• Jack Goody

     

     Hommage à "Jack" ou" Docteur Goody"  comme l'appelaient familièrement les consommateurs de la buvette  du camping où il servait à Bagnac (Lot) pour se mêler au "peuple français"

    Décédé  à 96  ans il y a juste un an

    Jack Goody : « Le vol de l’histoire ; Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde », Gallimard, 2010

     

    Dans les « 10 livres qui ont ébranlé le monde des idées », à l’aube du 21ème , parus entre 2000-2010), livres qui révolutionnent l’historiographie, mettons en très bonne place l’ ouvrage de J. Goody quoiqu’il ne soit pas un inconnu (14 livres traduits en France)

    Le titre dit tout, mais au-delà de la grande révision qui il annonce, on retient la position qu’il exprime et l’argument qui faisait cruellement défaut aux sociologues français pour combattre le chauvinisme et l’égocentrisme national . Comprendre comment les autres civilisations et les peuples nous voient. D’irrémédiables voleurs, des constructeurs indéfectibles du genre humain, des égoïstes aveugles ? Un peu tout ça ! Sortir de l’ethnocentrisme, regarder plus loin que le bout de notre nez signifie analyser les émergents, la domination chinoise, les révolutions arabes et les innombrables événements qui se produisent sous nos yeux et dont nous parlons si peu, nous, dont les médias sont occupés à détourner l’attention, fascinés qu’ils sont par nos péripéties électorales cantonales.

    Donner à l’histoire universitaire française une seconde chance, après la grande époque des Annales et des analystes mondiaux qui se sont tus depuis 40 ans, est-ce un projet fou ou une révision indispensable ? Soyons réalistes : « Nous n’existons plus » dans la grande histoire mondiale (au profit de notre petit pré de l’histoire moderne de France). Dans la bibliographie du livre de J. Goody : 500 références choisies par l’auteur comme supérieures,et il n’ y a que 5 historiens français ! Dont 3 disparus (les grands Bloch, Braudel, Duby). Dans les historiens du monde, nous pesons 1 %. Le grand anthropologue anglais Goody souffle par conséquent un peu d’air frais de l’extérieur et nous pousse à ouvrir la fenêtre.

    Par rapport à John Dunn : même projet, même logique d’idées, mêmes éducation anglaise et racines : Goody reconnaît ses affinités avec P Laslett, G. Moses Finley et le groupe de Cambridge ( dont Hobsbawm et sa relecture de Marx) . Tous se définissent en « anthropologues historiens » ; nous les avons appelés « la nouvelle histoire sociologique », Anglo-américaine (et partiellement allemande). Il pousse la jeunesse intellectuelle à s’émanciper et à se débarrasser des conventions pesantes, comme il le fit il y a 60 ans (voir sa bio à la fin)

     

    La Grande Révision

     

    Pour Goody, l’histoire est élémentaire. Il la résume dans deux exergues qu’il suffit de citer : « Trop souvent les généralisations en sciences sociales -et cela vaut tant pour l’Asie que pour l’Occident- se fondent sur la croyance que l’Occident occupe la position génératrice de la norme dans la construction d’un savoir général. Toutes nos catégories...ont été d’abord conceptualisées à partir de l’expérience historique de l’Occident » ( citation de Blue et Brook). Suivi de : « La domination qu’exercent dans la vie académique mondiale, l’Europe et l’ Amérique du Nord doit être acceptée pour le moment comme la conséquence malencontreuse mais inéluctable du développement parallèle de la puissance matérielle et des ressources intellectuelles du monde occidental. Mais les dangers qui en résultent doivent être mesurés et les tentatives de les dépasser constantes » (Southall)

