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Par jean Peneff le 24 Juin 2016 à 15:45
Chap 4 Essai avorté d’implantation de la république en Allemagne (1918-33)
Nous entrons dans le noeud du problème de la disparition « naturelle » des républiques.
L’expérience de la fin de la république allemande a forgé nombre de nos valeurs et est donc chargée de débats cruciaux, de réminiscences dans nos existences ; la conception de cette république, avec un tel destin (léguant le nazisme au monde) marque encore les historiens autant que les simples acteurs. Je les utiliserai de même que des observations personnelles et les discussions au sujet de la Résistance, de la guerre d’Algérie, péripéties non anodines où la France libérée héroïquement de l’Occupation s’isole et se transforme en plus grand état terroriste de l’après guerre (un million de morts dans 3 guerres coloniales / Indochine, Madagascar et Algérie en 15 ans de 1947à 62). Sur ces étonnements générationnels j’évoquerai ma connaissance lycéenne de certains acteurs qui ont illustré, par leur carrière, les méandres de ces diverses versions de la dernière formule démocratique dans laquelle nous vivons ([1]).Après cet épisode inouï, le triomphe de la république fut absolu pour la 1ère fois dans le monde à partir de 1945, mais cela est si étrange que le chroniqueur reste prudent quant aux conclusions à tirer
Quelle est la valeur de notre schème dans les cas extrêmes ?
Quand les factions et cliques de dirigeants, d’élites diplômées et de possédants se déchirent ; l’une d’elles en appelle au « peuple » (pas tout le peuple, ici épuré de la "gauche", ouvriers et militants)! le peuple de la boutique, de la petite propriété, des paysans et des presses, et artistes ratés etc. Tout cela est un processus éprouvé, bien rodé depuis la naissance des républiques. La mort de la république allemande de Weimar (1918-1933), l’irruption de l’Hitlérisme, « la victoire démocratique » imposée de l’après guerre sont-ils circonstanciels ou simple intermède incongru entre le deuxième et le troisième Reich ? Est-ce une logique inéluctable ou le destin de nombreuses républiques d’engendrer tyrannie, oligarchie, césarisme ou féroces dictatures ? Notre schéma d’analyse se vérifie-t-il ici ? Oui et avec la plus grande force !
Satisfaire tous les appétits à la fois des "dominant"s aptes au pouvoir, des catégories occupant le débat intellectuel ( professeurs, presse, lettres et philosophies) ; et en même temps pacifier les nombreuses rivalités de formules capitalistes d’âges variés, de conception de production et d’accumulation modulées ou de partage inégal des profits entre bénéficiaires, tout conduit souvent à des impasses mortelles. Que la démocratie neutralise tous les conflits locaux d’accaparement et de capacité à gérer le local, est parfois infaisable du fait de la diversité des histoires de castes, familles clans ou « ordres » en tout genre ( la noblesse prussienne est encore présente, mais celle du Moyen Age », pas de « 89 ») inclut sa propre élimination en tant que République puissante. L’appartenance de la noblesse à la bourgeoisie allemande des affaires était récente ,non pas celle cosmopolite et mélangée (forte endogamie) et les affrontements du passé se sont revivifiés à la diversion des deux grandes religions de force égale avec des ancrages régionaux. Cela n’arrangeait rien dans la voie de la paix des riches par la concertation, le mariage ou l’association dans les affaires. Les religions importent leurs divisions dans le débat comme dans les conflits régionaux (Prusse et États Rhénans, ou Nord/Sud). Depuis 4 siècles ces divisions fermentent et ont donné lieu à des guerres internes. Dans le petit espace que le duo Catholiques –Protestants de diverses tendances, laisse émerger une 3ème religion (juive) laquelle se sentit cependant assez intégrée pour être nationale
Tout ceci recèle une combinaison de facteurs instables de 50 ans d’age de solutions ; une aussi jeune structure résisterait à moins que cela à des forces contradictoires. Or cette structure faible va se trouver face à une série de situations, ahurissantes dans leur succession, aux ampleurs inouïes. Les circonstances conjoncturelles doivent être rappelées, car en 15 ans un aussi « jeune » pays, intensément capitaliste n’a eu autant de défis à relever
Rappel des quatre « chaos » dont le chevauchement fit le lit du nazisme : une retraite militaire à l’été 1918, coordonnée et organisée depuis les terres étrangères occupées en 1914 qui se transforma dans le jugement ultérieur des puissances mondiales, en une défaite humiliante, incompréhensible pour les acteurs, à un effondrement moral et à une mise au banc de l’humanité ( à l’écart SDN), incluant perte de colonies, indemnités et occupation française de la Rhénanie par non paiement, donc par défaut.. ;enfin surtout disparition brusque de la monnaie et des valeurs d’échange en 1923 . En définitive un effondrement de l’économie en 1929 à l’instar de celui du monde occidental. Et le tout se passe aux frontières d’une Révolution dangereuse, la Russe, que les Spartakistes avaient voulu importer : un guerre des classes au profit des ouvriers !!
Tout cela inconcevable auparavant, a été jugé injustifiable, irrationnel, irréaliste. L’ensemble de élites et des corps aptes aux rationalisations intellectuelles est démuni. A situations anormales, attente de solutions anormales. A contradictions insurmontables concentrées sur une seule génération, en 15 ans : solution exceptionnelle ! A moyens hors normes, règlements de crises les plus fantasmés !
Quel remède ? Le plus classique, le plus ordinaire fut comme toujours l’appel au peuple par les factions devenues hitlériennes pour anéantir le pouvoir, rétablir l’« ordre ». Ici rien de novateur en république. De la Grèce à Rome, à l’Italie de la Renaissance, le renversement des puissants par des puissants potentiels, venus d’ailleurs (socialement parlant) est un classique
Athènes, Rome, Italie ont choisi habituellement un dictateur transitoire dont on se débarrasse peu après. Du meneur de la plèbe, du chef populaire au Jacobin radical, de l’aventurier au révolutionnaire fossoyeur de la partie adverse, les cas ne manquent pas. Et même Napoléon fut choisi par les Thermidoriens pour écarter le clan rival. Cette fonction d’ « idiots utiles », en démocratie, selon une appellation importée d’ailleurs, a été récurrente. En général l’outsider ne résiste pas longtemps aux délices et profits du pouvoir qu’on lui octroie. Il s’installe dans une dictature commune et ce réaliste momentané ou cet illuminé se transforme en dictateur ordinaire, sensible aux facilités du népotisme, aux genres de vie somptueux. Les Mussolini, les Franco et même bien des dignitaires comme Goering ou Bormann, hédonistes et jouisseurs, laissèrent gérer leurs représentants se contentant de tirer les ficelles
Mais en Allemagne de 1920, le chaos fut si démesuré pour les classes bourgeoises, en rupture entre elles, que les chefs provisoires n’eurent pas ni temps ni les moyens de nettoyer et purger la jeune république . Celui qui eut le plus de flair pressentant les instincts « populaires » des catégories intermédiaires, non productives, délivra de ses « ennemis intimes », l’économie libérale. Furent désignés comme adversaires, les Prolétaires, les syndicalistes et même, allant plus loin , une entité indigènes : les Juifs ; ils furent désignés bien au-delà de ceux que les Von Papen et consorts auraient souhaité inventés coupables du désordre moral. Ce procédé d’appel à un dictateur « populaire » est courant quand les contradictions entre clans, familles, et partis analogues nommés en démocratie comme équivalent à la démagogie (par les philosophes grecs qui y étaient opposés Platon, Socrate, voire Aristote) se déchirent. On mobilisait à l’époque les « légions », les armées politisées, avec à leur tête d’anciens esclaves affranchis, des condottieres, des petits chefs locaux et ici des bandes privées d’agitateurs (S.A) en groupuscules.
Or, à ce moment-là, en Allemagne le processus rodé se grippa et tout explosa : les plans machiavéliques s‘effondrèrent et le petit chef nommé par surprise, resté un court moment, chancelier sage, effectivement « raisonnable », quand par bonheur il détruisit l’appareil de résistance des ouvriers et déporta les leaders, se révéla ensuite beaucoup plus coriace, soutenu par la faveur populaire orchestrée. Sa vraie nature l’emporta, de manière imprévue, un tyran jusqu’auboutiste que les menaces, ou alors les gratifications et les corruptions classiques ne firent pas broncher et que les attentats ne firent même pas reculer. Au contraire ! Nous devons donc maintenant expliquer ce cas très singulier dans notre inventaire des morts célèbres d’une république par suicide ou consentement mutuel avec un régime autoritaire
Evans dont on va suivre le raisonnement , adhère à ce schème : les bourgeoisies allemandes n’ont pas le temps de l’unification, de la mise en place de conformité au modèle occidental multi-parti. La fraction plus modernisée de l’Allemagne est dépourvue de moyens de retourner le Führer en chef corruptible. En effet il règle par la force les divisions qui s’accumulaient sur 50 ans de 1870 à 1920 en proposant un mythe du passé, l’unification sur un vieux modèle pangermaniste. La tradition et le modernisme -bousculés par l’industrialisme à marche forcée- dans une conjoncture rarement vue dans l’Histoire capitaliste (perte de la monnaie en 1924, effondrement économique en 1929, proclamation par les Alliés de la défaite inique , menace avec les Bolcheviks). Ces chaos simultanés auraient ébranlé tout autre peuple ; or ici de plus il y avait une religion de l’élite, une philosophie de l’histoire allemande et de ses surhommes. Ces thèmes repris par l’intrus incontrôlable de même les enchaînements de ses succès jusqu’en 1943, le consacrent providentiel, homme miracle de l’économie (le réarmement contre le chômage) et sauveur de l’esprit d’unité et de fusion communautaire dans une Révolution culturelle au sens de bouleversement intergénérationnels et de catégorisations politiques fortement établies.
Cette histoire racontée sur le fil de la trame des fins de républiques incapables de résoudre les bouleversements que l’économie et de l’impérialisme s’appuiera sur le meilleur spécialiste, un Anglais Richard Evans. Il est le pivot de notre inventaire des décès. Pourtant comment meurt une république constitue une expérience réfléchie par des milliers d’ouvrages, l’objet de débats enflammés de la part des contemporains, que ce soit des résistants allemands sous le nazisme, des vainqueurs de 1945, qui tous voulaient comprendre au fur et à mesure qu’ils découvraient ce que fut l’Hitlérisme. Et se demandaient :« Mais enfin comment cela a-t-il pu advenir ? Comment une république paraissant solide dans une société moderne et riche, a-t- elle pu enfanter une pareille monstruosité ? » Banalité ou phénomène exceptionnel? Bien que nous « sachions » tout sur le nazisme, ( le sujet à provoqué cent mille livres à ce jour), nous avons de mauvaises raisons de nous croire totalement informés. Car nous ne posons pas les bonnes questions à l’histoire. La république française, plus solide que jamais en 1919, dont la victoire a engendré, elle aussi, une autocratie en Juillet 1940 (l’Etat français de Ph. Pétain) en disparaissant en 4 semaines ne s’explique guère!! La république d’Allemagne 1918 a produit une dictature des plus violentes dans les cadres légaux !! Comment des régimes enracinés tel notre IIIè république, peuvent s’effondrer en quelques jours ? Comment 1918 a-t-il été l’antichambre de 1940 ? Le balancier est-il inéluctable (l’Espagne a traversé ces allers-retours également sur 40 ans). La 4èm Rep française tombera aussi sous les coups d’Alger et de son armée. Ce sont là les mystères et les défaillances de compréhensions et justifications républicaines. Pour saisir l’énigme on tentera un comparatisme systématique.
Le premier étonnement est que nous refusions de croire à la banalité ; ensuite que nous refusions de concéder que « naturellement » les trois piliers de tout pouvoir démocratique : l’armée, la justice et le judiciaire au sens large, la presse qui fabrique de l’opinion publique « fondent » les républiques. Notre aveuglement est alimenté, en idées et légitimations, par les intellectuels, les journalistes, les créateurs de la culture politique. Hitler est-il un accident de l’histoire ou un processus inévitable, soit après 1918 ou soit à la suite de la Prusse de 1870 ? Les deux ! mais les modalités, la formule-choc restaient à inventer. Il faut donc expliquer ces quarante années qui ont bouleversé le monde des républiques. C'est-à-dire justifier les paradoxes ci dessous:
-La nation la plus cultivée, la plus scolarisée devient la plus barbare ?
- l’industrie la plus avancée produit l’industrialisation de la tuerie de masse ? L’Allemagne de 1914 exporte en gros volumes en Angleterre la technologie la plus avancée ; l’urbanisation la plus moderne
-la science la plus sophistiquée (chimie, biologie, physique) quant aux acquis sans précédents induit-elle des essais biologiques inhumains ?
-La société la plus féconde en philosophes, en réformateurs religieux, en penseurs, produit la plus raciste et la plus brutale conception de l’évolution de la vie collective
-Le pays le plus cultivé, le plus lettré se soumet à un endoctrinement simpliste approprié à une population analphabète alors que le taux d’illettrisme y est le plus faible au monde, mais ce savoir ne fut d’aucun rempart. Au contraire. )( [2] )
Pour ces paradoxes, la sociologie peut aider l’histoire du nazisme
Oui ! si les historiens n’abusent pas du penchant des sociologues pour les structurations des conflits intérieurs par une lutte « d’intérêts » ou de classes
Oui! si les historiens empruntent aux sociologues, l’idée de non linéarité des événements et de dispersion des causes par leur interaction et celle des luttes des institutions contiguës au pouvoir. Ainsi ce chapitre soulignera que les explications de l’Hitlérisme les plus inventives relèvent des divisions des bourgeoisies entre elles, dont les batailles intérieures firent perdre le sens de l’union nationale. Entre les fractions anti ou pro militaristes ( dont Ludendorff ), entre les peurs paniques des Rouges et des libéraux , entre la Prusse traditionnelle et entre les élites de la Bavière ou du Rhin occidentalisés, régions républicaines modernes, ou celles rurales des conservateurs convaincus (légalistes impériaux :Hindenburg: les batailles internes ont fait perdre de vue leurs valeurs communes et leur solidarité. Chacune finalement pensa que ce pion extérieur à leur monde serait éphémère, aisément manipulable à l’avantage de la partie des clans qui le soutiendrait et que cet intrus serait de faible autonomie dans leurs mains. Les divisions au sein des bourgeoises peuvent atteindre des conséquences dramatiques. Elles ont eu leur équivalent en France à la même époque. La croyance et la confiance des bourgeois libéraux dans leur capacité à manipuler un homme de paille, girouette, un pantin à éliminer à tout moment, est courante en démocratie où l’on use de subterfuges dans la vie publique ordinaire. Cet aveuglement eut son homologue en France lors des crises et des « révolutions » ; par ailleurs les bourgeois français sont tombés en 3 semaines à Paris aussi vite que leurs équivalents de Weimar 7 ans auparavant. Les morts de deux républiques qui paraissaient si assurées quelques mois avant, sont inextricablement liées et à réfléchir. En effet la France connut pareillement une cassure entre factions bourgeoises au sujet de la guerre d’Espagne, de violences à mener contre les ouvriers et le PCF, et sur les victoires à garder du Front populaire ; tout cela engendra une mobilisation des droites, malgré des lignes de fracture ; (une des bourgeoisies françaises prit même parti pour Hitler ouvertement) ; bref la déstructuration du ciment intérieur s’aggrava en quelques mois à partir de février 1934
Les bourgeoisies allemandes diversifiées aux racines régionales et économiques parfois irréductibles, furent incapables de résoudre, sans dommages internes et externes, les effets de 3 « révolutions » européennes et mondiales à la fois :
-L’empire du Kaiser face à une fraction moderniste associée à une forte croissance marchande mais pratiquement sans marché lointain ni rente coloniale, sans Empire africain, mode G-B et France
-La peur des bolcheviks et l’abolition des moyens de production privés avec la révolution de 1917 à leur porte, sans oublier le socialisme de la Commune de 1871 qu’ils virent de près. Hitler a proposé de régler ces trois révolutions en un seul coup, provisoirement sans risques et à peu de frais pendant 7 ans (33-40). Avec au contraire de nombreux bénéfices en prime dont les profits industriels de l’armement et de la paix sociale. Sauf que cette escalade de succès sur trois plans de rattrapage : retard institutionnel (centralisation) , conquête mondiale (colonisation à l’est et du Nord de la France), se paya d’ obsessions - pas nécessairement bourgeoises - au sujet de l’ostracisme à manifester à l'égard des juifs, des slaves sous-hommes,ainsi que de l’intégration de la jeunesse dans des appareils d’état impérieux (Jeunesses Hitlériennes, chantiers, scouts ); tous aggravèrent l’écart générationnel familial, à l’aide d’une idéologie quasi-religieuse de la philosophie de l’histoire afin de s‘opposer à l’autre « sens », marxiste, de l’histoire du grand voisin russe redouté . De ce bouleversement complet sortiront des SS brutes ou libéraux, des ignares mais aussi des savants , des « médecins-chercheurs » de la Shoah, des mélomanes des camps de concentration et des officiers des pogroms cultivés et artistes, amateurs d’art et fanatiques du vol des musées pouvant sans broncher assister à des assassinats de masse. On lira infra les témoignages directs, les récits vécus. Il n’y a pas de vision d’ensemble des classes supérieures face au nazisme. L’étude des principales catégorisations de ce type de dirigeants complexes a été « abandonnée » à l’ histoire politique qui ne nous explique pas le travail à l’ intérieur des juges, des cabinets d’avocats, le rôle du Droit commercial et bancaire, des institutions universitaires, piliers du nouveau régime, alors que la publicité politique, sa professionnalisation, la stratégie d’agitateurs en petits groupes sont mieux approchées! Le travail des juges qui blanchissent Hitler 4 fois avant son accès à la Chancellerie donne à l’opinion, la légitimation et le soupçon de harcèlement à l’égard de Hitler ;et cela n’est qu’effleuré. Les spécialistes ne nous expliquent pas l’engouement pour les élections des trois-quarts de la population. On comptait 10% ou 20% d’abstentions aux élections : une participation exceptionnelle. Y a-t-il eu trop ou pas assez de démocratie électorale ? Les Allemands sous Weimar donnèrent l’exemple d’un engouement pour le vote, avant que le régime ne s’effondre...sous les coups d’un parti légal. La révolution haïe parce qu’elle aurait été sous les griffes des « spartakistes » ? les politiques abusèrent de cet argument jusqu’à l’aversion : 5 scrutins législatifs en 5 ans de 1928 à 1933 en comptant le plébiscite du 12 novembre 33! ([3] ) Quand le peuple s‘abstient, on le dit indifférent à la République ; quand il vote trop, surgit une dictature. Quand de nombreux scrutins masquent la fébrilité et l’impuissance d’un pouvoir, que redouter ? Dans la longue histoire des instabilités démocratiques, que fait le peuple? Il vote « trop », s’abstient, manifeste, ou se tait ? La ruse et l’intelligence de Hitler sont d’avoir compris cela très vite. Cependant il ne fut pas le seul et il l’a réalisé en stigmatisant les militants,les ouvriers engagés, réprimant à tout va dès 1933 grâce à l’incendie du Reichstag « providentiel » pour lui. Weimar a été abattue par une coalition des fractions bourgeoises exacerbées du fait de plusieurs crises (Prusse, ruraux/ urbains ; service armé et libéralisme, propriétaires terriens prussiens traditionnels/Rhénanie moderne et occidentalisée). Cette compréhension des phénomènes de division au sein de mouvements totalitaires, par faim de pouvoir et de légitimité de groupes dominants mobiles aux intérêts changeants , aux coalitions faibles et instables, le futur dictateur l’ a saisie à travers d’abord des échecs, une tentative de pré-nazisme (un ensemble idéologique, un pangermanisme, un culte du militaire grâce à un grand nombre de chômeurs petits bourgeois prêts à tout, durant près de 15 ans . Donc il y eut une foule d’apprentis Führer, pléthore de petits agitateurs de rue et de brasserie, et par conséquent la République a « fait » autant Hitler qu’Hitler a créé le nazisme . Il appartient autant à notre histoire qu’à celle, allemande ([4] ).
Par conséquent notre analyse, à la suite de Evans, fait entrer cet épisode dans le giron de l’histoire « banale », de l’Europe, n’y découvrant ni anomalie ni exception, sauf une circonstance de hasards, un mélange hétéroclite d’événements. Les années 1920 à 45 en Allemagne furent les plus étudiées dans le monde, quoiqu' il y ait encore des « trous » dans le narratif exploité de la phase classique de la république allemande.
Notre auteur –guide fournit la perspective culturelle nécessaire à l’étude de la manipulation et de l’idéalisme du jeune âge, de l’agitation fébrile par le mouvement perpétuel ,sollicitant la foule pour éviter de réfléchir, conformément aux attentes des classes moyennes en ascension stoppées net après 1924 et sous la menace permanente des catégories d’hommes dits incontrôlables, moins visibles jusque-là (lumpen, chômeurs,exode rural). Ces derniers se trouvent tantôt alliées de fait tantôt aux nazis, maîtres de la rue au cours des manifestations bruyantes de milices, tantôt de l’expression silencieuse des quartiers rouges de Berlin. Nombre de témoignages sortent maintenant de l’ombre, mais pour être lus et utilisés, il faut situer la crise de la droite, à la tête maintenant de l’Union Européenne en lien avec son extrême droite , et réactualiser ce retour. Que l’on s’en félicite ou non, l’Allemagne est au cœur de l’Europe. incluant la revanche d’ une « défaite » de 1945, mal admise. Comme le souhaite Evans : « il nous faut pénétrer à l’intérieur de l’esprit des nazis , comprendre pourquoi leurs adversaires n’ont pas réussi à les arrêter , identifier la nature de la dictature nazie, saisir comment elle a fonctionné un fois qu’elle a été établie » ( p14 ) Et c’est ce que nous ferons dans la bibliographie sélective au sujet du travail sur les consciences Tout un art et une machine ! La culture quotidienne notamment au sein de deux institutions inébranlables : l’ armée et la justice d’abord de 1918 à 25 (mort d’Ebert) puis une phase aboutissant en 1934 à une sorte de monarchie parlementaire avec sur le « trône », Hindenburg idolâtré tout. Cela mérite une sociologie de institutions. S’y ajoutent l’étude de du parti et des institutions, le rôle prépondérant d’organisations habituellement moins fouillées, les associations économiques, syndicats patronaux ou chambres de commerce, trusts.
Pour le dire autrement, en termes classiques : comment la part de la grande bourgeoisie allemande sûre d’elle, libérale, puissante, a été dupée par des petits bourgeois, semi- exclus, néo-urbains, ayant raté leurs études, frustrés de la fortune, amers et aigris d’être à la lisière de la richesse que donne le pouvoir, haïssant les dirigeants habitués aux couloirs des Républiques et coutumiers des compromis. Le flair dans la manipulation, la ruse et le sens tactique mis à « l’honneur » par les nazis ne sont pas des nouveautés, inattendues dans l’histoire des démocraties abattues et démoralisées. L’intéressant dans cet événementiel est seulement la singularité du procédé : comment les agents du nazisme ont interprété les situations étranges et nouvelles qu’ils découvraient et définissaient au jour le jour? Par exemple que les campagnes les suivent et adhèrent plus que les petites villes! Une conséquence en est la versatilité et de là, la prise de compte des acteurs ballottés entre héroïsme et crapulerie. Un livre d’histoire n’est pas un catéchisme de bonne conscience, un étalage de remords, un verdict judiciaire. C’est le récit de ce qui est arrivé, comparé à des cas analogues de mort républicaines permettant d’identifier les facteurs à venir en Europe
Pas de pouvoir sans armée et sans économie en voie d’accumulation rapide. Athènes, Rome, ou bien les révolutionnaires français, grâce aux conquêtes de l’armée, les pillages et les prélèvements qui alimentent les caisses,qui soutiennent l’économie, la stimulent...ou la ruinent alternativement. Les Allemands en 12 ans ont vécu un concentré extraordinaire de ces deux faces : Ils ont été ballotés par l’inflation affolante combinée d’idéologie militariste et par la vigueur économique de la reprise puis son effondrement!. Selon les circonstances, l’idéologie est aussi importante que l’économie que l'on saisit à travers ses lunettes. L’économie a cependant sa force ici, particulièr e, le poids de la dette qui a affolé les bourgeois et les propriétaires. Débat récurrent que seul un homme fort semblait résoudre; qui paiera? Les zones rurales ou les villes ? Les jeunes ou les vieux ? Les banques et les épargnants ou les ouvriers ? L’explosion des prix retira la confiance en la jeune république dont l'origine de la contingence de circonstances et d’échecs vient d’une agonie... de naissance : cette démocratie n’eut pas de réels parents sinon étrangers. L’accouchement en fut chaotique dans des grandes villes industrielles. Les forces traditionnelles allemandes n’avaient jamais connu de « révolution sociale » ni républicaine sur leur sol. La bourgeoisie allemande légaliste, dans le pays alors le plus développé au monde, fut une des rares à ne jamais tenter son « 89 »ni son abolition des privilèges ; elle ne connut aucune réaction contre la royauté Elle est la seule des 4 grandes puissances industrielles du début du XXè (G-B, France, Russie) qui n’ait pas coupé la tête (non à titre symbolique) à son roi ou tué son tsar. Elle fut le seul des grands pays où l’idée d’Etat-Nation propre au 19ème,a fusionné avec la notion de patrie, acquise ailleurs un siècle auparavant ; ici, seulement en 1871. L’archaïsme allemand fait que le territoire unifié et le sens patriotique sont associés à la modernité des Etats centralisés : collision des extrêmes ! La question économique était dès lors: que voulait-on pour les marchés : l’industrialisation interne ou les colonies ? Les deux ! Or, ils eurent l’hyperinflation, la crise due à une économie de guerre presque continue de 1914-18 puis de 1938 à 1945, les emprunts du IIèReich, les indemnités du traité de Versailles et la perte des rares colonies conquises. L’armée est autonome, un état dans l’état. L’université aussi, les étudiants (notamment de Droit et de Philosophie) ont joué le rôle d’animateurs dans le nazisme comme mouvement de masse, acteurs de la fierté militariste, une religion réfléchie et laïque. Par ailleurs le protestantisme sous-tend le capitalisme du pays le plus avancé et l’identifie au messianisme économique.Quelle extraordinaire conjoncture!
Élections intenses et faible abstention (après épuration populaire)
Dans ce schéma libéral de crise cyclique, l’abstention de 50 à 60% de la population est logique. » Ainsi on comprend qu' en G-B et USA, rien n’est fait pour encourager le peuple des cités et des banlieues pauvres à voter, ne serait-ce qu’une assistance matérielle.Ni en France aujourd'hui! Il n’y a jamais dans l’histoire des démocraties, de cours « tranquille » ou pacifique même si le la classe dangereuse est marginalisée. Les Allemands politisés, cultivés et modernistes en firent l’expérience et leur singularité est dans la combinaison de retards politiques et l’avancée démocratique des scrutins concernant les catégories stables et non ouvrières engagées à voter. En Allemagne de 1919 à 1933 on vota beaucoup... trop ? et quelles populations doit-on inciter? Les femmes y votent en 1908, 35 ans avant les Françaises. Il y eut une faim de vote, un enthousiasme à l'égard de la démocratie électorale avant 1934. Le système social qui date de Bismarck est en avance. Or, l’assurance chômage, l’aide, et l’assurance maladie ne pèsent pas en situation de croissance forte.
La dictature fatale semble donc le destin de pays ordinaire où règnent la rationalisation économique et l’inclinaison aux élections. Pour toutes ces raisons l’Allemagne devint un pays laboratoire. Et encore aujourd’hui ! Au tout début les Hitlériens se placent dans une logique de la monarchie et du respect parlementaire dans la mesure où il est représenté par un maréchal illustre, une sorte de kaiser puissant, orgueilleux et diffusant l’idée de la victoire méritée de l’Allemagne sur la France. Ne serait-ce que par la confirmation de 3 défaites infligées à notre pays (et on peut le dire sauf au cours des deniers mois de l’année 1918). Un siècle d’écrasement de son ennemi héréditaire soutient le messianisme constamment réinventé, face à celui, « révolutionnaire », dit français.
Une caractéristique des études Anglaises,-Américaines,-Allemandes au sujet du nazisme est de montrer le poids du travail forcé, le degré des exploitations de la main d’œuvre européenne dans un cadre antérieur d’efficacité collective. le sentiment d’avoir raté l’épopée occidentale de la colonisation donna en outre un complexe d’aigreur, une frustration pour laquelle la Russie aux terres "vides" et sans limites offrait un exutoire. Les industriels attendaient de la colonisation d es débouchés marchands, non pas des terres pour des colons, ni des la force de travail des indigènes. En vain Hitler leur proposât cette option, sans succès, pour un pays où l’industrie et la science par leur efficacité et supériorité, compensent la surexploitation coloniale des France « attardée » ( et même de l’Italie).
La Révolution culturelle au centre des idées de R. Evans
Le terme connoté, trop usé, est volontairement ambigu. Comme en Chine, il rappelle le changement brutal quand on appelle la jeunesse allemande à s’enrôler, à renverser les sexagénaires au pouvoir et quand un parti se forme pour subvertir toutes les institutions, sauf celles économiques. Ici contrairement à la Chine, la conquête des entreprises n’est pas envisagée. Cette révolution culturelle est purement idéologique et non économique. Elle sert le patronat ; à l’opposé de la Chine, il n’est pas question de toucher aux classes sociales possédantes, ni d’envahir les usines. Les représentations mentales de la fusion communautaire, la diffusion de la force de la race sont les supports des actions de la production capitaliste des marchandises, ce qui est finalement une façon ordinaire de concevoir les changements jugés nécessaires
. « Comment devient-on révolutionnaire quand on est un notable de province » ? se demandait déjà Tackett dans Par la volonté du peuple au sujet de la Constituante de 1789 : en inventant une théorie réplique -t-il ; celle des Droits de l’homme ! Comment devient-on bourreau quand on est un Allemand ordinaire, avait répondu Browning, et plus tard, nous nous sommes demandé comment on devient un tortionnaire (même passif) quand on est un jeune soldat du contingent en Algérie ! La puissance de l’armée dans la vie quotidienne de l’individu novice, le jeune soldat à qui on inculque qu’il est l’avant-garde de la patrie sur le front de la chrétienté, font le reste. C’est cela une révolution culturelle
La justice conditionne et légitime ces représentations auxquelles on ajoute l’appât du gain pour la « gloire » de la Nation. L’argent et les policiers, les informateurs professionnels bien récompensés abondent. La conversion des âmes va son train mais l’instrument le plus efficace est l’enrichissement des officiers par le vol ainsi que le pillage ordinaire par la troupe qui. La mobilisation des esprits et le partage du butin sont associés. Aucun sacrifice ne perdurait longtemps sans l’argent. Avancer c’est détruire et s’enrichir. Toute occasion est bonne. Et l’envoi de petite alimentation ou du menu butin aux familles soutient le moral. Même le premier « Premier Mai » (1933) devenu à l’instigation de Goebbels la fête du travail national, satisfaisait une revendication ouvrière. Le lendemain des défilés géants, les SA pillent et ferment les bureaux ou les locaux des syndicats en emportant l’argent. L’autre motivation a donc bien été l’enrichissement. Créer un appareil de délateurs professionnels ne fonctionne que si on entretient la foi en faisant prospérer sur les dépouilles. Mises à sac, vols au cours de l’extermination des Juifs, dépouillements des banques conduisit au dilemme terminal : productivisme par utilisation maximale de la main d’œuvre esclave ou son élimination physique immédiate. La question raciale du Reich ne se disjoint pas des intérêts du patronat bien que le Reich industriel ait été victime de la fuite des cerveaux. Après le départ des savants juifs, en dépit du fait que les industriels allemands de l’armement pressent Hitler de les garder, le verdict irrévocable a donné à la bombe américaine l’avance qu’elle souhaitait. Contradictions des définitions préalables et de fins insolubles. Créer du chaos un temps...et à la fin, c’est le chaos qui gagne. Certains ont parlé de démocratie totalitaire au sens de société industrielle forte et de culture de l’individu « surhomme » qui auraient été l’originalité du nazisme dans un pays qui possède tant d’associations collectives et de mouvements organisés. Mais il y a plus simple : le fait de guerre change les consciences, la situation brutale rencontrée, la peur, renforcent la conviction de la supériorité des armes et la légitimité de l’asservissement d’autrui au nom d’une quelconque valeur, fut-elle raciale. Toutes choses qui ne sont pas associées à un régime politique spécifique « Au début était Bismarck », premier tome, première page, première phrase d’Evans !
