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    Sur  La mort de quelques républiques

     

             La république est éternelle mais elle meurt souvent :

      

     

    Ce livre refusé par les éditeurs selon le principe que l’on ne parle pas de décès dans la maison  d’un grand malade est auto-édité. Il  permet d’assister à des condensés d’histoire,  formidables accélérations en 1792-97 ; 1848,  1940 ou 1958. Cette enquête commence dans la Grèce antique et à Rome pour finir avec  la série française des morts subites  en passant par la république de Weimar  qui  se suicida  devant les  menaces nazies. Et  on finira sur  le  présent: la Vème devant l’ impératif ordinaire ; car nous voila  sans croissance, sans dominations, sans prédations, sans colonies exploitables, avec une industrie manufacturière ou une agriculture à faibles profits...et soudain comme ce le fut dans l’histoire : « Marianne est nue » !

     

     

    Une  étude de décès en série n’a pas été tentée auparavant. Probablement parce que caractériser l’effondrement de différentes républiques n’est pas exaltant ; on préfère les enfantements remarquables et porteurs d’espoir et d’illusions  .

    D’ailleurs Les auteurs ne sont pas d’accord entre eux !  Morte de quoi ?  A la suite de quelles circonstances  ou  pathologies?  Ce brouillage est en soi  un mystère : aucune  exploration sérieuse, aucune explication  n’a été avancée pour saisir la répétition ces  morts cruciales. La sociologie s’en est désintéressée. Et l’histoire ?  Le refus  de ces spécialistes est admissible; les historiens sont par définition conformistes et prudents. En effet, ils dépendent de l’histoire pour faire leur Histoire (sources  accessibles ou non, accès ou pas  aux témoins, temps libre, autorisations) ; ils font de la sociologie sans le dire, en accordant à tel contexte  ou à tel conditionnement, le poids   de l’efficace. Ils créent du témoignage comme nous, et sont comme nous, soumis à l’influence de la société. Ils  citent des auteurs pour leur crédibilité ; ils dépendent de l’université et de leur audience. Les médias et les intellectuels professionnels se détournent de ce problème  des disparitions pour se consacrer aux naissances glorieuses, aux « inventions » prestigieuses, aux débuts rayonnants et de ce fait  attirent notre attention ailleurs Ils  trouvent des intérêts puissants  à voiler l’horizon au profit du passé. Les élites bourgeoises, que ce soit celles   de Sciences Po ou de Normale sup, ou d’autres entrées, parvenues au sommet, deviennent passéistes. Dans les familles, on se transmet un  héritage politique républicain mais cette passation ne va pas de soi en raison de l’âge et des rapports de générations. Qu’elles soient de Droite ou de Gauche,  ou bien des extrêmes  les obstacles qu’elles rencontrent à une transmission en douceur  du pouvoir rend le nouveau contrat social au centre du capitalisme démocratique inexpliqué

     En conséquence,  on renversera l’analyse. On partira du postulat  que toutes les républiques sont mortelles et que ce qu’on doit expliquer est leur durée anormale... au-delà de 70 ou 80 ans. J’en  trouvé un grand nombre de cas, illustres ou méconnus ;  je les  décris à ma manière. En me servant d’auteurs renommés.  Les ayant lus, et souvent connus, j’ai tourné mon regard, non pas seulement sur qu’ils disent, ni sur ce qu’ils proclament  de la raison d’être de leurs  écrits, mais sur la source de leurs idées et  sur  leur fiabilité !  C’est à dire comment  manifestent-ils leurs idées  au quotidien. Amateur de livres, je crois  que cet agrégat de papier est un moyen artificiel, un peu « court »pour comprendre un penseur. Plus judicieux pour le sociologue  est de chercher à savoir : qui est-il, d’où vient-il, quels sont ses moyens matériels, comment se comporte-t-il dans la vie courante, que fait-il dans telle circonstance de sa vie (enseignement, famille, rapport au pouvoir, attitude de  père, employeur, citoyen) ?  J’ai appris au sujet des auteurs  pris pour  témoins (une douzaine que je connais personnellement) autant  par cette connaissance directe,   que  dans  ce   qu’ils  proclament en l’intermédiaire du livre. Ce qui les réunit est  l’audace  de se libérer des  frontières chronologiques, des découpages  disciplinaires ou des contraintes  de carrière. In fine on  posera au sociologue, s’il est chercheur de terrain, la question s’il veut demeurer libre, de savoir s’il peut rester en même temps  un  universitaire ?  A-t-il la faculté  de critiquer son employeur, l’Etat, tout en restant un loyal républicain,  sauf à scier la branche sur laquelle il est assis confortablement ; cette question est  recevable pour la recherche, car dans l’enseignement , la protection du statut est impérative

     

      «Si la République est éternelle et qu’elle meure souvent »,  l’énigme de ses  disparitions  régulières nous échappe ; la  logique, faisant de chacune une singularité susceptible  de confrontations ne nous apparaît pas clairement. Encore faudrait-il  des tonnes d’idées neuves. Justement, des Grands Anciens aux auteurs  modernes,  il y a pléthore, malgré que « les idées neuves soient pourchassées de haine  pour rester dans le confort de routine » dit   un Ecossais :

     

     « La plus grande part de l’humanité peut être divisée en deux classes ; celle des penseurs superficiels qui s’arrêtent en deçà de la vérité et celle des penseurs abstrus, qui vont au-delà.  La seconde classe est la plus rare et, puis-je ajouter, de loin la plus utile et la plus précieuse. Ils ont au moins le mérite d’ébaucher  des questions et de lever des difficultés,et même s’il arrive qu’ils  manquent d’habileté  pour les démêler , au moins peuvent-elles produire de subtiles découvertes  lorsqu’elle sont traitées par des hommes qui ont une façon de penser plus juste. Au pire, ce que disent ces penseurs  n’est pas commun, et la compréhension dût-elle en coûter  quelque peine, on a du moins  le plaisir d’entendre quelque chose de nouveau. Un auteur  qui ne vous dit rien que  l’on ne puisse apprendre de n’importe quelle  conversation de café doit être tenu en piètre estime » (David Hume  Discours politiques 1758)

     

    Je me suis détourné également  des disputes d’assemblées, des diatribes de salon et des chroniques au grand quotidien du monde, Et j’ai trouvé des idées .De source diverses : études, enquêtes, lectures, rencontres; je fais part aussi de mon  expérience personnelle : contemporain de deux grands « décès » républicains qui ont marqué les esprits.

     

     L’aléa de  la durée  rend dubitatif : en France, mortalité infantile forte, deux fois à la naissance (1793 ,1848) ; une fois à l’adolescence à 13 ans (1958) et  pour une autre cas,  une vieillesse  catastrophique, à 70 ans,  qui la vit périr en trois semaines. Celle que nous vivons actuellement, à  près de 60 ans,   n’est plus, dit-on, très robuste. A Athènes et Rome, elles furent de brefs entractes entre  oligarchies, tyrannies ou  monarchies. Au début du siècle dernier,  deux d’entre elles  (Espagne et Allemagne), moururent au cours de leur jeunesse, foudroyées par leur armée ou par des milices privées. Parmi les facteurs déterminants  on vit en effet immédiatement  sortir les longs couteaux de la puissance militaire. Peu étudiée sociologiquement, cette institution, fondamentale en toute nation  (les historiens, hélas, en ont  fait un secteur  marginal et limité de leurs analyses),  sera perçue comme un accélérateur, ou bien un déclencheur.  C’est parfois simplement du fait de l’abstention (face aux armées privées , SA en Allemagne) ou  à la suite du défaitisme de son Etat Major en France de 1940 (voire pour une fraction, du refus de se battre).

    La fin de la 4ème française   survient en 1958  à la suite de la guerre d’Algérie : l’armée   donna le coup de grâce mais n’était-ce pas plutôt une euthanasie masquée ? Des agonies longues ou courtes, des évanouissements  temporaires ou des morts définitives, qu’elles soient « héroïques » ou non, l’histoire en proposa à foison : assassinats des mains de Franco, Pinochet ... Nous avons eu aussi  bien Bonaparte, Louis-Napoléon, Pétain .