    Il n’y a pas un seul monde quand on envisage les points de vue : histoire économique, politique, scientifique, intellectuelle. La continuité entre Grecs–Latins-Renaissance –Lumières-Révolution industrielle, progrès des sciences, découvertes techniques. Il y a de nombreux apports qui ne sont pas les nôtres. Plusieurs centres qui ont continuellement interféré, échangé, se sont combattus. La continuité occidentale est illusoire. Il est apparu une mosaïque de « mondes », en avance, en retard, depuis l’âge du bronze. Pourquoi avons-nous sanctifié notre histoire et imposé notre vision ( à travers par exemple l’« Invention de l’Antiquité ») au reste du monde médusé ? Comment avons-nous produit cette histoire eurocentrique au point de dérober leur propre histoire aux autres pays et nié qu’ils allaient d’un pas identique sur la route de la civilisation, de la science, de l’économie moderne. Notre conception tronquée va de la démocratie d’ Athènes à la liberté citoyenne de 89, du modèle de l’accumulation capitaliste et de la bourgeoisie aux droits de l’homme de 1790. La Chine, et pas elle seule, l‘Islam , l’Eurasie, nous surpassent dans bien de domaines. Au moment des croisades, notre retard est manifeste par rapport à l’Asie et au monde islamique; On le perçoit au sujet du capitalisme et des sciences, sans parler de notre enseignement. C’est surtout la conception de Braudel qui est visée, quoique la critique soit mesurée. L’argument de Goody est étayé par de longs chapitres soulignant la fabrication de la prédominance de l’Europe au travers de l’Humanisme. Les conceptions d’Elias lui paraissent très contestables. Rien ne résiste à celui qui déconstruit notre historiographie, « sur dossiers », de manière fascinante et factuelle. En effet cette bascule des préjugés se développe sur 500 pages denses et synthétiques, organisées sur les révisions des dénomination et découpages, de la chronologie, de notre conceptualisation (féodalisme, capitalisme, Etat, humanisme, démocratie) ; les deux derniers concepts mériteraient qu’on s’y arrêtent. Notamment la démocratie occidentale ( car il y en eut d’autres) dont il date le début de l’auto-empoisonnement des guerres d’Irak (pp. 359-379). Son diagnostic, la description des maux d’arrogance de nos pays ne sont pas différents de ceux de J. Dunn :« superpuissance et procédures démocratiques sont des notions contradictoires » (p.371). Pages profondes à méditer en ces temps agités.

    Goody, du fait de ses connaissances encyclopédiques, ses terrains éloignés, prétend qu’il n’est pas le seul à montrer la concomitance de l’émergence du pouvoir militaire et des moyens d’appropriation des « valeurs » à notre profit. La question est alors : comment avons-nous réalisé la synthèse des apports externes épars et diffus ? Il y répond par la description d’une variété de formes que nous avons amalgamées ; celles du capitalisme (avec un type de bourgeoisie singulière, des classes moyennes d’Etat, inconnues ailleurs, des situations de prédation inédites).

    Cet ouvrage n’est pas un pamphlet, pas plus un essai polémique, mais une somme tout à fait universalisable. La démonstration savante est sans passion et l’auteur se défend d’excès  : « On reproche parfois à ceux qui critiquent le paradigme eurocentrique de se monter virulents dans leurs commentaires. J’ai essayé d’éviter ce ton de voix pour privilégier l’analyses des observations...Mais les voix qui résonnent dans l’autre camp sont souvent si fortes si péremptoires, qu’on me pardonnera peut-être d’avoir élevé la mienne (p24)

    On donne un extrait du sommaire pour illustrer le multipolaire

     

    Partie 1 : Trois historiens, une même lecture

     

    Sciences et civilisation dans l’Europe renaissante : Joseph Needham

    L’état et la bourgeoisie ; l’économie et le doit ; la « science moderne » et les caractéristiques des systèmes de savoirs

    Le vol de la civilisation ; Norbert Elias et l’absolutisme européen

    Le processus civilisateur ; Elias et le Ghana

    Le vol du capitalisme : Braudel et l’histoire comparée universelle

    Les villes et l’économie ; le capitalisme financier ; le capitalisme et sa périodisation

     