L’Université en place? Les responsables nazis y ont avancé prudemment. Peu d’opposition dans le corps enseignant face aux démissions forcées des professeurs juifs. Beaucoup d’entre eux avaient été de grands chercheurs, titulaires de chaires. L’ université racialement viciée était le repoussoir, représentant le monde Juif : 25% des professeurs ont été victimes de l’épuration. Vingt prix Nobel de physique (ex ou à venir) furent persécutés ou exilés. Le nazisme en pâtit finalement. I G Farben comme d’autres industriels de pointe ne purent sauver la science atomique naissante car « Juive » ; et ils se consacrèrent aux armements classiques. Négation finale de la science avancée qui se clôt pour la population par l’autodestruction des infrastructures et des patrimoines. L’autodafé en avait été le présage
Cette approche aide à concevoir non « le phénomène Hitler » en lui-même, mais plutôt Hitler parmi ses rivaux, tous aspirant à la dictature dont les agissements simultanés façonnent progressivement le destin du futur dictateur, vainqueur de la lutte des petits chefs disponibles. Il fut celui qui travailla surtout les tendances et les humeurs du temps. Il perçut une trouvaille dans les boucs émissaires des crises vécues. Un Hitler était prévisible mais celui qui gagna la course fut un acharné, travailla d’arrache pied à « fabriquer » son personnage », à tester pendant des heures, les mots et les accents, les postures d’éloquence d’un style heurté et prenant. Cela lui prit dix ans d’un long apprentissage où il se fit photographier, conseiller pour la gestuelle, le rythme, la longueur des phrases etc.. . L’ascension était résistible à court terme mais à quelles conditions ? Hitler n’exista pas en lui-même c’est un long mouvement social qui le construisit. Et seconde leçon, -pas le moindre- : la montée des nationalismes et des dictatures dans les années 30 se conjugua avec un univers de démocraties en extension, où la diffusion de l’ industrie rationalisée et l’avancée économique bouleversaient partout le monde qui avait surgi des « Lumières » ou de la science moderne. Contradiction non perçue : le siècle de tous les progrès (Révolution industrielle et scientifique, découvertes géographiques) est concomitant d’un puissant spiritualisme orné de superstitions. Les classes petites bourgeoises, nombreuses en Allemagne urbaine ne se débarrassent pas aussi vite des anciennes idées. La pente de l’obscurantisme coïncide avec la montée de la Raison. Si on croit à une émergence naturelle de la démocratie, on se trompe, le penchant inverse se diffuse tout autant. Alors que le monde Wilsonien étendait sa logique qu’on pensait universelle, à la fin de la guerre, il se produisit un événement paradoxal qui entraîna le monde entier dans la pire catastrophe
Le Militarisme des nazis: fusion des capitalismes d’âges et formes différents
Le passé militaire embrouillé entre Allemagne et France pesa-il dans la réticence républicaine? La France fut -si l’on peut dire- aux premières loges : trois invasions en trois-quarts de siècle (1870-1945). Elle aurait pu observer l’Allemagne : la détester, la caricaturer, la parodier ou s’en inspirer. Mais il fallait la comprendre. Or, la France s’y regarde comme dans un miroir déformant au cours de leurs relations tumultueuses. L’Allemagne est de surcroît un magnifique anesthésique de nos erreurs, de nos faiblesses, et nous instrumentalisons la mémoire à nos propres fins d’oubli et de refoulement [58]. Des historiens l’ont prétendu quand ils ont pensé la France de co-responsable de la deuxième guerre mondiale : son défaitisme, défaut de résistance militaire qui ont permis l’occupation de toute l’Europe par les armées allemandes.
La faiblesse de notre perception, de notre responsabilité de la défaite de 1940 est-elle si différente de l’incrédulité économique d’aujourd’hui ? Voila une crise qui se déclare quand notre pays alors fanfaron, se projette dans le rêve de l’économie équitable. Et en 2012, ambiguïté supplémentaire, la réminiscence s’accroît de l’effet inverse : l’industrie allemande continue à exporter et innover. Ceci nous inquiète et nous fascine. Qui peut s’opposer à elle ? La France possédait en 1939 aux dires des « experts » de tous pays, la meilleure armée, un équipement qui sans être excellent était de bonne qualité, des installations de défense imprenables et un Etat-major suffisant quoique pléthorique et sûr de lui. En réalité ce sont des hommes totalement inappropriés à la situation originale. Nous connûmes 40 gouvernements en 20 ans, de 1919 à 1939. Ils formèrent donc des ministères d’une durée de vie de 6 mois. Au moment crucial où on attend, pas nécessairement des génies, mais une stabilité, une vision européenne large, en l’absence de Jaurès que la droite avait assassiné ; et par conséquent l’armée « invincible » s’effondre en 3 semaines . Evénement inouï qui paralyse et glace le monde entier ; et surtout nos amis anglais qui se retrouvent bien seuls. L’effondrement tragique de la France allait encourager l’Allemagne dans la poursuite des conquêtes et de l’horreur. C’est pourquoi P. Quétel parle à juste titre de L’impardonnable défaite « résonnant à L’étrange défaite écrit par le futur Résistant fusillé, M. Bloch. .
On se doit donc d’informer en débarrassant l’histoire de ses représentations archaïques ainsi que le fit J. Goody quant au « Vol » de l’histoire mondiale que nous avons commis au titre de l’universalisme occidental( lire plus loin). En fonction de la crise européenne, les comparaisons avec l’Allemagne n’intéressent pas seulement nos commentateurs ou nos députés, mais également le public frustré d’analyses du passé éclairant le présent. La violence : quelle part en république, nous demandions-nous, à propos de la révolution française ? La brutalité est inhérente à la démocratie même si elle ne s’exerce souvent que sur des minorités ciblées (bien que les cibles puissent changer une fois la répression entamée). Ainsi le siècle de tous les progrès (Révolution industrielle et scientifique, découvertes géographiques) fut concomitant d’un puissant spiritualisme et de superstitions. Fiction qui est loin d’être un jeu puéril. Plusieurs historiens imaginent les conséquences d’un éventuel refus français de l’armistice en juin 1940, entraînant le repli du pouvoir en Afrique, le sauvetage de l’armée et de la marine qui auraient ainsi empêché Hitler de contrôler la Méditerranée. Le ressort d’une histoire qui va dans le sens de la responsabilité partielle des républiques faibles et endormies est une facette jusqu’alors négligée. On préfère évoquer « la malchance ». Si la quatrième république française avait résisté plus de quelque jours ou semaines, la face de la guerre aurait été totalement changée ; Hitler n’aurait pas reçu le soutien de son pays triomphalement. Après 1938, sa logique de guerre courte, son projet de conquête du monde sans main mise sur la Méditerranée et sur notre flotte n’auraient pu être conçus. .Sans l’élimination « étrangement » rapide de la France...la deuxième guerre mondiale dans sa dimension géographique prodigieuse, n’aurait pas eu lieu
Mais une fois l’embranchement institutionnel entrepris, il est difficile de revenir en arrière. Voila pourquoi les paliers d’explications impliquent que le « Pourquoi Hitler ?» se transformât en « Pourquoi pas Hitler ? ». Une succession d’embranchements fatals qui n’auraient pu se dérouler sans les conditions des années républicaines de pré-dictature, et par les renoncements progressifs de solution de réforme capitaliste par la bourgeoisie lettrée avancée.
Utilisation par les sociologues praticiens
L’histoire générale narrative qui avait été abandonnée revient et se retrouve associée à l’histoire des subjectivités et des aspirations. Néanmoins pour cet épisode, les témoignages approfondis, sont indispensables. La sociologie des petits groupes réapparaît alors face à l’histoire : JR. Browning, R. Bartov, G Aly, W. Wette, Calvi et Masurovski, ou J. Fest, plus que les essais théoriques, les Mémoires, témoignages, journaux dont principalement ceux Goebbels, de Speer, de Klemperer plus que les concepts ou les traités de politique .Un agrégat particulièrement édifiant de clans, de cliques locales, de rapports de classe et de sexe constitués des documents familiaux tirés d’archives privées. Wibke Bruhns en est le type, ainsi que l’anonyme de Berlin , deux femmes qui ont inventé un genre d’histoire du nazisme vu de l'intérieur domestique et de la famille nucléaire. O n doit utiliser cet épisode dans tout enseignement de la sociologie politique. Aucune expérience n’est plus instructive. Et, en effet, elle nous servit lors de la guerre d’Algérie pour saisir la fonction étrange de néo-nazi qu’on fit jouer aux jeunes Français. Personne ne pouvait y échapper dès lors qu’il était envoyé dans le cycle interminable des massacres terribles et des répressions dantesques. Je pense avoir trouvé là les raisons de la curiosité de notre génération. L’Allemagne est un condensé de l’histoire de l’Europe et même du monde, qui l’a observée à plusieurs reprises, horrifié, puis envoûté par son énergie à puiser de la force dans la modernité, la négation de la démocratie. S’y produisit aussi le premier assassinat systématique d’une classe ouvrière par sa propre bourgeoisie, assimilable (en modèle réduit) à celle de Thiers et des Versaillais à l’égard de la Commune. Ceci a intrigué Marx comme l’aurait intrigué que l’Histoire de son pays donnât l’exemple d’une forme de lutte, inconnue à cette dimension, une répression inégalée dans l’histoire. La suppression méthodique de la classe ouvrière organisée (350 assassinats de militants de gauche en 1932), la déportation de milliers de cadres survivants furent l’objectif préalable; il souda les fractions bourgeoises et les classes moyennes anticommunistes. La petite bourgeoisie traditionnelle encensait la noblesse prussienne et militarisée et associa ses intérêts à ceux d’une vision féodale incarnée dans le penchant à la hiérarchie, à l’ordre établi de l’Eglise (protestante notamment). Le nationalisme à retardement de la bourgeoisie allemande (son Valmy à elle, fut le « retour » de l’Alsace-Lorraine en 1870), dont le mérite est attribué à ses monarques prussiens, la rend respectueuse du pouvoir fut-il indistinct. La volonté d’union nationale de la part des partis centristes et de droite, la supériorité économique et technique les avaient tenus éloignés des problématiques socio-démocrates qu’avaient connues les autres puissances. Et on comprend mieux le sentiment contemporain des Allemands d’avoir au moyen de 60 ans d’industrialisation obstinée effacé les périls de communisme. Peut-être cela explique que le libéralisme allemand ait toujours été plus vigoureux, plus confiant en soi que le libéralisme impérialiste anglais. Telles sont les leçons de l’histoire que le sociologue reçoit
Armée, Lettres, Droit au secours des luttes bourgeoises
Trois bourgeoisies différentes, quoique unies et solidaires en dernier ressort, confortent le rôle des intellectuels et médias : de nouvelles catégories professionnelles offertes aux nouveaux scolarisés et étudiants menacés de chômage. L’Allemagne est en 1920 le pays, on l’a dit, le plus scolarisé du monde, notamment dans le supérieur et le technique. Nous sommes, au même moment, en retard pour le nombre de quotidiens vendus, de livres publiés, de bibliothèques et de grandes réalisations d’artistes. Serait-ce le terreau ordinaire du fascisme ? Incompréhensible pour des mentalités ordinaires socio-démocrates. Les étudiants recrutés jugeaient sévèrement l’encadrement des dignitaires et leurs chefs locaux médiocres mais ils en exonéraient Hitler, qui leur ouvrit des portes de responsabilités précoces. Les biographies, les études scientifiques maintenant, égrènent les noms d’intellectuels ralliés. Le travail de théorisation et de justification demandé par le régime aux intellectuels sous forme d’essais, de rationalisations raciales ou philosophiques n’avait jamais été aussi intense sous Weimar, démocratie vieillie bien qu’elle n’eut que 3 ans d’âge. Il n’y avait jamais eu de République en Allemagne. Avec l’Hitlérisme, il s’agit d’une « Révolution » : mobilisation des esprits et ascensions promises à des auteurs et des penseurs orthodoxes. Inonder de papier et de revues, enflammer de tensions les morales offertes par l’école. Le nazisme a recyclé nombre de journalistes. Cet univers d’emplois qui s’ouvre se fait au profit d’ambitieux cyniques comme Goebbels, plein de réflexions désabusées au temps de Weimar et premiers actes de Hitler. On devine l’actualité : la crise européenne actuelle présuppose qu’on n’a pas tout dit. Bien que l’Allemagne intéresse fortement nos journalistes, nos commentateurs, en dépit du faible niveau de nos connaissances économiques et des relations intérieures allemandes, le public sevré est avide d’analyses du passé éclairant le présent. Mais auparavant on regrettera que la France reste à la traîne. Le retard pris par l’école historique française dans l’étude du national socialisme est inquiétant, alors qu’à l’étranger les travaux sur le nazisme ne se comptent plus
Quel fut l’état du fractionnement de la bourgeoisie allemande ? Une des variantes fut, pour une des factions, le fascisme industrialiste. Cela signifie un tissu de milliers de grandes entreprises et des millions de petites. Les familles d’industriels par le biais du Reich aspiraient à se débarrasser des syndicats socialisants et des communistes. Moyens ruraux conservateurs, héritiers prussiens, bourgeois des petites villes modernes bousculent trop les vieilles élites. Cette bourgeoisie est à étudier. L’antisémitisme avait ses racines dans le deuxième Reich (avec Bismarck jusqu’en 1890); en 1880 il y eut des incendies de synagogues, et beaucoup d’agitateurs à la campagne. Après 1918, le deuxième bouc émissaire sera les Rouges. Les premières lois anti-socialistes, les libertés civiles réduites datent des années 1890. Après la défaite de 1918, les soldats du front reviennent en héros, en « vainqueurs », légitimés par la légende du coup de poignard dans le dos qui aurait été pratiqué par la gauche. Les municipalités socialistes cependant leur font fête, héroïsant des soldats qui allaient les abattre plus tard. L’écho menaçant de la Russie voisine ouvrit la porte à la répression contre la classe ouvrière qui fut, dès le début, harcelée. La prise de pouvoir s’analyse comme un doublement des institutions et organisations; un monde parallèle segmenté à des fins de surveillance dont les organes régionaux et la multiplication des services de police se manifestent dans la surenchère. La politique raciale et autres discriminations (dont la misogynie et la stigmatisation des femmes sans enfants ou bien les célibataires) figent la société dans un quadrillage cimentant les comportements. Embrigader, c’est exclure ! On peut citer de nombreuses œuvres apologétiques d’historiens où la Prusse apparaît admirée ainsi que les guerres fondatrices attribuées à chaque génération depuis 1870. Cela offre aux jeunes aristocrates une propension à se battre contre la France afin d’égaler leurs pères et grands-pères. Original est ce mélange de classe où s’échange la gloire militaire entre enfants et parents. Ce qui n’empêche pas une éducation raffinée et un humanisme cretain. Tournés vers le respect de la hiérarchie, les officiers cherchent l’honneur de commander les bons régiments (de cavalerie) et dédaignent l’infanterie populaire ; gagner des honneurs mais aussi gerer de loin l’entreprise familiale, telles sont les attitudes d’un patronat habillé de l’uniforme. Passer de l’idéalisme juvénile au fanatisme raisonné d’adulte, tel est le cadre d’éducation donnée dans des familles d’entrepreneurs qui gèrent en même temps la politique locale et des affaires civiles. Inventivité qui va se soi avec le travail continu de modernisation industrielle en surveillant économiquement ce que font les USA ou la Grande Bretagne,. La France industrielle est inexistante à ce niveau de rivalité. La modernité technique et les rites traditionnels de patronage dans l’Eglise protestante, ne sont pas contradictoires. La fracture de ce monde après 1920 et la révolution sociale manquée engendreront une haine des ouvriers militants, particulièrement s’ils sont organisés, dirigés depuis des partis à Berlin. Hitler et ses hommes flattèrent ce goût pour le collectif, les associations cultuelles, la communauté de langue. Il le fait en contestant l’idéologie marxiste : par accumulation de manifestations sportives et intellectuelles. Les fractions basses de la bourgeoisie lui en seront reconnaissantes et lui resteront fidèles. Elles n’ont jamais envisagé un attentat! La théorie de la volonté a séduit plus les protestants que les catholiques, les régions du Nord plus que le Sud, les ruraux plus que les urbains. Mais tous communiaient dans une mentalité faite de sensibilité au paternalisme, d’amour de la hiérarchie, du respect des institutions établies, une voie culturelle sociologiquement intéressante car promise à un succès après guerre. Familles, Ecoles, formation à la sociabilité, parti unique, universités, mœurs, loisirs, liens sociaux : tout est organisable : ce sont ces variétés de la bourgeoisie allemande qu’il faut étudier aujourd’hui. Elle est si spécifique (et si contradictoire ; libérale et "totalisalisante") qu’elle n’a pas eu d’homologues dans le monde occidental ([6])
Les relectures industrielles des relations Allemagne- France
La divergence France/Allemagne est illustrée par leur capacité à accroître l’industrialisation aujourd’hui et sûrement hier. La France fut -si l’on peut dire- aux premières loges : trois invasions en trois-quarts de siècle (1870-1945). Elle aurait pu observer l’Allemagne : la détester, la caricaturer, la parodier ou s’en inspirer. Mais il fallait comprendre, posséder les catégories d’explicitation. La France s’y regarde comme dans un miroir déformant au cours de leurs relations tumultueuses. L’Allemagne est, de surcroît un magnifique anesthésique de nos erreurs, de nos faiblesses et nous instrumentalisons la mémoire à nos propres fins d’oubli et de refoulement. Des historiens l’ont dit quand ils ont traité la France, « co-responsable » de la deuxième guerre mondiale par défaitisme, fatalisme, et surtout défaut de résistance militaire qui permit l’occupation quasiment instantanée de toute l’Europe par les armées allemandes. L’intérêt de l’ interactionnisme historique réside là. En effet, la France possédait en 1939 aux dires des « experts » de tous pays, la meilleure armée, un équipement qui sans être excellent était de bonne qualité, des installations de défense imprenables et un Etat-Major suffisant quoique pléthorique, et sûr de lui. En réalité ce sont des hommes totalement inappropriés à la situation. Nous connûmes 40 gouvernements en 20 ans, de 1919 à 1939. Ils formèrent donc des ministères d’une durée de vie de 6 mois. Au moment crucial où on attend, pas nécessairement des génies, mais une stabilité, une vision européenne large, en l’absence de Jaurès que la droite avait assassiné ; et par conséquent l’armée « invincible » s’effondre en 3 semaines . Événement inouï qui paralyse et glace le monde entier ; et surtout nos amis anglais qui se retrouvent bien seuls. L’effondrement tragique de la France allait encourager l’Allemagne dans la poursuite des conquêtes et finalement de l’horreur.
L‘Hitlérisme : un « laboratoire » sociologique
Le rôle des individus, acteurs politiques
Evans traite de 1918 à 33 des nombreux essais de dictature qui se profilent en Allemagne où Hitler ne joue aucun rôle important. Au début ce novice tâtonne, erre, se cherche un poste d’informateur policier. C’est donc le plus improbable des apprentis qui ait vaincu ses rivaux, le plus improbable des pions ou jouets dans les mains des hobereaux et industriels pour éliminer les élites cultivées de l’Ouest. Et le piège se referma sur eux. En général ces dictateurs intérimaires républicains ne durent guère. Pourtant R Evans consacre 700 pages à cette ascension « imprévisible ». Prudent Hitler assura d’abord la fonction de porte-parole de la dizaine d’ autocrates socialement mieux placés que lui, se réservant le rôle de résonance, de « tambour ». Comment un raté de l’école des arts, de l’armée, de l’architecture s’est trouvé là et ait pu construire en une suite d’événements improvisés, une conquête rationnelle réussie ? Parce que les classes dirigeantes, dans leur ignorance des méandres de la politique parlementaire, firent confiance à son apparent désintéressement, à sa probité apparente financière et à sa sincérité envers le patriotisme et les grands sentiments. Ce sont des critères moraux qui justifièrent l’idée de la bourgeoisie qu’il serait contrôlable. Or, Hitler fit preuve d’une inventivité et d’un acharnement, associés à un ascétisme de loisirs, de vie, dans la lutte au pouvoir ; singulièrement quand il prit confiance, se rendant compte de son « talent » d’orateur. Comme il ne lisait pas, n’aimait pas écrire, il se fabriqua un art de parler en public et une capacité d’engagement face à la foule. Messianisme, illumination, peu à peu comme tout mystique qui réussit il crut en lui, en son génie et en son destin.
L’armée comme modèle d’organisation efficace et rationnelle d’un capitalisme triomphant poussa les Allemands à accepter , dans la vie civile, les modèles empruntés à l’armée : les SA ,SS ou les jeunes, les femmes avec l’uniforme, le défilé impeccable, la musique, le salut au chef ! Les milices n’arrivent pas à se détacher de l’armée prussienne qu’elles imitent à la caricature. Les points de vue des acteurs les plus engagés -spécialement quand différentes bourgeoisies doivent justifier leurs luttes internes, ou leur paralysie quant à la tentative de se débarrasser du dictateur - sont une bizarrerie de l’histoire des dictatures associées à des loyalismes traditionalistes. Aucune menace d’assassinat sérieux. L’essai du 20 juillet 1944 est « rocambolesque » ; un chef suspect, manchot amputé d’un bras qui dépose la bombe mal programmée etc.
Le travail politique sur les consciences (médias, écoles, partis)
Comprendre de l’intérieur, tel est l’objectif de R. Evans. Il existe toujours un travail sur les consciences, en temps de paix, acceptable, en tout cas supportable, et pour le moment de la guerre, détestable et effrayant ! L’ambiguïté des situations historiques se confond avec celles des conduites individuelles. Les courageux d’un jour deviennent des salauds le jour suivant. La situation fait les gestes en fonction d’un nombre limité d’alternatives ; processus subtil par lequel une bourgeoisie éduquée et moderne choisit le cadre du fascisme et devint complice de la barbarie. De nombreux humanistes de la grande tradition protestante de l’Europe du Nord ont collaboré avec enthousiasme. Cette question est obsédante. Des documents inédits sont exploitables maintenant, sortant d’archives, des greniers, ou... de l’imagination des romanciers, aussi bien que des tiroirs d’historiens. Je pense bien sûr aux « Bienveillantes », le roman (qui eut le prix Goncourt 2006) de J.Littell dont le « héros », un officier SS, fait partie des intellectuels, de l’élite allemande riche en professeurs, juristes et philosophes. La plus grosse partie de cette production littéraire a été évidemment utilisée par Kershaw et par les historiens allemands. En France nous fûmes surtout sensibles aux grandes enquêtes de Primo Lévi à Germaine Tillion, plus qu’aux débats de pensée,( H. Arendt). Les livres de W Allen, M. Steinert, R. Browning, R. Bartov, G Aly, W. Wette, Calvi et Masurovski, et J. Fest) et moins aux essais théoriques qu’aux Mémoires, témoignages, journaux, dont ceux de Goebbels, de Speer, de Klemperer
Le malentendu en démocratie est qu’une conscience politique vive n’apparaît que rarement, en période d’euphorie économique (par exemple dans nos démocraties, au moyen de la conquête coloniale ou de forte croissance). Les états de conscience des SS, policiers, officiers, peu à peu révélés maintenant dans des documents privés, montrent qu’on peut fasciser en douceur quand des citoyens cultivés donnent leurs enfants au monstre par déférence au savoir ou par respect d’un Etat fort. Définir le glissement de l’indifférence à l’acceptation et leurs innombrables facettes, contrôler les dissidents, les déserteurs ont produit d’innombrables rapports de policiers ou du service de sécurité (SD). Bien qu’ils n’opèrent pas avec les mêmes définitions, ces rapports secrets forment un immense champ à l’investigation. Nous en donnons quelques résumés extraits par les romanciers ou diaristes
L’histoire d’en bas des classes supérieures :
L’histoire du Reich ne se satisfait plus des spéculations, d’études de discours ou des théories fumeuses. .C’est pourquoi Evans illustre sa démonstration à l’aide de témoignages privés qui dépeignent les sentiments du moment, les attentes subjectives. Il donne sens aux intérêts culturels (familles, écoles Eglises, formations culturelles, médias, polices) instables et souvent contradictoires. Chacun choisit au cours d’un dilemme tendu avec lui-même en esquivant la dichotomie. Tout ce qui concerne le travail d’enrôlement, d’inculcation, intéressant pour le sociologue du politique est évoqué dans le témoignage de la fille d’un grand patron lui-même officier SS (cf le pays de mon père ). Des phénomènes étonnants de vie ascétique, en tout cas « économe » des milieux patronaux industriels , la grande culture des officiers SS, tous issus de la bourgeoisie sont mis en exergue. Les états de conscience de son père et de ses amis ou ses collègues SS saisis à travers les écrits intimes laissés, ou à travers les minutes de son procès, sont bien rendus. Débutant par son procès filmé que sa fille découvre à la télévision allemande 40 ans plus tard, elle qui ne connut son père que quelques jours, ce témoignage est un document singulier. Elle documente également la rivalité industrielle avec la Grande -Bretagne ; son père partit observer les firmes américaines comme le fit le jeune Engels envoyé s’instruire dans le Gotha des filatures à Manchester. Rivaux sont également les Juifs qui occupent dans les affaires une place inférieure d’intermédiaires. Les notations sur son grand père, notable dans sa ville maire, candidat député conservateur enrichissent la connaissance de la vie locale, de l’Église protestante, des relations professionnelles. Ce chef de famille parle latin et récite Horace avec son fils, quand il montent ou chassent dans des cercles fermés. Le héros est donc un jeune humaniste élevé dans les meilleures traditions, mouillé par les Hitlériens comme le reste de la bourgeoisie dans la conquête brutale de l’Est commencé en 1916, au cours de la première guerre à laquelle participent d’ailleurs le père et le fils de 18 ans. Associer les familles, flatter les bourgeois, y compris les pasteurs, les intellectuels locaux, les corrompre à des postes ronflants ou de responsabilités vides, en appelant à leur sens historique de leur mission germanique fut une ruse à succès. Calculé aussi fut l’essor du grand média de l’époque, la radio fédératrice où se font entendre défilés, musique, discours aux messages simples sinon infantiles, mais en soignant l‘ordre et harmonie, les drapeaux et les rangs serrés. On devine à travers les confidences de la bourgeoisie allemande le travail des activistes militants au sein de chaque famille. Hitler a eu le flair de sentir que de l’urbanisation et de la scolarisation sortirait une culture de masse favorable à une dictature populaire mise sous un puissant contrôle interne. Les SS surveillent le parti ; le SD surveille les SS ; la SD est encadrée par la Gestapo etc. Une sorte d’institut de sondages avant l’heure, avec de multiples agents en concurrence : les policiers, les informateurs, les délateurs. A la fin, ils sont débordés de dénonciations. Le rôle des étudiants dans le nazisme n’a pas été éludé. Max Aue, ou le père de Bruhns, passent de l’idéalisme juvénile à l’autoritarisme puis à la barbarie ; un processus de politisation éprouvés par les philosophes tels Heidegger, Husserl, en partie Jünger. Le charisme est une forme de culte inventée au sein des organisations de fabrication de l’information et des médias. Quand la croyance ou la foi sont confortées par les victoires, les procédés de propagande fonctionnent. La machine à broyer est même jugée avec modération, y compris quand elle vise même sa propre famille ou quand on est jeté dans les remous de la lutte policière. Les parents des condamnés préfèrent ne pas réfléchir et protéger la « maison », l’entreprise, désemparés par un destin incompréhensible. La descente aux enfers de cette famille sûre d’elle, confiante en l’avenir, qui a donné à l’Etat Major son fils devenu officier de renseignement au Danemark, soupçonné de participation (ainsi que son gendre) à l’attentat du 20 juillet contre Hitler est symbolique. La segmentation de la haine sociale en plusieurs catégories a morcelé les consciences qui n’ont pas le temps de saisir les changements. La révolution culturelle dont parle Evans, c’était donc ça : enivrer la jeunesse d’action, de fureur et de mouvement ! Dans les « Bienveillantes »,( le roman prix Goncourt 2006) de J.Littell le « héros », un officier SS, fait partie de l’élite allemande connue comme riche en professeurs, juristes et philosophes. Avec en contre- point, une partie de la bourgeoisie lettrée : le père de Joachim Fest (l’historien allemand du fascisme, soldat prisonnier des Américains sur le Rhin en 45), un bourgeois libéral fonctionnaire en Prusse directeur d’école qui a été exclu pour refus d’adhérer au parti NSDP. Des milliers d’autres bourgeois émigrèrent (en France) ou connurent la déportation pour s’être opposés aux nazis.
Le point de vue des pro et anti-Hitlériens : une division cruciale bourgeoise
Bien que la bourgeoisie industrialiste ait donné des officiers et ait payé du sang de ses fils, aucune unification des réticences ne put être menée à terme. Les nazis ont su enfermer l’action collective dans un réseau étroit d’obligations « morales » et dans un programme d’action quotidienne, fait de groupements, d’associations de quartiers ou de profession, selon sexe, age, fonctions stratifiées. Un encadrement permanent ; l’individu ne devait jamais être seul avec lui-même pour débattre, s’interroger. Des bourgeois ordinaires, alors ? Non ! Certainement meilleurs calculateurs, bons organisateurs, plus dynamiques aussi. Cette bourgeoisie productiviste travaille à la conquête des marchés externes. Actuellement les négociateurs étrangers le confirment quand ils évoquent du patronat allemand qui leur fait face.