     

    Ce qui   entrave   l’indispensable intelligence de ces situations  est l’absence d’idées explicatives chez de nombreux historiens et  sociologues, autant que la faiblesse d’entendement de la part  des sciences sociales sur les sujets tels que les crises ou les disparitions. Certes, je  prends au sérieux  Paul Valery : « L’histoire donne  des exemples de tout, elle ne donne donc des leçons sur rien ». Or, le jugement moral une fois éliminé, nous n’imaginons pas  d’autre alternative que l’exercice libre critique du comparatif. .Ô surprise,  offrant une série de cas d’un  phénomène aussi peu exceptionnel que la mort d’une république, je ne croyais pas scandaliser ! Néanmoins, j’ai  persisté et je sais que je m’expose. J’ai des droits de citoyens, si ce n’est de sociologue ; et donc j’ouvre  une large gamme de disparitions que je  rapproche et distingue  au centre  d’une  combinaison de facteurs  et de circonstances.   Que ce soient les premières cités athéniennes,   ou italiennes vers 1500, ou encore  les Etats nations du XXè (France ; Allemagne ; Espagne), la continuité de l’intervention des forces militaires, l’omniprésence les professeurs de Droit, des constitutionnalistes, l’activisme  des universitaires est frappante. Sans parler des médias et des essayistes, épaulés  par les fabricants de livres, sous l’égide des éditeurs ou journalistes. Des lecteurs me  diront : Attention danger d’anachronisme !  Ce fut la raison officielle des refus de publication :« vous n’êtes pas dans notre ligne éditoriale ».I l est vrai que le secteur de l’imprimerie livresque, en crise, est soumis à des contraintes, par la mondialisation, de financements  rapides, de pressions d’actionnaires, maintenant des milliardaires. Pourtant le moment est propice. Les factions   politiques qui se déchirent, font tomber les masques : on voit  alors plus clair sur le sens du mot démocratie. Profitons de cette opportunité due à un instant de doute  et  cherchons des issues au désert de raisonnements

     

    Le plus difficile à admettre,  pour les intellectuels  contemporains, concernant les idées émises ici, sera la critique de l’usage inconsidéré  ou dévoyé de « populisme ». Les idéologues de la république ont  su fabriquer une « histoire populaire » de la démocratie ; ont conçu une représentation du peuple unanimiste au fond « républicain » par nature  qui fit date à partir de 1945,  et  à laquelle  il est obligatoire de se  référer sans vérification de l’adhésion de ce « peuple » inconnu. Que peut apporter  le sociologue  de terrain? Justement l’enquête et la vérification  de la pertinence des catégories usuelles de jugement. Par exemple des enquêtes ethnographiques, empiriques directes, sur des refus motivés d’inscription électorale, sur des populations  qui manifestent l’abstention du vote, occasionnelle ou  persistante. En confrontant ces attitudes à d’autres modalités d‘action politique qui ne passent pas par le vote mais  par d’autres actions citoyennes, on verra que la politisation réelle ne se trouve pas  là où on le pense. L’idéalisation peut concerner l’envers du décor. Le sociologue, sur le terrai, rencontre fréquemment des paysans bourgeois et des ouvriers  conformistes et, même de plus en plus fréquemment, si on tient le critère de la propriété  d’un patrimoine non substantiel,  comme essentiel. D’ailleurs le vote  des petits paysans et des employés, un  brin propriétaires, a fait chuter  plusieurs républiques

     

     Les discours  des « intellectuels d’Etat », critiques ou non, ont solidifié une  application  formelle des droits de l’homme  et ont masqué les multiples contradictions  entre   Droit et   réalités, entre  principes et  politiques effectives. Toutes les  fractions au pouvoir, ou le convoitant, se servent du peuple et  s’emparent du droit  à le représenter,  jusqu’à un moment où la  rupture est inévitable et brutale, bien que personne n’en ait la même vision et sensation. La variation autour de cette notion morale qu’est la participation électorale  constitue  un morceau de musique  si discordant  qu’on ne sait plus  à qui on parle et de quoi on parle  C’est ce qui fait la force du peuple rêvé  ou de l’appel  à lui : toujours rester purement rhétorique . Pas la moindre enquête directe  par immersion. La définition de citoyens est, dès lors, aussi confuse que son histoire ; telle, la mise à l’écart selon le moment des jeunes, les femmes, les  propriétaires passifs, les « pas assez riches », les  résidents  non natifs etc.  Aucun cas ne  s’identifie à un autre dans la fluctuation historique. Par conséquent la république  a été  le meilleur régime espéré grâce à  sa géométrie variable  et à sa grande souplesse d’application. Exemple : le   droit  électoral change  sans qu’on touche  à la solennité requise de cérémonie quasi-religieuse  du vote  de nos représentants (isoloir-confessionnal,  attente-cortège, silence et recueillement)

    La République a  inspiré une terminologie abstraite  variée: la plèbe, la masse, la foule, la classe inférieure ou dangereuse, la populace, les prolos, ou pire, quant aux politologues peu exigeants :  les « gens » comme si c’était une entité. A cette obscurité, a correspondu un peuple idéalisé. Cette évocation du « peuple » est souvent une diversion dans le rapport de force entre fractions rivales du pouvoir.  D’ailleurs comment le connaîtraient-elles ? Aucun de leurs membres, et surtout pas dans la  politique, n’a un proche parent, un voisin, un ami intime, à l’état d’ouvrier, de petit employé, d’agent subalterne. Sur plus d’une vingtaine de milliers de députés français choisi dans notre histoire démocratique sur deux siècles, deux cents peuvent être considérés comme véritables ouvriers sur la durée, en ôtant apprentis ou occasionnels avant d’être « permanent ». Proudhon fut le premier  et a ouvert une voie peu suivie ; la sociologie, elle aussi, s’est bien embourgeoisée depuis 1968, mis à part la frange des « établis ».

    La  moindre étude empirique  n’a  été ethnographiquement  entreprise : on s’est retrouvé, mes étudiants et moi,  bien seuls en usine, dans les hôpitaux, sur les chantiers.   L’abstention du vote, le retrait de la cité ou de la nation  - pas forcement à l’échelle du  quartier, de l’habitat, de  l’entreprise- ne furent jamais étudiés en tant que discriminants. Qu’il y ait une auto-exclusion ou une discrimination, on ne s’étonne plus  qu’une moitié des citoyens est ou se met à l’écart. Au pic électoral de l’intérêt (présidentielle), chez nous, 25 millions de citoyens actent quand la population concernée est  de plus de 50 millions. Aux Etats-Unis, c’est... pire! 80 millions de citoyens   participent  à la grande élection nationale sur 180 millions en âge de le faire. Le meilleur   marqueur qui allie l’abstention électorale  à la non intégration, est, on le verra au cours de l’émergence des fins républicaines,  la propriété  de biens spéculatifs, de propriétés productives, y compris en faible volume, de plus de deux logements, de participation à des profits capitalistes   sous forme  de titres, de rentes, d’actions  ou de biens mobiliers issus de patrimoines hérités ou créés au delà  du foyer et des  biens domestiques du logement habité ou des petits comptes d’ épargne. C’est ce critère, non celui de la position dans le processus du travail, la richesse dû au type de revenus qui est la grande nouveauté de ce temps. Ce que les marxistes dépassés par le changement d’époque, n’ont pas vu venir  ce paradigme implacable. Les périodes où les républiques tombent adviennent quand les effets    d’une redistribution familiale ou clientéliste, l’offre du pain et des jeux (médias, foot, loisirs de masse)  ou des exutoires contre  le déclassement  ne fait plus  ressentir ses effets bénéfiques. On le vit   toujours depuis 1789.. C’est pourquoi  on s’inquiète, maintenant quand on réalise qu’il y ait si peu  à redistribuer!

     

    Les profits   républicains, généralement hérités  de père en fils,  incitent à  une concurrence des dominants, une lutte interne parfois brutale  afin de les maintenir ou  maximiser. La production et la plus value, la marchandise et le profit commercial ne sont plus les sources les plus notoires de richesses, puisque la fructification de l’argent, les jeux financiers, les rentes bancaires, les revenus fiduciaires sont l’origine  de la puissance d’influence républicaine actuelle. Et deviennent déterminantes la consommation, l’origine du patrimoine, le style d’usage de la valeur, plus  que les positions officielles sur une échelle de  déclaration d’égalité sociale des revenus. Voici où nous mena la lecture de quelques auteurs largement connus mais...souvent étrangers à la France. Notre enquête nous mena auprès de générations de chefs républicains sélectionnés pour représenter le corps entier des possédants ;une catégorie qui s’épuisa vite (corruption, usure)  quand ils tardent à laisser la place à leurs cadets. Parfois ils sont remplacés en douceur en fonction de « révolutions », parfois  la transition  génère des ratés et des conflits. Et il y eut obligatoirement des mécontents dans les branches écartées, dans les fratries malchanceuses qu’il fallut recaser dans l’histoire de nos républiques.  L’hypothèse  d’une barrière  de trois générations  résistantes sur des positions d’influence est ici  tenue comme probable vu le nombre des cas où cette idée « a marché » dans l’analyse.  Cela suggère l’extraordinaire complexité des transferts au sein d’empires familiaux  de passages de la fortune et d’adaptation des législations à la transmission de biens. En tenant compte des changements  de style de vie et de certaines formes de respect  dues à la vieillesse  en démocratie. De surcroît ces  bourgeoisies infériorisées en attente de pouvoir, doivent s'ajuster aux  types de capitalismes qui  se succèdent et se montrer aptes à renouveler les discours au « peuple », ajuster la meilleure  présentation de soi et le  « juste »  cliché du « populaire », le plus efficace.

     Certaines des morts étudiées seront en conséquence vues comme l’inadéquation  des personnels politiques quasi professionnalisés entre leurs  capacités de  résolution  de crises : dettes accumulées, modifications internationales; mutation de genres de capitalisme ( artisanal, technique, industriel, financier, boursier) qui se succèdent  de plus en plus  vite. Les fractions  familiales les plus aptes à accroître les profits à travers l’économie  de marché n’ont pas la même perception des situations aiguës de bouleversement. Elles sont alors renversées par des fractions parentes, moins éprouvées, plus averties des idées qui apparaîtront   neuves. 

