héroïsant des soldats qui allaient les abattre plus tard. L’écho menaçant de la Russie voisine ouvrit la porte à la répression contre la classe ouvrière qui fut, dès le début, harcelée. La prise de pouvoir s’analyse comme un doublement des institutions et organisations; un monde parallèle segmenté à des fins de surveillance dont les organes régionaux et la multiplication des services de police se manifestent dans la surenchère. La politique raciale et autres discriminations (dont la misogynie et la stigmatisation des femmes sans enfants ou bien les célibataires) figent la société dans un quadrillage cimentant les comportements. Embrigader, c’est exclure ! On peut citer de nombreuses œuvres apologétiques d’historiens où la Prusse apparaît admirée ainsi que les guerres fondatrices attribuées à chaque génération depuis 1870. Cela offre aux jeunes aristocrates une propension à se battre contre la France afin d’égaler leurs pères et grands-pères. Original est ce mélange de classe où s’échange la gloire militaire entre enfants et parents. Ce qui n’empêche pas une éducation raffinée et un humanisme cretain. Tournés vers le respect de la hiérarchie, les officiers cherchent l’honneur de commander les bons régiments (de cavalerie) et dédaignent l’infanterie populaire ; gagner des honneurs mais aussi gerer de loin l’entreprise familiale, telles sont les attitudes d’un patronat habillé de l’uniforme. Passer de l’idéalisme juvénile au fanatisme raisonné d’adulte, tel est le cadre d’éducation donnée dans des familles d’entrepreneurs qui gèrent en même temps la politique locale et des affaires civiles. Inventivité qui va se soi avec le travail continu de modernisation industrielle en surveillant économiquement ce que font les USA ou la Grande Bretagne,. La France industrielle est inexistante à ce niveau de rivalité. La modernité technique et les rites traditionnels de patronage dans l’Eglise protestante, ne sont pas contradictoires. La fracture de ce monde après 1920 et la révolution sociale manquée engendreront une haine des ouvriers militants, particulièrement s’ils sont organisés, dirigés depuis des partis à Berlin. Hitler et ses hommes flattèrent ce goût pour le collectif, les associations cultuelles, la communauté de langue. Il le fait en contestant l’idéologie marxiste : par accumulation de manifestations sportives et intellectuelles. Les fractions basses de la bourgeoisie lui en seront reconnaissantes et lui resteront fidèles. Elles n’ont jamais envisagé un attentat! La théorie de la volonté a séduit plus les protestants que les catholiques, les régions du Nord plus que le Sud, les ruraux plus que les urbains. Mais tous communiaient dans une mentalité faite de sensibilité au paternalisme, d’amour de la hiérarchie, du respect des institutions établies, une voie culturelle sociologiquement intéressante car promise à un succès après guerre. Familles, Ecoles, formation à la sociabilité, parti unique, universités, mœurs, loisirs, liens sociaux : tout est organisable : ce sont ces variétés de la bourgeoisie allemande qu’il faut étudier aujourd’hui. Elle est si spécifique (et si contradictoire ; libérale et "totalisalisante") qu’elle n’a pas eu d’homologues dans le monde occidental ([6])
Les relectures industrielles des relations Allemagne- France
La divergence France/Allemagne est illustrée par leur capacité à accroître l’industrialisation aujourd’hui et sûrement hier. La France fut -si l’on peut dire- aux premières loges : trois invasions en trois-quarts de siècle (1870-1945). Elle aurait pu observer l’Allemagne : la détester, la caricaturer, la parodier ou s’en inspirer. Mais il fallait comprendre, posséder les catégories d’explicitation. La France s’y regarde comme dans un miroir déformant au cours de leurs relations tumultueuses. L’Allemagne est, de surcroît un magnifique anesthésique de nos erreurs, de nos faiblesses et nous instrumentalisons la mémoire à nos propres fins d’oubli et de refoulement. Des historiens l’ont dit quand ils ont traité la France, « co-responsable » de la deuxième guerre mondiale par défaitisme, fatalisme, et surtout défaut de résistance militaire qui permit l’occupation quasiment instantanée de toute l’Europe par les armées allemandes. L’intérêt de l’ interactionnisme historique réside là. En effet, la France possédait en 1939 aux dires des « experts » de tous pays, la meilleure armée, un équipement qui sans être excellent était de bonne qualité, des installations de défense imprenables et un Etat-Major suffisant quoique pléthorique, et sûr de lui. En réalité ce sont des hommes totalement inappropriés à la situation. Nous connûmes 40 gouvernements en 20 ans, de 1919 à 1939. Ils formèrent donc des ministères d’une durée de vie de 6 mois. Au moment crucial où on attend, pas nécessairement des génies, mais une stabilité, une vision européenne large, en l’absence de Jaurès que la droite avait assassiné ; et par conséquent l’armée « invincible » s’effondre en 3 semaines . Événement inouï qui paralyse et glace le monde entier ; et surtout nos amis anglais qui se retrouvent bien seuls. L’effondrement tragique de la France allait encourager l’Allemagne dans la poursuite des conquêtes et finalement de l’horreur.