    Dans cette partie, le décorticage de l’œuvre de Elias est sévère. Needham spécialiste de la Chine moderne (il a publié de 1954 à 94) est un autre exemple d faiblesse de relativisation quoique son apport est indéniable. Godoy ironise sur « les éminents historiens » comme Trevor-Roper, les apologistes de la montée de l’Occident ; il évalue le coût du systématisme de Marx ou Weber, manifeste l’originalité de P. Burke, de Gunder Franck ou K. Pomeranz (spécialiste de la Chine et de la grande divergence entre elle et nous vers 1800 que nous étudierons ultérieurement). Le capitalisme romain, le féodalisme, concept de faible intérêt et les universités du Moyen Age sont revisités. Il note le recul de l’enseignement en Europe sous l’influence de l’Eglise catholique, militaire et réactionnaire, une particularité de notre histoire contre laquelle l’humanisme se battit avec des succès mitigés. Il dénonce la passion des intellectuels de programmation des étapes pour arriver à un « modèle téléologique». L’avantage de l’Europe semble d’avoir été, à un moment, à la croisée des routes pour réussir de synthèses provisoires qui tiendront 3 ou 4 siècles ; mais un grand nombre de nos inventions viennent d’ailleurs

     

    Un autre extrait du sommaire : Partie 2 : Une généalogie socioculturelle

     

    Qui a volé quoi ? Le temps ; l’espace ; la périodisation

    L’invention de l’Antiquité

    Les modes de communication : l’alphabet ; la transition vers l’ antiquité ; l’économie ; la politique ; la religion et l’Athènes noire ; la dichotomie Europe Asie

    Le féodalisme : une transition vers le capitalisme ou l’effondrement l’Europe et la domination de l’Asie

    Le despotisme asiatique : le chercher en Turquie ou ailleurs ?

     

    Partie 3 : Trois institutions, trois valeurs

     

    Le vol des institutions : les villes et les universités ; l’éducation en Islam ; l’humanisme L’appropriation des valeurs : humanisme, démocratie et individualisme

    L’amour volé : les émotions comme prérogative européenne

     

    Bien sûr, on peut reprocher à Goody la rapidité de certaines analyses, quelques amalgames et des fusions de documentation intrépides. Il prend forcément des risques sur tel ou tel sujet, tel le monde de l’Asie du sud-est qui lui est moins connu. Il a parcouru l’Afrique dont l’ Islam est le parent pauvre de la connaissance. Trop près de l’Europe, trop concurrent longtemps, trop de contentieux religieux sur 500 ans ! On s’expose toujours à des dangers dans toute généralisation sur l’histoire de l’humanité. En tout cas son engouement pour la recherche comparative est communicatif

     

    Les remèdes pour le décentrement

     

    A l’heure où le repli et un certain obscurantisme nous poussent à disséquer les pourcentages des cantonales alors que le monde s’accélère : Pays arabes, Chine, crise de l’euro et de la dette, prise du pouvoir par les banques ou explose de pollutions (Japon, pétrole du golfe du Mexique), le retournement du regard de Goody est salutaire.

    Les solutions qu’il suggère et le reproche qu’il fait aux auteurs de la « mondialisation » est leur manque de voyages, de contact direct et donc de compréhension de « l’étranger ». Il nous recommande trois points :

    - Briser les frontières disciplinaires, faire du comparatisme en anthropologie ou sociologie

    - Travailler et étudier à l’étranger. A ce titre la parole devrait être donnée plus largement à nos très nombreux compatriotes expatriés dont l’expertise nous manque ; ouvrons leur la porte du retour au lieu de la fermer aux immigrés

    - Refuser l’Occidentalisme en rejetant nos complexes de supériorité et revenir à plus de modestie de savoirs sur le monde actuel.

    A ce propos regrettons que la jeunesse française -et européenne plus largement- ait été absente, ait « manqué » de réactions aux « Révolutions » que vivaient ses homologues arabes. Aucun soutien, aucune manifestation de sympathie, aucune production d’associations solidaires ! Il est vrai que des échanges invisibles ont dû avoir lieu grâce au net. La jeunesse française devrait se passionner pour l’autre côté. Que le sud et le nord de la Méditerranée, si chère à Braudel, se rejoignent dans le printemps arabe aux airs de 89. C’est le souhait implicite de l’auteur pour saluer notre entrée dans ce nouveau « Nouveau Monde », dans lequel nous avons notre place, que notre place mais toute notre place. Saisissons-la.