     

    Sans considérer les « pathologies » proprement politiques de la mortalité (faiblesse de caractère, langueur bureaucratique des institutions, variation de la position à l’international, manque d’envergure d’une génération de politiciens) il apparaît toujours une rivalité démographique entre fractions bourgeoises.  Sur trois générations  de personnels,  héritiers  de mêmes clans et de mêmes positions  d’ Etat, on  constate inévitablement une  perte de  largeur de vue des dirigeants dans une crise  d’apparition de contestes neufs . C’est peut-être là  la stérilité obligée du recrutement monocorde, face à chaque situation originale. Curieusement on retrouvera ce mur approximatif  des « 70 ans », sur 3 ou 4 rapports générationnels, dans d’autres régimes: tels l’ex-URSS, la démocratie  américaine au recrutement aussi  fermé, mais brutalement renouvelé par des élites imprévues, surgies...de nulle part !

     

    Pour revenir   au sens du mot « peuple » (signifiant  ici une moitié de la population, celle qui ne participe pas électoralement  dans les circonstances qu’on lui impose),  il ne pourra  être défini que  par défaut. L’intéressant   se trouve dans les raisons historiques qui nous cachent l’évidence. Par conséquent, après le démontage de mes scénarios, j’ai extrait trois  composantes  déterminant  la chute des républiques : l’Armée, on l’ dit, la « Famille », le Droit (les règles  d’héritage  sont  substantielles à la parenté) ou les fabricants d’idéologies, quoique ce dernier facteur soit un poncif. Plus visibles pour les analystes, l’armée, la police, les milices, les  services  secrets, émargent  au même guichet républicain.  Mais s’il n’y a plus de profits, soit par perte de marchés, soit par  exploitation  particulière qui se tarit,  le régime républicain peut  se trouver incapable de  satisfaire  les « besoins » d’enrichissement pressants .Et les mécontents  croissent. L'expansionnisme  républicain s’épuise naturellement  dit Bernanos dans La démocratie impériale. Horreur  contemporaine, on découvre : Marianne est nue !

     

    il n’y a peut-être pas de « lois »,  mais, là, une tendance dans l’aire occidentale.  Ce fut la grande idée de Jack Goody.  Il  restait à étudier l’assemblage  en chaque république spécifique des  variables qui n’épuisent pas  l’ensemble des causes  exercées en  circonstances complexes distinctes. Par  impuissance et non  par désintérêt naturel,  les dirigeants  des « castes » inférieures de  bourgeoisies,  qui, depuis « toujours » misaient sur l’équité de la concurrence interne pour sélectionner les meilleurs d’entre,  se révèlent déçues. Le peuple est alors épisodiquement appelé  à arbitrer, souvent dans la rue,  quand le sentiment du déclin  irrémédiable ou une injustice ressentie de la part d’un clan par rapport à un qui serait mieux privilégié, poussent à cette extrémité mais son intervention est éphémère et rapidement neutralisée 

     

    Comment explorer  la  mortalité républicaine sans être historien soi-même ? En cherchant parmi les spécialistes connus ceux qui sont  de réels innovateurs. Nous les prîmes pour « guides » dans le fouillis des explications historiques. Ces auteurs parfois acteurs, eux-mêmes  des événements, engagés à leur manière ( Goody par exemple fut un soldat de la  guerre mondiale,Godechot révoqué par Vichy, Bloch le Résistant, fusillé ) furent nos « Grands Témoins » appelés à la barre. Ce sont eux qui  nous ouvrirent  au sentiment qu’il existait un matériau raisonnable, eu égard à la mort des Républiques, dans l’immense bibliographie disponible (sur  Weimar et le nazisme ; 120 000 livres parurent à  ce jour) ;  de Paul Veyne à Richard Dunn (Empire Gréco- romain),  de  Jacques Godechot à Jean –Clément Martin (Révolution française), de Ian Kerschaw à Richard Evans (pour l’Allemagne),  de  Maurice Agulhon à Jack Goody qui viennent de disparaître. Les Anglais sont de Cambridge,  immense capitale historienne,  la compétition des Français étant plutôt  autour de Province contre Sorbonne 

     Nous   avons  appliqué deux interprétations  simultanément: tout décès est accidentel et structurel à la fois, considérant que les électeurs réguliers   constituent une unité politique comme  agrégat de possédants aux moyens immenses ou faibles, de diverses formes et souches toutefois explicitement unifiés dans une idéologie qui  porte la propriété privée  comme fondement du contrat social. Les autre critères  de l’accord  fondamental sont secondaires. Par exemple :la formation supérieure au delà du bac, la lecture des mêmes journaux, la référence aux symboles immuables, la  croyance d’avoir eu des expériences populaires telles que le journalisme, le syndicalisme étudiant, l’aspiration aux grandes écoles  ou encore   la croyance  inébranlable dans les sondages qui révèle une conception du peuple si naïve qu’elle en est stupéfiante ;qui implique qu’on puisse  remplacer la connaissance directe des mondes des  subalternes  par des petits salariés de la fabrique de l’opinion

     

    La mort des Républiques  prône fièrement  l’engagement d’une pensée libre hors des conformismes, l’abolition de la spécialisation disciplinaire et  enfin un dialogue par des moyens divers, autres qu’internet dont la facilité et l’inefficacité sont déconcertantes. Ce dont  témoignent la crédulité des esprits ordinaires  qui s’y expriment ou le formalisme académique de débats,  les querelles  microscopiques  des m’as-tu-vu des réseaux sociaux. Finalement, à l’encontre de toutes les formules qui veulent   absolument une thèse et une étiquette quant à la source de l’auteur, ici il y en a plusieurs, et je ne suis assuré d’aucune d’entre elles ; alors certainement ce livre  déconcertera le lecteur habitué à voir une  idée unique développée du début à la fin par un « metteur en scène » tout puissant s’appuyant sans vraiment l'avouer sur une foule de collègues. L'étonneront aussi le simple propos sociologique  qui est, à côté  des multiples thèmes abordés, l'intérêt porté aux historiens pour eux-mêmes  sans se refuser, à certains endroits  le ton virulent, voire engagé  dans un mélange  moqueur du contenu des sciences sociales. En fin de compte une esquisse de sociologie des historiens  français 

    Depuis l’Antiquité, les républiques qui se succédèrent ne furent jamais envisagées en séries mortelles. D’après Jack Goody, on a gommé allégrement tous les cas qui n’appartiennent pas notre vision  et qui ne conviennent donc  pas à notre cadre ethnocentriste. In fine, notre jugement dépend des conceptions de professeurs de Droit, constitutionnalistes, historiens  et  politologues. Le nominalisme juridique qui impose sa propre définition  politique  déforme notre vision depuis  plus de cent cinquante ans. Si l’on s’en tient au vague consensus en cours, pourquoi  le descriptif de chacune des disparitions n’a jamais été conçu au point de vue comparatif ? Parmi les obstacles, citons le provincialisme hexagonal et la puissante sinon autoritaire tradition historiographique nationale. Pour les contrer, j’ai mis en oeuvre le comparatisme depuis la Grèce. Une série qui n’a pas  l’inclination   naturelle des historiens, plus  entraînés  à l’exhaustivité  monographique ; un épisode  étant toujours singularisé, circonscrit selon des bornes  frontalières.  Un  sociologue  comme Howard Becker a fait pourtant de l’étude de cas, la méthode la plus appropriée en sciences sociales ([1]). Il m’encouragea à traiter -de façon audacieuse peut-être-,  les morts  subites d’un regard global, multipliant les variables et cherchant différences ou similitudes. Et quand bien même, il n’y a pas de comparabilité possible, l’incomparable est encore une bonne occasion de comparaison puisqu’il permet de dégager quelle caractéristique  s’impose ou non  à la connaissance. Et puis, qui sait ?  Quelque lecteur rencontré au hasard sera heureux de voir que lorsque on appelle à la 6ème Rép, on en ignore les conditions  antérieures. Que lorsque les frontières qui s’effritent entre l’Asie et l’Europe ou qu’ on nous parle de crise depuis 50, que le « terrorisme » est lié  à tout ordre qui voit son autorité contestée  et que le pouvoir appartient à celui en position de définir le peuple.  C’est l’émetteur de la théorie  qui proclame qui et où est le « peuple » ou qui est le terroriste , son ennemi naturel. Ainsi vu de Paris ou de Weimar,  le peuple ou le terroriste ne sont  pas identiques. Il y avait le peuple à Londres pour De Gaulle , un suppôt de terroristes  selon Vichy qui avait son vrai peuple. Le peuple des paras insurgés d’Alger en 1958 ou  1961  agitant la menace de leurs propres terroristes perçues en  images totalement inversées en métropole

    Et puis qui sait ? On aura la chance d’ inciter quelque étudiant déçu de l’enseignement qu’il reçoit d’aller voir par lui-même  ceux qui ne votent pas, sont  peu intéressés par la délégation, la représentation à niveaux complexes et sont détournés par  ceux qui ont un perception différente,un sens autre de la dimension  espace- temps ;  ceux très sensibles aux promesses vitales  non tenues, à la lenteur des procédures, au jeu  décevant de l‘appareil impénétrable de  codes, règles  dont les constitutionnalistes et juristes se sont fait une spécialité incontournable sous tous  les régimes . Donc le peuple, c’est  les autres,  les inconnus  dangereux des cités et banlieues, les absents  qui on toujours tort.., alors abolissons les cloisons entre disciplines, entre les trois censées nous les expliquer : L’Histoire, la Sociologie, et l’Anthropologie. Je sais que la première de ces  disciplines défaillantes, l’histoire, est défavorable aux incursions  d’outsiders,  que la sociologie est, sur ce sujet,  impuissante ou plutôt paralysée, et que l’anthropologie a trop déchu pour nous être d’une quelconque aide en France