On voit bien que la connaissance historique relève autant de l’ethnographique que de l’archive. Elle se consigne particulièrement dans les mémoires, journaux personnels, lettres des civils. Documents longtemps cachés, trop décalées par rapport à l’opinion dominante Evans use de cette masse de documents, voire de romans. Le personnage Max Aue commandant à 30 ans de la SS, est une abstraction au caractère extravagant du « héros Européen », juriste et philosophe de formation, de mère française. Les personnages se ce roman sont empruntés au réel et la reconstitution de leur « travail » au front de vient une information historique demeurée enfouie, Tel fut également ce surprenant journal d’une femme à Berlin, journaliste anonyme de 30 ans qui raconte les derniers jours du Reich et l’arrivée des Russes ;elle nous dépeint l’état d’esprit des femmes en ville ou dans les caves. Superbe livre qui demeura inconnu pendant 15 ans. Idem pour le milieu universitaire que dépeint finement Victor Kemplerer à travers ses collègues puis ses bourreaux: une bourgeoisie admirative des castes supérieures, racistes élégants, sélectifs intérieurs (on a toujours un bon juif parmi ses amis ou employés)
En concluant cet échantillon d’une des fins républicaines les plus étranges : pour échapper au souvenir, il faut tuer la mémoire et pour cela un seul moyen : il faut la saturer jusqu’à écœurement quant à ces 20 années calamiteuses, l’Occident s’est jeté dans un pari inattendu, dans une course en avant économique où le modèle de l’entreprise allemande, son rendement, sa hiérarchie se sont répandus à l’aide des biens industriels exportés. Et donc la figure du capitalisme qui nous paraît aujourd’hui effrénée, l’obsession de l’accumulation, les inventions dues à l’énergie nucléaire issue de la guerre ont triomphé. Ce n’est pas un hasard si le capitalisme connut une troisième jeunesse dans le demi-siècle suivant. Quel est ce « modèle capitaliste allemand ? ». Il est fait comme hier de paternalisme et de collaboration avec les syndicats. La conquête des marchés extérieurs paye la paix sociale. Du côté des patrons, ce modèle implique que les dirigeants de l’économie aient un genre de vie, des revenus proches de ceux de leurs cadres. Leurs salaires sont les moins élevés du monde occidental, le style de direction est ni arrogant ni distant. Et ils travaillent de façon disciplinée. Les négociateurs du monde entier, en contact avec les chefs d’entreprise, le confirment. Productivisme, industrialisme allemands sont les symboles du monde aujourd’hui.
Venons en maintenant à une mort, plus « naturelle » (au sens d’ordinaire) de la quatrième République, à la suite de la guerre d’Algérie quand une bourgeoisie humaniste et chrétienne ; souvent progressiste par le passé (lois scolaires, affaire Dreyfus, séparation de l’église et de l’état, réformes sociales de l’après guerre) se perd devant un fascisme avoué (Allemagne de 1940) ou un fascisme colonial rampant. Les disparitions républicaines sont toujours liées aux états de conscience de bourgeoisies de gauche ou de droite qui s’abandonnent à leur funeste destin ou au défaitisme. N’y a-t-il pas une comparaison éclairante avec le moment présent ?
[1] Une même génération au lycée Pierre de Fermat, à Toulouse passée de 1950 à 1960, dont j’ai suivi le parcours sinueux entre démocratie, socialisme, maoïsme, marxisme :je pense aux parcours d’ Alain Badiou, Georges Frèche, Bernard Maris, mes condisciples dont je connais les origines et l’histoire personnelle ., Si ce n’est pas prétentieux de raconter mon écoute, cela justifiera comment nous sommes devenus des petits bourgeois, c'est-à-dire des intellectuels rémunérés par la république pour la décrier, tout en s’émancipant
[2] Aux éditions Flammarion en 2009, sous le titre « Le troisième Reich » (3 tomes =plus de 4000 pages) la complexité des activités diversifiées des bourgeoisies qu’elle soient de l’est ou du sud-ouest en est parfaitement rendue On connaissait déjà Kershaw en tant que spécialiste notoire mais –et ce dernier le reconnaît lui-même- la somme d’ Evans surpasse toutes les études antérieures pourtant ambitieuses Notons que Evans vient d’être traduit tardivement ; quatorze pays l’avaient lu avant nous où il était sorti. La France arrive au quinzième rang dans le monde quant à la curiosité historique de cet épisode. Ici on ne retient qu’un tome : le premier, titré « l’avènement du IIIè Reich» dont une moitié est intitulée ; l’échec de la démocratie
[3] Elections législatives de 1924 , de 28 ; de 30 ; élections présidentielles de 32, législatives de juillet 32, de novembre 32, régionales de 31 à 33 En France l’aveuglement se doublait d’une cécité d’information Quand des livres essentiels furent traduits, ils ont été négligés par carence de lectorats ou manque d’ouverture aux grandes écoles savantes étrangères. Avant-guerre leur traduction intéressait au mieux trois ou quatre cents personnes, spécialistes ou lecteurs cultivés
[6] Comme d’autres avant moi, je dois justifier une passion de sociologue pour cette histoire des ruptures et des crises. Je ne connais pas la langue Allemande, peu le pays. D’eux, je n’ai vu que les bottes quand, cachés sous la table avec ma sœur, nous les vîmes fouiller la maison. Je pense avoir trouvé les raisons de ma curiosité: l’Allemagne est un condensé de l’histoire de l’Europe et même du monde qui l’a observée à plusieurs reprises, horrifié, ou envoûté par son énergie à puiser sa force dans la résolution violente vers la modernité, la négation de la démocratie. Ceci permet de comprendre comment les Allemands manifestent actuellement au sujet de l’organisation de l’Europe un idéalisme de « Nations réunies » ; et au delà, font preuve d’un idéalisme politique dans la gestion de communautés différentes. A. Merkel, après d’autres, en appelle au patriotisme économique, un registre de la vie politique inopportune, vue l’étroitesse des choix idéologiques. La sociologie n’est pas impuissante devant ces revirements, ces virevoltes entre régimes autoritaires puis laxistes, fascistes puis républicains. La branche de la sociologie interactionniste institutionnelle étudie le « situationnel », les circonstances de cristallisation et les ruptures impromptues dues aux contextes. Elle est appropriée à analyser les guerres, les crises. Elle est dynamique contrairement à d’autres branches de la sociologie qui étudient le statisme, l’immobilité des structures
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Par jean Peneff le 22 Mai 2016 à 15:04
A venir
les Etats nations du XVIIIè au XXè
Jusqu’ici rien de très nouveau dans notre livre. Et même, une grande banalité. Tous les grands penseurs jusqu’aux 18è (1700 et après) le proclamèrent : il n’y a là aucune argutie théorique, aucune vision supérieure. A chaque mode républicain : son idéologie populiste avec des variantes de contenu empirique et démographique mis à citoyen- peuple. Le seul point commun est l’origine de la représentation conforme à chaque épisode. Deux catégories principales de personnels y participent: les juristes et les intellectuels au sens large : écrivains, artistes, journalistes, universitaires, éditeurs. On peut les appeler philosophes comme en Grèce ou « penseurs » à Rome ; c’est toujours une professionnalisation de la vision démocratique qui est le support républicain. Les politologues et sociologues ont pris la relève maintenant
Lors de l’effondrement de la royauté qui surprit les acteurs eux-mêmes, légistes avocats, parlementaires ,les « écrivains »-théoriciens sont appelés pour nommer le « peuple », la catégorie la plus indéterminée qui soit et qui fut considérée comme la plus démagogique en Grèce, à Rome, et avant 1789 .Une minorité de députés, afin d’aider la bourgeoisie contre la noblesse, se réclama : élus du peuple (au club à la tribune et la presse).La référence devint sublime et emporta toutes les notions antérieures. Le peuple, cette entité anomique, fit une entrée remarquée dans l’histoire à partir de 1789. Un blocage de la pensée politique s’installa pour longtemps empêchant toute enquête empirique et même le marxisme, un moment critique, fut emporté par la vague de la confusion. Revenons aux faits
Chap 4 Le décès de la première république française 1892-97
La solidité durant 14 siècles, en faveur de la monarchie absolue, réglait drastiquement les conflits de successions et l’instabilité selon la vitalité ou la faiblesse des règles dynastiques qui ont éliminé les intrus, (type Cromwell) ou les assauts de révolutionnaires de palais dans les couloirs du pouvoir, les guerres de religion ; la Fronde etc. Pour les historiens occidentaux, il n’y a pas matière à polémiquer. Cependant dans la partie qui suit, on va assister à une modification substantielle des modes de gouvernance. Un régime qui avait la priorité à l’ancienneté, appuyé solidement sur le catholicisme, sera néanmoins contesté en France, là où la plus tardive des mutations européennes adviendra lors d’un changement inouï. Un régime républicain qui tâtonne va remplacer d’un coup dans un seul pays, au moyen d’une révolution appelée à être un « modèle universel », la mission consacrée par le catholicisme et détruira le système accompli de la royauté absolue. En faveur -si on en croit les discours- d’une démocratie (évocation brève d’un suffrage universel, des droits de l’homme et de l’abolition de l’esclavage). Ce fut une bizarrerie, une grande et totale surprise pour le « peuple » qui n’avait rien demandé mais qui, dans les campagnes, s’en empara pour détruire des « Droits » ancestraux féodaux. Le mot prend le pouvoir, et le mot deviendra magique; ce que personne ne soupçonne bien que le peuple ne soit pas plus intervenant qu’à Rome. L’idée fit fureur. Le pays alors le plus réactionnaire fait le bond dans l’inconnu à la stupeur durable. De monarque divin à république démocratique, les chocs et les retours en arrière sont prévisibles. Il faudra un siècle d’acclimatation et de transition. Voyons cette étape où le peuple « appelé » à l’aide pour balayer le roi dut retourner sagement dans ses foyers après le « nettoyage » royal et l’établissement de la constitution. Ceci n’est pas sans conséquence. La carrière de politicien s’ouvre enfin au profit des bourgeois : 10%à 15% au maximum de la population peut devenir candidate au pouvoir alors que la proportion n’était au mieux antérieurement, que 2 ou 3% (nobles, haut clergé, banquiers étrangers, individus très enrichis, et autres minorités). Cet événement va focaliser sur la république tous les regards. Et la mission d’octroyer l’autorité à 10% à 15%des plus riches, des plus dynamiques économiquement eut du mal à passer. Au cours des 75 ans qui suivirent, on essaya tout comme échappatoire: dictature de tribuns, chefs d’armées, Consulat, état impérial avec Sénat ou non, avec Roi à Constitutions, à capacités législatives variées . Au long de cette démonstration, nous dûmes être prudent car nos maîtres historiens veillent sur leur terrain de prédilection dans le cadre du poids de plus en plus grand de l’édition, des académies et des fonctions universitaires. Quoique le statut d’historien quasi-officiel fût masqué, il s’installa vers le début du XXéme, pour s’épanouir vers 2000. Dès lors, la discussion devint minée en France vu le poids de valeurs chargées d’histoire de la Grande Révolution. Par conséquent je m’entoure de l’autorité des meilleurs étrangers qui n’ont pas le statut d’historien d’Etat ([1]), ni les aides à la recherche ou à l’édition, ce qui fait la différence avec d’autres pays occidentaux. Donc je resterai humble au regard de l’unanimité autorisée des institutions et académies républicaines prestigieuses, toutes issues des légitimités scolaires qui défendent leur pré carré. Les études de cas, entreprises avec les précautions d’usage ([2],) éclairent toutefois les expériences vécues sous d’autres cieux, parfois déroutantes, et illustrent les circonstances déterminantes de leur disparition. En Europe et pour le monde entier, la révolution française consacrera réellement la possibilité de passer de la monarchie à la République. Les Américains étaient un peuple de petits paysans libres, ils avaient créé une nouvelle nation. Il n’était pas surprenant qu’elle pût être une république. En France, c’est l’absolutisme d’abord puis la monarchie, suivie de l’oligarchie qui disparaissent ou menacent de l’être. Comment rendre compte d’une telle quantité de bouleversements dans le cadre d’une sociohistoire des républiques ? Pour cela, il faut une ligne d’approche de ce phénomène unique dans l’histoire européenne ; celle que suggère Jean-Clément Martin est actuellement la plus pertinente
Pourquoi avoir choisi J-C Martin comme guide ?
Les nouveaux schèmes explicatifs qu’il propose de cet épisode –bien qu’il y ait encombrement de la part de nombreux interprètes du moment le plus étudié par les historiographies européennes - nous paraissent novateurs, propres à sortir du blocage dans lequel deux siècles de références et de commémorations bouchent la vision. Car il est de bon ton de se positionner âprement en se trouvant des ennemis « à la hauteur ». Les dernières querelles vont des années Furet, du nom de l’animateur de ce mouvement de contestation de cette époque,en tant qu’anticipation de crises meurtrières dans le monde, associée à l’interprétation de la Vendée, emblème des « génocides » actuellement revendiqués. Pendant que la conception républicaine, elle, continuait de se reconnaître dans les pères de l’historiographie, devenant peu à peu classique, les Mathiez, les Lefebvre, les Soboul, les Vovelle etc. Les historiens américains ne se sont pas immiscés dans les disputes françaises mais ils ont attaqué différemment le problème du « à chacun son interprétation ». Les marxistes ont la leur bien entendu ; cela est déja raconté par Eric Hobsbawm, dans« Aux armes, Historiens » (La découverte 2007)
Depuis la parution de ce livre bien des événements se sont produits : un retour à l’histoire de la Révolution « tout court » par les faits, rassérénée et apaisée. Et Martin y a contribué. Le nationalisme historiographique, le puérilisme des célébrations avaient fait de la Révolution, un terrain plus ou moins élégant de luttes idéologiques, propices aux querelles des grands auteurs. D‘autres, pour les éviter, choisirent de « petits » sujets, moins polémiques. Certains comme Agulhon restèrent prudents et se réfugièrent dans l’histoire du mouvement paysan ou ouvrier en 1848. Jean-Clément Martin, lui, s’est jeté dans la bataille avec fougue et nous pose les questions essentielles sur la naissance républicaine après 1789, sa disparition, ou la guerre de la Vendée et ses suites mémorielles activistes. Cette nouvelle façon d’écrire la Révolution française a anticipé les butoirs conduisant à l’incompréhension de la part des analystes, c’est-à-dire l’impuissance à concevoir une disparition républicaine comme un événement probable, dans un réseau de contradictions indépassables. Le destin de la première République inaugure en effet une ère d’aveuglements et d’œillères qui gêneront l’étude des décès de la seconde, de la troisième ou de la quatrième en continu et sans préjugés. Les historiens de la Révolution, défenseurs ou adversaires de ce qui est devenu le patrimoine national, ont gêné le mode d’accès à l’entendement sur la longue durée d’une série de régimes nommés républicains qui se succédèrent, se différenciant grandement, sauf dans le legs sublimé. Martin a ouvert une brèche et nous nous y engouffrons. C’est pourquoi, en préalable, il faudra discerner comment il conçut son évolution personnelle sur une question si sensible et quel chemin il emprunta pour cette innovation([3]). Hésitations et doutes dus aux comptages fantaisistes ? Martin est stupéfait de l’absence de rigueur de quelques-uns de ses prédécesseurs ; il s’interroge quant à la valeur des preuves chiffrées approximatives. Chaque fois qu’il enquête, il trouve la théorie défaillante, et un a priori derrière. En fait, il a découvert la « la Vendée » par hasard. Initialement son sujet de thèse est la Révolution à Nantes. Il est alors surpris par l’absence de sérieux dans le traitement des archives, et par la spéculation à propos de la mortalité lors des événements violents. Chaunu compte 600 000 morts, d’autres sont encore plus surréalistes, mais personne n’est allé, comme lui, compter les décès dans les archives paroissiales ([4]).
L’auteur de la Nouvelle histoire de la Révolution française ( Perrin 2012)( [5]) nous offre de bonnes raisons de saisir les dégâts idéologiques qui tournent autour des enjeux de la Révolution, justement en les contournant par la Contre-révolution ou la place de Napoléon, afin de se défaire des impostures de « Livres Noirs » qui obsèdent les éditeurs au détriment d’études étrangères érudites ou celles de jeunes chercheurs maintenus à l’écart par des positionnements issus de la tradition.
2 La première République mort-née ([6] )
A quelle date se produit la fin de ce premier régime républicain exactement ? Selon certains la République périt avec le comité de salut public en Thermidor, mais d’autres prétendent que ce fut au moment du Directoire ou après le coup d’Etat du 18 brumaire. Disons officiellement avec l’Empire en 1804, bien que cet étiquetage soit de faible importance. D’ailleurs, Martin qui impose une vision d’ensemble traite sans s’attarder, sans nommer authentiquement républicain tel ou tel épisode, selon que les acteurs ou les historiens l’aient jugé glorieux ou honteux, juste ou criminel. L’Histoire pour soutenir ce jeune régime chancelant qui aurait voulu rejoindre Athènes et Rome dans la légende, ne pouvait faire mieux dans l’agitation, dans des soubresauts ou la fièvre de pouvoir, qui s’empara de toutes les élites réunies pour la première fois en assemblée à Versailles. L’habitude se prit alors de ne pas vraiment examiner la jeune république, entre 1792 et 1830, comme le premier essai des 7 changements de régimes qui lui succédèrent en 40 ans, l’habitude aussi d’ignorer ce qui les justifiait ou ce que leurs créateurs contestaient, sinon sur des a jugements moraux et une terminologie toujours renouvelée, à la hauteur des ambitions du moment. La fin de cette république est donc aussi incertaine que sa naissance fut inattendue, puisque rapidement provoquée par la fuite et le procès du Roi. La dénomination « République » a été sujet de polémique tout au long du XIXe siècle ; ressentiment et repoussoir pour certains, idéal suprême pour d’autres. Cette confusion se poursuit puisque le sens occidental s’est imposé et n’a pas retenu les prétentions d’autres étiquetages qu’ils soient soviétiques, socialistes, chinois ou de pays émergents ayant appliqué des taxinomies distinctes. Dans le jeu des dénominations, l’inventaire de la définition occidentale implique un multipartisme officiel mais contrôlé, les élections régulières, la non transmission héréditaire des fonctions, l’indépendance de la justice et la liberté d’expression. Ces marqueurs pris abstraitement restent les signes exclusifs dont, à chaque fois, on présume ou on dénie simplement l’existence, sans l’éprouver au réel de l’enquête sociale.
Alternatives sociologiques : désignations, définitions, descriptions
Plutôt que de succomber au charme de la sémantique, il est possible de juger un régime « républicain » au nombre et au type de guerres qu’il fit, ou, aussi bien à la commodité offerte à tout électeur d’accéder aux plus hautes fonctions, et enfin à la sincérité supposée des scrutins, tout comme aux lois réellement appliquées au cours des luttes publiques ou aux ententes entre partis rivaux qui se disputent le pouvoir. Avec la première République, les tâtonnements dans la théâtralisation et les déchirements extrêmes, les proclamations fracassantes, les postures gesticulatoires abondent. Mais pareillement les guerres menées sur notre sol (Vendée et autres régions réticentes, ou bien aux colonies) ainsi qu’a l’étranger sur mer et terre sont une caractéristique indéniable. Cette période déborde d’expérimentations, de flottements quant au type d’élection engendrées, au nombre de scrutins essayés et de tentatives de rationaliser les rapports entre dirigeants et citoyens aboutissant apparemment à l’impossibilité de relations paisibles entre les gouvernants et leur armée. A partir de 1792, des généraux trahirent, d’autres furent exécutés et, à la fin, un jeune général républicain, qui, pour l’entretien de son armée, provoqua des déficits colossaux, s’offrit à restaurer puis à abolir la République en changeant le personnel et les processus. Bien que tout dans la révolution française -au sens chronologique large- nous intéresse, on retiendra dans notre commentaire, les morceaux et analyses qui couvrent la disparition de la république (de 1794 à 1800) sujet qui tombe forcement dans l’escarcelle de Martin. De même que les réactions anti-républicaines examinées de près dans l’immense dictionnaire (qu’il a dirigé) de la Contre-Révolution. On concentrera particulièrement l’attention sur le dernier tiers de sa vaste synthèse publiée sous le nom de la Nouvelle histoire de la Révolution française , sans oublier la Vendée dont il est le spécialiste incontesté : on le réédite aujourd’hui en livre de poche ([7]), accessible à tous, éclairant dans une nouvelle introduction sa démarche et ses thèses. La date de 1800, d’ailleurs déborde la mort de la jeune république puisque la guerre civile de Vendée survivra environ d’un an à la République, bel exemple de pugnacité.
3 Elimination des concepts impropres à un passé obscurci
La NHRF ne propose pas de généralisations, ni de conceptions prédéfinies, pas plus qu’elle ne se situe dans un courant ou une école analytique. D’ailleurs, il n’y a pas vraiment d’introduction ni de conclusion aux livres de Martin : 2 ou 3 pages suffisent. Il ne s’étend jamais en préambules et ses conclusions sont brèves. Pas de « leçon » ; il attaque aussitôt sur des faits mis en relation dans un tissu de complexité et d’enchaînements causaux spécifiques. Posture sage tant « le puits de science » d’où s’expriment ministres, journalistes, éditeurs, hommes politiques, commentateurs de tout poils est profond ! On verra défiler : « Guerre et Paix », « Justice et Lettres », luttes de clans ou ces cent mille factions redoutées par Robespierre dans son grand discours de Février 1794. On s’évade d’une grandiose culture héroïque ou damnée au profit de notions arides : processus, transactions, compromis, rivalités, combats fratricides, mythes et symboles. Non pas avec le parti de traiter cet événement en bloc pour reprendre le mot de Clemenceau, mais pour comprendre la politique en soi, sous ses toutes formes, tous régimes confondus. Et on se saisira de cette occasion pour concéder une réflexion originale sur les processus de la politique qui, comme dans un film accéléré, racontent l’histoire. Toutes les exaltations offertes ailleurs puisque la France aime les polémiques scientifiques sont absentes ici. La culture de la « manif », de la « Journée », de la barricade, hante les amphithéâtres et les enceintes partisanes. Charles Tillly, un précurseur au sujet de la Vendée, avait d’ailleurs écrit une référence subtile: « la France conteste » en y voyant une continuité nationale.
Nouveau régime de causalité ou conception nouvelle, Martin sélectionne les scènes et les séquences. Sa technique dans chacun des sous-chapitres consiste à peindre une scène par 3 ou 4 pages de descriptions à étages où de nombreux acteurs, des plus improbables aux célèbres, donnent à voir les options variables du moment qui s’affrontent sur tel sujet ou dans telle région, avec tel projet en tête. Sur la Vendée, on assiste aux interactions de plusieurs centaines d’acteurs dont il suit le destin. Après un tel travail en profondeur, les « grands hommes » disparaissent derrière l’épaisseur de la chair sociale. Le débordement par les faits, l’accumulation des informations (rarement un livre d’histoire a inclus autant de noms propres, de personnages : une quinzaine au moins par page) dans leur contexte, sur les lieux ou dans des organisations situées. Ceci implique une érudition dont une partie relève aussi bien de la chronologie que de l’espace. Ce que l’auteur fait voir, ce sont des négociations, des transactions, des actions et des réactions en chaîne, des contraintes de positions à défendre ou à gagner : engagements et retournements, bref la vie habituelle. Il use exceptionnellement de désignations abstraites : rapports de force, pouvoir, gouvernants, partisans et militants, logiques d’appareils, classes et conflits sans parler des passe-partout: « peuple », « masses », « valeurs républicaines ». Il rompt avec la terminologie courante en la saturant de faits, rendant inopérants les schémas classiques dans la plupart des mises en relations. Elles peuvent concerner aussi bien le culturel que la vie domestique, la famille que la justice ; ces interactions sont des « théories » profanes et n’épuisent pas le contenu historien à donner à la Révolution.
Les aboutissements de ce réalisme seront difficiles à assumer aujourd’hui, car ils vont à l’encontre de la mise en avant des débuts, des naissances héroïques, par la sélection des deux ou trois premières années de la révolution. Si l’on choisit un seul moment, un cycle dans « 1789 », on ne rend pas compte du fait que cet événement accoucha d’une Restauration exacerbée, de la destruction des symboles, de mutations de personnels dans le style propre au coup de balai. D’ailleurs ces symboliques pesèrent si fort qu’il fallut attendre près d‘un siècle pour qu’une république (la 3e) s’enracinât à nouveau dans notre pays, « grâce », ô surprise, à un Maréchal (Mac-Mahon) et en dépit de l’intermède de 1848 à 51 encore réglé par l’armée.
La première république eut-elle une fin annoncée ?
Oui ! Si on analyse la République en tant qu’anomalie ou hasard. Sa faible longévité n’est toutefois pas exceptionnelle en Europe si on considère l’Angleterre, ou bien la poussée révolutionnaire de 1784 aux Pays Bas (sans parler des républiques éphémères d’Europe centrale dans le premier tiers du XXe siècle). Cet épisode aux frontières floues fait sens pour nous, non pas en fonction de l’événementiel, largement connu, mais parce que son décès n’est pas assumé : il va à contre-courant du souffle épique. Aucun homme projeté sur la scène ne comprend ce qu’il a « produit » : désarroi, impuissance d’un état -nain, mains maladroites ; tout y fut possible et produisit retournements inattendus, trahisons, attentisme, cynisme, phénomènes courants dans la course au pouvoir. Bref, le jeu complet des postures politiques possibles fut comprimé sur quelques mois dans un accéléré de l’histoire. Avant de solliciter un terrain si labouré, posons à Martin les questions sur lesquelles les sociologues curieux des causes, butent, non par rapport au projet démesuré et aux circonstances aléatoires, mais à propos de la condition de leur évaluation postérieure. Comment fait-on pour écarter du passé obscurci, les lourds concepts classiques ? Comment élaborer une conception différente de la « logique » politique, sinon par son absence, à partir de définitions ambivalentes : sans roi, avec ou non des élections, comités élus en opposition, contradiction entre gouvernements et envoyés missionnaires, entre directeurs ou consuls ? Si on ne lutte pas contre les préjugés, les juristes constitutionnels délimiteront avec une fausse exactitude les dates de passage entre républiques et tyrannies, entre violence « compréhensible » ou celle arbitraire. C’est pourquoi une transition ou une « normalisation » prit un siècle. Napoléon tue la Révolution mais garde la république formellement jusqu’en 1804. Comment expliquer la naissance exaltante et si rapidement, la mort ? Hobsbawm s’est posé la même question dans un livre (déjà cité) décapant sur l’historiographie républicaine ou non, et sur l’extension des idées engendrées par les événements français ([8]).
Le terme de « Révolution » est devenu obsessif, rengaine discursive. Il existe des lobbies favorables, d’autres contraires et déterminés. On vit même apparaître une sorte d’entreprise morale : la Révolution comme objet commercial et patronage obsessionnel de la mémoire. Tout ce contre quoi Martin a réagi : il dénonce les classements communs, les histoires révolutionnaristes trop « spectaculaires »… Et sous la Terreur, ou en Vendée, elles ne manquent pas ! Dans la recherche de nouvelles variables plus complexes que le récit structuré habituel, les facteurs prédominants se trouveront peut-être dans des dettes et déficits royaux abyssaux qui contraignirent à convoquer les Etats généraux ou dans la fuite du Roi, ou bien encore dans les Journées qui l’acculent au désistement, puis par les guerres contre tous qui s’en suivent. Concepts et catégories indigènes doivent être toujours distingués. Or, la vie contemporaine reprend telles quelles les catégorisations de l’action politique produite par elle-même et qui font les délices des politologues : « Etat, partis, autorité, rebellions, peuples rapports de classe », comme si cela allait de soi. Il faut lire l’ensemble des événements et les processus de leur enregistrement en tant que construction de l’esprit ; l’épisode est relevé, mémorisé et interprété par l’opinion (en réalité la presse, écrivains, discours d’Etat). La manière dont les acteurs vivent la situation, engendre des réflexions sur des circonstances de leurs actions. On la saisit mieux à condition de ne pas reprendre leurs catégories d’analyse (Robespierristes, Vendéens, Terreur, Girondins), connotées, transférées de la vie courante et en s’écartant du commentaire à chaud des journalistes, publicistes et militants. La souche des nouvelles interprétations se place donc dans la ligne des années 1930-40 où l’on retrouva l’histoire des mentalités mises à l’honneur par l’« Ecole des Annales ». On parle actuellement plutôt de représentations éphémères et individualisantes, de subjectivités, notions moins globalisantes et stabilisées que les « mentalités ».
Y a-t-il un sens général à trouver à la révolution autre qu’interactionnisme aléatoire?
Le problème est de comprendre le déroulement d’événements inouïs pour l’époque quoique incluant aussi bien les Révolutions américaine, belge, hollandaise, voire plus anciennement anglaise (1648) ; rappel toujours salutaire. Le travail est considérable puisque même l’éditeur, dans sa présentation du livre, ne parvient pas à se détacher du schématisme traditionnel : la bonne Révolution et la mauvaise, la violence défensive intelligible et celle, arbitraire et terrible; tout comme les mauvais patriotes se distingueraient des bons sans culottes ou des Jacobins justes. Se déprendre du rassurant dualisme moral, avec d’un côté les discours hystériques de leaders ou de chefs en mal de justifications par le complot réactionnaire et de l’autre, les grands principes qui demeureraient un acquis universel est aussi malaisé. Et à une époque où le mot « terrorisme », comme le mot crise sont dans toutes les bouches, rappeler que terminologie rime avec démagogie est salutaire. Saisir les causes contradictoires, instables de l’extrémisme est ce que nous retenons d’essentiel.
