• l 'ermite et moi

    Dialogue : Le blogueur juge de l’ermite 

      

    En réalité, ermite à moitié. S’il vivait seul dans un petit village du Dauphiné, à 1500m, il occupait une maison sans grande commodités mais non sans confort. « Vous ne pouvez pas vous tromper, m’a-t-on dit quand je partis à sa rencontre, c’est la maison près de la chapelle ». Un petit village d’une vingtaine d’âmes, 4 mois de neige en hiver, abritant un berger, deux paysans et quelques couples d’ouvriers et de retraités.  

    On m’avait averti : « il est peu loquace, il va tous les jours en montagne ».  Depuis son observatoire, il surplombait la vallée, la ville, mais aussi la société. Il était informé, très au fait de l’actualité, grâce aux moyens modernes de communications : Internet était parvenu dans ce village depuis six ans. 

    On me l’avait présenté comme un original, coureur de bois, amateur de vie sauvage, amoureux de la haute montagne ; d’autres le voyaient comme un vieux sage, austère et taciturne, blasé des humains. Certains imaginaient un type bizarre probablement aigri et frustré, un peu creux, peut-être vaniteux, fouillant les gens du regard, les bombardant de questions. 

     Je l’abordais dubitatif, quelque peu intimidé ; il me regarda monter le sentier caillouteux et me félicita pour ma démarche souple et rapide. « Vous avez le pied montagnard ». Il me fit le tour du panorama : « Oui, la vue est superbe. Là-bas vous avez le pic du Bout à 3000 m ; à votre gauche le mont de la Table. Je les ai gravis, quoique maintenant mon altitude de prédilection soit redescendue à 2000 m » 

      

    Il m’expliqua qu’il passait son temps à marcher, lire, grimper, réfléchir, tout cela successivement. Je grimpe en solo, en libre ; ça veut bien dire ce que c’est : seul sans matériel et sans assurance.  Etre libre, sans entraves, choisir ses voies, bien viser ses passages, ne dépendre que de la roche et de sa propre lucidité. Rentrer à n’importe quelle heure, parfois ne pas rentrer ; personne ne s’inquiète ! C’est important la liberté. Et bien sûr, sans l'appareil symbolique de l’esclavage de l’homme d’aujourd’hui, le portable. Je n’en ai jamais eu.  Seule condition : « Etre en forme » : la montagne ne tolère pas ceux qui sont fatigués, peu concentrés, inattentifs.  Posséder le sens de l’équilibre.  Etre équilibré sur le rocher signifie aussi l’équilibre mental .Pas l’un sans l’autre ! Telle était sa devise.Il justifia longuement la marche comme ce qui demeurait encore d’authentique dans les liens avec notre ancêtre « l’homo erectus ». C’est par là que passent la palpation du réel, la relation physique avec la terre nourricière.  Le pied dans la marche représente le contact direct, la racine qui nous relie à la matière d’où nous venons et où nous retournons tous !  Les mots le disent : « Retomber sur ses pieds », « ne pas perdre pied » ou « bon pied, bon œil ». Que ce soit le pied cambré du danseur, le pied ouvert ou fermé du footballeur, le pied marin, sentez, dit-il,  tout ce que la civilisation récente a atrophié ou annihilé. Pas surprenant que la pensée se soit amollie. Si vous amoindrissez la fonction de ce membre, vous réduisez votre capacité intellectuelle. Vous savez qui a dit : « Quand je grimpe, je pense avec mes jambes  » ?  

    -Non ! 

    -Un très grand alpiniste, un militant, un politique engagé aussi : l’Autrichien Reinhold Messner. L’abaissement de la pensée est en proportion de la diminution de la longueur de marche quotidienne. Sans intelligence, pas d’indépendance et alors, c’est la vie en troupeau. Comme des moutons où l’un suit consciencieusement l’arrière train de celui qui précède. Se caler au milieu du groupe, se fondre dans la masse, ne pas se distinguer. On dit qu’il y des concours de stupidité pour acquérir le droit à la célébrité dans la société d’où vous venez. Est-ce vrai qu’à la télé gagner les courses à l’imbécillité assure la notoriété ? Ne pas réfléchir par soi-même, suivre le mouvement, se montrer  conformiste, quand le chef de file vous conduit ...à l‘abattoir ou au précipice, il y a de quoi pavoiser en effet.  On m’a raconté que la meilleure façon d’être moderne est d’entrer dans le grand livre de Fesses-Book. Montrer ses fesses, souriantes ou grimaçantes, fines ou grossières ; des pages entières de photos de fesses. La gloire serait attribuée à qui a fait le maximum pour appartenir à la grande confrérie. Remarquez : Jean Ferrat avait admiré la manière dont Brassens montrait les siennes aux bourges et aux calotins.  