L‘Hitlérisme : un « laboratoire » sociologique
Le rôle des individus, acteurs politiques
Evans traite de 1918 à 33 des nombreux essais de dictature qui se profilent en Allemagne où Hitler ne joue aucun rôle important. Au début ce novice tâtonne, erre, se cherche un poste d’informateur policier. C’est donc le plus improbable des apprentis qui ait vaincu ses rivaux, le plus improbable des pions ou jouets dans les mains des hobereaux et industriels pour éliminer les élites cultivées de l’Ouest. Et le piège se referma sur eux. En général ces dictateurs intérimaires républicains ne durent guère. Pourtant R Evans consacre 700 pages à cette ascension « imprévisible ». Prudent Hitler assura d’abord la fonction de porte-parole de la dizaine d’ autocrates socialement mieux placés que lui, se réservant le rôle de résonance, de « tambour ». Comment un raté de l’école des arts, de l’armée, de l’architecture s’est trouvé là et ait pu construire en une suite d’événements improvisés, une conquête rationnelle réussie ? Parce que les classes dirigeantes, dans leur ignorance des méandres de la politique parlementaire, firent confiance à son apparent désintéressement, à sa probité apparente financière et à sa sincérité envers le patriotisme et les grands sentiments. Ce sont des critères moraux qui justifièrent l’idée de la bourgeoisie qu’il serait contrôlable. Or, Hitler fit preuve d’une inventivité et d’un acharnement, associés à un ascétisme de loisirs, de vie, dans la lutte au pouvoir ; singulièrement quand il prit confiance, se rendant compte de son « talent » d’orateur. Comme il ne lisait pas, n’aimait pas écrire, il se fabriqua un art de parler en public et une capacité d’engagement face à la foule. Messianisme, illumination, peu à peu comme tout mystique qui réussit il crut en lui, en son génie et en son destin.
L’armée comme modèle d’organisation efficace et rationnelle d’un capitalisme triomphant poussa les Allemands à accepter , dans la vie civile, les modèles empruntés à l’armée : les SA ,SS ou les jeunes, les femmes avec l’uniforme, le défilé impeccable, la musique, le salut au chef ! Les milices n’arrivent pas à se détacher de l’armée prussienne qu’elles imitent à la caricature. Les points de vue des acteurs les plus engagés -spécialement quand différentes bourgeoisies doivent justifier leurs luttes internes, ou leur paralysie quant à la tentative de se débarrasser du dictateur - sont une bizarrerie de l’histoire des dictatures associées à des loyalismes traditionalistes. Aucune menace d’assassinat sérieux. L’essai du 20 juillet 1944 est « rocambolesque » ; un chef suspect, manchot amputé d’un bras qui dépose la bombe mal programmée etc.