Le support interactionniste que nous avons choisi (réactions en chaîne d’organisations locales, disputes de familles politiques et de factions, quelles soient populaires ou bourgeoises) dans un cadre circonstanciel a da préférence des chercheurs étrangers ayant moins de mal avec l’histoire royaliste ou jacobine. Faire l’histoire de l’historiographie comme Dunn, Evans, Martin et quelques autres Hobsbawm, atténue les précautions de carrière. Au sujet de notre monument historique, il n’y a que des significations fragmentaires et contradictoires selon le point de vue pris. Le chapitre 17 de NHRF, comprenant 130 pages (458 -585) « Thermidor ou le désarroi » est un modèle de démystification à base de scepticisme et de détachement propre à convaincre que le seul objectif est une réflexion sans concession, un équilibre entre l’action et le jugement sur l’action, dans leur complexité. Si le jugement normatif n’a pas de sens, si sont écartées l’hagiographie et la diabolisation, que reste-il ? Faire intervenir l’illogisme (au sens de déraison), les actes désespérés, l’incohérence, les actions-suicide aussi bien que l’inclination au sublime, l’exaltation des fureurs et des passions. L’idée que la révolution est un épisode comme un autre de l’histoire française implique de réduire la surestimation des ruptures au profit des errements, des impasses, hasards de la vie politique ordinaire. Derrière la conception, jamais disparue, que la grande « Révolution française » représente un progrès moral, que son irruption a été une avancée de la conscience politique mondiale, on surestime la faiblesse de l’Etat royal en tant que force organisée et les aléas de son interruption.. Dès lors, la révolution française était condamnée, pour les historiens qui surveillent ce « champ » national et pour leurs adversaires moins bien placés dans l’espace universitaire quoique plus à l’aise avec les médias, à devenir un des héritages sacrés et la pierre de touche d’une carrière. Se prosterner devant les grands ancêtres ou les dénoncer représente pour les jeunes chercheurs de la discipline l’imposition d’un droit d’entrée au prix élevé dans le métier. Martin a préféré devenir le critique de la tradition historiographique, sans prendre parti. Il a commencé par décrire la révolution désarmée qui devient progressivement une redoutable machine à combattre, avec une mortalité élevée, beaucoup plus que celle affectant les conflits antérieurs mercenaires ou religieux. C’est que s’y glissait un élément modernisateur : la jeunesse et la lutte symbolique de générations. Plusieurs catégories de députés s’affrontent à la Convention, les très jeunes (les plus nombreux) et les « anciens », phénomène aussi nouveau que le rajeunissement des armées par la levée en masse. L’histoire de la Vendée ou de la Chouannerie travaille sans cesse l’obsédant problème du soldat non de métier mais citoyen qui apporte une violence nouvelle naturelle. La mortalité due aux guerres, aux répressions et exécutions sur le champ de bataille fait apparaître la Terreur comme un épisode « mince », mesuré au coût démographique des autres péripéties guerrières sous le drapeau armé de la République. Cette « épopée » révolutionnaire (puis impériale) fit deux ou trois millions de morts. Un fantastique saignée de la jeunesse française et européenne qui devrait être intégrée dans les bilans, pertes et profits, occultés selon l’intensité des tendances de chaque tradition historiographique non universalisable. Ainsi, Martin stigmatise, à travers les termes connotés, tout un ensemble de jugements éthiques. Ce qui ne signifie pas que la violence soit un élément étranger à la politique ; au contraire ; elle en est la substance mais en formes diverses et à cibles variables mal répertoriées dans l’action urgente d’intervention.« Quand l’histoire « scientifique » acceptera-t-elle de comprendre que les aspirations mystiques, millénaristes, religieuses ou simplement spirituelles, voire les goûts et les modes, sont à la base des engagements sociaux et politiques, comme c ‘est notamment le cas au moment de la Révolution française ? Quand admettra-t-on cette réalité autrement que contrainte et forcée, lorsqu’elle bute sur les adhésions au nazisme ? »[9] Phrase aux profonds échos quand on étudiera la chute de Weimar et la montée du nazisme !
. Les processus courts du changement : histoire et sociologie
L’identification des groupes professionnels profanes intervenant dès l’été 89 pose un problème de recensement et d’études fouillées. Peu ont suivi Timothy Tackett et son étude sociographique des premiers députés ([10]). Les sans culottes ont eu leur Soboul mais sur une population étroite. C’est le vide sociologique après eux.
Ce n’est pas en 89 le peuple des manufactures ( l’ émeute à l’usine Réveillon est l’ exception), ni le peuple des campagnes (salariés, petits paysans, domestiques artisans) qui se mobilisa sur les « terriers » et se désolidarisera ensuite) ; mais un peuple composite et hétérogène où deux catégories en politique vont émerger durablement avec des pauses, les femmes de basse extraction, la boutique et la basoche ; les apprentis et les serviteurs sans emploi) . Toujours plusieurs peuples dans le Peuple.
Parmi les bourgeois « révolutionnaires » peu d’industriels mais d’autres composantes manipulables, individus isolés et un peuple de centre de Paris qui est au service des Grands ou des mondes de l’échoppe et des petits commerces .pas du tout le peuple des faubourgs qu’on trouvera plus tard Tous ces peuples sont inconnus de tous les leaders sauf Marat peut-être qui vit parmi eux (Robespierre aussi mais plus distant)
Le peuple de 89 est donc normalement comme dans toute révolution « populaire », une fraction des pauvres ; pas des miséreux assez caractéristiques (disponible et sur place) Aux gens sans travail s’ajoutent des petits intellectuels frustrés, des domestiques sans emploi, des intermédiaires coursiers, porteurs, vendeurs de rue...) Au dessus d’eux des négociants des boutiquiers installés des intermédiaires pas totalement démunis parfois petits propriétaires. Le reste du peuple français hors Paris est quasiment absent sauf à Marseille ou Lyon
Mais les fractions populaires sont encore plus mal connues que les fractions bourgeoises
Ceci dit, il est vrai qu’une partie de la population (10% peut-être ?) va s’intéresser à la politique et pour longtemps, hors des cadrages qui furent épisodiques
Dans l’absence de critère et de connaissances sociologiques historiquement on ne sait comment décrire le peuple sauf dans les journées armées et les travées bruyantes de l’Assemblée Nationale où des groupes d expression tentent d’influencer les députés. Tout une problématique nous échappe donc de quel peuple s’agit-t-il, et que est sa petite fraction dynamique ? Comment sont-ils perçus par les bourgeois révolutionnaires (Cordeliers, Jacobins, sans culottes) qui tous y font une référence constante parce que Paris était jusque là sur-représenté..On avait approché les sans culottes parisiens en l’an II avec A. Soboul ( les célèbres Faubourgs » ou les « Femmes des halles » qui firent tant pour concentrer la politique dans Paris en Octobre 89 et le 10 août 92), on avait suivi de près les méandres des actions de la bourgeoisie vendéenne et de ses paysans avec Martin , Agulhon reprit le thème du fractionnement de « catégories » trop génériques sur un département, le Var, observant les prolongements de « 89 » dans « 48 » Les paysans révolutionnaires, catholiques ou indifférents avaient été étudiés par Georges Lefebvre et Jacques Godechot et leurs successeurs. De nombreuses études locales, monographiques ou non, sont à notre disposition, aujourd’hui, pour affiner la catégorie grossière de « Bourgeois républicain » et celle autant indéterminée de « peuple » ou de prolétariat
La révolution se fait en province, avec ses habituels clivages. Notamment l’appareil répressif qui est dispersé sur tout un territoire. Qui juge, qui arrête, qui décrète ? Qui exécute ? Justice militaire, civile, de métier ? Dix ans pour mettre en place un nouvel appareil judiciaire et administratif, c’est peu. Spécialisation de taches, professionnalisation des fonctions, autonomisation des administrateurs vis-à-vis des hiérarchies (préfets, généraux, officiers de police) ; tout un ensemble s’organise et dure encore. On ne comprend que trop peu le décès républicain à la tête de la Nation, si l’on ne voit pas que la Révolution a survécu là ; mieux, elle a prospéré durablement dans la révolution des modes d’usage de la force en politique locale. Ce sont des ex-Jacobins de l’administration locale qui ont aspiré à un Etat fort, une stabilisation des règles, un refus d’excès de bouleversements au sommet (tout comme le firent les premiers bolcheviks). Bref ils ont « attendu » un sauveur de l’Etat, un pouvoir fort, sinon autoritaire et donc presque n’importe quel Napoléon ou Staline aurait convenu à cette Révolution qu’ils avaient initiée. On le dira aussi pour Weimar, de Hitler parmi la trentaine de petits dictateurs d’après défaite ou de crise. A partir de là, les historiens de l’époque moderne se concentreront sur cette évidence : conflits symboliques ou non, révoltes civiles ou guerres de l’espace national deviendront le pain quotidien du témoin qui rencontre une multiplicité de terreurs qu’elles soient blanches, bleues, rouges ou noires. Il n’y a qu’à voir le succès de la terminologie du terme de « terroriste » qui sert tous pays, tous régimes et toutes époques
Beaucoup de choses sont à découvrir au sujet du « peuple »([11]).. Il faut diviser, séparer les séquences anatomiques, et aussi l’autopsier au microscope. La fragmentation en plusieurs « petites » révolutions successives : vers 1770 (« régénération), ensuite 1789, puis 1794 et enfin l’après 1795 jusqu’au Consulat et l’Empire incluent des rébellions lointaines (Antilles), des invasions Europe, Egypte). Choix qui combinent circonstances « accidentelles » et situations durables. Les luttes de groupements à des niveaux minuscules (le journal, le club, les militants du quartier) se déroulent dans le grand décor des chocs d’institutions, des rassemblements d’armées. Les échelons d’interactions de face à face, de rue ou d’assemblée, comme ceux des rapports de force de groupes ou de familles intellectuelles, de partis ou de simples clans, les affrontements électoraux ou les manifestations de masse firent entrer de nouveaux collectifs dans la vie de la nation. Une cause simple ne peut être admise. Une forme complexe de causalité par association de faits, par classements de facteurs implique d’abord de déminer le terrain, de le désidéologiser. Il y faut un regard froid, clinique, moins enchanté que celui de nos prédécesseurs. Il nous faut introduire une série de variables : finances éprouvées par les guerres, opinions des professionnels de la justice et irruption des élections au risque de voir l’autonomie de l’Etat perpétuellement contestée. D’un côté, guerre aux tyrans et aux contre-révolutionnaires, cibles extensibles ; de l’autre inflation d’assignats et de déficits en dépit du pillage. Enfin, le début d’une résolution par l’urne des luttes de factions à l’Assemblée, à la Commune et dans les autres rassemblements décisifs incluant le danger d’électorats fabriqués ou de verdicts occultés. Jacques Godechot avait ouvert la voie à la dissection du « peuple », lors de la prise de la Bastille et il a montré son extrême variété ou volatilité. Il avait attiré notre attention (par hasard où nous, étudiants de Droit pûmes l’écouter en raison de la contiguïté de nos amphis) sur le peuple dont l’action décisive peut être le défaut, le retrait de l’action ou les simples soldats « du peuple » Ce sont les déserteurs, les réticences les soldats du rang des troupes royales à obéir qui condamnent de Launay à la reddition de la forteresse ; ce qui n’aurait pas eu lieu sans ce refus de combattre le peuple parisien On revécut un phénomène proche en 1961 quand de Gaulle appela le contingent à la désobéissance face aux officiers félons
La séquence 1789 à 1800 est indispensable pour saisir la conception ultérieure des Français de leur système électoral. Une conception invariable aux caractéristiques impératives ne permet aucun recul. Le commencement de cette histoire est raconté par Melvin Edelstein ([12]) Il est avantageux de se reporter à cette enquête monumentale, l’œuvre d’une vie d’un professeur de l’université du New-Jersey : 600 pages denses sur la dizaine d’élections organisées de 1789 à 1800, étudiées par région, villes, types de votes et électorats. Donc, Martin et Edelstein mobilisent des série de monographies locales qui, réunies, donnent le récit de la première rencontre de la France avec un vote uniforme (bien entendu il y avait des votes avant la révolution au niveau local). Il en ressort, pareillement à Weimar un siècle et demi après, un réel engouement, parfois de l’enthousiasme pour ce mode d’expression quoique de manière inégale selon les régions, les villes et le type de ruralité. La participation et la décision se pratiquent au sein d’une organisation filtrante et seront la caution et la condition de tout vote ; le début de la prédominance politique des hommes de loi, une catégorie sociale qui amplifiera sa fonction au point de la rendre indispensable à la vie politique jusqu’à maintenant. Les hommes de loi, les avocats des Cours, des tribunaux suprêmes, des conseils constitutionnels qui valident les résultats vont être les gagnants du processus. Ils garantissent les votes, les résultats et donc l’ordre établi.
Les élections de 89 et les suivantes mobilisent intensément jusqu’en 93 au cours de scrutins aux états généraux, aux cantonales, aux municipales, (pour les juges !) au moins 5 en 4 ans en tenant compte de la Constituante, jusqu’à la Convention. Premières élections élargies réservées aux citoyens détenteurs d’un minimum de « richesse » (pas de suffrage universel bien entendu) , d’où la difficulté d’évaluer la participation d’électeurs « potentiels » ; la participation semble tomber de 60% à 20%, en fin de période mais, encore ici, l’estimation est relative en raison de facteurs tels que la difficulté d’accès aux chefs lieux ou baillages, la longueur étalée des débats sur plusieurs jours, la difficulté relative des communications et le degré d’existence d’une tradition de « participation » à la vie municipale. Premières élections, premiers trucages et premières désillusions puisque cette tentative se terminera mal avec la manipulation des députés conventionnels qui obligeront à réélire une partie (les deux tiers) des députés en place en 1794.
La République violente et belliqueuse
Martin dans « Violence et révolution » n’évacue pas les conséquences d’une des politiques républicaines qu’est devenue la guerre de conquête (depuis Périclès ou dans la guerre du Péloponnèse que cela provoqua la mort de l’Athènes démocratique). Déconstruire le bellicisme républicain signifie rendre compte de la violence économique (l’esclavage, le travail forcé, le bagne), celle purement politique (les armées d’occupation, les répressions intérieures) aussi bien que les cruautés sociales quotidiennes (règlements de compte entre citoyens, déportation des enfants). Les violences n’attendent pas 1789 pour se débrider ni ne disparaissent après-coup. Il n’y a que chose ordinaire, en rapport avec les mœurs de l’époque, l’habitude des exécutions publiques et la torture lente. C’est ainsi que la guillotine fut perçue comme un progrès moral de l’humanité. Il y a donc une continuité de l’usage de la force; seule change la rhétorique justificatrice, adressée à leurs victimes, aux adversaires potentiels et aux témoins, historiens du futur.
On n’explore pas sans morbidité cette formule extrême des règlements entre nations. Les « historiens de la guerre » contemporains acceptent avec effroi de saisir la politique à travers la force dont la guerre est la forme raffinée de la violence pour des catégories ou pays qui résolvent là des problèmes d’accès au pouvoir ou aux richesses ([13]).Martin se confronta d’abord à la guerre de Vendée en historien réaliste et il en l’envisageant non pas en tant qu’accident malheureux, rupture du contrat républicain, mais plutôt comme l’effet de crises et de « coups » sublimés ensuite sous le drapeau tricolore et l’hymne national. En abordant les choses de cette manière, nous incitons à combiner pensée sociologique et analyse historique. La place à donner à la guerre dans l’histoire mondiale est en effet quasi-déniée dans chaque nation ; elle est perçue comme marginale et accidentelle. Les marxistes ou les spécialistes du nazisme comme Bartov et Browning ou bien d’autres ont par contre considéré la « brutalisation », la régression des contrôles sociétaux, la violence aveugle comme un élément constitutif de l’histoire. Cependant, dans l’histoire occidentale, le pillage, les pays mis en coupe réglée, l’agression contre les civils, sont justifiés en tant qu’argument patriotique. En France, au cours des années de révolution, le rôle de l’armée où plutôt des nombreuses armées révolutionnaires, non identiques en raison des tempéraments de leurs chefs et des corps, s’accrut au nom de la violence inévitable par panique de la défaite : dilemme de survie en partie. L’esclavage se renforça également, le vol des armées révolutionnaires en Italie au profit des caisses de l’Etat et de celle des généraux fut banal : les députés missionnés, les généraux aux conditions de vie somptuaire traînaient leurs domestiques, femmes ou esclaves, enfants des Antilles. Ces guerres sont effacées dans l’histoire et les mémoires au titre des bilans positifs révolutionnaires, tout comme le fut la justice ordinaire expéditive au sein des armées (exécutions, désertions, recrutement forcé). L’anarchie politique qui frappe, de la fin de 1792 à la fin 1794, sera transposée à l’extérieur de nos frontières. Ce fut alors un mode primitif d’accumulation et de redistribution des richesses, un mode expéditif, le plus ancien certainement, d’acquisition et de répartition au sein d’un groupe, d’une famille, d’une tribu, d’une nation. Il représenta le mode le plus rapide de processus d’enrichissement mais aussi plus risqué, plus que l’imposition du travail forcé ou servile et que la salarisation capitaliste. Toujours sélective et relative, la représentation de la violence historique à la fin du XXe ne peut plus être aussi sanguinaire -question de sensibilité- ; or, elle a été portée et diffusée par le siècle qui a été « ingénument » le plus violent de l’histoire de l’humanité. Que de performances industrielles et organisationnelles, ramassées en un court temps et que de grandes exterminations à fort rendement dans ce petit demi-siècle 1900-1945 ([14]). Or, on voit que la fin du XVIIIe siècle, révolutionnaire ou non, est bien « pauvre » en conceptions de productions inédites de « violences » politiques. Que pèsent, dans ce macabre inventaire, les quelques dix milliers de mort de la Terreur française ?
L’Histoire, c’est le passé vu par le présent et elle fait réfléchir sans cesse à l’étiquetage. Or l’histoire, du fait de la pesanteur de ses organismes de tutelle, de lourdes institutions universitaires, des conventions éditoriales prend rarement en compte le quotidien de millions de jeunes hommes jetés dans des combats obscurs, livrés à des défoulements de peur et d’ instincts (haine,vengeance, profits faciles). Or, ce type d’expérience est presque toujours masquée dans nos générations : le jeune soldat est un homme qui ne s’appartient plus ; il dépend entièrement et est soumis à deux forces parfois contradictoires : la puissance du groupe primaire et l’autorité absolue des chefs. On y reviendra à l’occasion des guerres coloniales propres à notre pays et à la république source de plus d’un million de morts « indigènes » en 15 ans : Indochine, Madagascar, Algérie
En laissant de côté les aspects nécessairement sanglants de la guerre, en les refoulant hors de notre mémoire, en l’exportant hors de nos frontières sans l’imputer à nos soldats, nous refusons froidement les dommages démographiques, le défoulement comportemental, l’ébranlement durable des consciences. Les manuels et les essais, au sein de chaque histoire nationale, sont nettoyés des crimes de guerre au cas par cas. Or ils sont absolument inévitables dans ces états de tension ([15]). On méconnaît alors là un autre versant de la politique qu’on abandonne aux mains des historiens du militaire ou du diplomatique, aux arpenteurs du champ de bataille ou aux amateurs de stratégies, les juges de la valeur du commandement. L’histoire révolutionnaire a inauguré cette longue série d’aveuglements au titre de l’épique.
Mettre fin aux « cent mille factions » : l’engrenage de la Terreur
Ses exécuteurs du Comité de salut public avaient dénoncé les clivages; Ils avaient en tête une vision de religion laïque, un domaine de la vertu .Les vieux cyniques, Sieyès, Fouché, Barras, Tallien, Talleyrand ne l’entendaient pas de cette oreille. L’opportunisme des circonstances, les ruses et les manœuvres leurs paraissaient plus réalistes dans l’état de la France d’alors. Innombrables divisions, soit entre professionnels de discours : publicistes, avocats, juges, journalistes ; soit entre marchands, spéculateurs et propriétaires. La petite noblesse de robe ou celle des biens nationaux qui ont pris le pouvoir ne veut pas le lâcher. La disparition républicaine est inscrite de cet engrenage de chocs perpétuels de néo-professionnels aux virevoltes, aux retournements inavoués et bien d’autres changements de cap en fonction du vent dominant. Contradiction inévitable entre actes et discours, fatigue et usure des républicains contraints à une ligne instable. Ce fut donc un apprentissage douloureux, dangereux à faire en quelques mois qui les contraignit à l’abandon d’idéaux de jeunesse. Dans les sociétés modernes, les jeunes élus ont des années pour l’apprentissage de l’opportunisme et du cynisme. La personnalisation de la politique contemporaine, les luttes d’ego, la dramatisation des attitudes font partie de toute éternité des justifications démocratiques. L’agonie de la République d’abord confisquée puis définitivement abattue par Napoléon se nomme simplement l’apprentissage du métier, les débuts de la professionnalisation pour quelques milliers d’élus, de députés, de maires; on les retrouvera sous tous les régimes jusqu’en 1848. L’arsenal des outils du pouvoir, les attitudes ambivalentes, les ambiguïtés de positions, la souplesse au service de l’ambition se déploient en éventail de mécanismes qui durent aujourd’hui
En historiographie française, la conception des régimes émancipateurs et libérateurs est d’autant plus affirmée que la fin de la première République et sa mort indécise due au coup d’état du 18 Brumaire de Bonaparte, seront suivies de nombreux arrangements impliquant les rapports de force constitutionnels pour lesquels les juges, candidats aux rédactions d’actes additionnels, de lois fondatrices et de Chartes ne manquaient pas. Autonomisation, normalisation du pouvoir politique par des juges ; les premiers députés comprirent que le titre faisant loi , la force symbolique s’appuie sur les rites, cérémonies et autres célébrations, du même style que celui du pouvoir qu’ils avaient combattu.
5 Peut-on consacrer sa vie à l’étude de la Révolution ?
Si un des critères contemporains de l’histoire sociale est le réalisme de lucidité, il sera symptomatique du clivage de générations chez les historiens. Les chercheurs notoires sous la Vème République, les chanceux de la IVème qui ont pu esquiver les guerres coloniales ont satisfait les goûts d’un public cultivé qui voulaient ne concevoir de conflits, qu’académiques dans un cadre idéologique apaisé. Après la victoire de 1918, il s’était installé pareillement un conformisme de pensée pacifique. Ainsi il revint à un historien amateur (Jean Norton Cru) d’émettre quelque fausse note quant au patriotisme historien, condition de la notoriété. Les professionnels actuels firent dans l’austère. Deux générations ont vécu côte à côte sans trop se mélanger. La grande génération des élèves de Braudel, Labrousse, Lefebvre, Soboul, natifs de l’avant 1940, ont eu des conditions de travail, de confort intellectuel incomparables par rapport à celles des « jeunes » nés après 1945. Qui n’ont eu de gloire, de la médiatisation, des honneurs républicains de leurs aînés que des miettes. Et pire, les jeunes chercheurs nés après 68 ont reçu les lourds enseignements de masse -les amphis de première année-, les taches administratives obscures et se sont vu opposer la rivalité sélective des éditeurs. Tel est le changement perceptible depuis 2000 pour le lecteur avide des travaux, de souvenirs ou « Mémoires » des Grands Anciens des décennies 1960 – 1990.Plusieurs conceptions de l’histoire en furent issues, produites par des contextes plus ou moins favorables, des conditions de publication et de réception dissemblables. Les grands médias ont soutenu avec empressement l’ histoire mi-récréative, mi-éducative, une histoire symbolique destinée aux lectorats agrandis des loisirs contemporains et susceptibles de s’intéresser à des sujets difficiles si les auteurs y apportaient du travail de fond et une belle écriture. Tous les Normaliens en disposaient, qu’elle soit ethnographique ou abstraite. Ce fut la Belle Epoque des Le Roy Ladurie, Chaunu, Duby, Agulhon, Richet, Furet, Vovelle, Ferro, Nora, Ozouf etc. Martin et ses collègues les ont observés et les ont vus dominer les académies des sciences morales et politiques, le Collège de France, l’EHESS, la Sorbonne ou autres centres prestigieux. Certes les élèves de Godechot ou de Wolff, Laborie, à Toulouse ([16])tous plus ou moins transfuges de l’extrême- gauche, s’ils se libéraient de l’emprise communiste de leur jeunesse, étaient assurés de bons comptes-rendus alors qu’ ils ne faisaient pas partie du petit monde parisien, entre-soi, distant des problématiques sensibles tels le colonialisme, la traite, le capitalisme dévoreur, les guerres de conquête, abandonnant les sujets qui clivent aux auteurs étrangers.
Les historiens ordinaires, éloignés des centres du pouvoir se sont pourtant attaqué au monument, sans tambour ni trompette, depuis la province et en recomptant les morts comme un enquêteur ou un ethnographe. Jeune universitaire à Nantes, Martin était d’ailleurs proche des empiristes (sociologues). Aux questions qui nous interpellaient, il apporta ses orientations. Quand on est devant un tel mur événement », la révolution statufiée, il faut desceller les pierres une à une, fragmenter, morceler, attaquer le mur par minuscules bouts ! Les peaux tannées, le tambour Bara, la terreur, part maudite de la Révolution, les mythes, les actions violentes des colons aux Antilles, « Napoléon a-t- il existé ? », tous ces titres de Martin constituent des remises en cause. De même, il attira l’attention sur la violence faite aux femmes et enfants en guerre, aux esclaves et autres anonymes ([17]). Et pour les diffuser, encore fallait-il « jongler » avec les éditeurs (ou bien jouer avec les supports et les formats. C’est pourquoi son démontage démonstratif est dans la lignée des ouvrages de Dunn, Evans ou Goody, livres difficiles à intérioriser en raison de techniques de recherches plurielles et du ton sceptique . Mais c’est l’histoire qui nous impose ce retour sur nous-mêmes. Le monde longtemps ignoré et exploité a frappé à notre porte ([18].). La cécité occidentale, l’eurocentrisme arrogant ne sont plus recevables. Le moment était donc propice pour désidéologiser la Révolution, la « démocratiser », éliminer la gangue de religiosité et faire son deuil. Bien entendu la gravité, le sentiment de désenchantement nous saisissent alors. C’est le prix à payer pour la lucidité et la connaissance. Il fallait tenir compte de ce lourd passé pour comprendre la lente installation de la République en France. Un siècle pour que la République s’installe avec solidité, et plus encore (jusqu’à la Libération) pour qu’elle cesse d’être sérieusement contestée. La question n’est donc évidemment pas « pourquoi un temps si long ? », mais plutôt : « Que nous apprennent la lenteur du processus et ses étapes pour penser le destin des républiques ? ». S’il faut 100 ans pour que le régime devienne dominant, quelles sont les caractéristiques du modèle qui sont impliquées ? Comment répondre sans tomber dans les pièges du déterminisme, du fonctionnalisme, du téléologique ?
Ce que propose notre analyse est un schéma qui appréhende la contradiction centrale démocratique. D’Athènes à Rome, de l’Italie de la Renaissance à la Grande Révolution, l’explication est extraordinairement plus complexe que nous le croyions. Notre représentation doit être plus fine. Il n’y a pas d’unité à ces variations, pas de tableau à une seule dimension. Il n’y a nulle part une population unique, celle de citoyens (car il y a les nombreux non citoyens ) ;il n’y jamais un système unitaire (une monarchie, une dynastie, un roi, une république, une dictature -jamais homogènes- ; il n’y a pas un seul territoire aux frontières bien délimitées (on oublie le empires d’outre-mer ; les annexés ; les ports qu’on nous a concédés). Les livres de théorie politique sont très pauvres en catégories de classements et d’analyse. Marx a déchiré le voile de l’unanimisme ; a introduit une complication en préférant la dualité intriquée (deux classes : prolétaires et exploiteurs) deux systèmes de légitimation, deux voies et deux organisations de pouvoir. Ce que propose notre schème interactionnel est d’y ajouter un raffinement qui multiplie les variables. Interactions et inter-fractions dans chaque classe; une population n’est jamais suffisamment stable pour être figée dans un moule unique, mais elle se compte et s’éprouve en multiples centres et « sujets » ou formes politiques. Luttes de clans, de familles, de groupes, de partis d’intérêts variables, compliquent le schème à deux variables. On le verra avec l’historiquement complexe bourgeoisie allemande, extraordinairement combative au sein de sa propre classe ; ce qui permit à un outsiders de s’imposer, le plus inattendu qui soit, et ce qui aboutit à la mort de la république de Weimar. Dans la théorie mathématique des ensembles, la logique et la rationalité subissent des tensions telles qu’elles engendrent des expulsions ou contradictions insurmontables pour un groupe de chefs rivaux. Quand la domination est multipliée, elle échappe aux desseins des hommes qui dirigent habituellement en petits collectifs (par fortune, diplômes, rang et situation hiérarchique). C’est au sein tendanciellement des grands groupes de domination politique, juridique, militaire ou économique qu’on doit appliquer la description interactionniste et le fractionnement des et le partage des pouvoirs de clans, des cliques, des factions rivales si on veut comprendre leur histoire. L’Allemagne récente (celle de 1900 à 45) nous fournira un cas singulier à la réflexion
Auparavant : Un court entracte,1848-1851: Comment meurt une république (autour du 2 décembre)
La deuxième république, par sa brièveté, son intensité et la netteté des conflits de classe impliqués a fasciné les sciences sociales presque autant que sa sœur aînée. Avec la plus courte des Républiques, on a affaire à l’épisode le plus médiatisé de l’histoire ; de Marx à Proudhon, d’Hugo à Schleicher, de Flaubert à Sand, de Balzac à Tocqueville. Un événement qui surprend l’Europe. Voici en effet un régime qui apparaît en coup de théâtre et qui donne le pouvoir aux représentants des classes populaires. Ces républicains vont faire tirer sur les ouvriers et confier l’exécutif à un condottiere qui n’a jamais caché ses ambitions césariennes. Comment un tel paradoxe ? La République non ouvertement oligarchique, par les passions et les ambitions qu’elle libère, est-elle incapable de se protéger ? Les conflits de classes aussi puissamment convoqués aboutissent-ils forcément à une solution de pacification conservatrice modérée ? Marx a traité le sujet dans Les luttes de classe en France où il trouve passionnant de « décortiquer » les différentes bourgeoisies et leurs conflits fratricides aboutissant parfois à des Républiques éphémères
Une révolution brève suivie d’un coup d’Etat
Un groupe de jeunes historiens, et quelques- uns, plus chevronnés se sont réunis et penchés sur le cas de la deuxième république française (37 auteurs pour ce livre au titre évocateur pour nous) dirigé par Sylvie Aprile, Nathalie Bayon, Laurent Clavier, Louis Hincker , Jean-Luc Mayaud, ([19]). Le mode d’organisation du travail intellectuel semble être le produit d’un vrai collectif de travail.). Chaque contribution est une petite monographie érudite présentant un savoir impressionnant de longues notes d’éclairage. « Comment meurt une république » est donc un cas du travail collectif qui dépasse quelques auteurs réunis. La mise en commun des compétences selon des associations variables ; parfois des textes sont de plusieurs auteurs (6/7), la jeunesse des participants, seuls ou en groupes constitués, (ainsi « le groupe de Nanterre ») favorisent les échanges. L’interconnaissance donne un sentiment d’unité, une liberté des échanges et des lectures réciproques ([20]). Cela laisse l’espoir de voir confirmée, la prévision de mélange de générations, mélange pressenti dans le type de collaboration du Dictionnaire de la Contre Révolution dirigé par Martin sur des bases similaires : jeunes auteurs, écriture homogène. Le sommaire qui en dit long sur la volonté de penser large et profond a un titre fort : « Historiciser l’historiographie, double miroir »..
La diversité des acteurs est perceptible dans une des contributions titrée : « le soldat ou le conflit comme résolution des dissensions » ; elle va dans le sens retenu ici. L’armée est présente dans l’ombre ou la lumière de Juin 1848, avant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte; elle est active dans les massacres des républicains, le 10 décembre qui rappelaient les massacres des radicaux (le 26-30 juin 1848) :10 000 morts parmi des catégories populaires parisiennes et expulsion de 4000 révoltés vers l’Algérie)
Autre solidité du livre : la reconnaissance de la puissance de la justice dans les événements (Cf « la magistrature contre la République avec deux études de cas : le Parquet, les juges constitutionnels ») innove en considérant le caractère à la fois réactionnaire et conservateur du pouvoir du gouvernement provisoire. Ensuite la routine s’organise : le livre dévoile alors le mystère de la lutte des factions rivales et des élites, au détriment d’une constitution, celle dont le Prince Président s’est servi pour asseoir son pouvoir personnel avec instantanément, le premier geste guerrier: l’envoi de troupes à Rome ! Marque de tout président qui se respecte : envahir un petit pays !