     

    [1] La Grande Focale la découverte  2016

     

     

    Chapitre 6 J Goody contre l’ethnocentrisme en histoire politique (110-125)

     

    Avant de disparaître récemment  (2015) Jack Goody nous a proposé sans l’avoir  expressément prévu,  la  conscience  du Vol de l’histoire politique du monde par l’Europe ([1]) Mais le vol qu’est-ce à dire ? « J’entends par là la main mise de l’Occident sur l’histoire, une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l‘échelle provinciale de l’Europe –occidentale le plus souvent- pour les imposer au reste du monde »(p13). Cet exergue en coup de tonnerre, à qui le destine-il ? A la jeunesse ; jeunesse qui  se déplace  sur la planète à la vitesse que permettent la communication et la circulation moderne. Le maelstrom a commencé. Qui dit ça ? Un « jeune homme » quasi-centenaire( 90 ans) ? Oui, par l’esprit ! Bien entendu sa posture implique qu’en étudiant notre ethnocentrisme, il saisisse celui des autres sociétés, certes moins diffusé mais qui s’alourdit d’incompréhensions meurtries par le passé conquérant de l’Occident. C’est au titre de ce passé équivoque que nous avons-nous même  écrit le texte présent

     

    La complexité, la pluralité de formes constitutionnelles, le caractère plus ou moins indéfinissable, avant enquête, de la nature d’un régime quelconque, interdisent une échelle linéaire des mérites de chacun d’eux. Telle est  la recommandation initiale. Si on  met avant le nominalisme et les classifications propres à tout jugement moral , on s’en  remet  à la dépendance à des pouvoirs, (ou à certaines des Religions qui définissent le Bien et le Mal publics )  aussi bien qu’au juridisme des intellectuels et de ceux qui  contrôlent  la  terminologie, sans vérification  autre que leurs sentiments et intérêts.. Par exemple, dans ce  que nous nommons   « élections » en démocratie (que nous  prenons au sérieux en tant que test d’adhésion républicaine), il existe une complexité de conceptions d’électorats, de rapports publics au vote, de délégations et de droits inhérents au civisme mal définis. Il y a eu une foule d’interprétations de « l’élection » dans le monde  qui rendent ces critères  peu pertinents, ininterprétables à l’anthropologue qui veut jeter un regard comparatif. L’inclination  de critères démocratiques  à  l’égard  de la causalité linéaire  interdit  une dimension critique,  oubliant les  fonctions contradictoires  de cet acte (élection papale, des juges sous la royauté, dans l’armée, ou maintenant dans les actionnaires d’entreprises). Résultats   de l’enquête à l’échelle  mondiale de ce que réalisa  Jack Goody, avec ses scrupules habituels.

     

    Et la mort des républiques, perçue par un regard extérieur à l’ Occident,  aboutira à la conviction  de voir là une simple étape,  un augure et pas la fin d’un monde. La fin  d’une histoire  occidentale centralisée  (par clercs et universitaires), relativement homogène dans ses thèmes, méthodes et démarches générales :Oui ! Un regard anti-euro-centrique  à la  Goody  au sujet  de   la « démocratie », du capitalisme, du libéralisme  dévoile des  concepts fabriqués sur plusieurs siècles  à travers empires ou républiques, dictatures ou royaumes appuyés  sur la révolution industrielle et  la conquête du monde. Est –ce  un relativisme absolu ? Non ! il y eut des avancées et des reculs pendant 5 siècles de travail, en histoire moderne : Weber, Braudel, Elias   nous firent connaître l’histoire  en sa dimension « monde » mais l’anthropologie culturelle et politique mondialisée  dans les considérations de l’auteur apporte des  sources nouvelles et inattendues

     

    Qu’en penserait P Veyne pour l’Antique ?([2] ) La même chose ! A preuve :.« C’est pourquoi, à mon avis,  il est exagéré  de saluer en la démocratie athénienne  l’aïeule de la notre » p 88  Toutefois, il a pris un chemin différent pour parvenir à la conclusion de fort relativisme ; tel Pomeranz, au sujet de la Chine, Souyry, le Japon « moderne » sans être occidental ([3]) et quelques autres centres arabo-musulmans  participant aux inventions politiques. Le mouvement de la Réforme en méthodologie  d’études politiques est en marche. Veyne dit de qu’il n’ y a pas de coupure  entre systèmes politiques aussi clairement, sans faits étayés, ce qui nous sert d’argument d’autorité. Aucun système n’est vierge du passé et aucun n’est pur dans  ses « organisations » intérieures. « Sous l’ Empire , le mot République ne cessera jamais d’être prononcé et ce n’est pas une fiction hypocrite,  ... un empereur au contraire était au service de la république » (Veyne p28) . « Le régime impérial  ne maintenait pas sa façade républicaine  par une fiction, mais au terme d’un compromis ; le prince ne pouvait ni ne voulait abolir la république, car il avait besoin d’elle : sans l’ordre  sénatorial, sans les consuls, les magistrats et les promagistrats, l’Empire ,dépouillé de sa colonne vertébrale se serait effondré » (p29.« D’où vient cette idée follement neuve, cette conception si particulière qui a dominé  les pensées et partiellement les pratiques ? Selon Vernant elle vient d’un idéal aristocratique  qui a été  étendu  à tout un corps civique  auto-proclamé , paysans et gens de ville » . Parfois une oligarchie  commande sous les apparences de la dictature  avec laquelle des compromis sont passés ; une autre fois, « on pourrait dire  que le césarisme n’est que l’instrument d’une  groupe de familles  dirigeantes  qui gouverne derrière  les chefs élus et  rois ou empereurs »... « D’où vient cette conception aristocratique et clientélique, curieusement associée  à la doctrine républicaine  selon laquelle c’est la communauté qui  choisit son calife ? »  (p 21)

     

    Le mélange des   de régimes   antinomiques

     

    Nos auteurs témoins   disent la même chose  d’autres périodes :sous la Révolution,  sous Bonaparte, sous les consuls, sous les princes, et sous les présidents élus  ou non ; mis à part  l’Allemagne nazie qui est une singularité historique,  toutes les combinaisons sont possibles  et donc toutes les terminologies : «Par exemple ce que  Max Weber  appelle l’alliance naturelle ...mise partout en œuvre  de l’autocrate  avec les couches plébéiennes contre les couches de statut supérieur »  l’atteste  (Veyne p 154)

     Il n’y  a aucune limite claire pour  déterminer  si Rome relève de la république, du principat,  de l’autocratie,  du mécénat ou de la « démocratie » La différence est dans l’organisation et l’agencement : « la démocratie moderne  réunit les individus en les réduisant  tous à une même norme abstraite et égalitaire ; leurs avantages  personnels ..s’effacent  dans l’abstraction du droit public... tandis que dans la cité antique , ce sont des différences concrètes  et complémentaires  qui réunissent les citoyens (par l’évergétisme,  les notables , les riches s’ils veulent tenir leur rang  ont le devoir  moral ..le pain , le Cirque,  et des monuments publics »). La démonstration de P. Veyne , si elle veut convaincre,  doit de s’appuyer sur une immense enquête :  800 pages de faits politiques dans l’Antiquité, et  plus de 500  chez Goody. Deux regards aigus sur les formes politiques dans le monde et dans l’histoire qui ne  déploie que diversité, variétés de systèmes, y compris le républicain en l’occurrence, et où ne  l’emporte aucune légitimité particulière. Malgré qu’un continent, le notre, se soit  attribué une supériorité morale ou juridique à ce sujet.   

     

     

    « Regardons les faits et les  systèmes concrets »

     

    Là où Veyne dit : oligarchie, clientélisme, autocratie, Goody insiste sur « familles », clans, liens de sang, noblesse et féodalité  rapprochés dans l’Histoire ; il mettrait  la République, où le partage du pouvoir entre diverses bourgeoisies de gauche, du centre, ou de droite se  déroule généralement  sans problème,  autre que procédural. Là, la « succession » émerge d’autres règles : sélections  dont l’élection  est une parmi d’autres, (choix  fermés des postulants ,formation idoine).   Par conséquent, Goody et Veyne ne font pas de l’histoire politique définie à priori par une étiquette de « système »,  mais font l’histoire du politique, du fait politique, et  du mélange de « pouvoirs » que recèle n’importe quel  pouvoir qui  s’auto-definit ensuite en raison d’intérêts économiques du moment .

    En démocratie on  constate également une mosaïque de formes,  des assemblées aux fonctions disparates, de métissages de formules quant aux libertés, des concepts interchangeables.  Les valeurs sont un attribut  passe-partout,  il  y a des valeurs  proclamées ailleurs ;même le nazisme prétendait  à des valeurs ; ce fut la nature raciale  des  habitants ; or,  des républiques raciales nous en connûmes : esclavages, les  sous-hommes , les indigènes, les  métèques . Il y a  très souvent à l’oeuvre des critères raciaux dans les états du sud des USA, un racisme  rampant et même, un quasi fascisme dans les commissariats  des villes noires. Ce sont toujours des situations concrètes et des  rapports de forces  qui fondent au final nos valeurs.