Le travail politique sur les consciences (médias, écoles, partis)
Comprendre de l’intérieur, tel est l’objectif de R. Evans. Il existe toujours un travail sur les consciences, en temps de paix, acceptable, en tout cas supportable, et pour le moment de la guerre, détestable et effrayant ! L’ambiguïté des situations historiques se confond avec celles des conduites individuelles. Les courageux d’un jour deviennent des salauds le jour suivant. La situation fait les gestes en fonction d’un nombre limité d’alternatives ; processus subtil par lequel une bourgeoisie éduquée et moderne choisit le cadre du fascisme et devint complice de la barbarie. De nombreux humanistes de la grande tradition protestante de l’Europe du Nord ont collaboré avec enthousiasme. Cette question est obsédante. Des documents inédits sont exploitables maintenant, sortant d’archives, des greniers, ou... de l’imagination des romanciers, aussi bien que des tiroirs d’historiens. Je pense bien sûr aux « Bienveillantes », le roman (qui eut le prix Goncourt 2006) de J.Littell dont le « héros », un officier SS, fait partie des intellectuels, de l’élite allemande riche en professeurs, juristes et philosophes. La plus grosse partie de cette production littéraire a été évidemment utilisée par Kershaw et par les historiens allemands. En France nous fûmes surtout sensibles aux grandes enquêtes de Primo Lévi à Germaine Tillion, plus qu’aux débats de pensée,( H. Arendt). Les livres de W Allen, M. Steinert, R. Browning, R. Bartov, G Aly, W. Wette, Calvi et Masurovski, et J. Fest) et moins aux essais théoriques qu’aux Mémoires, témoignages, journaux, dont ceux de Goebbels, de Speer, de Klemperer
Le malentendu en démocratie est qu’une conscience politique vive n’apparaît que rarement, en période d’euphorie économique (par exemple dans nos démocraties, au moyen de la conquête coloniale ou de forte croissance). Les états de conscience des SS, policiers, officiers, peu à peu révélés maintenant dans des documents privés, montrent qu’on peut fasciser en douceur quand des citoyens cultivés donnent leurs enfants au monstre par déférence au savoir ou par respect d’un Etat fort. Définir le glissement de l’indifférence à l’acceptation et leurs innombrables facettes, contrôler les dissidents, les déserteurs ont produit d’innombrables rapports de policiers ou du service de sécurité (SD). Bien qu’ils n’opèrent pas avec les mêmes définitions, ces rapports secrets forment un immense champ à l’investigation. Nous en donnons quelques résumés extraits par les romanciers ou diaristes
L’histoire d’en bas des classes supérieures :
L’histoire du Reich ne se satisfait plus des spéculations, d’études de discours ou des théories fumeuses. .C’est pourquoi Evans illustre sa démonstration à l’aide de témoignages privés qui dépeignent les sentiments du moment, les attentes subjectives. Il donne sens aux intérêts culturels (familles, écoles Eglises, formations culturelles, médias, polices) instables et souvent contradictoires. Chacun choisit au cours d’un dilemme tendu avec lui-même en esquivant la dichotomie. Tout ce qui concerne le travail d’enrôlement, d’inculcation, intéressant pour le sociologue du politique est évoqué dans le témoignage de la fille d’un grand patron lui-même officier SS (cf le pays de mon père ). Des phénomènes étonnants de vie ascétique, en tout cas « économe » des milieux patronaux industriels , la grande culture des officiers SS, tous issus de la bourgeoisie sont mis en exergue. Les états de conscience de son père et de ses amis ou ses collègues SS saisis à travers les écrits intimes laissés, ou à travers les minutes de son procès, sont bien rendus. Débutant par son procès filmé que sa fille découvre à la télévision allemande 40 ans plus tard, elle qui ne connut son père que quelques jours, ce témoignage est un document singulier. Elle documente également la rivalité industrielle avec la Grande -Bretagne ; son père partit observer les firmes américaines comme le fit le jeune Engels envoyé s’instruire dans le Gotha des filatures à Manchester. Rivaux sont également les Juifs qui occupent dans les affaires une place inférieure d’intermédiaires. Les notations sur son grand père, notable dans sa ville maire, candidat député conservateur enrichissent la connaissance de la vie locale, de l’Église protestante, des relations professionnelles. Ce chef de famille parle latin et récite Horace avec son fils, quand il montent ou chassent dans des cercles fermés. Le héros est donc un jeune humaniste élevé dans les meilleures traditions, mouillé par les Hitlériens comme le reste de la bourgeoisie dans la conquête brutale de l’Est commencé en 1916, au cours de la première guerre à laquelle participent d’ailleurs le père et le fils de 18 ans. Associer les familles, flatter les bourgeois, y compris les pasteurs, les intellectuels locaux, les corrompre à des postes ronflants ou de responsabilités vides, en appelant à leur sens historique de leur mission germanique fut une ruse à succès. Calculé aussi fut l’essor du grand média de l’époque, la radio fédératrice où se font entendre défilés, musique, discours aux messages simples sinon infantiles, mais en soignant l‘ordre et harmonie, les drapeaux et les rangs serrés. On devine à travers les confidences de la bourgeoisie allemande le travail des activistes militants au sein de chaque famille. Hitler a eu le flair de sentir que de l’urbanisation et de la scolarisation sortirait une culture de masse favorable à une dictature populaire mise sous un puissant contrôle interne. Les SS surveillent le parti ; le SD