Contradictions républicaines et luttes internes
Fonder une République est parfois simple : un soulèvement populaire peut suffire. C’est la survie qui est difficile. Quand la république est dès le départ ouvertement bourgeoise et exclusive, les écartés sont une menace permanente. Quand au contraire, les représentants sont recrutés largement dans la société, le régime s’expose à des divisions et des luttes internes destructrices. Le contenu de ce livre confirme les contradictions républicaines et les reniements ou les tentatives de résistance d’un peuple découragé en quatre mois, de février à juin, un scénario à venir. L’abstention électorale, mise à distance puis une indifférence s’installe, phénomène connu en démocratie qui se retrouve en raccourci ces mois-là. En effet après l’élection triomphale d’avril d’un président qui va renverser la république, le temps n’a pas éclairci cette énigme sinon que la république démocratique est instituée avec le peuple et non pour le peuple, rapidement tenu à l’écart quand il a joué son rôle offensif contre les privilégiés précédents ([21].)
Proudhon ,premier député ex-ouvrier élu au suffrage universel sur la centaine de même origine pendant deux siècles de suffrage universel (19è et 20è en notant que l’Assemblée Nationale de 1789 issue des Etats Généraux, la Législative ou la Convention n’en comptaient aucun) subit à la tribune le 31 juillet, les violentes attaques de ses adversaires à l’ironie cinglante, les calomnies de la gauche et droite réunies, républicains et royalistes , conservateurs et socialistes réformateurs. Il faut dire que son discours affola les libéraux : nationalisation des banques, plafonnement de la propriété privée, les patrimoines hérités limités, tous éléments qui resteront dans les mémoires et les acquis d’expériences. Deux mois de vie de la IIè république ont donné lieu à un essai économique dans un pays bloqué entre libéralisme et socialisme. Les initiatives ouvrières afin de s’organiser créèrent un secteur d’entreprises, compagnies, banques autogérées en coopératives, associations fraternelles, mutuelles. La première entrée due au suffrage universel d’un député ouvrier dans l’hémicycle a rompu le conformisme gauche/droite, noblesses et bourgeoisies confondues, socialistes et conservateurs réunis qui houspillent et maltraitent le premier ouvrier à la tribune de l’histoire. Il sera suivi d’une centaine d’autres jusqu’à nos jours sur un total d’environ 16 000 élus du « peuple » de 1848 à 2000 (ouvriers avérés, sans compter les apprentis et les occasionnels, à peu près tous issus du PCF à partir de 1920). Les conditions d’apparition dans l’enceinte de ce typographe devenu journaliste, fils de tonnelier et d’une domestique, furent l’occasion des premières réflexions au sujet des limites du suffrage universel. Evidemment, dans le discours de trois heures de Proudhon, il y eut à profusion des mesures fumeuses et des utopies (mais sans utopie, on ne sait où est la barrière du réalisme). Son sens politique éclate cependant quand il déclare à ses interrupteurs : « entre vous et nous il n’y a rien ! » signifiant l’ambiguïté de la démocratie républicaine : une large moitié des citoyens (à ce moment-là les trois-quarts d’entre eux) n’accède jamais au pouvoir réservé à l’autre moitié, quelque soit le visage varié de nombreuses fractions, clans et familles issues de professions supérieures, qui se disputent l’autorité « au nom du peuple ». La moitié de la population (prolétaires et petits paysans) doit faire confiance à la petite ou moyenne bourgeoisie pour la défendre contre la grande bourgeoisie à l’opulence insolente ; cette moitié aujourd’hui a largement persisté dans l’illusion de la délégation obligée. Quoique Proudhon signifiât davantage : l’inanité de concevoir une classe moyenne intermédiaire (fourre-tout amalgame) entre le prolétariat et les possédants, eux qui prétendument ferait écran et protection des démunis contre l’ exploitation ([22])
Les épisodes modernes le confirment ; les choses ont peu changé. Les décès républicains les plus spectaculaires du XXème (Espagne, France, Allemagne) pèsent sur nos vies et nos consciences. Notre schème d’analyse s’applique-t-il ici? Marx et Proudhon qui ne s’aimaient guère (joutes intellectuelles, traditions nationales?) étaient, d’accord sur le point fondamental .On n’a jamais vu une classe de petits bourgeois (socialistes ou non) prendre réellement en compte les intérêts de millions d’étrangers à leur milieu sauf quelques jours et symboliquement. Parce qu’il est rigoureusement impossible, sociologiquement parlant, d’imaginer sur le long terme des propriétaires défendrent des intérêts qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ne comprennent pas et dont il n’ont aucune connaissance intime des besoins et conditions de vie. Tout les opposent. C’est pourquoi nous avons fait appel à la théorie des ensembles pour saisir l’absence analogique. Deux ensembles coexistent mais n’ont aucune idéologie commune, ni rationalité semblable (sens du temps et de l’espace), ni conception de l’histoire ou de la liberté .L’élément d’un ensemble ne peut représenter les autres éléments de l’ensemble contigu. Proudhon et Marx ont raison : « entre vous et nous » : rien de comparable dans la définition de l’essence politique. « .Vous pouvez rire » dit Proudhon dans son discours devant les républicains au Palais Bourbon. De là, qu’une vaste moitié (actuellement 60%) des Français ne votent plus, ne s’inscrivent pas et n’ont cure de ne pas être « représentés », est naturellement et forcement compréhensible.
[1] Qualifiés par Cl. Nicolet de « fonctionnaires besogneux » ; coupure bien décrite par Pim Den Boer dans Une Histoire des Historiens français Vendémiaire 2015. Ce livre hélas peu lu en France, récemment traduit, est essentiel (il fut publié en 1987 aux Pays-Bas)
[2] Faire rentrer la richesse des savoirs et des connaissances intimes de chacun (école, famille..) autour de « 89 » dans notre schéma simple et brossé à gros traits, est une gageure (20 siècles en quelques pages).D’autant –comme je l’ai dit- je n’ai aucun titre ni compétence particulière à l’entreprendre sauf ,on en parlera, le retrait du paysage médiatique, intellectuel et social
[3] Jean Clément Martin est né en 1948, sa famille est de Saumur ; Il a fait ses études et commencé le professorat à Nantes, puis à Paris où il en est venu à la Sorbonne diriger le Centre d’études sur la Révolution française
[4] L’étude de l’histoire de la région Ouest était coutumière de ce manque de rigueur dans le comptage des effectifs. Au sujet de la scolarisation aux XIXe et XXe siècles, voir les effectifs scolaires dépassant parfois 100% en 1880 !!Jean Peneff ( Ecoles publiques écoles privées, la découverte 1985).
[5] Livre synthèse de Martin dit dorénavant NHRF
[6] Des avortements : il y en eut bien d’autres .On verra infra Weimar ( sans oublier la deuxième république espagnole 1931-39)
[7] La Vendée et la France, seuil 1987et surtout « La machine à fantasmes .Relire l’histoire de la Révolution française » Vendémiaire 2014
[8] Eric Hobsbawm : Aux armes historiens, deux siècles d’histoire de la Révolution française, Paris, La découverte, 2007.
[9] J-C Martin La machine à fantasmes vendémiaire 2012, p 11
[10] T.Tackett : Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (Albin Michel 1977)
[11] Guillaume Mazeau raconte la vie d’un quartier populaire parisien faisant de la politique au jour le jour, mélangeant des catégories sociales , interprétant à leur porte un événement inouï Cf le bain de l’histoire :Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, Champ vallon , 2009 )
[12] La révolution française et la naissance de la démocratie électorale, Rennes, PUR, 2013.
[13] Un autre partisan de cette position :est Paul Veyne qui a développé l’idée que « L’état de guerre est l’état naturel de la société ». Et d’autres ancêtres célèbres « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Sans oublier Marx et Engels pour lesquels la violence extérieure est la conséquence des exploitations internes à chaque nation.
[14] E. Leroy-Ladurie évoque, avec retenue, mais sans les dénier, ces composantes dans un livre bilan sur son époque : Une vie avec l’histoire : Mémoires, Paris, Tallandier 2014.
[15] On y évite la délicate question des viols, parfois à demi consentis, pour se protéger de la mort, pour se nourrir et pour survivre grâce à des protecteurs ennemis (officiers, soldats chargés du ravitaillement ou d’autres biens qu’ils échangent contre des faveurs auprès des femmes sous leur emprise). L’anonyme de Berlin, dont on parlera supra traite cette zone grise du viol accepté, comme allant de soi en guerre avec beaucoup de pudeur et de finesse. Elle fut victime des Russes mais beaucoup de Françaises pourraient dire la même chose de la part des soldats américains : 2 000 viols recensés et sanctionnés quand ils furent dénoncés par les victimes (durement, s’ils sont Noirs ; la peine de mort, dit-on !)
[16]Ceux que je connaissais directement. Où à Toulouse, ils pratiquaient des enseignements communs et suggéraient le besoin de nouer des liens organiques entre les deux disciplines Sociologie et Histoire. Projet repris à Nantes par J-C Martin et M .Verret
[17] Voir la contribution à : La révolution française, collectif ; préface de M. Vovelle, Paris, Taillandier, date et les Actes des hommages à Vizille aux J Godechot, A. Soboul et J-R Surrateau etc , PUG,2002 : La Révolution Française Idéaux, singularités , influences .
[18] On le voit bien avec les migrations subites ,de taille gigantesque qui ne font que débuter, après le répit du dernier demi-siècle
[19] Comment meurt une république (autour du 2 décembre) ;Créaphis éditions, 2004 Un ouvrage à 37 auteurs et 5 éditeurs (au sens de coordonnateurs)
[20] Au delà de la compilation traditionnelle, une nouvelle perspective en science sociale du mode de collaboration ou de travail en commun s’ouvre peut-être dans un univers d’individualistes avérés ! Peut-être un début de réponses aux questions du sociologue : pourquoi le travail intellectuel est antinomique à l’esprit d’équipe, personnalisé, fragmenté de concurrences ? Pourquoi l’époque socialisant intensément toutes les productions et marchandises a laissé les intellectuels et les savants, à l’écart de ces conditions ?
[22] « Lorsque j’ai employé les deux pronoms, vous et nous, il est évident que je m’identifiais , moi, avec le prolétariat et vous, je vous identifiais avec la classe bourgeoise »
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Par jean Peneff le 20 Avril 2016 à 14:27
La République est éternelle mais elle meurt souvent ; en France deux fois à la naissance (1793 ,1848) ; une à 12 ans (1958) et l’ autre, dont la vieillesse n’a pas dépassé 65 ans, s’effondra en six semaines(1940) .La dernière, en cours, n’est plus,dit-on, très vigoureuse. A Athènes et Rome, elles furent des entractes entre des oligarchies, des tyrannies ou des monarchies. Au début du siècle dernier, deux d’entre elles (Espagne et Allemagne), moururent dans l’adolescence, foudroyées par leur armée ou milices. En dépit de cette mortalité, pourquoi aujourd’hui tous les pouvoirs s’en réclament ? Ce succès foudroyant cache-t-il des maladies honteuses, des faiblesses irrémédiables ? Tous les pouvoirs se disent républicains dans le monde. Or, aucun régime républicain ne ressemble à un autre et il en y eut plusieurs centaines dans l'histoire de l'humanité. Si la référence au peuple est permanente, quel genre d’appel au peuple s’est-il généralisé et quelles fractions dirigeantes en usent systématiquement ? De quel peuple, concrètement, s’agit-il ? Quelle idéologie populiste est-elle indispensable ? Si ce régime a su fabriquer une histoire populaire idéalisée au point que toute dictature ou théocratie s’en empare, c’est parce qu’elle a su, notamment en France, concevoir une représentation du peuple qui fit date et à laquelle il est obligatoire de se référer sans enquêtes. Néanmoins, les droits du peuple cachent des modalités très variables, un contenu de sens et d’application dont l’unité formelle masque des contradictions entre le Droit et les faits, les principes et les politiques effectives. Toutes les autorités établies se servent du peuple et du droit à le représenter, jusqu’à un moment où la rupture est inévitable et brutale. Ce livre qui observe quelques-unes de ces péripéties se heurtera aux historiens qui n’ont pas la même conception. Les raisons ? L’histoire que nous racontons est non conventionnelle, écrite par des intrus à l’académisme installé, ce qui est rédhibitoire. Et secundo, parce que l'intention sous-tend une sociologie de la profession historienne, de ses forces et ses faiblesses. Dont l’une est le refus d’engagement, le légalisme institutionnel, le retrait social au nom de l’objectivité. Je pense à la période de l’Occupation où, mis à part M.Bloch, et J-P Vernant (alors philosophe et M.Ferro et A.Kriegel étudiants d'histoire), il y eut très peu de militants- Résistants (comparé aux autres scientifiques, ethnologues, médecins, physiciens, philosophes). Jacques Godechot, professeur à Toulouse (de famille juive alsacienne, révoqué en 1940) décrivait cela dans son cours sur la Révolution que nous suivions, étudiants de droit et de sociologie, dans la même enceinte. La mort des Républiques qui prône donc l’engagement des idées, l’abolition des frontières disciplinaires ne sera probablement jamais acceptée par les historiens, défenseurs de spécialisations étroites,indifférents au comparatisme large, idées qu’ils défendent implicitement chez les éditeurs ou dans les revues qu’ils dirigent
Résumé du premier chapitre
Le pire écueil de l’analyse socio-historique du régime républicain serait de faire passer aux fourches caudines morales de notre époque, les « mauvais » régimes, soit au contraire, accorder facilement notre confiance à ceux où les principes nous semblent, appliqués. Dans la plupart des cas, les mots sont vagues et les réalités qu’ils recouvrent très diverses. Les républiques sont des systèmes d’arrangement (pas toujours pacifiques) entre membres de l’élite qui remplissent diverses fonctions. Le meilleur moyen de s’en convaincre est de regarder comment ont existé en Italie, depuis l’antiquité des régimes « républicains ». Rien de plus étrange à nos yeux, en effet, que la façon dont Rome, puis Venise ou Florence à sa suite, « furent » des républiques. Cela ne veut pas dire qu’il y aurait un mauvais terme (l’ancien) et un vrai terme (l’actuel). A travers les âges, la République a toujours été un mélange de principes durables et d’adaptations ad hoc. La République est toujours une combinaison. Regarder les « républiques » italiennes, auxquelles songeaient d’ailleurs les révolutionnaires américains et français du XVIIIe siècle nous semble donc un passage obligé de l’examen sur la longue durée de ce phénomène politique et sociologique.
Y a-t-il trop d’historiens et pas assez de sociologues de l’Histoire et du même coup pas assez de biographies d’historiens ? Or nous savons qu’il n’y a pas de sociologie sans Histoire et donc que nous ne pouvons nous passer des livres d’histoire même si « Lorsque la fortune prépare le bouleversement d’un empire, elle place à sa tête des hommes capables d’en hâter la chute » ainsi que le disait Machiavel
Chap II Oligarchies « Républicaines » dans les cités italiennes (Il y a ainsi 6 chapitres et trois parties)
N-B Ce chapitre a été écrit par Christophe Brochier
Trois faits nouveaux dans ce chapitre sur Rome. Complexité du partage des avantages du pouvoir entre élites bénéficiaires ; souplesse de la notion républicaine, épisode tampon entre dictateurs et oligarques exacerbés, en vue d’ une pause des ambitions et un accord minimal pour gouverner; enfin la situation du peuple romain est mieux connue que celle d’Athènes : ce peuple est plus nombreux, plus agité, plus apparent et remuant et conséquemment, les manipulations et ruses pour le maîtriser seront récurrentes, voyantes et pas toujours réussies ( un instant, une révolte d’esclaves fit trembler la Cité : Spartacus !) Les raisons en furent l’élargissement des territoires , l’extension de la cité-état à tout un empire continental ; de là, découle la multiplication des armées et du nombre de leurs chefs, aspirant à devenir dictateurs, consuls etc.. Accumulation de rentes et extorsions dus à l’accroissement des richesses acquises hors frontières permettant des gratifications, l’intensification de corruptions et de prébendes aux serviteurs, alliés, complices, et tous autres bénéficiaires indirects.
Quoique tout cela se passa sur une seule scène politique (ou presque) Rome où se joue l’avenir de cette question cruciale : comment les élites dirigeantes doivent « traiter » le « peuple ». Ce peuple, la plèbe romaine qui entre dans l’histoire est beaucoup plus diversifiée qu’en Grèce ; plus remuante, à la composition sociale plus riche et aux ramifications complexes
- Comprendre le modèle romain
Les textes de Claude Nicolet le grand historien de la fabrique et de l’idée républicaine ([1]) permettent au lecteur français de se faire une idée précise du fonctionnement concret de la république romaine, mais également de mieux saisir les différences et les points communs avec les systèmes actuels. Un premier éclaircissement d’abord : les Romains n’ont jamais songé à appliquer ce terme à leur mode de gouvernement. A Rome, ce que nous appelons république est d’abord le produit de la tentative d’échapper aux inconvénients d’un autre modèle : la monarchie. Le passage de la royauté se perd dans la légende (le coup d’état contre Tarquin le superbe en 509) mais trois siècles avant Jésus Christ, le système républicain est parfaitement implanté, stable et connu jusque dans ses moindres détails par nos historiens.
En opposition avec nos conceptions actuelles, la république romaine n’est pas fondée sur l’idée d’égalité, ni sur celle de la représentation mais sur la possibilité de participer à la vie de la cité pour ceux qui en ont les moyens (temps, serviteurs, aisance matérielle) La res publica renvoie à la conviction que le gouvernement est l’affaire de « tous » et ne peut être confisqué par un roi ou un dictateur. Les citoyens romains sont donc appelés à voter pour élire les magistrats et confirmer les lois. Mais ils ne les proposent pas, ne les discutent pas et ne décident pas de l’ordre du jour des assemblées. En outre les droits et les devoirs sont proportionnels à la fortune. « La participation –et donc la « liberté » du citoyen- est fondée sur une « inégalité proportionnelle » tenue pour naturelle et nécessaire, et ce que l’on appelle le « droit égal » (…) n’est rien d’autre que le droit pour chacun de recevoir les bienfaits de la communauté civique en fonction d’une valeur déterminée par les biens que l’on possède » ([2]). La république romaine est très clairement un système destiné à écarter le peuple des leviers de commandes : les citoyens ordinaires ne peuvent pas être élus aux postes du judiciaire ou de l’exécutif et ils n’élisent pas de représentants appelés à mettre au point les lois. Au fondement du système romain, se trouve la hiérarchie censitaire. Tous les cinq ans, un censeur évalue la fortune des citoyens et classent ces derniers dans des catégories fondées sur la fortune. Ces classes servent à organiser le vote et à décider qui sont les hommes qui appartiennent à l’ordre des chevaliers ou à l’ordre des sénateurs. Dans les assemblées des centuries (unités de recrutement militaires ou plutôt « rangs d’appels pour l’armée, hiérarchisés selon la richesse » ([3])) ou comices centuriates, les chevaliers votent en premier (18 groupes) suivis de la première classe (80 groupes), c'est-à-dire les citoyens les plus fortunés. Si ces deux premiers groupes sont tombés d’accord sur la loi que l’on a proposée, le vote s’arrête là car la majorité est obtenue (il n’y a que 193 groupes en tout). Comme les premiers groupes sont presque toujours d’accord, les citoyens des derniers groupes censitaires ne votent donc jamais. Dans les assemblées des tribus (4 tribus urbaines et 31 tribus rurales) censées permettre aux citoyens de l’Empire de s’exprimer, les groupes résidant le plus loin de Rome ne votent presque jamais car les élections se tiennent dans la capitale selon un ordre traditionnel (seule la première tribu votante est tirée au sort). Les citoyens les plus pauvres sont tentés de vendre leur vote et de suivre les logiques clientélistes des grands politiciens locaux. Ce système est fondé dans sa logique, acceptée par tous à l’époque, sur le principe que les élites fournissent les hommes et les ressources nécessaires à la guerre en proportions supérieures aux basses classes. Chaque centurie doit fournir à peu près le même nombre d’hommes et la même somme, ce qui pénalise les centuries élevées, faiblement peuplées. En contrepartie, l’élite accapare le pouvoir de décision et d’exécution (Nicolet, 1977).
La république romaine est donc avant tout, outre un système évitant les monarchies, une organisation tenant le peuple à distance. Le pouvoir réel est partagé entre les magistrats de l’exécutif, notamment les consuls (qui sont élus par les centuries) et le sénat qui approuve les lois, gère les finances, la guerre, et donne des conseils (en fait plutôt des instructions aux magistrats). Les magistrats ne sont pas rétribués, pas plus que les postes de sénateurs. C’est la noblesse ancienne ou les roturiers les plus riches qui accèdent aux postes décisifs. Les consuls sont presque toujours des membres de la haute noblesse, ce qui entraîne d’ailleurs des tensions avec la « petite noblesse » des chevaliers. La liste des sénateurs est dressée tous les 5 ans par le censeur à partir d’une population d’anciens magistrats en principe choisis dans les meilleures familles.
Un point cependant est fondamental et écarte encore le système romain de nos catégories d’entendement actuelles : les magistrats ne sont ne général élus que pour un an et exercent leurs charges à plusieurs. Cela permet sans doute d’éviter les risques de dérive monarchique. En fait et surtout, la République sert à organiser la rotation des membres des élites traditionnelles aux postes de direction politique. Comme l’a montré Egon Flaig ([4]), le vote du peuple sert à éviter les luttes fratricides entre clans de l’élite qu’aurait occasionné la cooptation. Le tirage au sort, si important chez les Athéniens ([5]), a été écarté sans doute car l’élite romaine exerçait également des fonctions religieuses et voulait continuer à interpréter les oracles. L’hérédité des titres aurait bloqué la faible mais nécessaire mobilité sociale et aurait rompu l’accord avec le peuple. Les assemblées servent donc comme rituels de consensus et de confirmation du lien entre les citoyens et les magistrats. Debout, devant des magistrats assis, les citoyens rassemblés regardent se dérouler des rites codifiés et votent en général comme on le leur demande. Si la plèbe veut manifester son désaccord, elle siffle ou insulte les puissants dans la rue ou aux jeux. « Les comices étaient l’institution la moins politique, c’est pourquoi la république ne pouvait se passer d’elle » ([6]). Les grandes familles pouvaient donc se livrer entre elles au jeu enivrant de la politique politicienne. Elles le font d’autant plus que la noblesse n’est pas un capital hérité une fois pour toute, c’est un acquis familial qu’il faut faire fructifier par l’élection. Une vraie famille noble est une famille qui a beaucoup d’élus et « la hiérarchie sociale est celle de la dignité civique » ([7]).
La question politique est donc en même temps et fondamentalement une question sociale : qui peut faire partie de l’élite ? Les élites anciennes, patriciennes, ont dû concéder que des consuls puissent être choisis dans la plèbe, à condition qu’ils soient particulièrement fortunés. Elles permettent aussi aux chevaliers d’avoir un rôle essentiel dans les votes et d’être magistrats; les postes de magistrats sont ouverts dans une certaine mesure aux militaires et aux scribes. Mais les élites n’iront guère plus loin. Les sénateurs et les consuls sont majoritairement des descendants de consuls. Le système politique, donnant le pouvoir à aux grandes familles, a tendance à faire tourner la machine politique au profit des plus riches (notamment en accaparant les terres obtenues par l’extension de l’Empire). Et le système économique et social, ne permettant qu’une faible ascension sociale, ne remet pas en cause les règles de la république.
Ce mécanisme bien huilé est cependant menacé par deux dangers. Le premier vient de la foule des démunis, la plèbe urbaine désargentée que redoutent particulièrement les sénateurs. Le système républicain, très intelligemment lui laisse une soupape : les tribuns de la plèbe. L’institution est créée en 493 avant J.C. après une première révolte plébéienne et permet de satisfaire les chevaliers tout en se protégeant d’une partie des classes populaires. Tous les ans des chevaliers sont élus par les assemblées tributes afin d’exercer un rôle de protecteur du peuple. Ils ne peuvent être patriciens, ainsi on écarte le risque d’une dérive dictatoriale appuyée sur le prolétariat. Leurs pouvoirs sont en effet considérables car ils peuvent s’opposer aux décisions de n’importe quel magistrat, fut-il consul, et ils sont dotés d’une immunité complète pendant leur mandat. Cependant ils ne représentent pas le peuple et ne le consultent pas. En revanche ils peuvent empêcher l’emprisonnement pour dette de n’importe quel citoyen, ce qui leur gagne facilement les faveurs populaires. Un garde fou est prévu cependant : un tribun du peuple peut s’opposer aux décisions d’un autre tribun du peuple. Des factions peuvent ainsi se constituer. La vie politique romaine est ainsi une immense affaire de recherche d’influence, de manœuvres de couloir, de corruption et d’intimidation chez les puissants pour manœuvrer au profit d’une clique ou d’une autre. Les assemblées votant toujours oui, le cœur du processus politique consiste à parvenir à amener un projet de loi devant elles en évitant les blocages et les coups fourrés des adversaires politiques au sénat. De là le deuxième danger évoqué plus haut : la guerre entre factions. La rotation des postes, la relégation des chevaliers et l’éviction du peuple laissent le pouvoir aux mains de quelques milliers d’individus qui cumulent honneurs, richesses et traditions familiales mais qui sont aussi prêts aux pires machinations pour tordre le complexe système à leur avantage.
Ce sont ces guerres de factions combinées aux problèmes économiques et sociaux liés à l’extension de l’empire qui auront raison du système républicain. En effet, les conquêtes avaient amenés des terres nouvelles qui peu à peu furent accaparées par les élites dans d’immenses domaines. La petite paysannerie libre se trouva menacée et s’exila dans la capitale grossissant les rangs de la plèbe, du lumpen proletariat, prêt à suivre un chef populiste ou à vendre son vote. Les militaires qui étaient traditionnellement recrutés dans les rangs des petits propriétaires terriens durent donc être recherchés chez des volontaires attachés à un chef charismatique faisant des promesses. Les lois agraires destinées à mieux redistribuer les terres ont ainsi été un sujet de disputes et de désaccords tout au long de la République. Incapables de résoudre les problèmes de la plèbe et ceux du ravitaillement en grain de Rome, les patriciens se trouvèrent donc exposés aux ambitions de chefs militaires (César, Pompée), suivis par des soldats dévoués, ou à celles de chefs populistes capables de mobiliser des bandes de sous-prolétaires violents (Milon, Clodius). Dès qu’un officier supérieur devenait trop populaire, les grands essayaient de le neutraliser. Mais en même temps, le sénat était facilement corruptible grâce à l’or ramené des campagnes militaires surtout après l’instauration du vote secret ([8]). Chaque faction essayait de faire passer des lois visant expressément à pénaliser un concurrent politique (comme Clodius contre Cicéron ou Caton).
Le dénouement de cette situation est bien connu. Dans les années 50 (av. J. C.) des émeutes opposent dans les rues les bandes des partisans des chefs politiques en compétition, pendant que Pompée et César s’affrontent à distance, par décisions du sénat interposées. En 50, après une série de décisions contradictoires, le sénat prend le parti de Pompée et demande à César, contre le veto des tribuns de la plèbe, de désarmer ses hommes victorieux en Gaule, et de rentrer à Rome comme simple citoyen. C’était lui demander de renoncer à ses ambitions de consul au profit d’un concurrent moins bien armé. Bien sûr il refuse et franchit le Rubicon. En même temps, César saura rester le plus prêt possible de la légalité (son droit avait été bafoué et il ne pénétra pas dans Rome, recevant en armes, les sénateurs à l’extérieur). Il saura patiemment ensuite vider la république de sa substance en respectant en partie les principes (notamment en intégrant des étrangers à la république et en leur obtenant des droits politiques). Sous Auguste la noblesse s’accoutumera à renoncer à exercer entièrement le pouvoir au profit de la vie de cour et le rôle des assemblées populaire disparaîtra progressivement sous les empereurs successifs.
Les partisans ou les admirateurs de la république romaine ont toujours prétendu qu’elle devait sa stabilité (à peu près quatre siècles, ce n’est pas rien…) à son harmonieuse combinaison entre démocratie, monarchie et aristocratie. C’est inexact bien sûr : ce qui a fait la durée du système c’est l’exclusion structurelle du peuple du pouvoir politique dans le cadre d’un système suffisamment complexe et souple pour que les élites puissent se délecter du jeu politicien tout en neutralisant leurs factions internes. Ce qui a perdu la république c’est de ne pas avoir prévu les moyens d’une adaptation aux évolutions économiques, stratégiques et sociales. La république était bien taillée aux dimensions d’une citée mais trop rigides pour les besoins d’un empire en extension permanente. Comment satisfaire, en effet, les peuples nouvellement intégrés, la plèbe urbaine, les généraux, sans brider la volonté d’enrichissement des patriciens ? Sans sa dépendance vis-à-vis des grands généraux victorieux tout autour de la Méditerranée, la république romaine aurait sans doute pu continuer à vivre. Dans le cadre d’un empire en guerre permanente qui demandait à la fois un chef populaire, des mesures sociales énergiques et la fin des luttes de factions, le césarisme montra rapidement sa supériorité. Cette leçon est à méditer ; cette expérience moins citée que la Grèce de taille plus petite inscrit son destin dans ce qui va se produire dans l’histoire de toutes les républiques suivantes en Europe. La république est donc le meilleur régime pour contenir les luttes fratricides entre factions dominant l’économie et accaparant la richesse de l’Empire. Cette définition structurelle ne changera pas au cours des divers cas que nous allons maintenant étudier en tenant compte de nouvelles variables
La taille : La Grèce ne peut se comparer la dimension de l’empire romain est autre et de beaucoup ; cela fait cent fois plus de généraux à recaser en politique ; des armées professionnelles prêtes à les suivre, des conquêtes intenses et élargies
Le peuple s’est complexifié et celui qui nous intéresse il représente à Rome plus de la population résidente qu’à Athènes paysans chassés , soldats retraités »n affranchis artisans domestiques boutiquiers un prolétariat « flottant » au gré des humeurs des chefs sénateurs dictateurs permanents ou temporaires, consuls etc..., le soldat l’ouvrier le serviteur des « Grands » sont des alliés possibles pour les ambitieux Sans compter la pègre et l’étranger -barbare - venu des fonds de l’empire ; toute un population disponible pour soutenir les aventuriers .En effet la plèbe romaine, contrairement à Athènes, est parfois oisive :entretenue par les richesses ramenées par les conquérants qui ramènent l’or, biens, esclaves et rendements de propriétés terriennes en gaule ou ailleurs .Ce petit peuple se vend au plus offrant mais en attend rétribution en « jeux », distractions ou retombées économiques. Les « familles » ont plus d’argent à consacrer à cet électorat versatile et mobile. Les équilibres entre tous les clans sont plus fragiles et difficiles à stabiliser. C’est pourquoi la république fut une solution temporaire à la brutalité des tensions et de luttes fratricides
Enfin il apparaît beaucoup plus de lettrés et de penseurs dans la société romaine, ce qui aiguise les querelles et les moyens de les influencer. La république a ici été fabriquée à une échelle supplémentaire, un effet « taille » qui nous éblouit tant la richesse de leurs cas et leur connaissance sont grandes. Tout cela sera avivé dans les cités du Moyen Age et de la Renaissance puisque le cumul des prédations, commerces et occupations en Europe se sera considérablement agrandi
- Les cités italiennes au Moyen-âge : variation sur le thème de la république
L’exemple de Rome a montré que la république dans sa forme antique est un moyen de réserver le pouvoir à une élite nobiliaire et économique en écartant le peuple des décisions importantes tout en lui donnant (tout au moins à sa frange supérieure) une participation symbolique. La formule Senatus Populusque Romanus affiche clairement la coupure entre la tête et le corps. Les citoyens peuvent voter, les riches et la petite noblesse ont des postes, et la grande élite dirige. Le problème réside dans la gestion du glaive. Comment arrêter un chef militaire qui se serait rendu populaire auprès des exclus et des mécontents et promettrait de faire sauter une partie du verrouillage socio-économique imposé par les patriciens ? Le danger est d’autant plus fort que le dictateur n’est pas obligé de procéder à une révolution : il peut entamer son action dans le cadre des institutions existantes et en conserver une partie par la suite. Ce problème ainsi que celui des luttes de faction vont se poser de plusieurs manières différentes dans l’Italie post-Carolingienne, véritable laboratoire d’incubation du phénomène républicain à l’échelle communale.