     

    Le Droit accordé à telle ou telle population est une façon de s’opposer aux droits d’autres populations. Des zones d liberté ont existé en dictature,  des  autonomies locales  s’expriment  dans des pays aux règles  autoritaires et centralisées.  Contrairement au politologue,  le sociologue ne constate jamais  de pureté « juridique » , de natures d’un Droit, d’une essence  qui constituerait une hiérarchie morale. L’anthropologue  voit  lui pluralisme  de systèmes et de formules  en transitions.  La coupure substantielle est une illusion  supplémentaire de l’ethnocentrisme

     

     

    L’enquête de Goody

     

    En résumé, l’allégresse  dévastatrice  de Goody entamée il y a plus de 50 ans,  l’a conduit à combattre systématiquement nos  préconceptions.  Cette idée  roborative n’a pas  été admise. C’est pourquoi il  proclame de manière tonitruante le sens de sa bataille: « On reproche parfois à ceux qui critiquent le paradigme euro-centrique de se montrer virulents dans leurs commentaires. J’ai essayé d’éviter ce ton de voix pour privilégier l’analyse...Mais les voix qui résonnent dans l‘autre camp sont souvent si fortes, si péremptoires, que l’on me pardonnera peut-être d’avoir élevé la mienne » (Le Vol   p 9)

     

    Ses derniers ouvrages auraient dû nous avertir. Ils avaient  déjà frappé l’opinion. « L’Evolution de la famille et du mariage en Europe »  fut un  succès singulier puisqu’il  y évoque la fonction de la parenté  en politique, sujet peu étudié et peu à la mode. L’Orient dans l’Occident fut  pareillement une surprise, à contre-courant. L’intrication  des liens, sur la longue  durée, d’événements migratoires y a été reconnue. Enfin son chef d’œuvre, Le vol de l’histoire a eu chez nous une   réception  plutôt  mitigée. Il faut  noter que le système éducatif, l’esprit  de rationalité et toutes autres « marques »  d’un occidentalisme orgueilleux et conquérant, confrontés aux autres  savoirs sur le  globe depuis un millénaire  supposaient de nombreuses  conditions de virtualités qu’il fallait attribuer d’abord à la supériorité de nos problématiques, de nos méthodes et des notions construites en des historiographies occidentales. En bref :

    1) Dans tout régime, quelque soit le territoire, l’époque, la complexité des liens sociaux, il y a toujours des » familles », des clans et des partis,  qui  commandent contre d’autres fractions. Depuis  un temps immémorial, il y a eu des familles régnantes, il y a eu des  groupes de familles qui ont dominé la politique

    2) Des religions  en concurrence organisent, cimentent  ces familles et « légifèrent »

    3) Des idéologues  légitiment, suivent et approuvent. Aujourd’hui  ce sont les  juristes qui disent le « Droit » des faits et des règles

     

    Avec des variantes temporelles ou celles de continents, une religion peut être un simple pouvoir : Etat religieux; une religion d’Etat ; une religion dans l’Etat,  une religion  au nom du groupe supérieur (royauté, féodalité, ville ou région).  Dans un Etat ou  ce qui représente un pouvoir d’état, il y a des pratiques très diverses : cultes, rites,  cérémonies, interdits ou prescriptions.  Tout ce qui structure dans la société  fortune, les rapports H/F, les enfants.  Dogmes, obligations,  règles de vie, relations aux autres : pauvres riches,   races, autres cultes, tolérance ou violence, tout relève  d’éléments politiques. Et   là  encore la religion  a été associée et a été une activité éminemment politique. Goody montre l’extrême variété de ces interférences de la religion dans la vie sociale sur 25 siècles  Mais ce n’est pas tout. La religion est aussi le plus souvent une organisation, un appareil  structuré, des personnels, des agents, des intermédiaires,  des lieux sacrés ou de personnes  sacrées ; en tout cas une puissance qu’il faut rémunérer et   à laquelle il faut se soumettre . Cette histoire du fait religieux montre aussi qu’il existe une  toute autre dimension au  religieux : la religiosité, intime ou non,  les pratiques  spirituelles privées

     

    L’Europe n’ a pas été le lieu de naissance de ces « modernités ». L’Asie en a fourni également. Goody  est allé très loin  dans cette voie rectificative. Le manifeste : « L’Evolution de la famille et du mariage en Europe »  ( dit EFE) décrit la fonction de la parenté  en politique. Politique et familles,  Eglises et  cliques, Politique et économies marchande et industrielle, démocratie et guerres, tels furent les thèmes aussi  de Braudel  avec des sources moins élargies et originales que Goody qui ajoute des données inconnues, il y a trente ans.  l’Orient dans l’Occident fut  aussi une surprise à contre-courant. L’intrication  des liens sur la longue  durée d’événements migratoires dans les deux sens a été enfin admise. Annoncée depuis quelque temps (par son ami Hobsbawm) , les anthropologues, historiens, sociologues du global,  inaugurent l’ère  de ruptures. En se confrontant à une situation   originale, la mondialisation des échanges scientifiques, l’Europe et l’Amérique  doivent accepter dans la douleur  de ne plus jouer  sur le terrain  traditionnel, mais  d’affronter  la dimension planétaire  globale.  Braudel en serait ravi ou interloqué. L’irruption de pays émergents offrit des données nouvelles modifiant la façon de faire de l’histoire politique par un mélange d’approches savantes les sciences sociales. La France en retard trouva peu des grands livres étrangers traduits avec dix ans  de retard hélas avec un faible écho,  malgré  des traductions de qualité ([4])  . Le vol de l’histoire a  posé à la communauté historienne,  traditionnellement forte, de nombreux risques d’éclatement quant à la supériorité de ses problématiques, méthodes et des notions  dans les historiographies occidentales. Ce qui  nous  interpelle dans le ce travail est que le capitalisme présent partout, dans le monde, et à toute «époque,  les liens qui le soutiennent,  s’épanouissent dans une politique toujours associée à  la famille et à la religion. Les deux sont liés par héritage et contrôle des mariages. Cela est visible  particulièrement dans son livre : « L’Evolution de la famille et du mariage ». Le rôle prépondérant de la parenté dans les affaires et dans la transmission des richesses initia par conséquent l’accumulation primitive. On vit  même  s’épanouir  un capitalisme ecclésiastique ! C’est justement  là qu’on voit  un modèle  bourgeois de la famille républicaine. On le pressentait aujourd’hui en constatant dans notre société  justement  l’épuisement d’une 3ème génération quant aux  valeurs  transmises à la  suite de changements économiques bouleversants. Les petits-enfants  qui ont hérité de leurs parents  vers 2000, chez nous,  n’ont guère à voir avec leur aïeux.   La génération issue de la Libération qui  a gouverné le pays  de 1945 à 1970 , a donné les clés d’élections et de gestion publique à leurs fils et cela a fonctionné  jusqu’en 2000 environ.  Ces derniers l’ont transmise à nos dirigeants actuels. Ceux-là,  sans passé, sans avenir, sans grande expérience, sont car sans idées, sans solution. Ils vinrent  plutôt du dehors de l’économie, eux n’ayant pas eu  à travailler  directement des affaires, des entreprises,  des sciences.  Nés en dehors  monde réel, ils furent formatés au moule  desséchant et terriblement stérile de Sc Po Paris,   Sorbonne, ENA. Par ailleurs, le trop plein de ces héritiers sans pratique a poussé les enfants de ces milieux  à migrer  sur l’échiquier des partis C’est  ainsi que la bourgeoisie traditionnellement encline soit à la gestion des âmes, soit à l’affairisme,  s’est introduite au PS, en se couvrant d’abord  de l’autorité et du prestige de Mitterrand ; ils  ont conquis  là, et annexé  ce parti,  dirigé depuis 2000,. En conséquence, bien sûr : aucun risque d’une réelle alternance puisque ce sont les mêmes familles et habitudes de pensée. Mais tout ceci est refoulé   au de là de toute expression   puisque la droite conquérante s’empara ainsi de la gauche, celle des partis, des syndicats, de la haute fonction publique, du monde de l’édition, des médias. Comme on le voit biens ces jours-ci. Ce phénomène  a  encouragé temporairement, comme je pus l’observer,  les sciences sociales sans contraintes de preuves, aussi faibles, moquées  et peu prestigieuse soient-elles 

     