surveille les SS ; la SD est encadrée par la Gestapo etc. Une sorte d’institut de sondages avant l’heure, avec de multiples agents en concurrence : les policiers, les informateurs, les délateurs. A la fin, ils sont débordés de dénonciations. Le rôle des étudiants dans le nazisme n’a pas été éludé. Max Aue, ou le père de Bruhns, passent de l’idéalisme juvénile à l’autoritarisme puis à la barbarie ; un processus de politisation éprouvés par les philosophes tels Heidegger, Husserl, en partie Jünger. Le charisme est une forme de culte inventée au sein des organisations de fabrication de l’information et des médias. Quand la croyance ou la foi sont confortées par les victoires, les procédés de propagande fonctionnent. La machine à broyer est même jugée avec modération, y compris quand elle vise même sa propre famille ou quand on est jeté dans les remous de la lutte policière. Les parents des condamnés préfèrent ne pas réfléchir et protéger la « maison », l’entreprise, désemparés par un destin incompréhensible. La descente aux enfers de cette famille sûre d’elle, confiante en l’avenir, qui a donné à l’Etat Major son fils devenu officier de renseignement au Danemark, soupçonné de participation (ainsi que son gendre) à l’attentat du 20 juillet contre Hitler est symbolique. La segmentation de la haine sociale en plusieurs catégories a morcelé les consciences qui n’ont pas le temps de saisir les changements. La révolution culturelle dont parle Evans, c’était donc ça : enivrer la jeunesse d’action, de fureur et de mouvement ! Dans les « Bienveillantes »,( le roman prix Goncourt 2006) de J.Littell le « héros », un officier SS, fait partie de l’élite allemande connue comme riche en professeurs, juristes et philosophes. Avec en contre- point, une partie de la bourgeoisie lettrée : le père de Joachim Fest (l’historien allemand du fascisme, soldat prisonnier des Américains sur le Rhin en 45), un bourgeois libéral fonctionnaire en Prusse directeur d’école qui a été exclu pour refus d’adhérer au parti NSDP. Des milliers d’autres bourgeois émigrèrent (en France) ou connurent la déportation pour s’être opposés aux nazis.
Le point de vue des pro et anti-Hitlériens : une division cruciale bourgeoise
Bien que la bourgeoisie industrialiste ait donné des officiers et ait payé du sang de ses fils, aucune unification des réticences ne put être menée à terme. Les nazis ont su enfermer l’action collective dans un réseau étroit d’obligations « morales » et dans un programme d’action quotidienne, fait de groupements, d’associations de quartiers ou de profession, selon sexe, age, fonctions stratifiées. Un encadrement permanent ; l’individu ne devait jamais être seul avec lui-même pour débattre, s’interroger. Des bourgeois ordinaires, alors ? Non ! Certainement meilleurs calculateurs, bons organisateurs, plus dynamiques aussi. Cette bourgeoisie productiviste travaille à la conquête des marchés externes. Actuellement les négociateurs étrangers le confirment quand ils évoquent du patronat allemand qui leur fait face.
On voit bien que la connaissance historique relève autant de l’ethnographique que de l’archive. Elle se consigne particulièrement dans les mémoires, journaux personnels, lettres des civils. Documents longtemps cachés, trop décalées par rapport à l’opinion dominante Evans use de cette masse de documents, voire de romans. Le personnage Max Aue commandant à 30 ans de la SS, est une abstraction au caractère extravagant du « héros Européen », juriste et philosophe de formation, de mère française. Les personnages se ce roman sont empruntés au réel et la reconstitution de leur « travail » au front de vient une information historique demeurée enfouie, Tel fut également ce surprenant journal d’une femme à Berlin, journaliste anonyme de 30 ans qui raconte les derniers jours du Reich et l’arrivée des Russes ;elle nous dépeint l’état d’esprit des femmes en ville ou dans les caves. Superbe livre qui demeura inconnu pendant 15 ans. Idem pour le milieu universitaire que dépeint finement Victor Kemplerer à travers ses collègues puis ses bourreaux: une bourgeoisie admirative des castes supérieures, racistes élégants, sélectifs intérieurs (on a toujours un bon juif parmi ses amis ou employés)
En concluant cet échantillon d’une des fins républicaines les plus étranges : pour échapper au souvenir, il faut tuer la mémoire et pour cela un seul moyen : il faut la saturer jusqu’à écœurement quant à ces 20 années calamiteuses, l’Occident s’est jeté dans un pari inattendu, dans une course en avant économique où le modèle de l’entreprise allemande, son rendement, sa hiérarchie se sont répandus à l’aide des biens industriels exportés. Et donc la figure du capitalisme qui nous paraît aujourd’hui effrénée, l’obsession de l’accumulation, les inventions dues à l’énergie nucléaire issue de la guerre ont triomphé. Ce n’est pas un hasard si le capitalisme connut une troisième jeunesse dans le demi-siècle suivant. Quel est ce « modèle capitaliste allemand ? ». Il est fait comme hier de paternalisme et de collaboration avec les syndicats. La conquête des marchés extérieurs paye la paix sociale. Du côté des patrons, ce modèle implique que les dirigeants de l’économie aient un genre de vie, des revenus proches de ceux de leurs cadres. Leurs salaires sont les moins élevés du monde occidental, le style de direction est ni arrogant ni distant. Et ils travaillent de façon disciplinée. Les négociateurs du monde entier, en contact avec les chefs d’entreprise, le confirment. Productivisme, industrialisme allemands sont les symboles du monde aujourd’hui.