Les sources du mouvement communal italien sont connues et nous ne développerons pas son exposé ([9]). Rappelons simplement qu’avec le morcellement de l’empire carolingien, l’Italie urbaine va être dirigée essentiellement par des évêques. Après les réformes grégoriennes, de nombreux sièges épiscopaux vont se trouver vacants et les villes vont apprendre à se gouverner seules, alors que le pays n’est dirigé que de loin et de manière fort théorique par l’empereur germanique. Entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe, les communes, de plus en plus indépendantes vont s’organiser autour de consuls et de magistrats spécialisés. C’est également l’époque où une bourgeoisie financière et commerciale se développe et s’enrichit. En 1154, l’empereur germanique Frédéric Barberousse décide de reprendre le contrôle de l’Italie et s’approprie par la force les pouvoirs régaliens (notamment la nomination des consuls et la levée des impôts). Après 20 ans de domination, il se heurte à une ligue en Italie du Nord qui lui tient tête, le bat militairement et l’oblige à accepter par écrit le rétablissement des libertés communales (1183).
Selon les villes, les élites sont un composé variable de féodaux, de clientèles des évêchés, de commerçants et d’hommes de loi. Cette élite est riche, en principe assez pour pouvoir faire la guerre à cheval, critère essentiel, on s’en souvient, dans la Rome républicaine. Elle domine aussi les consuls des arts (c'est-à-dire les chefs des corporations des artisans) et dirige l’assemblée des citoyens qui vote collectivement au début par approbation orale. Ces assemblées élisent les consuls, en nombre variable, chargés de toutes les tâches judiciaires, administratives, militaires et fiscales pour un an. Dès le milieu du XIIe siècle le vote direct sera abandonné : le peuple choisit les membres d’une commission qui élit, elle, les consuls. Les risques d’affrontements violents entre factions sont ainsi écartés et bien sûr, le système permet l’alternance aux postes clefs des membres des clans familiaux les plus influents. Enfin, le système de mise à l’écart du peuple des leviers de commande est complété vers la fin du XIIe siècle par la création de conseils (grands conseils ou conseils restreints) qui dépossèdent les assemblées populaires de la compétence législative et délibérative au profit des élites et de leurs clientèles. Selon les villes, des arrangements plus ou moins complexes combinant tirage au sort, cooptation, indication et élection permettent aux gens importants de se partager les responsabilités de façon tournante. L’assemblée, comme les comices avant elle, en vient à ne plus servir qu’à ratifier les décisions. L’élite est la militia : elle fait la guerre aux seigneurs des campagnes et des montagnes environnantes, se déchire en lutte de clans, investit les gains du commerce et de l’agriculture dans la construction de tours fortifiées et cultive un mode de vie aristocratique et cultivé (Menant, p. 55). Les autres citoyens forment le popolo : ils combattent à pieds et sont exclus des honneurs et des charges. Peu à peu à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, le popolo va accroître son pouvoir politique.
A partir de cette époque l’évolution sociale et politique peut-être résumée par quelques grands traits ([10]). Au XIIIe siècle, les marchands enrichis par le commerce entre les villes et les campagnes environnantes demandent à obtenir une part du pouvoir politique confisqué par les aristocrates. Les popolani créent alors leurs propres conseils dominés par leur capitano del popolo. Ils obtiennent alors par la force ou la pression, de supplanter dans quelques villes, les podestats, représentants les grandes familles. Ces affrontements politiques s’accompagnèrent d’une violence civile endémique. Le pouvoir pouvait être pris et repris par les factions populaires ou aristocratiques. Dans le dernier tiers du XIIIe siècle, les villes, lassées des guerres civiles se laissèrent tenter par le gouvernement seigneurial. Ferrare puis Vérone, Mantoue, Trévise, Pise furent bientôt aux mains de dynasties seigneuriales à la suite de transitions douces. Dans certains cas comme à Milan, Padoue et Florence, la transition fut plus tumultueuse. Dans d’autres, le système républicain se maintint jusqu’au 18e siècle.
La configuration la plus étonnante est celle de Venise qui connut la plus longue vie républicaine de l’histoire de l’Occident. Le secret d’une telle longévité est plus complexe qu’il n’y paraît. Les penseurs politiques italiens du 16e siècle (Giannotti, Contarini, Paruta, etc([11]), célébraient le « merveilleux équilibre » de la constitution qui combinait harmonieusement l’aristocratie, le vote populaire et le pouvoir d’un homme. Ce « mythe de Venise » ([12]) entretenu tout au long de l’époque moderne avait pourtant été clairement dénoncé par quelques observateurs bien informés comme le diplomate français Nicolas Amelot de la Houssaye au XVIIe siècle ([13]). De quoi s’agit-il au final ? Dès le haut moyen âge, les habitants de la lagune se dotent d’une forme de gouvernement dont les fondements sont un doge (sorte de duc élu) et une assemblée populaire (concio). Le doge est supposé être élu à vie, mais il est souvent renversé, voire assassiné. Bien sûr le système est allé, à la fois en se complexifiant et en se transformant en élite de gouvernement. Les pouvoirs du doge ont été réduits à la fin du XIIe siècle, dans le but clair d’éviter la dérive monarchique (par l’adjonction d’un conseil réduit, d’un tribunal suprême, puis d’un sénat). Le doge était élu au sein des familles patriciennes qui confisquaient en fait le pouvoir de décision et le partageaient selon des logiques complexes de contrôles croisés et de postes à rotation rapide. Les citoyens appartenant aux « arts » pouvaient être fonctionnaires mais pas exercer de charge politique. Comme l’avait signalé Amelot de la Houssaye, ni le peuple, ni le doge ne peuvent contrecarrer les décisions des grandes familles. Quand les « gens nouveaux » du popolo se sont manifestés au XIIIe siècle, ils ont, pour leur frange supérieure en tout cas, été intégrés au grand conseil qui a compté plus de mille membres au début du 14e siècle. En 1297, après avoir permis aux anciens membres depuis quatre ans de siéger au grand conseil, celui-ci est définitivement refermé sur lui-même (serrata) ; il faut quatre générations au moins d’appartenance au grand conseil pour pouvoir y être éligible. L’appartenance au conseil devient héréditaire et concerne en fait à peu près deux cent grandes familles. Ses membres sont considérés comme étant nobles et les couches moyennes en sont définitivement exclues. Pour éviter les troubles, un conseil des dix (sorte de comité de sécurité publique) surveille et punit les tentatives séditieuses (il sera renforcé au XVIe par un groupe d’inquisiteurs aux larges pouvoirs). Le secret de la stabilité de Venise réside donc en fait essentiellement dans sa concentration patricienne qui a été possible grâce 1) au faible rôle des artisans (et leur encadrement par des institutions charitables et religieuses) dans une république essentiellement marchande où les nobles sont des entrepreneurs de commerce, 2) l’intégration au XIIIe siècle d’une partie des classes montantes non nobles, 3) la surveillance permanente des grands entre eux, doublée d’une surveillance permanente du reste de la population, 4) la position insulaire qui a assuré à la fois une défense contre les intrusions étrangères et la porte ouverte à la prospérité par le commerce. Le principal mérite de la république est donc d’avoir duré, et pas, comme l’avait analysé Montesquieu, d’avoir permis le développement des vertus civiques par le juste équilibre d’un gouvernement mixte.
Gênes, autre république maritime et commerçante (mais plus exposée territorialement) dura presque aussi longtemps que la sérénissime. La cité avait adopté une organisation politique ressemblant à celle de Venise : un doge, un grand conseil, etc. Mais la ville était plus que toute autre divisée entre les grandes familles puissantes regroupées en alberghi au XIIIe siècle ([14]). Elles avaient leurs tours fortifiées, sans fenêtre repliées sur elles mêmes, leurs drapeaux et s’affrontaient pour le contrôle de la cité, avec une violence extrême. Au cours des huit siècles de son existence, les institutions n’ont eu de cesse de se modifier dans le double but de limiter l’effet des luttes entre clans et d’empêcher le contrôle de la ville par un seigneur. Les doges, en principe nommés à vie étaient fréquemment destitués. Les Gênois, individualistes et méfiants ont toujours refusé le gouvernement d’un seul et le institutions ont mélangé les nobles et les membres des guildes ([15]). C’est donc au sujet des élections dogales que les disputes étaient les plus fortes. Au XVe siècle, une large gamme de conseils et d’institutions conféraient en revanche plus de stabilité au fonctionnement de l’Etat que la division entre doge et conseil ([16]). Par ailleurs, le fonctionnement des conseils était moins strictement régulé et offrait plus d’espaces de discussions, en l’absence d’une fermeture trop étroite sur les grandes familles comme à Venise ([17]). Dans tous les cas, les manières génoises de parvenir au consensus furent insuffisantes pour empêcher l’invasion française au XVe siècle. Après l’épisode français, la constitution est modifiée (1528). Pour résumer, la noblesse est inscrite au livre d’or et ne peut s’accroître qu’au rythme de 10 noms par an. Elle est représentée au sein du conseil majeur et du conseil mineur. Le doge est élu par un système complexe ou interviennent tirage eu sort et décision du grand conseil. Il ne peut agir sans le sénat et la chambre des comptes. Cinq magistrats sont par ailleurs chargés de vérifier la légalité des actes de la seigneurie (doge, sénat et gouverneurs de la chambre des comptes). Un demi siècle, à la suite de la pression du popolo, la constitution est de nouveau modifiée avec un rôle accru du grand conseil qui détient en théorie la souveraineté mais qui la cède en pratique au conseil mineur ou siègent les nobles. Alliée à l’Espagne dont elle est le banquier, la république survit jusqu’à la révolution française.
Venise et Gênes poursuivent donc le système républicain établit à Rome dans l’antiquité en s’adaptant à la situation économique et politique du moment. Etats de marchands, relativement indépendants de l’arrière pays et attachés à leur liberté, qui est aussi celle de s’enrichir et d’en recevoir les honneurs ; ils parvinrent malgré les déchirements internes à éviter le césarisme, comme l’accaparement du pouvoir par un capitaine ou seigneur soutenu par le peuple. Le secret a toujours été de faire pour l’oligarchie nobiliaire et marchande de faire des concessions à la bourgeoisie tout en régulant les conflits internes. Seules des circonstances exceptionnelles ont permis d’y arriver car les autres républiques n’y parvinrent pas aussi bien.
- Florence et le clan des Médicis
Si l’on veut comprendre la mort des républiques, ce n’est pas Gênes ou Venise qu’il faut regarder mais Florence. Cette ville indépendante n’est pas aussi grande, ni aussi puissante que Venise et elle n’est pas isolée de la Toscane. Les métiers y sont plus puissants et si la banque joue le premier rôle, le grand commerce maritime est absent. La ville est donc plus menacée par le féodalisme et les jeux d’influence régionaux. Elle résistera cependant longtemps à l’établissement du pouvoir d’un seul homme : il faudra toute la patience et l’habileté de Côme de Médicis pour y parvenir. Pour comprendre comment exactement meurent les libertés républicaines, il faut entrer dans le détail de l’histoire. Pour cela, nous suivrons l’un des meilleurs spécialistes français des républiques italiennes : Jacques Heers. Cet instituteur de formation, par la suite agrégé d’histoire, avait été orienté par Braudel vers l’étude de Gênes au Moyen-âge dont il est le grand connaisseur ([18]). Sur la base de ces travaux, il s’est intéressé au clan familial italien, ce qui est une des portes d’entrée de la compréhension de la vie politique des cités. Enfin, pour Florence, il s’est appuyé sur l’un de ces érudits américain, absolument inconnu en France : John Najemy ([19]). Ce diplômé d’Harvard, professeur à l’université Cornell a accompli à la fin des années 1970 le travail qui a découragé beaucoup d’historiens : l’étude presque complète des archives des élections à Florence. Regardant quartier par quartier qui a été élu et comment, il dresse un portrait réaliste du fonctionnement du gouvernement florentin. Il est ensuite l’auteur de la principale étude historiographique d’ensemble de Florence en langue anglaise depuis celle de Brucker dans les années 1960([20]). Heers et Najemy partagent donc la même méthodologique : les républiques italiennes échappent à la synthèse généralisante et doivent être comprise au cas par cas. Le système ne peut se résumer à ce qu’en disent les commentateurs de l’époque, Bruni ou Machiavel par exemple, dont Najemy a montré les ambivalences et changements de points de vue ([21]). Il faut également échapper au schéma binaire, encenseur ou critique, sur la base qui met de toute façon en avant les « valeurs » républicaines. Sur cette base, que nous apprennent-ils au sujet de Florence et de sa république ?
- Tout d’abord, les « libertés » républicaines tant vantées par les commentateurs sont en fait celles que les clans familiaux de l’élite s’arrogent en matière de guerre civile. A Florence comme à Gênes, la République est avant tout un état permanent de guerre civile latente. Heers montre qu’il faut saisir la politique au nouveau des groupes pertinents qui ne sont pas forcément les classes sociales. Dans le Moyen-âge italien, les rassemblements de familles sous une seule bannière (albergi, consortiere, consorzi, etc.) sont l’un des principaux éléments de la dynamique politique. Les clans peuvent avoir plusieurs branches composées chacune de plusieurs familles riches ou pauvres et totaliser des centaines d’individus adultes ; ils « s’organisent en une solide communauté politique plus ou moins indépendante de l’Etat princier ou municipal » ([22]) notamment en soumettant les quartiers ou paroisses à leur influence. Ce sont ces clans des grandes familles qui vont dans l’Italie communale accaparer l’essentiels des postes influents dans les communes. Ils le font au départ du mouvement communal à l’époque des consuls quand la république était simplement un moyen de faire coexister les tribus. Mais ils continuent leur influence à l’époque du popolo au titre de l’organisation sociale des nobili, mais également par leur influence dans les quartiers qui élisent les représentants des arts (popolari). La commune populaire n’a jamais réussi à dompter les clans, à abattre les tours, à calmer les vendette, à briser les solidarités militaires ou clientélistes (Heers, le clan, p. 266)..
L’un des résultats de l’importance de ces clans est l’intensité des luttes, encore alimentées par la faide, les vengeances et représailles d’honneur. De l’époque des consuls à celle du popolo les luttes entre factions politiques (Guelfes, Gibelins, sous groupes à l’intérieur de ceux-ci et partis divers) et familiales sont d’une violence inouïe, bien décrite par les chroniqueurs mais souvent absente des livres d’histoire : de « vraies batailles rangées entre des guerriers confirmés sous le commandement de chefs rompus au métier des armes. (…) La lecture des chroniques est d’une désespérante monotonie : des troupes et des foules anonymes lâchées pour tuer et pour détruire, les vaincus souvent massacrés sur place » (Heers, Médicis, p. 30). Au début du XIIIe siècle, les Gibelins gagnent la lutte pour le pouvoir et font raser 103 palais, 85 tours et 580 maisons de leurs ennemis. En 1267, retour en force des Guelfes : plus de 2000 personnes sont exécutées ou exilées. Ces partis n’ont pas d’idéologie, ils veulent le pouvoir, l’argent, les postes et sont prêts aux pires exactions pour l’obtenir.
- La république ne tient que parce que les clans et les partis se neutralisent.
Ils le font de deux manières : en se partageant les postes dans la méfiance permanente et en se faisant la guerre quand ils ne se supportent plus. A l’époque consulaire, après la tutelle impériale, le système politique florentin repose sur un conseil restreint et douze consuls. « On ne voit pas bien comment ils les désignaient et tout porte à croire qu’ils se cooptaient » (Heers, p. 19). Il s’agit d’organiser la rotation des postes entre les grandes familles en évitant que l’une d’elle ne se place en position seigneuriale. L’absence de l’institution dogale est sans aucun doute un indice de l’intensité de la méfiance. Au XIIIe siècle, le système du popolo est mis en place pour entériner la montée en force des artisans de plus en plus spécialisés et/ou celle de l’importance des quartiers : 20 représentants des quartiers (sestiers) élisent les membres de deux nouveaux conseils par des tirages au sort complexes et changeants. La nouvelle structure se superpose à l’ancienne : signe évident que ce n’est pas l’efficacité qui est recherchée mais la satisfaction des appétits (anciens et nouveaux). La nouveauté du système est cependant qu’il entérine le pouvoir des guildes qui repose sur le principe que chacune a le même droit à participer et à être représentée ([23]). Les luttes entre factions ne se calmant pas on institue le système des prieurs : trois (puis rapidement six) hommes sages du groupe au pouvoir (à ce moment les Guelfes) et membres des principaux métiers (au premier rang desquels, la banque) deviennent des prieurs chargés d’arbitrer et d’orienter. Ce gouvernement du popolo conduit à la persécution des « magnats » (les riches et les importants). On peut voir ces évolutions comme le résultat d’une dynamique de classes sociales, mais on peut aussi les interpréter comme de simples redistributions des cartes entre clans fondés sur des quartiers et appuyés sur des clientèles artisanales comme le fait Heers : ceux qui arrivent au pouvoir (les nouveaux riches) persécutent les anciens accapareurs (la vieille noblesse). Dans les années 1300, les Guelfes se divisent entre Blancs et Noirs et les luttes se font aussi fortes qu’auparavant. Il semble en fait que la république soit ici moins un système antimonarchique qu’un arrangement complexe et changeant permettant un gouvernement municipal dans un contexte de successions courtes de clans vainqueurs par la violence.
- La démocratie n’est l’objectif de personne. Le popolo rajoute un élément de discorde. Ceux qui sont devenus puissants et qui ont su constituer des partis (y compris avec des nobles), veulent leur part du gâteau municipal. L’idée de démocratie n’effleure personne et les phases de gouvernement radical du popolo ont été très courtes dans l’histoire des cités italiennes (Shaw, 2006). Le système des alliances et des partis prend en compte ceux qui deviennent riches. Mais à l’inverse du système romain, les classes censitaires bien déterminées ne règlent pas l’accès au pouvoir. C’est la force qui redistribue les cartes. Les ouvriers et le petit peuple sont simplement des suiveurs. Ils agissent à la suite des patrons d’atelier et servent au besoin d’agitateurs de rue. Donc c’est un système qui repose à la fois sur l’affrontement pour se hisser aux commandes et sur l’exclusion des plus faibles et des concurrents. Le quatorzième siècle voit le développement d’un gouvernement oligarchique. Les artisans peu fortunés assistent en général spectateurs au jeu politique « on peut attendre longtemps, voire sa vie passer sans ne rien obtenir » (p. 69). L’élite banquière et marchande de même que les guildes principales s’efforcent d’écarter les « classes ouvrières du textile » qui ont réussi à conquérir une parcelle de pouvoir en 1378-1382[24]. Les métiers du change étaient grossièrement favorisés, les bouchers et les fourreurs n’arrivaient pratiquement jamais aux postes de prieurs. Les nouveaux acteurs ne changent pas le jeu politique, ils forment une strate de plus. Le résultat en est un système politique absurdement complexe permettant aux puissants de fausser les élections en toute discrétion. « Ce gouvernement comptait pour le moins cinq grandes instances politiques distinctes : l’ancienne commune et son podestat [arbitre temporaire venu d’une autre ville], le capitaine du peuple assisté d’un conseil ; les arti moyens, majeurs et mineurs ; les représentants des circonscriptions territoriales (…) ; enfin la seigneurie, les prieurs, le gonfalonier de justice, leurs deux conseils. Sans compter la rue, ses rumeurs et ses débordements et sans compter non plus de temps à autre des pouvoirs extraordinaires, pouvoirs d’exception, généralement créés de toute pièce en temps d’alerte : un parlamento (assemblée générale) ou, plus souvent, une balia, commission dotée de tous les pouvoirs policiers et judiciaires, nommée à la hâte, de façon parfaitement arbitraire » (Heers, Médicis, p. 64). Les institutions sont donc se qu’en font les puissants du moment, elles évoluent au gré des rapports de force. Personne ne se fixe de borne à moins d’y être obligé : la manipulation et la tricherie lors des élections et des tirages au sort sont un rouage habituel. C’est tellement vrai que des accopiatori vinrent se rajouter au système des tirages au sort pour sélectionner de façon parfaitement discrétionnaires les noms de ceux placés dans la petite bourse d’où l’on tirait les 6 prieurs et le gonfalonier. Pas question que le tirage au sort puisse avoir un effet démocratique…
- De cette manière, aucun chef de clan n’a pu confisquer durablement le pouvoir. Le duc d’Athènes, Gautier de Brienne, un homme du roi de Naples, venu pacifier la ville pour son plus grand profit, n’y est pas parvenu non plus. Elu tyran à vie par le petit peuple il est rapidement expulsé par un complot des Grands qui recourent à l’émeute de rues. Le système républicain qui repose sur la violence empêche également un accaparement durable du pouvoir par la pure force. La clef du changement repose en fait sur la capacité à étendre les clientèles. La république est menacée quand un clan est assez adroit pour renverser la logique du système : faire des amis plutôt que provoquer ces ennemis, croître doucement, être prudent, ne pas vouloir renverser les institutions. Comme l’avait bien vu Machiavel, la République court toujours le risque d’être dominée par un homme combinant grand talent personnel et popularité auprès des petits artisans (Najemy, 1982b). Comme César, Côme attendra son heure, le fera en respectant la légalité, saura donner largement et se faire des amis dans la rue et chez les puissants. Le système du podestat avait montré que les citoyens étaient prêts à confier une partie du pouvoir à un étranger en échange de la paix. Mais ils ne voulaient pas pour autant d’un maître héréditaire. Le secret de Côme n’est pas d’apporter la paix complète, puisque il sera très dur avec ses ennemis, c’est de l’acheter, en ayant beaucoup d’amis dont il s’était fait le créancier. Devenu chef de clan important, il est expulsé par une famille concurrente, puis rappelé, comme il se doit quand la seigneurie lui redevient favorable. Alors il procède lui aussi à des expulsions mais en fait des bannissements à vie. Ces partisans se partagent les biens des bannis. Prodigue, mécène, ami du peuple, il prête à toute personne en difficulté sans même être sollicité. Ainsi il peut convoquer une balia quand les élections lui sont défavorables. De cette façon il va placer ses hommes à tous les postes clefs pendant trente ans en achetant Florence et sans pratiquement sortir de la légalité républicaine. Constructeur de la paix civile, il transmettra le pouvoir de fait à ses fils. Voici comment se perdent les « libertés républicaines ». Cette perte est analysée par les plaintes de certains intellectuels attachés aux vertus républicaines comme Bruni, Guichardin ou Machiavel ([25]). En critiquant les Médicis, certains penseurs politiques de l’époque vont encenser le modèle précédant qui permet de développer les vertus civiques. Pourtant les milieux dominants de la République n’ont eu de cesse d’admirer le modèle vénitien qui savait si bien mettre le petit peuple à l’écart et permettre le governo stritto. Les ottimati voulaient la république pour garantir leur mainmise sur les postes. Ils auraient voulu d’un Médicis primus inter pares, et l’on, à bien des reprises, appuyé pour finalement se satisfaire du rôle de courtisans du prince. Les ottimati ont été à la fois des opposants et des appuis des Médicis qui avaient besoin dau moins une partie de leur soutien, par le renforcement des liens traditionnels (amici, parenti, vicini) sur plusieurs décennies[26].
Les débats entre experts montrent qu’il est impossible de parvenir à une théorie unifiée du phénomène républicain italien à la fin du Moyen-âge ([27]). Nous ne pouvons que relever quelques dimensions du cas Florentin qui illustre le passage progressif d’un « républicanisme de guildes » ([28]) à un républicanisme princier. Cooptation contrôlée et neutralisation mutuelle dans la violence, intégration minimale aux élites par la force, mise à l’écart du peuple. Le modèle de Florence n’est synonyme ni de paix, ni de démocratie. Sans remettre en cause les principes généraux (certes fort vagues) chacun essaie de biaiser le système dans le détail. Le facteur principal d’évolution du modèle tient non pas à l’évitement des risques de césarisme mais aux modes de réactions face aux évolutions des positions des groupes sociaux et à la vigueur de ces dernières. La république romaine était minée par l’enrichissement des grands au détriment des petits libres. Les cités du Moyen-âge ont dû gérer la montée économique puis politique des artisans. Dans les deux cas les patriciens s’arc-boutent sur leurs privilèges et ouvrent la voie à des hommes entreprenant issus des classes moyennes capables de faire sauter certains blocages et de recruter largement des partisans. Car c’est une chose d’arriver au pouvoir, s’en est une autre de s’y maintenir et d’imposer une dynastie. Pour cela, il faut neutraliser ou satisfaire durablement les mécontents. Pour l’instant, le petit peuple (qui sert de masse menaçante facilement achetable) n’en fait pas vraiment partie, mais les choses vont changer dans le cadre des republiques-nations (Allemagne, France) du fait de la part de libertés démocratiques à accorder à ce petit peuple, ainsi que de sa surveillance et du filtrage à assurer au sein de ceux qui auront été acceptés par l’intermédiaire de la république ?
d ‘alliances et intervention tolérée du « peuple » par ceux qui dirigent ou veulent accéder à leur tour au pouvoir
Résumé des deux premiers chapitres
Demos, peuple, popolo, plèbe, prolétariat, masses, la terminologie et la non catégorisation révèlent l’embarras. Divers classements, différentes populations selon les proclamateurs se heurtent toujours au même problème : sa définition, appartient à ceux qui ont la légitimité de représentants élus. C’est pourquoi d 500 avant J-C, jusqu’à la Renaissance, la république est un régime de transition de courte durée et par là un régime aristocratique et élitiste, discriminant. Cette aristocratie auto-éduquée est destinée à faire tourner, entre soi, le pouvoir (tout en donnant des avantages à des individus inférieurs mais assimilables) et en évitant les désastreuses querelles et inimitiés allant à la guerre civile ou à l’assassinat de pairs rivaux.
Tout ceci a fonctionné pour de petites communautés méditerranéennes (cités-Etats, régions de faible dimension) mais qu’en fut-il des républiques grandes nations (France de 1792 et Allemagne de Weimar) Le changement d’échelle est déterminant. On ne contrôle pas le peuple appelé à aider à un renversement et de ce fait, favoriser une faction contre une autre de la même façon dans une Cité de la taille d’un département (Rome) que dans un pays de 25 millions d’habitants sur des milliers de Kms carrés. Une fois le risque passé, le renversement recherché de la faction dominante obtenu, le mouvement lancé à l’aide du « peuple » doit être réprimé car il se montre impatient à des fins de rétribution. Le problème est partout le même . César et Pompée se disputant ont le même argument :« Libérer le peuple » ;mais après il faut se libérer du peuple encombrant par la force. Cela de Spartacus à la Commune de Paris n’a guère posé de problèmes de conscience. Et ceci fut donc le destin de toute république mais –ce n’est pas un détail- avec des résultats variés et des formules parfois incomparables. Les moyens changent de dimension mais l’idée est la même Quand César franchit le Rubicon ses prédécesseurs avaient su user des instruments classiques pour garder l’autorité. La force armée, les légions chassent les sénateurs par les armes et on contient le peuple par des promesses, de l’argent, puis par des jeux et des avantages répandus auprès des meneurs et des chefs populaires ; il faut de bons amuseurs, orateurs, ancêtres des intellectuels et des théoriciens contemporains . Les jeux offerts au peuple sont l’occasion d’asseoir une popularité et deviennent les hauts- lieux des discours des ancêtres médiatiques .Le travail sur l’opinion, l’usage du Droit rénové (une nouvelle constitution) sont le troisième pilier indestructible de la république. Parfois, on le verra, le processus du contrôle du peuple échappe, comme à Weimar où une fraction de la bourgeoisie fut manipulée par un homme non pas issu du peuple mais venu des centaines de refoulés et de ratés professionnels et ce fut l’Hitlérisme
C’est dans la pression de ce genre d’événements que les Bourgeois de « 89 » firent la découverte de l’utilité du « peuple », au long de plusieurs » journées » étalées sur 3 ou 4 ans qui firent reculer la royauté et la noblesse d’abord et d’asseoir ensuite une nouvelle autorité -ce qui n’était simple- permettant une république imprévue qui échappa un moment à ces bourgeois prudents réformateurs, aux fractions et intérêts variables et aux relations complexes. A Rome, le prolétaire était devenu politique car on l’y invitait, mais à Paris, il s’est transformé seul, se radicalisant par mobilisations successives que les députés vont utiliser à leurs propres fins en favorisant l’entrée en politique d’une prolifération de petites bourgeoisies nouvellement émergées
L’empire Grec ou de Macédoine s’ouvrirent des ports en Asie, occasion de nouvelles alliances décisives pour la république qui se maintint non contre le peuple, mais en l’associant dans la conquête un moment. A alliance terminée nouvelles théories, nouvelles philosophies et nouveau Droit et par conséquent trouver dans l’Antiquité des arguments pérennes et universels qui en imposent. Tout cela en quelques mois où des factions inconnues de bourgeoisies nombreuses mais dispersées se concentrent « accidentellement » à Versailles. On se repère comme on peut, quand on est jeune député au sein de la diversification, la dispersion, les journaux, les chefs de file, les lieux de réunions, les oracles publics (la distribution du tract sur le marché aujourd’hui) bref ce qu’on va voir maintenant quand s’établit une « république » qui dura ...5 ans !