     

    Biographie

    Pour les indications, quand nous n’avions que l’entretien de Dunn avec l’historien Macfarne, nous avons ici un livre de souvenirs de Goody. Il est francophile. Il vit dans le Lot . Né en 1919, il est un soldat de la deuxième guerre mondiale. Ce point est important car il détermine la suite : sa carrière, son ouverture aux multiples cultures, sa profonde humanité. J’ai eu la chance de la rencontrer et de l’écouter. Il a été invité par notre université (de Provence) en 1995 et par le laboratoire de la maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) auquel j’appartenais. C’est un point de fierté que je tiens à signaler. Ce livre avec son autobiographie et ses souvenirs a été publié par le laboratoire avec l’aide du centre national du livre. J. Goody« Au-delà des murs » éditions Parenthèses, MMSH , Aix en Provence ,2004.

    Le Livre de J Dunn, Libérez le peuple, précédemment étudié dans ce blog, a été également traduit avec le soutien du CNL. Or ceci a été fortement critiqué par des universitaires français. L’un, de Sciences Po, a dénoncé le gaspillage d’argent en faveur de ce genre d’oeuvres « stupides ». Ce professeur, sur son blog, conteste totalement les idées de Dunn et le présente comme un demi fou ou au moins un innocent dangereux pour la démocratie ! L’obscurantisme qui règne dans certains instituts de province est stupéfiant, leurs notes de lectures ahurissantes ! C’est là qu’on constate la régression de l’Université française (au mieux, la cinquantième dans le monde). Une scolastique en sciences sociales que ne renierait pas le Moyen Age. « Pardonnez leur car ils ne savent pas de qui ils parlent » !

    Décrivons donc les péripéties de la guerre de Goody (Voir détails dans son interview avec Dionigi Albera d’ Au delà des murs »). Enfant d’ouvrier de Fulham, promu devenu cadre ,il vient du bas des classes moyennes (un peu plus « haut » donc que R.Hoggart auquel il ressemble). Il faisait 3 kms à pied pour rejoindre son école ; bon élève il a une bourse à Cambridge College afin de devenir prof de Lettres. Un « roman de formation » : politisation, pacifisme, s’engage idéologiquement en faveur de l’Espagne républicaine, adhère un an au Parti communiste anglais. Comme Hobsbawm,il parcourt la France et l’Europe et août 39 le trouve à Paris d’où il rejoint son pays pour s’engager et devient à 22 ans jeune officier (lieutenant). Appelé à Chypre puis à combattre en Egypte, est fait prisonnier en 42 à Tobrouk par les troupes de Rommel. Ensuite, se déroule une incroyable Odyssée. Transféré dans un camp dans les Abruzzes s’évade, caché par des Italiens, est repris par les Allemands qui quittent Rome. Est alors conduit dans plusieurs camps en Bavière dont il s’échappe une seconde fois .Encore repris, il sera libéré en Avril 45 après trois ans de captivité dont il laisse une incroyable narration, à la « Joyce ». Après la guerre, il revient à Cambridge pour finir son diplôme d’enseignant de littérature mais il rencontre les anthropologues vers lesquels sa connaissance du Moyen Orient et de la Méditerranée le porte (d’abord à l’archéologie). Il a été l’ami de Meyer Fortes, de J. Pitt-Rivers et l’élève d’ Evans –Pritchard. En tant qu’ancien soldat il obtient une bourse pour l’Afrique de l’Ouest dont il deviendra le grand spécialiste (surtout du Ghana).

    Chercheur atypique, rebelle, insoumis aux normes académique, aux innombrables vagabondages existentiels et intellectuels, il deviendra un des plus connus professeurs de Cambridge où il a occupé jusqu’à sa retraite la chaire prestigieuse d’anthropologie sociale. Lui et d’autres Anglais rappellent ces pèlerins de la Renaissance, infatigables de curiosité au monde parlant plusieurs langues, au savoir inépuisable, à l’esprit critique développé : des géants !

     


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