    C’est pour cela que je marche deux ou trois heures par jour quelque soit le temps. Nos contemporains, en deux générations, ont perdu entièrement cette capacité.  « Ils perdent pied ».Les dégâts en sont immenses : comportements de renoncement face aux difficultés, abdication de caractère devant les rapports de force conformisme des morales imposées  par autrui». Si j’ai l’occasion, je vous montrerai les différentes démarches. Marcher en pensant n’est pas la même chose que penser en marchant ; la distinction est subtile mais forte. Je l’éprouve tous les jours en vagabondant. La pensée aérée, dépouillée, qui va l’essentiel, les grimpeurs la pratiquent. Vous les avez vus sur les parois ? Ils font des choses de plus en plus incroyables ! Vous connaissez Catherine Destivelle ? 

    -De nom ,oui 

     -Quand elle grimpe dans  son style éthéré, elle est un défi à la pesanteur ; elle fait corps avec le rocher et en même temps elle s’en détache , elle vole de prise en prise. Lisez-la.  Elle dit de choses très justes sur ces détails extrêmes. Quatre bouts de doigts de pieds et de mains, quatre fines extrémités pour s’élever et vous maintiennent en vie. On voit immédiatement le caractère aérien, la mesure à l’économie : pas de geste superflu, rien d’inutile dans le dépouillement de l’ascension. Ce sont des danseurs verticaux ; si les danseurs de ballet maîtrisent l’espace horizontal (ils s’élèvent un peu mais médiocrement), observez ces danseurs de paroi. Quand je passe au pied d’une dalle où ils s’expliquent avec eux mêmes, je ne me lasse pas de les regarder.  

    « Mes mains se promènent doucement sur la surface granuleuse du rocher. Puis mon corps se met à grimper. Tout est facile, les mouvements s’enchaînent aisément, je grimpe, je grimpe...Un vrai rêve ! C’est pour parvenir à ce degré de liberté physique, ce sentiment d’aisance, de légèreté que j’ai décidé de regrimper en solo car je savais que ce serait la seule façon de revivre cette osmose parfaite avec le rocher, de retrouver cette grimpe instinctive, presque animale »( C. Destivelle : Retour à la montagne)  

    Il faut dire que la pensée, afin de s’aérer, ne s’encombre ici d’aucun d’artifice, ni de conventions. C’est à 4000 qu’on respire le mieux. Il y a moins de pression atmosphérique et  la tête se purifie ! On ne pense pas de la même manière qu’au niveau de la mer ! La vérité créatrice par la sensation ultime des éléments naturels,  le sol et la peau, maints écrivains l’ont exprimé. Rappelez vous Rousseau ?  

    –Ah oui, dans la Nouvelle Héloïse ? Mais il oublie que plus on monte, plus il faut s’oxygéner ! Mais, vous, que faites-vous là-haut, tous les jours ? Je présume que vous observez les animaux sauvages ?  

    -Oui, je vois le lynx, le renard et le sanglier, le chamois et le bouquetin, le cerf ou le chevreuil. 

    -Et le loup ?  

    -Jamais vu ; ni rencontré de traces ; deux étaient présents ici, paraît-il. Vite abattus  

    -Pourquoi ?  

     -C’est l’immigré de la gent animale ; on lui impute les crimes des autres.  Il vient des Balkans ou du Caucase et de plus il transite par l’Italie. C’est l’illégal à pourchasser, le bouc émissaire.  Il paie pour tous les malheurs engendrés ailleurs 

      

    -Pourtant dans les troupeaux ... il fait des ravages ? 

      

    -C’est pas lui, ce sont le chiens redevenus sauvages, les chiens errants, gardiens de villas et les chalets abandonnés hors saison par leurs maîtres, d’où ils s’échappent pour quelques jours chasser, retrouver leur instinct de tueur (« les chiens tueurs d’enfants ont plus de respectabilité que le loup). Eux oui, j’en ai rencontrés. Affamé, le loup ne tue que pour se nourrir, une brebis de ci de là, l’autre le chien dit de garde qu’on laisse seul dans les jardins   tue par plaisir. Quand un animal du troupeau est dévoré,  il est probable que ce soit le loup. Quand on trouve plusieurs moutons abîmés et blessés, c’est le chien qui est redevenu sauvage. D’ailleurs souvent les dégâts sont ciblés, circonscrits à une petite aire ; or, lui, le loup circule, ne reste pas sur place.  Cela est connu. Il n’y a que les journalistes naïfs et leurs lecteurs qui sont menés en bateau.  Bon ! Il ne faut rien dire : Bruxelles ne dédommage que si le loup est déclaré responsable. D’ailleurs les nouveaux résidents,  bourgeois ou retraités, sont devenus les maires, les  notables de villages, les dirigeants d’association (de chasse) ; ils font la loi et l’indemnisation. Le berger se tait.  Le loup est donc l’immigré honni.  