[1] Le métier de citoyen…
[2] Janine Cels Saint-Hilaire, La république romaine (133-44) av. J.-C. , Paris, Armand Colin, 2011, p. 229.
[3] Claude Nicolet « Les classes dirigeantes sous la république : ordre sénatorial et ordre équestre », Annales E. S. C., vol. 32, n°4, pp. 726-755, 1977, p. 727.et avec 35 ans d’écart......
[4] Actes 1994.
[5] Bernard Manin, principes du gouvernement démocratique.
[6] Flaig, p. 25.
[7] Nicolet, p. 732.Toute cette érudition dont profite la connaissance de Rome ne va pas à l’encontre des idées de J. Dunn
[8] Voir Veyne, le pain et le cirque 1976.
[9] pour un exposé complet : François Menant : L’Italie des communes (1100-1350), Paris, Belin, 2005.
[10] Quentin Skinner dans Les fondements de la pensée politique moderne
[11] A ce sujet, voir : Skinner, op. cit. et Pocock, Le moment machiavélien. Ces auteurs rappellent fort utilement au lecteur non spécialiste l’existence d’une très importante pensée politique publiée au moment même des événements politiques de la Renaissance (et ne se limitant pas à Machiavel). Leurs travaux pourraient fournir la base à une étude plus générale, à faire, du rapport entre l’analyse politique « à chaud », la biographie des auteurs, et les événements ou situations politiques d’Aristote à Marx.
[12] Robert Finley : « The myth of Venice during the Italian wars (1494-1530», The sixteenth century journal 30, 4, 1999 : 931-944.
[13] David Carrithers : « Not so virtuous republics…. » journal of the history of ideas 52-2 1991 : 245-268.
[14] Heers Gênes au XVe siècle, paris 1957.
[15] Christina Shaw, Popular government in oligarchy in Renaissance Italy, Leiden & Boston : Brill, 2006.
[16] Shaw, « principles and practices in the civic government of fifteenth century Genoa “ quarterly renaissance, 58 1- 2005 : 45-90
[17] Christine Shaw « counsel and consent in fifteenth century Genoa », The English historical review, 116, 468, 2001, 834-862.
[18] Genes au XVe siècle, 1961.
[19] Corporatism and consensus in florentine elctoral politics 1280-1400, University of north carolina press, 1982.
[20] John Najemy, A history of Florence 1200-1575, . G. A. Brucker Renaissance Florence, New York, 1969.
[21] John Najemy « Machiavelli and the Medicis : the lessons of the florentine history », Renaissance Quarterly, vol. 35, n°4, p; 551-576, 1982.
[22] Heers, le clan familial au Moyen-âge, p. 247.
[23] John Najemy « Guild republicanism in trecento Florence : the success and ultimate failure of corporate politics”, Am Hist Rev, 84, 1, 1979, p. 55-71. En 1300, Florence a 100 000 habitants à peu près, les 21 guildes 8000 membres soit peut-être un tiers des hommes adultes.
[24] John Najemy, A history of Florence 1200-1575.
[25] Pocock, le moment machiavellien.
[26] Margery A. Ganz “The Medici inner circle : working together for Florence, 1420-1450s” in D. Peterson & D. Borntsein, Florence and beyond, cilture, society and politics in Renaissance Italy : essays in honour of John M. Najemy, Victoria university, Toronto, 2008.
[27] Pour un exemple de ces débats, voir la revue du livre de Shaw en 2008 par Najemy dans Speculum, vol. 83, n°4, p. 1034-36.
[28] John Najemy « Guild republicanism in trecento Florence : the success and ultimate failure of corporate politics”, Am Hist Rev, 84, 1, 1979, p. 55-71.
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Par jean Peneff le 22 Mars 2016 à 14:07
Avertissement : 4 bonnes raisons de ne pas lire La Mort des Républiques
Lecteur, zappeur, promeneur du web
Si tu n’aimes pas les étrangers, passe ton chemin ; ce site est empli de références à des auteurs non Français, à des situations où les migrants, les déplacés, les réfugiés entre pays ou continents, sont légion : travailleurs, immigrés, étudiants et chercheurs ou Français expatriés
Si tu n’aimes pas la nouveauté en intelligence et l’originalité des idées, si tu préfères les clichés les stéréotypes, n’entre pas dans cette maison ! Si tu choisis les façons de penser en politique à la « papa-maman » , telle cette république soi-disant une et indivisible comme le corps de Dieu ou bien le catéchisme républicain laïque ; alors tourne la page
Si tu préfères la philosophie politique à la sociologie ; le « peuple » abstrait, pur concept, à la population réelle, mélangée et imprévisible, alors contourne ce blog
Passant, en revanche, si tu aimes l’ histoire de la Résistance en 1940 : si tu choisis le combat clair du droit des hommes bien réels et vivants aux Droits de l’Homme; si tu ne vénères pas la Personne contre le collectif social, le faux combat Droite/Gauche, héritage du passé ; alors lis ! Tu aimeras les livres de Goody ici honoré et notamment l’Orient dans l’Occident : inversion et mutation permanente de deux mondes voisins. Nos nations sont associées aux plus infimes changements en Occident lié à l’Orient et elles sont très sensibles aux bouleversements qui se transmettent de part et d’autre de la Méditerranée, aux répercussions mutuelles.
Passant, réfléchis au couple « à la vie à la mort » de cette Algérie/ France. Coïncidences ? Effets secondaires ? Interférences militaires, luttes séculaires religieuses ?
1830 : début juillet prise d’Alger et fin juillet : révolution à Paris des 3 glorieuses et changement de roi sinon de régime!
1847-48 : reddition de la guerre de l’émir Abdelkader contre nous, fin décembre 1847 et révolution de février 1848 à Paris pour faire chuter à jamais la royauté !
1870 : Les grandes révoltes de El Mokrani, durement réprimées en Kabylie et la Commune parisienne abattue similairement par la même armée dans un bain de sang,
1945 : Fin de la guerre contre le nazisme et notre libération qui coïncide avec l’asservissement renforcé des indigènes en Algérie après l’émeute de Sétif qui fit 45 000 morts de nos mains, fraîchement libérées de l’oppression allemande
1958 : Les colons excédés par la prétendue « timidité » des forces de répression ( bien qu’accentuée par la diffusion à grande échelle de la torture) disent non à Guy Mollet à Alger, et provoquent un changement décisif de Président et de République : le retour de De Gaulle et la naissance de la cinquième République
Toujours ce petit grain de sable du désert que relèvent les historiens au cours de relations éternellement compliquées entre notre histoire intérieure et ses appétits de la colonisation, et leur envie de liberté face à l’Occident envahisseur.
Et voila qu’ « ils » recommencent à revendiquer la modernité ! Maintenant des millions d’Arabes musulmans ou non, arrivent cent après que nous ayons investi leurs pays ; ils se présentent à nos portes européennes demandant l’asile et le droit au travail. Alors si c’est inéluctable, c’est devenu souhaitable et enrichissons-nous de nos différences !
La mort des républiques
Ce livre, probablement impubliable, a été écrit à l’aide de lectures et de discussions avec quelques grands historiens dont deux ont récemment disparu ( Dunn, Evans, Goody, Agulhon, Martin) par un sociologue-ethnographe, associé à des jeunes gens ([1] ) qui furent ses étudiants, tous partisans de l’enquête directe, là où l’on « vit » sur et dans son terrain. Ces jeunes chercheurs ont été les témoins et les acteurs de la mondialisation politique et intellectuelle (enquêtes au Brésil, Liban, Maroc, Algérie, Turquie). Les sociologues doivent-ils se contenter de parler de ce qu’ils ont sous les yeux et les historiens ne regarder que le passé ? Nous pensons que non. Nous croyons que les livres d’histoire doivent être écrits pour tous, dans un langage clair et permettre à tout citoyen cultivé de réfléchir sur la marche de nos sociétés. Les sociologues peuvent et doivent pratiquer la réflexion historique. C’est ce que nous avons essayé de faire dans cet essai. L’érudition des grands chercheurs force l’admiration et oblige le sociologue comme l’homme de la rue, à reconsidérer ce qu’il croyait savoir et ainsi mieux comprendre la situation qu’il vit. Mais nous sommes également convaincus que l’historien peut s’inspirer de la démarche de l’ethnographe participant et sortir, chaque fois que cela est possible, des archives, des débats académiques entre spécialistes ou encore des querelles de bibliophiles ou d’érudits.
Les historiens dépendent de l’histoire pour faire leur Histoire (sources accessibles ou cachées, accès ou pas aux témoins, temps libre, autorisations). En tout cas ils font de la sociologie sans le dire, en accordant à tel contexte ou a tel conditionnement,le poids de l’efficace. Ils cherchent des auteurs pour leur crédibilité, ils dépendent de l’université de formation, ils font du témoignage comme nous, sans le savoir, soumis à l’influence de leur société. Nous les regardons avec curiosité et particulièrement leurs formes d’engagement civique ou de comportement professionnel (enseignement, collaborateur d’ équipe.)
Sur le choix des auteurs convoqués dans ce texte, la raison et la justification sont dans ce conseil lapidaire: « Ne vous demandez pas pourquoi mais comment ». Recommandation qui s’applique parfaitement aux disparitions républicaines échappant à la causalité logique, faisant de chacune une singularité, une unicité susceptible de comparatisme pour qui veut poursuivre sa réflexion personnelle. Encore faut-il s’intéresser au comment les auteurs cités ont travaillé et élaboré leurs idées. Les ayant lus, j’ai immédiatement tourné mon regard, non pas sur qu’ils disent, ni sur ce qu’ils proclament de la raison de leurs écrits, mais sur comment vivent-ils ou font-ils leur métier quotidien. Le livre est un moyen artificiel et limité pour comprendre un penseur. Plus juste est de chercher à savoir : qui est-il, d’où vient-il, quels sont ses moyens matériels, comment se comporte-t-il dans la vie courante, que fait-il dans telle circonstance de la vie (enseignement, famille, rapport au pouvoir, carrière, caractère, , attitude de père, employeur, citoyen) ? J’ai appris au sujet des auteurs pris pour guide de mon commentaire, plus par cette connaissance directe que par ce qu’ils avaient déclaré et que je n’aurais jamais su interpréter en me réfugiant dans le papier imprimé. Mais ceci est une autre histoire que je raconterai peut-être. Je note pour l’instant, comme Bloch le fit, que le non engagement des historiens (au nom de l’objectivité) est une forme de caution du retrait de la Cité, un renoncement paresseux et prudent.
Chapitre premier de la « Mort des républiques » par Jean Peneff (avec la collaboration de Christophe Brochier)
A mes amis Maurice Agulhon et Jack Goody grands historiens républicains récemment disparus et à Michel Verret , mondialistes dans l’esprit.
Exorde « La plus grande part de l’humanité peut être divisée en deux classes ; celle des penseurs superficiels qui s’arrêtent en deçà de la vérité et celle des penseurs abstrus, qui vont au-delà. La seconde classe est la plus rare et, puis-je ajouter, de loin la plus utile et la plus précieuse. Ils ont au moins le mérite d’ébaucher des questions et de lever des difficultés,et même s’il arrive qu’ils manquent d’habileté pour les démêler , au moins peuvent-elles produire de subtiles découvertes lorsqu’elle sont traitées par des hommes qui ont une façon de penser plus juste. Au pire, ce que disent ces penseurs n’est pas commun, et la compréhension dût-elle en coûter quelque peine, on a du moins le plaisir d’entendre quelque chose de nouveau. Un auteur qui ne vous dit rien que l’on ne puisse apprendre de n’importe quelle conversation de café doit être tenu en piètre estime »
David Hume Discours politiques (1758)
Ce livre pourra déconcerter le lecteur habitué à voir une thèse unique développée du début à la fin par un auteur tout puissant s’appuyant sans vraiment l'avouer sur une foule de collègues. L'étonneront aussi les multiples thèmes abordés, l'intérêt porté aux historiens pour eux-mêmes et à chaque société pour ses particularités. Il sera gêné aussi à certains endroits par le ton virulent, voire engagé et le mélange des disciplines. D'autres excentricités encore pourront interpeller le lecteur. J'invoquerai pour me justifier, d'abord, de façon immodeste peut-être, l'autorité de Hume qui nous exhorte à sortir des sentiers battus. Plus honnêtement, je dirai qu'il s'agit d'un livre de fin de carrière : après quarante ans de respect des formes et des normes de l'écriture académique, j'ai voulu prendre de la liberté. Enfin et surtout, j'ai estimé que des livres originaux et iconoclastes étaient nécessaires à un moment de l'histoire de nos sociétés où des changements majeurs sont prévisibles.
Quand on en appelle à la 6ème Rép, quand les frontières s’effritent entre l’Asie et l’Europe (phénomène récurrent et dans les deux sens), quand on nous parle de crise depuis 40 ans (depuis 1973 ), si on veut comprendre ce qui se passe et savoir si tout cela est lié , alors abolissons les cloisons entre disciplines, entre les 3 principales censées nous les expliquer : L’Histoire, la Sociologie, et l’Anthropologie des démocraties occidentales. Je sais que la première de ces disciplines, l’histoire, est défavorable aux incursions d’outsiders, que la sociologie est, sur ce sujet, impuissante ou plutôt paralysée, et que l’anthropologie a trop déchu en France (contrairement à l‘Angleterre à laquelle nous ferons appel) pour nous être d’une quelconque aide
Peut-être, un phénomène aussi mystérieux que la mort des républiques successives jusqu’ au décès singulier de la IVè et avant le probable de la Vè offrira-t- il des leçons à tirer ?
Par conséquent en comparant une série de cas (en sociologie, c’est le seul raisonnement valable), je m’expose. Mais j’ai des droits de citoyens, si ce n’est de sociologue ; et donc j’ouvre une large gamme, je rapproche et distingue à la fois chaque disparition qui, bien que spécifique, déploie une combinaison de facteurs et de circonstances analogues. Que ce soient les premières républiques cités athéniennes, les capitales régionales italiennes vers 1500, ou dans les Etats nations (France ; Allemagne), on verra le rôle de l’armée, celui du Droit et des Cours de justice; ou encore des médias et des intellectuels épaulés par les fabricants de livres, les éditeurs. On me dira : Danger d’anachronisme ! Je m’expose aussi à des refus de maisons d’éditions, contraintes elles-mêmes par la mondialisation, à des financements impératifs et aux pressions d’actionnaires ou de banques .Pourtant le moment est propice. Les factions politiques qui se déchirent, font tomber les masques : on voit alors plus clair sur le sens du mot démocratie. Profitons de cette opportunité due à un instant de doute et cherchons des issues
Table des matières
-Introduction
-Premier chapitre : L’histoire de la démocratie : les sceptiques Anglais
L’impossible consensus sur la notion de république selon John Dunn
La démocratie n’implique pas l’égalité
La mort agitée des diverses républiques antiques
Le triomphe de l’idéologie démocratique
Les restrictions du raisonnement populaire et l’abstention électorale
Droits de l’homme et principes non exerçables
Critique de ce chapitre par « l’ermite »
Deuxième chapitre Rome , Oligarchie et République dans les cités italiennes
- Comprendre le modèle romain 27
-Les cités italiennes au Moyen-âge et le thème de la république 32
-Florence et le clan des Médicis 36
-La république des clans et des partis 38
Troisième chapitre : Le décès de la 1ère Rep ( 1792- 1797). 42
Les nouveaux schèmes révolutionnaires applicables selon J-C Martin 43
Une république mort-née 45
Les processus courts de changement 48
Mettre fin aux cent mille factions 55
Peut-on consacrer sa vie à « 1789 » ? 58
La lente acclimatation de la République en France 60
Quatrième chapitre : L’Allemagne, Weimar et le nazisme 62
« Au début était Bismarck... » Le Commentaire de R. Evans 63
Rappel des faits et des oublis 64
Les piliers du nazisme : l’armée et le journalisme 67
Elections à faible abstention 69
La révolution culturelle allemande 70
Les intellectuels et l’Université : Politisation des arts et lettres 76
Les collectifs syndicats, familles)en crise morale 77
Utilisation par le sociologue :le nazisme fut un laboratoire 80
La part de violence admise en démocratie 83
Cinquième chapitre : L’Algérie, l’armée et la fin de la Quatrième 84
Avant la Quatrième, la mort brutale de la Troisième 85
M. Bloch et ses explications : le défaitisme et le complot militaire 88
La guerre d’Algérie a commencé en 1945 89
Le Pétainisme renforcé à la Libération 92
Les événements de mai 58 88
Bloch et Tocqueville et l’enseignement universitaire 91
Le contingent, l’Algérie et les nouveaux historiens 92
Les conditions spéciales de la disparition de la 4ème en 1958 95
Sixième chapitre : Les républiques selon l’ Histoire « occidentale » 99
1 L’opinion de l’anthropologie :Jack Goody 103
2 L’évolution de la famille et de la parenté en politique 108
3 L’impérialisme des théories républicaines 112
4 la démocratie incomplète 114
5 A la mémoire de toutes les républiques disparues 117
CONCLUSION 120-128
« L’histoire donne des exemples de tout,
elle ne donne donc des leçons sur rien »
P. Valery
Introduction
Les sociétés occidentales sont si acclimatées à la démocratie représentative et si désireuses de l’imposer dans le monde qu’elles ont parfois tendance à oublier qu’à l’échelle de l’histoire européenne, la République est une réalité fragile et éphémère. Avant le XXe siècle, le modèle républicain est très minoritaire, pendant le XXe, il sera menacé. Si l’on regarde ce type de régime sous cet angle, il faut s’intéresser à la fin des républiques au même titre qu’aux circonstances de leur naissance souvent dithyrambiques. Le bilan des disparitions républicaines peut être mené au titre d’interrogations élémentaires : Mortes ? De quoi ? A quel âge ? Dans quelles circonstances et pour laisser la place à quoi ? Personne n’est d’accord parce que les définitions divergent. La mort des républiques est donc un moment privilégié de l’analyse socio-historique. Presque toujours dramatique, elle laisse apparaître les tensions, les lignes de divisions, les accélérateurs de l’histoire. 4 rep. en France avec des entractes, une en Allemagne et une en Espagne dramatiques pour leur destin et conséquences ; il y eut aussi les Pays-Bas, Genève mais surtout pour leur fonction emblématique, Athènes et Rome. Dans une série d’effondrements républicains, se manifestent des facteurs aussi déterminants les uns que les autres quoique des combinaisons permettent de les hiérarchiser : l’armée joue le rôle décisif avec les juristes, qui, toujours accompagnent les changements de régime, ainsi que les universitaires et les intellectuels en général qui élaborent les notions de sens commun ou les catégories explicatives fournies aux analyses savantes, du livre scolaire à l’essai philosophique. Finalement ce sont les Bonaparte, Cavaignac et Mac-Mahon, Hindenburg et Ludendorff, Franco, les maréchaux de 1940 en France, dont Pétain et finalement les généraux d’Alger contre lesquels un autre général, de Gaulle s’opposa à deux reprises, qui rythmèrent les crises des républiques. On pourrait dire depuis toujours. L’une des idées que nous développons est que le mélange de démocratie et de « dictature », douce ou appuyée, sur le sol à l’intérieur, ou dans l’Empire, est difficile à démêler, notamment en raison des arguments moraux qui occultent notre vision apprise. La république n’est jamais un tout, une entité sauf de discours et de représentations (ce n’est pas rien). Elle n’est jamais pure ; il y a du régime autoritaire, et même parfois un fascisme rampant en son sein, des zones de non droits ou de faibles droits et aussi bien de l’anarchie et de l’autocratie. Le suffrage universel est de tout temps étroitement contrôlé parce que le l’abstention symptôme du refus de voter fait douter de l’adhésion à ce genre de régime. Une mosaïque de caractéristiques donc, un montage complexe de qualités et d’imperfections, par rapport aux valeurs, une conception instable ou certains avantages l’emportent au détriment d’autres, selon le moment, et selon la position de l’observateur.
Une deuxième idée est que les mentalités, les phénomènes culturels (presse, médias, universités, éditions) doivent entrer en compte dans l’analyse. En effet pas de République sans morale, sans « esprits républicains » car ce sont eux, avec les constitutionnalistes, qui jugent de ce qui est nécessaire en parts de « vertu » en chacun de nous, ainsi que le préconisait Robespierre qui ne voyait aucune démocratie sans celle-ci. Pas d’histoire républicaine sans représentation de la res publica, et donc sans une étude de la culture, sans une histoire des idées sociales et sociologiques. La force de l’opinion et sa légitimation sont des enjeux considérables pour les intellectuels actifs sur ce front (journalistes, communicants, sondeurs). Or, on constatera à l’évidence que coexistent des zones ou des poches républicaines et anti-républicaines associées dans chaque institution, insérées au sein chaque principe. Il ressort que le régime républicain est un idéal vers lequel certains acteurs et citoyens inclinent et d’autres s’opposent. La république est une tension entre un rêve jamais atteint et des obstacles continuellement élevés à sa réalisation. Cela est si évident, appartient au sentiment collectif aujourd’hui que nous n’en tirons plus aucune conséquence, et nous n’y réfléchissons pas
Ce livre va tenter d’apporter des éléments de réponses sur ce qu’apprend la mort des républiques à l’analyste de la société française actuelle ? Qu’est-ce que la sociologie peut emprunter aux grands érudits qui ont fait l’histoire de ces changements de régime ? En France la République est un sujet présentement très discriminant, plein d’ambiguïtés étant donné les sources de nos concepts. La question de la distance à prendre vis-à-vis du pouvoir de la part des intellectuels se pose. Ceux qui ont l’autorité institutionnelle se référant à un absolu, caractéristique du progrès selon eux, s’opposent à ceux qui en sont exclus et qui contestent ce système. Il s’en suit que, comme toute classification, il n’y pas de juste définition mais une combinaison de repères hybrides en tant que système de pouvoir. Ce n’est pas une coquille vide. Non ! c’est une simple représentation ! La république : une erreur pour certains, un idéal une téléologie pour d’autres ! Un aboutissement de l’histoire pour la plupart de nos contemporains! Les analyses des sceptiques libéraux anglais, la critique perplexe des Français – les incroyants et les dubitatifs (Cl. Nicolet ; B.Manin) diffèrent, révélant une notion dépendante de l’époque et de l’équilibre de forces entre groupes en concurrence, un rapport interne au pouvoir républicain qui se pose perpétuellement la question : trop ou pas assez de « peuple » en démocratie ? Trop ou pas assez d’abstention aux élections ? Quelles limites mettre aux débordements redoutés du suffrage ? Tensions antagoniques inévitables au sein de tout pouvoir et dans les fractions qui dirigent selon des définitions qu’elles se donnent des buts à atteindre.
La République ne peut devenir sous un concept propre, une nature indiscutée, une « essence » protégée par des sciences politiques qui surveillent ce champ universitaire pour imposer une des définitions possibles. Dans la réalité, elle offre des cas aux variantes presque infinies, mesurées par exemple à la durée de vie allant de quelques jours à un ou deux siècles (Athènes ou Rome). En France seuls 130 ans de république sur deux siècles et demi agités, virent le jour. Aucune ne dépassa vraiment la soixantaine en France (5 ans la première, 1 ou 2 ans pour la 2ème. La quatrième décéda à l’adolescence, à 14 ans) sauf la troisième qui atteint un âge élevé : 62 ans. La cinquième donne des signes de fatigue. Peut-on décrire sa fin en comparant des cas semblables dans l’histoire : désadaptation en fonction de crises spécifiques, économiques et sociales, ou bien régime inapproprié à des situations de bouleversement ? Oui ! d’abord en considérant les pathologies purement politiques (essoufflement et perte d’idées du personnel dirigeant et stérilité du recrutement monocorde) ; puis en séparant les républiques à courte vie (quelques années), de celles à durée de plusieurs dizaines d’années et comparer cette chronologie aux républiques voisines à la longévité exceptionnelle, telle la république américaine due à l’émigration qui a joué le rôle d’amortisseur, où à l’intégration des composantes de « couleur » qui prit plus de deux siècles) sans compter les monarchies parlementaires (comme la G-B, qui semble « éternelle » en formule de régime)
Nous avons donc choisi de raconter, au cas par cas, les raisons internes (ou externes) de situations où les plus célèbres des morts subites ou les plus attendues des agonies se produisirent en diverses situations : Grèce, Italie, Allemagne, France. Les causes internes tournent toujours autour d’une combinaison de facteurs qui déterminent sa durée de vie : l’armée interventionniste, la bourgeoisie civile qui se déprend de ce régime, l’abandon de ses défenseurs populaires (abstention comme grève du vote) sans oublier la révolte des opprimés
ou des indigènes colonisés. L’examen des faits détachés des principes anhistoriques au profit d’une téléologie donne à voir les principaux responsables : des hauts gradés militaires, des juges souvent, des financiers et des prêteurs toujours. Il faut, si l’on veut être raisonnablement complet, regarder à chaque fois la répartition des « pertes et profits », des risques et avantages, que procure différemment la République aux diverses catégories de citoyens. Et on conclura par l’examen de la capacité d’auto-analyse des gouvernants ou aussi la réflexivité des citoyens, quant à l’invention rapide ou aveugle de solutions, là ou les « familles » politiques de l’élite, les clans intellectuels se réunissent et se déterminent. La République est toujours un rapport de forces dont le résultat au final n’est jamais acquis d’avance. Ce qui a fait dire à ses détracteurs mais aussi à ses admirateurs lucides: Démocratie et Violence : banal ! Républiques et guerres de conquête : ordinaire ! Elections et Exclusion : évident ! Il faudrait en conséquence juger au cas par cas, au jour le jour, en testant plusieurs Républiques à l’aune des ces épreuves. On verra si la liberté, l’égalité et la fraternité ou simple solidarité sont respectées. Ou bien sous quels arguments et justifications, les concurrents, rivaux aux prétentions à diriger un pays, avancent-ils dans la lumière ou alors dans le brouillard complet ? Sensible à la puissance et au secret des forces en jeu ( armée, justice, presse, universités) notre enquête n’est pas exclusivement personnelle ; elle se déroule à l’aide des meilleurs historiens, républicains sincères élaborant des objections nuancées sur l’intensité de la mortalité républicaine. Une autre forme de l’enquête a été plus personnelle : la participation par souvenir ou engagement de nos proches en 1940, ainsi que la perception directe aux années 1950-1962. A quelle condition, un historien doit-il user de son expérience des événements ? Cette question sera posée à la fin du livre .Toutefois l’accumulation des connaissances livresques et des pratiques politiques autorise des comparaisons dans le temps. « C’est un privilège, pour un écrivain, que d’avoir vécu la fin de trois Etats : la république de Weimar, l’Etat fasciste et la RDA. Je n’imagine pas vivre assez longtemps pour voir la fin de la République fédérale » (E. Hobsbawm). Le risque d’incompréhension demeure tant que la survie de l’idéologie élèvera la commémoration de notre Grande Révolution au rang de monument sacré. La « démocratie » a toujours un prolongement dans un autre, un concubinage ou une bâtardise dans l’éventail de destins historiques. La variété de cas s’accompagne de réflexions sur les circonstances. Aucun de ces cas n’est représentatif ; ce qui ne conduit pas à nier l’essence d’un républicanisme mais à considérablement le relativiser. Enfin du point de vue de notre discipline, ce livre visera à inciter les sociologues à se ressaisir de l’objet « démocratie », abandonné trop souvent aux essayistes, philosophes et politologues, mais en s’appuyant sur les historiens qui ont su faire revivre les faits et la réalité concrète. Seules les études plus fouillées permettent de distinguer les idéaux-types, des compromis, hybrides, (régimes partiellement républicains). C’est en dialoguant avec l’histoire que l’on perçoit la proportion dans laquelle un régime est toujours plus ou moins autocratique, dictatorial, libéral, ou alors une réunion toujours plus complexe qu’on ne le croit, d’indépassables contradictions ou compromis. Ce qui expliquerait que l’on rencontre de la torture en démocratie ; des Droits de l’Homme conjoints à l’esclavage ; des manipulations démocratiques du corps électoral, ou les textes constitutionnels peu ou pas respectés. Mais c’est également en dialoguant avec les nations étrangères dont les historiens ont perçu des raisons différentes aux décès républicains que l’on éclairera le cas français d’accumulation numérotée de régimes républicains, situation unique dans le monde. Si au XXIè siècle le comparatisme restait un vain mot dans les sciences sociales mondialisées, alors ce serait à déplorer de nos perspectives futures et ambitions de connaissances !
1. Un approfondissement de la démocratie : vision des historiens Anglais
Parmi les nombreux auteurs sollicités qui serviront de guide à l’intérieur de chaque chapitre, le premier sera John Dunn, auteur anglo-saxons qui vient de publier une synthèse récente sur l’histoire de la démocratie. Nous cherchons à comprendre la continuité peu évidente entre démocratie antique et contemporaine, cette dernière ayant établi sa vocation universelle au travers de nombreux soubresauts et guerres. Mais toujours la république fut un compromis clientéliste entre factions, un arrangement provisoire, faute de mieux, pour éviter les guerres internes, fratricides de partis bourgeois. Ensuite le cas français sera analysé grâce aux synthèses proposées par Jean-Clément Martin au sujet de l’échec de la première république (1792-99) qui réussit à se positionner en innovateur malgré des handicaps face à des institutions académiques puissantes. La Grande Révolution est un enjeu de joutes intellectuelles et un débat d’historiographiques nationales. Elle fut une pierre de touche, une référence dont le monde entier, y compris la Chine et les pays de l’Est, mais également les Amériques latines, se saisirent. Tous se disputant la juste interprétation des combats intérieurs, y entraînant des générations d’historiens de Hobsbawm, Dunn, ou Goody à Nolte et Furet sans parler des Américains. Enjeu mondial et disputes qui dépassent notre pays et qui posent aux Français un dilemme : comment faire carrière ou exister encore sur un tel sujet rebattu ? Divers auteurs moins connus nous donneront à voir des interprétations plus complexes au sujet de la disparition rapide de la deuxième (1848-1851) et enfin de la troisième en 1940, une mort subite survenant en quelques semaines et qui mérite l’attention. D’autant que l’héritage depuis le bicentenaire 1989 a durci les positions ; mais auparavant la guerre coloniale avait provoqué l’agonie de la quatrième république produite par la révolte algérienne et l’insurrection prolongée de menaces séditieuses sur la cinquième vers 1961-62.
Pour comprendre les balbutiements républicains européens du XXe siècle et les querelles des historiens politiques au sujet de son avènement, la république de Weimar qui fit le lit du nazisme, constituera un cas d’école. La somme érudite de Richard Evans guide ne la matière, permettra de comprendre la mort « annoncée » de la république allemande (1918-1933).