Venons en maintenant à une mort, plus « naturelle » (au sens d’ordinaire) de la quatrième République, à la suite de la guerre d’Algérie quand une bourgeoisie humaniste et chrétienne ; souvent progressiste par le passé (lois scolaires, affaire Dreyfus, séparation de l’église et de l’état, réformes sociales de l’après guerre) se perd devant un fascisme avoué (Allemagne de 1940) ou un fascisme colonial rampant. Les disparitions républicaines sont toujours liées aux états de conscience de bourgeoisies de gauche ou de droite qui s’abandonnent à leur funeste destin ou au défaitisme. N’y a-t-il pas une comparaison éclairante avec le moment présent ?
[1] Une même génération au lycée Pierre de Fermat, à Toulouse passée de 1950 à 1960, dont j’ai suivi le parcours sinueux entre démocratie, socialisme, maoïsme, marxisme :je pense aux parcours d’ Alain Badiou, Georges Frèche, Bernard Maris, mes condisciples dont je connais les origines et l’histoire personnelle ., Si ce n’est pas prétentieux de raconter mon écoute, cela justifiera comment nous sommes devenus des petits bourgeois, c'est-à-dire des intellectuels rémunérés par la république pour la décrier, tout en s’émancipant
[2] Aux éditions Flammarion en 2009, sous le titre « Le troisième Reich » (3 tomes =plus de 4000 pages) la complexité des activités diversifiées des bourgeoisies qu’elle soient de l’est ou du sud-ouest en est parfaitement rendue On connaissait déjà Kershaw en tant que spécialiste notoire mais –et ce dernier le reconnaît lui-même- la somme d’ Evans surpasse toutes les études antérieures pourtant ambitieuses Notons que Evans vient d’être traduit tardivement ; quatorze pays l’avaient lu avant nous où il était sorti. La France arrive au quinzième rang dans le monde quant à la curiosité historique de cet épisode. Ici on ne retient qu’un tome : le premier, titré « l’avènement du IIIè Reich» dont une moitié est intitulée ; l’échec de la démocratie
[3] Elections législatives de 1924 , de 28 ; de 30 ; élections présidentielles de 32, législatives de juillet 32, de novembre 32, régionales de 31 à 33 En France l’aveuglement se doublait d’une cécité d’information Quand des livres essentiels furent traduits, ils ont été négligés par carence de lectorats ou manque d’ouverture aux grandes écoles savantes étrangères. Avant-guerre leur traduction intéressait au mieux trois ou quatre cents personnes, spécialistes ou lecteurs cultivés
[6] Comme d’autres avant moi, je dois justifier une passion de sociologue pour cette histoire des ruptures et des crises. Je ne connais pas la langue Allemande, peu le pays. D’eux, je n’ai vu que les bottes quand, cachés sous la table avec ma sœur, nous les vîmes fouiller la maison. Je pense avoir trouvé les raisons de ma curiosité: l’Allemagne est un condensé de l’histoire de l’Europe et même du monde qui l’a observée à plusieurs reprises, horrifié, ou envoûté par son énergie à puiser sa force dans la résolution violente vers la modernité, la négation de la démocratie. Ceci permet de comprendre comment les Allemands manifestent actuellement au sujet de l’organisation de l’Europe un idéalisme de « Nations réunies » ; et au delà, font preuve d’un idéalisme politique dans la gestion de communautés différentes. A. Merkel, après d’autres, en appelle au patriotisme économique, un registre de la vie politique inopportune, vue l’étroitesse des choix idéologiques. La sociologie n’est pas impuissante devant ces revirements, ces virevoltes entre régimes autoritaires puis laxistes, fascistes puis républicains. La branche de la sociologie interactionniste institutionnelle étudie le « situationnel », les circonstances de cristallisation et les ruptures impromptues dues aux contextes. Elle est appropriée à analyser les guerres, les crises. Elle est dynamique contrairement à d’autres branches de la sociologie qui étudient le statisme, l’immobilité des structures
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