    En considérant  la progression continue d’un système de   souches de pouvoir  et d’accumulation productiviste, Goody se  refuse à tout jugement   moral et il ne fournit aucun prétexte à une célébration  civilisatrice, un « décollage » économique  de nos sociétés. Les variables qu’on attribue à la réussite des peuples occidentaux, nous les  avons évaluées  à l’aune de données « intéressées » à confirmer nos analyses. Une complexification de la thèse de l’auteur est celle où il  révise le rôle de l’Eglise dans l’accumulation primitive: « La part de l’âme », la vente des marques de salut, la captations des donations bref la mobilisation par les Ecritures de toutes les sources d’enrichissement se trouva en contradiction avec  la vision téléologique de la naissance du capitalisme  en raison des représentations adéquates (Max Weber). Il y voit  plutôt l’importance des grandes institutions, en authentique matérialiste qu’il est, qui expliqua par exemple un capitalisme ecclésiastique qui  pourchassât  les sectes (Vaudois), les dissidences religieuses (les Cathares), celles, qui font voeu de pauvreté et dénoncent la richesse des clercs  au cours de la civilisation occidentale entièrement remuée vers l’enrichissement matériel. Duby avait salué cette démonstration : « Ce livre ne manquera pas de faire grincer quelques dents. Il est sûr que la distance est grande entre les préceptes de l’autorité ecclésiastique en ces matières et les préceptes de l’Ecriture.. Il est sûr que la doctrine ecclésiastique du mariage avait pour avantage d’assujettir l’aristocratie laïque au pouvoir spirituel...Mais l’immense transfert de propriété que j’ai désigné comme le mouvement le plus puissant qui ait animé l’économie européenne au Xè et XIè fut déterminé non moins directement que d’autres effets de la christianisation » avait-il écrit en 1985. Cette rectification au sujet  des dévolutions de biens domestiques (n’est pas ce qui nous intéresse le plus  ici ; ce sont  les systèmes politiques  quoique pas de familles sans eux. La famille  est la politique primaire  il existe une politique des mariages  même à bas niveau de dévolution. Les questions  de filiation  à contrôler strictement est l’objet du Droit privé Patrimoine, alliances  héritage  sont réglementés dans tout régime depuis des temps très anciens Le mariage  est un aspect d’actualité (par  adoption ou GPA ou mariage  de même sexe) une des questions électorales sensibles lors des primaires de cette présidentielle. L’emprise de l’Eglise sur les règles de filiation et du mariage qui firent d’elle le plus grand propriétaire terrien du Moyen Age,  est toujours en pleine actualité ! La Grèce moderne  qu’on présente en quémandeurs monétaires insatiables d’aides de Bruxelles devrait faire réfléchir. En Europe une branche actuelle de la Chrétienté, l’Eglise Grecque orthodoxe de rite byzantin, le plus important possesseur de terres du pays est exempt d’impôts. Chacun de ses gouvernements, se doit d’être béni par l’archidiacre pour être  légitimé et validé par les partis,  y compris socialistes (appartenant à l’Internationale) !

    Par un effet de choc et  pour un éclairage moderne, voici une définition républicaine  (en vigueur lors du début de la 4ème ).  Ce qui a un rapport à aujourd’hui avec la fin de la « participation citoyenne au pouvoir » par le  biais  des élections ; 10% d’abstention au commencement de cette période ici décrite,  et les 60% contemporains ([5] ). Un passage en 60 ans d’une république  mi –ouvriériste,  à une qui est manifestement anti-ouvrière). La preuve : « Il n’y a  pas de progrès véritable si ceux qui le font de leurs mains ne doivent pas y trouver leur compte. Le gouvernement de la libération entend qu’il en soit ainsi , non point  seulement par des augmentations  de salaires  mais surtout par des institutions qui modifient  profondément la condition ouvrière.....Encore, le plan que je me suis formé va-t-il  bien au-delà de ces réformes d’ordre matériel. Il vise à attribuer aux travailleurs, dans l’économie  nationale,  des responsabilités qui rehaussent de beaucoup le rôle  d’instruments où ils étaient, jusqu’alors confinés. Qu’ils soient  associés à a marche des entreprises , que leur travail y ait  les mêmes droits  que détient le capital, que leur rémunération  soit liée, comme le revenu des actionnaires aux résultats de l’exploitation... Ces transformations, si  tendues qu’elles puissent être, sont réalisées sans secousse .Certes les privilégiés les accueillent  mélancoliquement. Certains s’en feront même de secrets griefs plus tard » .De qui est-ce ?  ([6])

     

     

    Autrement dit: comment passe-t-on de 10% d’abstentions de 1945-1948  à  60%, 80 ans plus tard. Alors même république  populaire à anti-populaire  qui ne fait aucun effort afin de faciliter matériellement le vote par moins de formalisme et même creuse les obstacles et  aujourd’hui à des votes dits dangereux (handicaps  identiques et résolus en 1945-47 dus à des transferts de populations, de problèmes de prisonniers, de la mobilité des  citoyens sans logement). Mais là, à ce moment, tout  a été fait pour les intégrer à la  communauté et non les rejeter ou les éloigner par un excès  de rituels lourds ;

     Démocratie et capitalisme    

    Finalement, que nous apprend Jack Goody ?  Qu’il y a d’innombrables « rationalités »  démocratiques. Comme il y a de nombreuses variantes du capitalisme mondial, (le système  des  USA est différent de celui de l’Europe). Il y a  également – ce qui nous aveugle- plusieurs  branches  dans le capitalisme  chinois  qui n’ont guère de rapport avec le notre. En considérant cette question comme ouverte et centrale,  en prolongeant l’idée d’un capitalisme  multiforme aux variantes qui se  surveillent ( capitalismes américain et  chinois  s’observent et interfèrent) et les démocraties  comme régimes  variés , datées qui se combattirent en Europe  à la poursuite  de fins éternelles de l’ enrichissement, on est susceptible de traiter  toutes ce sociétés sur le même plan. Elles  produisent, échangent, s’approprient des savoirs et des biens par la force ou l’imitation. Que  tout régime soit un mélange de « dictature », de procédures dites démocratiques, de systèmes autoritaires d’exploitation de populations subalternes,  et donc un mode de construction de  légitimité de domination, est un truisme. Les uns se centrent sur « classes » les autres sur castes, sur  « familles » ou clans,  ou encore  nations ou religions. Une constellation inclassable donc  de cas ([7]). Aveuglés nous sommes, car nous ne savons   pas nous déprendre des catégories  des sciences Politiques ; si nous adoptons les concepts de Sciences Po, nous appliquons les schèmes de ceux qui les financent : Sondeurs, éditeurs,  partis, presse,  etc. Si nous voulons nous libérer,  alors comme l’auteur, faisons un enquête mondiale de ce  que l’histoire a  créé en formules de pouvoir,  de répartition de l’autorité et de sa transmission.  Sans savoir empirique large : pas de compréhension possible !

    Jusqu’au « Vol », Goody n‘avait qu’incidemment porté son attention sur les régimes politiques de grands Etats modernes  et sur les rapports intérieurs de leur redistribution de la richesse. Néanmoins il les avait abordés ainsi qu’on l’ dit, par  le biais de la parenté. la famille  inculque les liens d’allégeance Mais il  n‘avait pas omis de signaler les familles dominantes riches et  l’organisation de  cités antiques qui furent toujours un modèle, que ce soit pour la naissance du capitalisme ou pour  la structure des cités en groupes de familles. Et il nous a rappelé que l’Eglise  fut un intermédiaire puissant de la diffusion  capitaliste : pas seulement  la diffusion, mais l’invention d’un capitalisme de groupes associés et hiérarchisés (Templiers, Ordres temporels) .  

     Selon l’auteur, l’impérialisme  historiographique occidental se  développa au rythme   de l’apport colonial et des échanges marchands (l’Algérie entre autres fut  un élément  essentiel de l’accumulation en France).  Une tradition démocratique  qui puisse se déclarer authentique, sans  trop de scrupules contradictoires, se mit en place  qu’à la condition   de la stabilité d’une minorité : cet impérialisme a suscité l’intérêt des classes dominantes quand elle put maîtriser  le résultat incertain des votes : les démocraties inventèrent plusieurs  contrôles : l’octroi de plus de voix aux riches  et à des citoyens  choisis ;  limite du vote aux zones rurales réputées conservatrices etc.. . Des mesures préventives par la création d’une deuxième Chambre ou bien la limitation des pouvoirs des élus par renforcement de  l’exécutif  furent, ailleurs, considérées.  Bismarck institua un « universel » à trois niveaux  pour prévenir  l’autorité d’une des 3 assemblées. L’Angleterre institua une Chambre élue compensatrice par une assemblée héréditaire. Sage précaution, pensa-t-on, tout au long du 19è, pour  contrôler la masse électorale erratique et les votes populaires dangereux. En France : découpage  favorisant les  majorités rurales (Sénat), prévision  des collèges électoraux à plusieurs étages. On a même imaginé  donner des voix  aux seuls citoyens instruits (Belgique, Pologne,  Italie) ou des voix supplémentaires  octroyées aux représentants de l’Université  ( en Grande Bretagne). On a retardé  l’avènement  de l’isoloir afin de faire pression et  intimider des citoyens aux votes « extrémistes ».On a retardé jusqu’en 1913,  le vote secret  au Danemark ou en Prusse .On a compliqué les procédures d’inscription  pour certaines catégories  géographiquement mobiles en France.  L’imagination n’a jamais manqué pour  contrôler le vote. La plus subtile  des mesures   discriminantes fut la complexification matérielle du vote,  conçu comme réservé aux sédentaires, identifiés par un logement stable.  Pendant  le XIXè, le mouvement ouvrier perçut le refus du suffrage  universel comme une sorte de réflexe  de résistance contre une duperie construite  au long  de 50 ans. Il n’y rien de surprenant que, sous une forme peu théorisée,  l’abstention  ait été assimilée au freinage  industriel et condamnée moralement par ceux qui  gouvernent   grâce au vote. En général,  la population qui s’abstient, vise d’autres moyens d’action. En comptabilisant les abstentions, stricto sensu, les non- inscrits (15%), les  votes blancs, et en y ajoutant les non recensés ([8] ) des résidents en tous pays, le vote demeure toujours minoritaire dans nos démocraties Goody  attire l’attention sur  les « votes universels »  d’ autres types de démocraties