      

    -Bien, bien..  je vois que j’ai touché là à une corde sensible  

      

    -Oui et s’il n’y avait que ça ! Les 4.4, les quads, les chasses illégales, les empoisonnements d’animaux protégés. C’est la curée pour détruire, polluer, abîmer, ne rien laisser derrière nous. Les nouveaux Barbares sont dans nos montagnes 

      

    - Et l’isolement, l’absence de médecin, de pharmacien  ne vous préoccupent pas ? »  

      

    -Inutile ; je ne les connais pas. Jamais vus. Je n’ai jamais été malade ; je crois que c’est irrémédiable,  la bonne santé. Une question de chance mais aussi de volonté, d’hygiène de vie, de connaissance de son corps. Je devine ce qui ne va pas à de petits signes, je porte un autodiagnostic ; puis je me soigne en pratiquant  les exercices physiques appropriés ou bien je m’octroie  la récupération nécessaire. Mais puisque vous vous intéressez à mon genre de vie, je vous propose une devinette.  Je fais parfois des pastiches en me promenant ; oh, des réminiscences scolaires, des textes appris et que je remanie s’ils ont un rapport avec ma situation. Par exemple en nageant dans un des nombreux lacs, je me suis souvenu de ce texte célèbre : 

    « Lorsque le lac gelé ne me permettait pas la natation, je passai mon après-midi à parcourir la rive, en lisant une page ou deux d’un livre, m’asseyant tantôt dans les recoins les plus souriants et les plus solitaires pour y réfléchir à mon aise, tantôt gravissant les hautes terres pour parcourir des yeux le superbe et renversant coup d’œil du lac et des rivages boisés, élargis en riches plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres qui les bornaient. Quand le soir approchait, je descendais des cimes et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève etc ».  

    Lecteur :  De qui et d’où est tiré ce passage d’un auteur que j’aime bien et que je respecte à ma façon, caricaturale ? 

      

    -Pourquoi cet écartement de la société ; ce retrait est volontaire n’est-ce pas ? 

      

    -Oui une raison très simple. Je n’ai pas beaucoup travaillé durant ma vie active, j’étais un peu paresseux, j’étais professeur. Un métier peu usant, intéressant certes, mais guère éprouvant si je compare aux ouvriers qui m’entourent. Nous, on parvient à la retraite en pleine forme. Eux non ! Alors il était temps de redevenir sérieux. 

      

    - Vous faites toujours les choses à l’envers, quoi ?   

    - Une raison supplémentaire est que j’habitais une ville du sud, riche, pleine des bobos et de bourgeois, sophistiquée, avec de nombreuses occasions de diversions, de loisirs, de spectacles. Je me suis éloigné de ces tentations car je me serais laissé aller à la vie facile, distrayante et sans soucis. Mais rassurez –vous je ne suis pas devenu un travailleur acharné : 6 à 7 heurs par jour me suffisent.  

      

    - Oui je comprends ; d’ailleurs moi-même...Mais pourquoi se couper du monde à ce point ? Ne parler à personne, des jours, des semaines durant, n’est-ce pas trop dur ? 

      

    - Pas pour moi qui ai l’esprit lent, qui réfléchit laborieusement, qui suis le contraire d’un esprit vif et rapide. Il me faut du temps et de la concentration pour comprendre quelque chose de valable à la société où nous vivons. Donc je m’impose la régularité de l’attention, l’approfondissement par le silence. Je tente de m’abstraire du bruit ambiant, d’éviter les distractions qui dispersent.  Rester seul pour penser : le monde actuel fait tout pour vous en empêcher. La solitude est dénoncée comme une maladie, une anomalie. Vive le superficiel, le zapping ; soyez légers, glissez, faites 3 ou 4 choses à la fois pourvu que ce ne soit ni profond ni exigeant en attention. Regardez : les médias, les livres à succès sont ceux qui confirment vos préjugés, qui vous incitent à abandonner toute personnalité, toute indépendance, toute rigueur de la pensée.  « Nous réfléchissons pour vous aux meilleures solutions, confiez-nous votre argent, votre santé, votre esprit, on s’occupe de tout. Amusez-vous, soyez insouciant, sortez, consommez, moutonnier, suivez le troupeau. Ludisme, Hédonisme, Égoïsme, on organise tout pour vous ! 

      

    --Et la montagne vous permet de lutter contre. Seul contre tous, quoi ? 

     –Non ; je n’ai pas cette prétention ! Mais la montagne et la lecture ensemble ! car la culture accumulée sur 20 siècles nous indique que ce phénomène est banal , que d’innombrables individus sont sortis du rang, ont refusé, ont désobéi. Certains ont laissé des œuvres impérissables. Les ayant un peu fréquentés dans ma jeunesse, je voulais les retrouver sur le tard... 

    Mais, bon,  j’ai quelques olives et un fromage à partager, entrez .On discutera. 


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