    L’eurocentrisme est plus qu’une variété de l’ethnocentrisme ; c’est une idéologisation de la puissance. « Plus j’ai examiné d’autres facettes de la culture eurasiatique, plus je me suis familiarisé avec certaines parties de l’Inde, de la Chine et du Japon, et plus m’est apparue la nécessité de comprendre l’histoire et la sociologie des grands Etats ou « grandes civilisations eurasiatiques comme autant de variations mutuelles » ([9] ). Il en tire les conséquences:« L’oubli des autres est la négligence obligée de ceux qui s’installent dans la position dominante : organiser l’expérience en fonction de la place centrale  que l’on s’adjuge ;  qu’ils soient individu , groupe ou communauté , tous   manifestent  un  préjugé qu’on  impute sans surprise aux Grecs et des Romains : « Toutes les sociétés humaines affichent un certain degré d’ethnocentrisme  qui conditionne en partie l’identité personnelle et sociale  de leurs membres ...Mais l’Europe n’a pas inventé l’amour, la démocratie ni la liberté  ou le capitalisme de marché, elle n’a pas non plus inventé l’ethnocentrisme... Deux raisons évidentes : l’autorité que conférait la diffusion de l’alphabet grec et secondairement, l’eurocentrisme fut aggravé  par les événements ultérieurs  que connut le continent européen, l’hégémonie mondiale exercée dans diverses sphères et qu’on a souvent tendance à considérer  comme ayant existé de tout temps »...« Je préfère dire quant à moi de la bourgeoisie qu’elle fut un phénomène international ». En concluant, il  dira : on « leur » a volé leur Histoire, maintenant il faut la rendre.  Le sens que nous avons donné, parmi d’autres significations possibles, à  « démocratie », s’apparente au fixisme obsédant: « C’est une chose nouvelle que cette préférence inconditionnelle pour une forme donnée de gouvernement au mépris de tout contexte.La Grèce  ou la Rome antiques connurent au fil du temps d’importants changements de régime -on passa de la démocratie à la tyrannie ». De la république à l’empire ; exactement comme en Afrique  depuis l’indépendance. Même en Europe ce ne fut pas  avant le XVIIIè siècle que commença à se répandre  l’idée que la démocratie  constituait la seule forme acceptable de gouvernement. L’Europe connut aussi plusieurs changements de régimes, certains violents, impliquant le recours à la force, et d’autres non....En somme, la possibilité de changement  de mode de gouvernement existait dans les régimes  antiques et la démocratie n’était qu’une des formes que ce changement pouvait prendre »([10] ). Ce principe de recherche   (notre schème)  entrouvrait le début de la prise de conscience contemporaine ; mais il restait à accomplir le gigantesque  travail d’identifier les bourgeoisies existantes dans chaque pays et leur mode de concurrence. Tache à laquelle la sociologie politique a «  naturellement »renoncé

     

    Si on a suivi  la totalité de ce raisonnement comparatif, il apparaît une continuité   entre Dunn, Goody, Evans,  tous  de Cambridge, tous élèves de Finley. Ils ont, tous, donné leurs œuvres-phares après 2000,  en fin de carrière, lorsque, parvenus  au sommet éditorial,  ils n’avaient plus qu’à gérer une fin de parcours  très honorable. Or, ils ont profité de la conjoncture  présente d’incertitude et d’effet critique,. Il n’est pas  sûr  que les changements déclarés ailleurs seront  confirmés, car le sentiment fréquent de vivre une « Révolution » n’entraîne pas automatiquement un changement.  C’est pourquoi  j’insiste  sur la fin de plusieurs républiques en critiquant le formalisme  de la sociologie politique occidentale.   

     

    Tout régime politique, quel que soit son autodénomination est composite ; il ne peut être catalogué  selon le  dessein des intellectuels, dirigeants, juristes, constitutionnalistes ou historiens et sociologues. Dans les passages précédents on a vu qu’au  début de la 4ème rep française et  la fin de la 5ème  n’y a  que peu de points communs sinon formels : la marche des institutions  et le respect des codes électoraux. En effet  les mêmes familles, grossièrement dit, issues de la bourgeoisie de gauche et de droite, ne gouvernent pas officiellement de la même manière sur 70 ans où 2 ou 3 générations se succèdent avec profils identiques, des formations en apparence  différenciées quoique avec des pratiques communes et des résultats   proches

     

    La révision de nos   certitudes , portée par J.Goody,  interroge  le  devenir des  civilisations et  peuples que nous étudions.Comment  perçoivent-ils  le fait que nous ayons toujours associé capitalisme et avènement de la démocratie (individualisme, organisation  libérale, « rationalité » de l’action )? Pour notre génération nous avons appris à l’école, que hors du capitalisme libéral il n’y a pas de démocratie.  Pour nous, aucune autre « démocratie »  (quelle soit « asiatique »,   antique, africaine) ne mérite ce terme si elle n’adopte pas en même temps le capitalisme libéral sous la forme que nous avons définie. En effet la « Démocratie » est devenue le meilleur lit d’un capitalisme  hors contrôle.  Nous avons balayé d’un revers de main, les « démocraties », où le  partage du pouvoir entre noblesse, élites, clans professionnels ou autres partis héréditaires se réalise de manière relativement pacifique et  contrôlée, hors de l’influence du « peuple ». Le  spécialiste reconnaîtra aisément des thèses ayant  été diffusées  en France dans les années 1970. Il s’agissait de décrire tout régime  comme élitiste, délégant à une partie  des catégories sociales dominantes  (Citoyens en Grèce, seigneurs et féodaux en  monarchie,  élites lettrées ailleurs, clergés, castes bourgeoisies de toute tendances laïques ou religieuses  pourvu qu’elles soient des catégories  possédantes) une fonction « de droit » de direction naturelle  à la condition de partager « équitablement » entre des postulants  déjà sélectionnés (université par exemple). Et ce sont ces candidatures qui, depuis l’Antiquité,  signalent la formule démocratique  choisie,  réglant à l’amiable les rivalités de prélèvement des profits par les diverses fractions.  « Comment avons-nous été capables  de devenir les hérauts de la société moderne » ?  se demande  le vieux professeur de Cambridge ( [11] ) 

     

     

     

     A la mémoire des Républiques  disparues  

    Les héritiers occidentaux  que nous sommes,  parviennent difficilement  à convaincre les jeunes pays  des avantages de  l’impérialisme  républicain!  Parce que,  hier  et depuis  2 siècles,  notre sens  de la démocratie  était basé sur la « puissance de feu », notre impérialisme   se fondait sur un savoir prétendu supérieur  au sujet  d’un modèle de gestion  de conflits économiques et de partages internes  propres à toute société! « S’il est vrai que l’Europe en elle-même est venue à constituer une exception au XIXè siècle , rien n’indique clairement  qu’elle se soit écartée  des autres grandes civilisations  avant cela, sinon par sa supériorité à l’époque des « grandes découvertes » -supériorité sans doute liée aux innovations technologiques en matière de « voiles et de canons » ainsi qu’au système de caractères mobiles, grâce auxquels  elle parvint  à adapter l’imprimerie( utilisée depuis longtemps en Chine) à son écriture alphabétique....([12])

     Nous avions réduit l’autre monde (en bref, tout ce qui n’était pas « Occidental ») au statut, au mieux de témoin admiratif de notre supériorité, plus souvent au statut de  victime à spolier. Nous avons continûment asservi une partie des indigènes exploités, sujets au travail forcé,  main d’œuvre  utilisée aux fins d’accaparement de matières premières. Pour cela nous  avons cherché des élites locales pour en faire des alliés possibles. La prééminence du mode de travail capitaliste développé nous  a donné une  supériorité  autoritaire temporaire. Cette supériorité est   à son tour  contestée  par d’anciens colonisés qui comme la Chine ; l’Inde, le Brésil ne se satisfont plus de déséquilibre, ne s’intéressent pas à sa pérennité et le manifestent dans des représentations politiques qui n’ont plus que de lointains rapports  avec la  mythologie    que nous avions créée au 20è siècle, une  construction savante de la supériorité économique et politique, essence de l’ occidentalisme,  issu de l’enracinement dans un type de pensée , le « génie » Grec et Romain :« En d’autres termes un avantage historique bien circonscrit est transformé en une supériorité  de très longue date, voire une réalité permanente, presque biologique » (l’évidence  du dérapage date de  l’invention du « racisme »  vis-à-vis de populations « blanches »dites  inférieures , attardées ).  L’idée de la singularité  unique  de l’Occident se réduit alors à  la « question  que les historiens occidentaux devraient s’adresser à eux-mêmes : «  comment avons-nous pu écrire cette histoire-là ? »

     

    Dans ce schéma où est  « le peuple » ?

     

    S’il y a toujours, en république française,  une variante  bourgeoise en position  d’échanger l’autorité avec les autres fractions,  une violence en vue de rester dominant est susceptible de s’installer. Au cours de laquelle le « peuple » est parfois appelé à jouer un rôle d’arbitre, temporaire et sans précision de condition promise. Cette obscurité, dont témoigne l’euphémisme constant  de dénomination :Demos, populo, plèbe,Tiers-Etat, prolos, masses, révèle l’embarras du catégorisable. Différents termes, différentes populations, différentes notions .Par ex. citoyens mais quel sexe, âge, nationalité, résidents, travailleurs, hommes « libres », votants ou simples inscrits électoraux....Aucune probabilité d’accord qui permet à tout acteur politique, journalistes, commentateur de bénéficier du non-concept, pour toutes les figures  rhétoriques ou  les sophismes de langage. A l’exercice, ce discriminant  sert à tous amalgames  dont la  « communication » s’est faite   le prototype  à travers l’invention du sondage  ... comme Rome avait la pythie !!

     

    Goody, Dunn, d’autres ont démystifié   le pouvoir au peuple, belle « formule » allégorique,  instrument artificiel puisqu’il  réduit à sa plus simple expression  le rite électoral édifiant. Pour maintenir la confiance,   la grande tradition libérale sceptique aspire à ce que les députés  vérifient par des referendums,  l’accord général. La démocratie devrait  exiger une procédure adaptée  visant à améliorer constamment  les  actes de représentation. « On pourrait dire que la seule  mesure à même de garantir la démocratie serait la capacité des citoyens  à révoquer  leurs représentants lorsque ceux-ci cessent de les représenter. Ainsi la volonté du peuple  pourrait renverser un gouvernement qui s’apprêterait à entrer dans une guerre en dépit de l’opposition de la majorité des citoyens. Si cette possibilité de « véritable démocratie »   avait existé, bon nombre de gouvernements européens se seraient écroulés au début de l’invasion de l’Irak »([13] ). On en est loin. L’Etat  partout prééminent impose  non une démocratie primitive   caractérisant de petites sociétés, mais une logique  totale (ou parfois totalitaire) où  il représente automatiquement la société, la justice, la liberté, l’autorité.  Les citoyens,  quant à eux, sans  contrôle possible, ressentent leurs relations  avec  cet Etat comme un des rapports de  forces possibles,   dont la majorité  se sent exclue. La légitimité à aspirer  être élu, acquise à la naissance, par l’Ecole  ou  par   titres élitistes, clientélistes, sont occultés par  la règle républicaine. Or,  ce fonctionnement étatique peut devenir anti-démocratique et son administration peut favoriser telle ou telle catégorie. Sans reforme  du scrutin, sans vérification régulière de sa légitimité, la république peut évoluer  vers des formes abâtardies, injustes, soumises aux nombreux poisons que véhicule  le capitalisme et qu’il diffuse sous des activités anodines de redistribution formellement équitable, y compris  la justice sociale qui peut se transformer  graduellement en son contraire, un élément de l’injustice sociale.

    Les Droits du citoyen, en raison des modalités  d’application  choisies concernant l’égalité devant la justice, la liberté d’opinion, de religion et d’expression sont susceptibles de se transformer en  prohibition de fait. L’accès  aux hautes fonctions publiques est garanti mais cela peut se révéler  un leurre, au vu des handicaps des uns et des privilèges des autres. Il faudrait vérifier au cas pas cas, l’origine des postulants aux postes électifs. Si ce que les fondateurs ont appelé la liberté d’opinion se constitue  en oligopoles privés  par la propriété des grands groupes capitalistes dans les médias  (possession de la presse qui devrait être interdite ), alors l’opinion libre risque d’apparaître comme un simulacre. La démocratie suscite toujours par la force des héritages et du droit civil, des  normes et des pratiques que l’histoire a retenues comme inéquitables (favoritisme, népotisme, corruption) .Par conséquent, si on ne  contrôle pas sans cesse les modes d’exercice des principes  intangibles,  ceux ci peuvent être retournés aisément par une oligarchie républicaine. Et, c’est ce qui s’avère  quand on accorde quelque crédit  aux faits et  aux perceptions quotidiennes. Les citoyens, mis à part une petite frange,  sentent l’impuissance à les rectifier.  Dans ce cadre, la liberté d’opinion   surveillée par des groupes de presse puissants ou des monopoles de fait  est menacée.

    Tout cela  est largement connu  sans  qu’aucun effet   critique institue des groupes spécifiques  de surveillance de l’application. Dès qu’on voit apparaître un  début de réserve  de la part d’associations privées ; une fraction de l’élite  s’empare du problème  et s’érige rapidement en juge de la  légitimité de  sa propre capacité  et pour quelques-uns d’entre eux, à juger  d’autres juges qui appartiennent au même milieu. C’est un cercle vicieux. Qu’il s’agisse,  des  constitutionnalistes  mandatés  ou des commissions, genre CSA,  la République  élabore une corporation au coeur du jeu, intouchable,   non élue, de  contrôleurs ou de surveillants ou des  commissions ad hoc qui calment l’affaire.

     De réels, les droits sont  devenus, du fait de  la main mise des juges et des avocats, des sortes de voeux pieux. Ces procédures et ces choix sont devenus  le cœur du système constitué,   où le poids de la fortune et l’origine  domine les sélections « démocratiques » aux hautes fonctions. C’est ce système qui arbitre les intérêts contemporains des fractions partisanes,  les clans régionaux ou  de professions fortes  qui pouvaient laisser la porte entrouverte à des intrus  éventuels  compensateurs, issus des sagas d’ascensions au « mérite » venus d’en bas.

    Or, la  crise financière passée par là,  les  dettes de l’Etat crées  par les dispositifs où les agents du privé distribuent une part notable de l’aide publique,  aggravent la  stagnation  des hiérarchies sociales. La colonisation et l’Empire ne sont plus les ressources  qui  permettraient, comme hier, des largesses  aux self made men, un avenir aux affairistes, des compensations aux frustrés de la fortune. En 1958, en France, du fait  de la guerre  coûteuse d’Algérie, la quatrième république est morte brutalement à la suite des infortunes d’endettement  et de la limitation de prébendes.  Déjà, dès 1793, le coût de  l’entretien  de l’armée,  la fin des pillages par des officiers, les retombées réduites aux fournisseurs en campagne provoquèrent  une dépréciation de la monnaie et la crise de confiance de la part de prêteurs (inflation, assignats, banqueroutes).

     

    Or, en ce moment, par impossibilité de mobilisation autour d’un projet vigoureux et excitant pour la jeunesse  des classes aisées, une intégration quelconque  des scolarisés, un espoir d’ascension par conquête ou guerre,   une  mobilité sans croissance,   tout ceci cumulé fait ressortir les limites de cet Etat et  de cette république constituant une  menace inédite et redoutable. 

     

    Et c’est pourquoi,  chose incroyable :    Marianne est nue !

     

    [1] Le vol  de l’histoire ; comment l’Europe  a imposé  le récit de son passé au reste du monde . Gallimard 2006. Goody  n’est pas un inconnu en France (14 livres traduits) Mon texte écrit en 2015 avant son décès, en  2015  a été   lu et encouragé par lui   dans son dernier mail 

    [2] Paul  Veyne l’Empire Gréco-Romain Seuil, 2005  P  21,28-29  et p 92

    [3]  Pierre Souyri Moderne sans être occidental ; Origine du Japon  Gallimard 2016

    [4] Malgré un rétrécissement des intérêts de l’édition, y compris de prestige car, là où ils ont été  publiés,  ces ouvrages  furent  peu soutenus  ; les éditeurs   se sont  satisfaits d’un  effet  vitrine   

    [5] Parmi ces 60% : Il y a  bien d’autres moyens de politisation  et d’actions  créatrices chez  ceux qui refusent du vote ; aussi respectables que les autres.  Nous n’avons pas à les décrire ici  (mais on sait  les trouver en faveur des migrants, l’action locale, associations de bénévoles,  la politique de quartier et de groupes de travail etc..)

     

    [6] Du Général De Gaulle bien sûr ! une fraction de bourgeoisie  nationaliste et patriote parmi de multiples  variantes Mémoires de guerre : le salut 1944-1946, Plon , 1956 p 119

     

     

     

    [7] Les deux états les plus riches de ce monde (PIB par habitant) sont deux Etats ultra-religieux et  alliées : Amérique et Israël. Les états européens les plus conquérants le furent  sous le signe de la  religion et à son nom  jusqu’au 18è, dans  l’ Europe puis les Etats-Unis.  La richesse des Nations et des Eglises  sont concomitantes.  Les deux plus grandes religions en adeptes, biens matériels ( formations richissimes parfois)   sans support territorial   sont de paradis fiscaux et possèdent  des banques. Leurs   milliardaires ou  nababs influencent le devenir économique du monde au quotidien et sur la durée. Le Vatican est un des plus grandes forces financières au monde, ainsi que les pays autour   de l’Arabie saoudite (et émirats)

    [8] Une part  échappe par défaut de volonté  aux enquêtes  et aux recensements de l’INSEE  qui a un taux de couverture  démographique correct lorsqu’on  calcule la sous estimation probable à 4% de notre population ; ce qui est faible par rapport à d’autres grands pays comme les USA, La Chine ou la Russie où probablement  c’est le double. Modes de  comptage où tout   Etat peut tester sa  légitimité

    [9]  LeVol p 103 

    [10] Le Vol p 363

    [11]  Selon J. Goody :« Braudel, lui-même, semble, attribuer à sa propre culture «  ou peut-être à sa mentalité » une place élective.  Il est vrai que, dans bien des sphères, le changement intervenu depuis la Révolution industrielle semble avoir été plus rapide en Europe, mais rapporter ce changement à une temporalité de la culture relève d’une démarche a-historique qui esquive les preuves ».  IL ironise sur « les éminents historiens » apologistes de la montée de l’Occident ; il évalue le coût du systématisme de Marx ou de Weber. Le capitalisme romain, le féodalisme  ne furent pas inconnus ailleurs.  Il note le recul des universités du Moyen Age, et celui de l’enseignement en Europe sous l’influence de l’Eglise catholique, militaire et régressive, une particularité de notre histoire contre laquelle l’humanisme se battit avec des succès mitigés à l’égard  du « modèle téléologique».

    [12]  Le Vol p 228

    [13] Le Vol  p364


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