Pour conclure et mettre les historiens d’accord entre eux, on commentera l’anthropologie politique de Jack Goody sur les thèmes fondamentaux de notre époque et les difficultés des historiens occidentaux, se positionnant par principe au centre du monde, en raison de la force de leurs historiographies nationales, qui, négligeant le chauvinisme trivial, construisent une histoire peu autonome des pouvoirs ou de l’école. Cependant, vu les défaillances de la sociologie politique, rien de nos réflexions ne peut s’effectuer en dehors des historiens qui restent pour nous un modèle d’enquête et de rigueur méthodologique. L’importance des guerres européennes dans les destins des structures républicaines rappellera aux sociologues leur devoir de lire et d’user des livres d‘Histoire. Et symétriquement elle encouragera les historiens à regarder la sociologie avec intérêt et pas seulement par curiosité. Interpeller l’histoire au nom de la sociologie et à l’inverse, questionner l’absence d’historicité sociologique implique, pour un jeune public, de ne pas se contenter des généralisations hâtives et des cours routiniers mais plonger dans le détail, s’inspirer de la multiplicité des cas et établir leurs conclusions par eux-mêmes en prenant toujours le recul nécessaire. La république est un bon test d’examen des ethnocentrismes et des traditions locales en chaque historiographie. Ceux qui manifestèrent de tels constats sont isolés aujourd’hui. Pourtant ces conceptions étaient banales aux siècles derniers, évidentes pour les marxistes, ainsi que pour Jaurès ou Blum. Les meurtres de masse et les guerres mondiales ont pris racine dans les pays les plus avancés et cultivés du siècle dernier et, à un moment donné, les plus démocrates. Peut-être les deux aspects sont-ils liés. Les connaissances accumulées à ce sujet ne servent pas, car, acquises elles sont aussitôt refoulées. Les sciences sociales n'ont pas saisi l’occasion d’élargir leur palette de la compréhension de la société politique
La critique de l’idée de démocratie
Pour comprendre la mort des républiques, il faut réfléchir à la nature même du système démocratique en évitant de le réifier ou de le rigidifier. C’est un spécialiste anglais de l’histoire des idées, grand connaisseur de Locke que nous suivrons sur le chemin de ces remises en question. Dans « Libérer le peuple »([2]), John Dunn, montre que la démocratie est une forme politique imprécise sinon confuse, à la définition peu homogène dans le temps et l’espace occidental, considérés sur plusieurs siècles. Il pose aussi un certain nombre de questions dérangeantes. Pourquoi la démocratie a-t-elle été haïe à gauche comme source d’anarchie et de chaos ? « Pourquoi la démocratie occupe-t-elle aujourd’hui la place qui est la sienne ? Pourquoi domine-t-elle ainsi le discours politique du monde moderne ? Lorsque l’Amérique et la Grande–Bretagne ont entrepris d’ensevelir Bagdad sous les décombres, pourquoi l‘ont-elles fait au nom de la démocratie... Et si cette prédominance inédite n’était qu’illusoire ? Et s’il ne s’agissait que d’une tromperie à grande échelle ? Et si c’était le signe de la confusion la plus totale ? Ou au contraire celui d’un grand progrès qui doit s’étendre désormais au monde entier ? » (p.15) Ce livre débute, semble-t-il, par une provocation. Non celle d’un partisan de l’autoritarisme, ni d’un ingénu, mais celle d’un authentique démocrate libéral. Il s’agit d’un livre profond qui n’a pas trouvé d’éditeur chez nous, et non plus beaucoup de lecteurs malgré les efforts de son éditeur genevois qui l’a diffusé. La greffe sur notre culture sociopolitique n’a donc apparemment pas pris. Ce livre est donc doublement interpellateur par son sujet et son rejet. Mais on peut comprendre ce dernier si on résume de façon lapidaire une de ses leçons : « Ecoutez le peuple ou consultez-le mais éloignez-le de l’exercice de tout pouvoir réel ». Façon peu conventionnelle de présenter les choses, mais pourtant fondée dans les faits historiques. Dunn affirme en effet que l’histoire qu’il raconte fut banale au 19e. La position critique ou sceptique fortement répandue chez des philosophes anglo-saxons fut reprise sur le continent principalement par les politologues marxistes, en marge de Tocqueville, qui défendit une autre thèse de la notion de démocratie. Ce fut un des grands débats de l’époque contemporaine. Dunn ne rejoint ni les uns ni les autres, ne se situe ni en parangon de doctrines traditionnelles, ni en redresseur des « démocraties » avortées ; il se place ailleurs, en analyste. Les circonstances de son intervention dans le débat tentent de mettre à l’épreuve le concept de « démocratie variable », de droits proclamés, inappliqués, sans se laisser prendre au piège des définitions préalables. Il parle par exemple de l’ « ordre de l’égoïsme » pour désigner le principe de législations universalistes exubérantes conduisant nécessairement à des consommations inégales, sans moyens d’accès pour les plus démunis mais distribuées généreusement pour les puissants. C’est une idée d’actualité : l’avènement rhétorique de l’égalitarisme comme idéologie pratique engendre un rapport opportuniste à l’Etat venant de citoyens en position d’exploiter la liberté individuelle et de mobiliser les moyens incommensurables créés par le libéralisme. En échouant à contester les libertés et l’égalité virtuelle, le « peuple » se retire des services publics, se réfugie dans l’abstention, une forme parmi d’autres de la grève, celle des votes, dans une désyndicalisation ou de multiples variétés d’impuissance. Tout ceci est l’un des fondements de l’analyse marxiste mais paradoxalement aussi de la critique libérale anglo-saxonne, transmise en France par des auteurs comme d’Argenson ou l’abbé Sieyès. Mais l’échec des penseurs du 18ème ou 19ème, n’est pas ce qui l’intéresse ; il tourne son regard plutôt vers l’impraticabilité d’un consensus parmi les philosophes critiques, les anarchistes libéraux, les doctrinaires et les militants engagés, les plus célèbres étant Buonarroti, Babeuf, Blanqui.
L’examen des arguments d’opposants en divers pays, à des époques variées, déploie un bilan complexe de modes de dénonciation, ou au moins de diversité d’opinions se conjuguant dans le temps sans se rejoindre. Ce sont ces positions isolées qui se refusent à accepter la démocratie comme le « meilleur » procédé parce qu’elle fonde une distribution dissymétrique dissimulée. Et cela, depuis les avantages accordés aux citoyens en Grèce ou à Rome par rapport aux exclus (métèques, esclaves). L’absolutisme des droits de la démocratie a été « inventé » au 18ème, (ou au XXe selon Jack Goody). Ces contradictions connurent des pauses ou des compromis entre des pics de disputes. Depuis l’Athènes de Périclès et de Solon (et la phobie de Platon pour la démocratie par ailleurs connue), jusqu’au 18e avec la révolution américaine et enfin en France, on retrouve ces mêmes errances de définition. Le livre de Dunn nous montre que la trouvaille d’un continuum avec l’Antiquité est un artefact qui légitime l’inégalité matérielle consentie. Dans ce cadre, la discrimination par l’accès à des degrés variés de pouvoir est propre à tous les régimes. Toutefois l’élimination douce, en démocratie, du peuple-acteur n’a été vivement ressentie qu’en raison d’un accident : l’élargissement de l’accession à la citoyenneté et la proclamation de l’égalité formelle avant que les Niveleurs, les Egaux, les Buonarroti ou Babeuf fussent réduits au silence, les uns après les autres.
La tradition de Cambridge
Quel est donc cet auteur qui propose sur un ton réfléchi autant de remises en questions dérangeantes ? Il fait partie d’une aristocratie de la pensée anglaise, à la fois libérale et sceptique, dans la grande tradition de Locke et de Hume, opposé au conservatisme lettré. Pragmatiste, il n’est pas marxiste, ni post-moderne. Il retient de Marx la lecture économiste mais perçoit aussi en lui l’utopiste, son faible réalisme d’action. Peut-être faut-il chercher dans sa biographie les clefs de sa position intellectuelle ? Il est né en Angleterre en 1940 d’une « famille impériale ». Petit- fils d’un médecin militaire, blessé et décoré à la première guerre mondiale (propriétaire terrien, grand chasseur, tué par un sanglier !). Petit-fils également d’un diplomate, colonel de l’Armée des Indes, chasseur de fauves lui aussi, originalité accrue par l’exotisme de sa formation. John Dunn vécut lui-même, enfant, aux Indes et en Iran. Il fut interne dans un des meilleurs collèges londoniens (traditionalistes) et a fait ses études d’histoire à Cambridge (avec Moses Finley) ; il a été étudiant à Harvard ([3].) Sa carrière est brillante: lecturer à King’s Collège, maître assistant à Cambridge où il fut ensuite professeur (et au Japon). Ce mélange de formation classique de haute volée et d’expériences de vies internationales est déroutant pour un intellectuel français. Il saute aux yeux que l’ouverture internationale des élites anglaises est absente à ce niveau chez nos historiens contemporains. Actuellement professeur émérite de Cambridge. Spécialiste de l’histoire des idées politiques, il a écrit un livre sur Locke, puis un ouvrage important sur les ruses du raisonnement politique ainsi que sur les limites de l’expérience humaine des gouvernants et l’irrationnel comme principe de l’action ([4].) Il n’est pourtant que rarement cité dans l’Hexagone. Son accueil dans les grandes universités ou écoles françaises fut, -on ne s’en étonnera pas- controversé. Les politologues français en général n’apprécient pas que l’on prenne de la distance au point d’ironiser sur les objectifs et caractères de la démocratie ; encore moins qu’on en discute sa nature ou qu’on la décrive comme un régime quelconque, un composite d’avantages et d’inconvénients selon la position de chacun sur l’échiquier des catégories sociales. Le travail de Dunn doit être pensé en relation avec la diffusion actuelle des idées des sceptiques libéraux dans les publications anglo-saxonnes. On les trouve aussi bien chez les politologues que chez les empiristes. Vu de France, on pourrait avec profit se demander pourquoi ce courant vivace se développe intensément en ce moment au sein du pragmatisme anglais et pas chez nous.
2. L’impossible consensus républicain au sujet de la démocratie
La démocratie, dans ses principes et ses fondements, ne provoque plus guère de critiques et de débats de fond aujourd’hui en Occident. Dunn rouvre le dossier en rappelant des idées soulevées quand les débats étaient vifs. Il écrit en début d’ouvrage : « Ce que nous affirmons aujourd’hui lorsque nous nous rallions à la démocratie est souvent variable, confus et de mauvaise foi. Notre discours se fait presque systématiquement moins convaincant à mesure que nous montrons ce qui se cache derrière nos valeurs et à mesure que nous reconnaissons ouvertement les réalités qui sous-tendent nos institutions. Au fil du temps, nous avons appris à nier certaines choses avec un aplomb grandissant lorsque nous prenons parti pour la démocratie. Nous nions en particulier le fait que tout groupe d’êtres humains, du fait de ce que sont tout simplement ces derniers, mérite de se voir confier l’autorité politique » (Dunn, p.76). Et encore, pour reprendre la célèbre formule de chef des Niveleurs, comploteur contre le roi avant sa pendaison lors de la guerre civile anglaise du XVIIè siècle, « Aucun homme n’a jamais été marqué par Dieu à la naissance comme supérieur à un autre car personne ne naît avec une selle sur le dos, et que nul ne naît avec des bottes et des éperons afin d’en faire sa monture » (p.33, note 3).
Les contradictions entre principes énoncés et actes réels ressenties particulièrement au 17ème et 18ème, ont engendré passions et débats infinis, principalement en France où l’originalité de l’idéologie issue de « 89 » deviendra une Bible apprise lors de la formation laïque des hommes politiques. La relativité des conceptions de l’interprétation moderne donnée à « Démocratie » éclate cependant aux yeux de l’érudit. L’étude sémantique comparée qui va des Athéniens et des Romains jusqu’aux révolutionnaires d’Amérique ou d’Europe suggère que « à l’orée du XVIIIè siècle, la démocratie est encore un mot paria » comme elle le fut dans toute l’Antiquité jusqu’à sa consécration contemporaine. La fin du 18e siècle est saisissante quant à l’hétérogénéité de significations au moment où il faut articuler démocratie et tolérance au colonialisme brutal. Dès lors, pourquoi est-elle associée à la Terreur en 1793 ? Quelle conclusion tirer d’un régime renié par ceux que l’on honore aujourd’hui comme ses promoteurs ? La réponse subtile de Dunn est à trouver dans la nécessité de libérer les «échanges » commerciaux, de faire participer de petits bénéficiaires triés en tant qu’associés. La redistribution matérielle plus ou moins bien réalisée au cours de l’accumulation des richesses représente la clé des tensions sans laquelle les résistances croîtraient jusqu’à ce que des voiles se déchirent.
C’est ainsi paradoxalement, que la démocratie a été condamnée par les hommes de « progrès », comme créatrice d’inégalités et donc source de chaos. Dunn donne un florilège d’œuvres qui suggèrent que l’idée n’a pas émergé du flou au XXèm,e avec ses ambiguïtés qui seraient tout sauf modernes. Les formes d’adaptation occidentale ont été si diverses qu’on affirmera qu’aucune conception « juste », démocratique, n’a aujourd’hui vraiment gagné la partie, ni convaincu, alors qu’on peut considérer qu’elle fut longtemps tolérante envers le nazisme. Elle fut même combattue dans les pays qui l’ont promu sous le nom des Droits de l’Homme et des Citoyens, aux Etats-Unis ou en en France.
Si aucun critère ne s’impose ni n’est exclusif (constitution, élections, royauté ou République, liberté de presse, droits égaux, religion ou laïcité) les faits historiquement constatés montrent que la démocratie exclut en général femmes, enfants, esclaves, indigènes, étrangers puis élimine pratiquement du vote ou de la carrière d’élu, la grande majorité de la population. Elle permet cependant à une minorité (de plus en plus large, il est vrai : l’assemblée des électeurs, le public citoyen) de choisir des hommes habilités à exercer le pouvoir général. Sur deux siècles, cette tendance a été confirmée par l’élargissement de l’association entre mandataires et mandants acceptant leur autorité. Cependant, on débat depuis longtemps des inconvénients du mode de gouvernement démocratique. Dunn explique les conséquences négatives que les penseurs grecs ou les députés de 1789-93 avaient envisagées dans la notion du « pouvoir du peuple par le peuple ». La démocratie athénienne était loin d’englober l’ensemble du demos. Les inventeurs avaient refusé l’égalité réelle aux 300 000 Athéniens (seuls 30 000 pouvaient siéger et prendre la parole) pour des fonctions d’autorité, l’assemblée tirant au sort le petit millier de citoyens « légitimes »)[5]. On a ensuite appelé démocratie une série de constitutions ou d’actes législatifs dans le cadre de l’exécution de concurrents (Robespierre, les Egaux, répression de la part des Thermidoriens) pour parvenir enfin à un régime stable où sont reconnus des droits à environ 12% de la population adulte : les citoyens actifs ; définition qui résista jusque en 1848. Ensuite la démocratie fut assimilée au suffrage universel masculin, mais avec un ensemble de contrepouvoirs, d’écrans qui permettait d’encadrer la partie des électeurs jugée spontanéiste, dangereuse et donc d’attribuer de manière régulière le droit de diriger à une élite stable, à la compétence éprouvée et « adéquate ». En 1945, la population féminine française a été admise à participer à ce choix, 25 ans après l’Allemagne et l’Angleterre.
Cette ascension hasardeuse ne justifie pas la durée de vie de la contradiction initiale entre « force confiée aux mains du peuple » et citoyenneté limitée. La réponse est que la puissance d’attraction de l’idée de démocratie implique la résistance au chaos et à la volonté de « durer» d’un quelconque régime. Les hommes politiques détiennent le temps et sont accoutumés à pratiquer le principe : Intéressez, associez le maximum d’individus à la vie politique mais interdisez à la majorité de la population d’exercer le pouvoir, sauf par délégation. Ce sont l'accaparement des institutions par la détention des arbitrages, des définitions et surtout les moyens d’application qui empêchent la prolongation de risques de révolutions éphémères. Et la démocratie est donc, du fait du temps, une aventure stabilisée associant des personnes (pas toutes) selon des critères particuliers de sexe, d’âge, de lieu de naissance, fortune, titres. C’est devenu la façon la plus étrange qui soit par laquelle un régime organise la conquête de son pouvoir entre des catégories sociales proches et rivales, préalablement sélectionnées quoique mal définies.
On comprend que, jusqu’au milieu du XIXeme, peu d’hommes publics se revendiquaient démocrates. Le suffrage universel équivalait pour eux à une requête démagogique accordant au peuple irresponsable le droit d’intervenir, au risque permanent de l’anarchie (« dispute entre cent mille fractions » disait Robespierre). Contraste surprenant avec la signification actuelle du terme qui ne « voit » que l’aboutissement de ce long chemin de prévention du désordre éventuel, engendré par l’élargissement à un électorat imprévisible.
Parallèlement, on soulignera que, tout en limitant leur usage, des principes d’égalité et d’équité avaient été décrétés. Et ce n’était pas sans enjeu : l’égalité de statut civique et juridique a vu le jour (mais excluant indigènes et esclaves). Le renoncement par le peuple au pouvoir par lui-même et au droit de commander a été compensé (c’est ce qui, à la longue, a emporté l’adhésion de la majorité) par l’apport de libertés appréciables : presse, opinion et parole, religion, conscience, procédures juridiques. Mais cette association ne va jamais de soi et peut être mise en cause, à tout moment. On comprend l’humour du titre : « Libérer le peuple ».
L’histoire retracée ici est tout sauf linéaire ; elle diverge avec la vision conventionnelle enseignée. Un point crucial concerne l’idée, plus ou moins tacitement admise selon les contextes, que le gouvernement effectif peut et doit être assuré au sein des groupes proclamés compétents. Si de Périclès aux délégués du Congrès américain rédigeant leur constitution, sans oublier les députés du Tiers-Etat, la République n’est pas assimilable à une forme unique, c’est aussi parce que certaines des variantes ne s’affichent pas en tant que gouvernement du peuple. En démocratie pratique, le partage du pouvoir entre fractions « élues » est crucial et donc la conception de la délégation est complexe et sinueuse. On se perd facilement entre démocratie participative, directe, indirecte, représentative, déléguée, à une, deux voire trois chambres. Le partage de l’autorité entre élites est si délicat dans un conditionnement universalisant, qu’on n’en tire aucune règle d’immuabilité, aucun principe univoque. Ce sont des accords locaux (ou au niveau du pays) qui en décident. La République peut disparaître en gardant son nom. Elle peut se confier sans difficultés à un dictateur (Antiquité) ou un premier Consul (Bonaparte) ou à Napoléon III. Il suffit que la fraction au pouvoir soit choisie selon des règles formellement respectées. Elle se livre sans scrupules excessifs à des gens qui veulent la renverser : elle se met alors en hibernation (l’Allemagne en 1933) et elle sort du sommeil sans problèmes ; le fascisme italien tombe en un jour et dès l’été 1945, des instances démocratiques se mettent après épuration, à fonctionner en Allemagne comme si de rien n’était.
Nombreux sont ceux qui perçoivent la démocratie moderne comme un régime politique impérieux, élitiste, incluant une quête permanente d’alliés, d’associés aux profits, un régime d’allure libertaire, libéral, souple économiquement. C’est également un mode d’organisation de la société, flexible, adaptable aux circonstances, aux mœurs, et à des économies ou des modes de production. C’est, comme on l’a souvent dit, la moins mauvaise des solutions de gestion des conflits au sein des classes dirigeantes et de leurs fractions subordonnées. Le projet est d’analyser la concurrence permanente et les effets de domination d’une fraction « légitime » au sein de la bourgeoisie (qu’elle soit aristocratie ou oligarchie, à tendance monarchique), impliquant des alliances variables avec des classes montantes ou descendantes tout en restant « efficaces » en ce qui concerne la limitation de l’intrusion populaire : la petite bourgeoisie par exemple préfère la version parlementaire à la présidentielle, les classes moyennes admettent une royauté limitée (formule qui a encore la faveur de près du quart des pays européens ).
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3. De l’histoire des idées: La démocratie n’implique pas l’égalité
« Un Etat peut-il vraiment exprimer l’égalité ? Un Etat n’est-il pas au contraire la négation la plus définitive (au moins en théorie) de cette égalité ? (Dunn, p.76) On répondra avec l’auteur que la démocratie exalte la singularité et condamne l’uniformité. L’exaltation de la différence pousse à la discrimination par l’accès inégal en pratique. La problématique de Dunn est on ne peut plus actuelle. La cinquième république par exemple n’a jamais autant aggravé l’écart des revenus et des patrimoines -en valeur déclarées donc sous-évaluées- entre les strates sociales. Peut-on dire que c’est la victoire de la démocratie ? En partie oui, car la démocratie exalte la différenciation, la singularité et non l’égalité rebutante à tout principe de domination. Si on appliquait strictement l’égalité, le gouvernement qui y survivrait affaiblirait la portée de la propriété privée, l’individualisation des capacités, les avidités d’accaparement. La démocratie encourage et fait prospérer les divers « soi », les marges et les diversifications personnelles, bref développe l’ordre de l’égoïsme. L’émergence de personnalités atypiques ou hors normes, l’esprit d’initiative privée et de compétition en seraient diminué. L’égalité devant les dépenses collectives de santé, devant l’école (et notamment la scolarisation longue), une tendance au nivellement des conditions de vie, condamneraient les possibilités de personnalisation dans la vie quotidienne, consommations, loisirs, distinctions intellectuelles ou sociales. Les déclarations formelles d’intention égalitaires par un gouvernement sont aussitôt démenties dans les actes. On peut les revendiquer et ceux qui ont le pouvoir de parole ne s’en privent pas puisqu’ils définissent la liberté d’expression qui sous-tend ces inégalités. Le droit de vivre selon des dispositions extensives, le droit d’user de capacités sociales élargies, de créer des modes de vie allant du dilettantisme à l’acharnement au travail, de multiplier des croisades en faveur de telles minorités s’expriment sans restriction. Ces droits consommant du temps et de l’espace sans contraintes ne peuvent qu’aller croissant. On vient d’assister au cours d’un siècle de particularisme culturel, d’individualisme singulier à des inventions de style de vie et de sectorisation communautaire pour lesquels la démocratisation libertaire s’est appuyée sur un mode d’expression politique : surtout pas d’intolérance, ni de limites ! ([6]).
Dunn estime que, de ces prérogatives dont en tant qu’intellectuels indépendants, nous profitons, nous pouvons espérer simplement en tirer une démocratisation molle, une absence de répression brutale car....« Ce combat, l’égalité ne peut le remporter. Les limites précises que l’ordre de l’égoïsme impose à l’égalité ne forment pas une structure définie qui préexistent à l’expérience politique .Elles constituent un champ de bataille dont les contours évoluent sans cesse. En revanche une chose est claire : l’issue stratégique de cette longue guerre et l’identité du vainqueur... Le rôle de la démocratie en tant que valeur politique à l’intérieur de ce remarquable mode de vie (je veux parler de l’ordre mondial de l’égoïsme) est de tester sans répit les limites tolérables de l’injustice dans un mélange d’exploration culturelle et de combat sociopolitique » (Dunn, p. 192). Ainsi va son raisonnement : la société démocratique offre matériellement et spirituellement d’immenses potentialités à l’individualisme raffiné. Cela ne serait illégitime que dans une société habitée par la « vertu » mais si la vertu ne s’impose pas ; il ne reste qu’une option : s’incliner devant les résistances ou l’imposer par la force ainsi que l’a montré 1794. Si l’inégalité affecte tous les domaines, quelle est la limite tolérable ? Qui est marginalisé, voire exclu en démocratie ? Et donc qui la défend ou est prêt à le faire ? Intéressante question dont la réponse réside dans des alternatives où se nouent des transactions, négociations difficiles à terminer entre fractions bourgeoises. La politique pour chacune d’elles est manifestement la défense de ses propres intérêts de caste ou plus précisément de fractions qui se font passer avec le plus d’opportunisme ou de cynisme pour l’intérêt général.
Le livre de Dunn anticipe des questions importantes pour la sociologie politique et pour l’étude de la France actuelle. Ce sont les luttes internes ou de catégories sociales proches, qui intéressent spécialement l’historien-sociologue qui regarde la république et ses évolutions. Ainsi il a toujours existé en démocratie, et ailleurs, a fortiori, des exclusions et des clivages à la suite de rivalités au sein des milieux dirigeants (assassinats, exils, condamnations). Les luttes de fractions de bourgeoisies divisent le monde du pouvoir selon des caractères sociaux ou religieux (catholique ou protestante pendant plusieurs siècles mais aussi athées ou puritains, militaristes ou pacifistes). L’une fut chez nous d’ossature gaulliste sociale, patriotique et valorisant le travail industriel, l’indépendance nationale. Cette fraction existe toujours mais se tait devant l’ascension des nouveaux acteurs, notamment ceux issus de la bourgeoisie des affaires et de la finance. En France également les classes moyennes aisées, parvenues au pouvoir opportunément durant les trente dernières années, se divisent en blocs peu perméables. Une sorte de guerre civile, on le devine, au sein de laquelle on se déchire au sein des repas de familles, des réunions d’associations ou de discussions entre amis. Professionnels de la fonction publique s’opposent aux agents du privé. Malgré une origine familiale commune, des contradictions internes aigrissent les relations d’amis, de parents ou d’héritiers. La divergence sur la nature des fortunes et des patrimoines, que ce soit la banque ou la Bourse, que ce soit le travail de cadre ou de patron, altère la cohésion traditionnelle des classes moyennes riches et la solidarité a volé en éclats. Le peuple, quant à lui, ressent sa mise à l’écart par les décisions de justice, la seule institution qu’il ne « comprend » absolument pas, au sens de malaise d’entendement, de réponses inappropriées, d’ignorance des bons comportements. Pourtant la justice du « contrat social » développée en démocratie façonne toutes les transactions économiques et les négociations salariales. L’exclusion est douce ; elle prend le visage du consentement par lassitude et du dégoût pour la politique. L’exclusion peut être légale (droit de vote interdit, réservé ou limitatif) ou bien elle peut être rendue matériellement complexe en élevant par exemple des obstacles au vote des non sédentaires, des travailleurs mobiles (au titre de preuve de domiciliation, ou rendu pratiquement difficile : horaires, lieux du vote, attente, vérifications). La projection dans le temps que demandent l’exercice de la délégation et la confiance sans contrôle aux élus, rebute les gens modestes qui n’ont pas le temps d’attendre et qui ne font pas confiance spontanément à d’autres classes pour les représenter.
4. La mort agitée des républiques antiques
Qu’est ce qui fut fatal à la République ? On peut aligner une série de causes jamais identiques, plutôt un ensemble de contingences qui vont de l’exclusion trop violemment ressentie par les victimes (Rome ou Athènes, les Algériens colonisés) aux dettes accumulées que les débiteurs responsables ne veulent pas acquitter sur leurs biens (l’Ancien régime, la première République de 1793 à 99). Ces déficits ont eu parfois des raisons internationales ; tels ceux unissant l’Amérique libérée du roi anglais et la Révolution française (la dette française due à la participation à la lutte de l‘ex-colonie contre le Royauté britannique provoquant les Etats Généraux). Tout le monde a sa chance dans la course à l’endettement reporté sur autrui. Ainsi Athènes vivait sur des extorsions imposées aux cités voisines ; elle en mourut à la longue après la guerre du Péloponnèse pour accroître l’enrichissement de la cité et rembourser ses dettes
La fin de la démocratie à Athènes
Les descriptions de situations qui ont vu la fin des régimes athéniens viennent plutôt d’adversaires de la démocratie, de Platon à Aristote. Ils furent les plus exigeants du point de vue d’une définition logique. Ils devinrent cependant un réservoir inépuisable de références quand on eut besoin d’une pensée pratique pour penser ou combattre les régimes féodaux ou monarchiques.
« Ce n’est assurément pas parce que Platon abhorrait la démocratie que nous sommes tous devenus démocrates...A première vue, « La République » de Platon n’est pas un livre sur la démocratie ; sans doute est-ce avant tout un livre sur la justice, sur la meilleure façon de se comporter, sur la nature de la bonté. Platon y débat sans nul doute parce qu’il avait de nombreuses raisons de ne pas aimer la démocratie (venant d’un des plus grandes familles d’Athènes .il appartenait indiscutablement au camp des perdants de la cité-Etat) » (Dunn, p. 46). La citoyenneté a été le fondement d’une discrimination, d’une limitation à l’élargissement du pouvoir au peuple. Idée qui aura de multiples ramifications. Solon modifia les organismes de direction, favorisa l’accès de pauvres à la justice, libéra ceux qui étaient endettés mais refusa de redistribuer la terre. Cependant ce sursis connut sa limite : Athènes mit fin à cette expérience au profit d’un impérialisme afin de satisfaire ses débiteurs et les conquêtes commerciales et territoriales qui s’en suivirent, occasionnèrent sa perte, de la main armée du roi de Macédoine. Auparavant Athènes s’était asservie à des mercenaires en vue de sa conquête du Péloponnèse et de l’expédition manquée en Sicile. Il y avait là le scénario de bien des morts postérieures.
Athènes toutefois inaugura un principe démocratique: la sélection et l’idée que la domination d’une des élites est inévitable. Dans la Cité-Etat, 10% de la population a le droit de participer. Les quarante mille métèques résidents, dont une minime fraction triée sur le volet, pouvait espérer devenir citoyens eux-mêmes ; elle comptait enfin sans doute cent cinquante mille esclaves. Submergé par les métèques et les asservis, ce melting-pot était explosif et devait être surveillé constamment. La jeune république cherchait à éviter les luttes entre familles ; elle encadra juridiquement les conflits entre dominants. Cette organisation fut singulièrement favorable à l’extension de richesses par rationalisation du travail servile et redistribution de butins de guerre. La démocratie est donc un système qui contrôle particulièrement la force du pouvoir en place, qui coordonne des expéditions, harmonise les profits. La ville de Périclès au temps de sa splendeur, pendant deux cents ans d’existence, occupait un vaste espace urbain de plus en plus resplendissant et un arrière-pays rural encadré. La guerre et le contrôle des esclaves avaient donné l’idée d’organiser la répartition pacifique du pouvoir au sein d’une minorité de la population ; c'est ainsi que naquit l’idée de la « démocratie » (contrairement à Sparte où l’idée ne vint jamais). Histoire brouillée par vingt siècles d’exégèses et de commentaires a posteriori sans faits réellement nouveaux..
« L’ombre interminable de Thermidor »
On ne peut oublier que pendant des siècles, la démocratie a été vue comme un régime incohérent et instable, au service de la plèbe et qui menait à la défaite militaire : un véritable repoussoir. La fin de la première république en France s’y rapporte et le sous-titre évoque un Robespierre poussé à la contradiction inhérente à la démocratie jusqu’à son point ultime. « En février 1794, la France avait plus besoin que jamais d’un gouvernement. Personne ne défendait ouvertement l’hypothèse anarchiste, mais à chaque rassemblement politique ...ces fameuses cent mille fractions du peuple finirent par porter un regard très différent sur le rôle qu’il leur appartenait de jouer. ...Deux ans après la mort de Robespierre, une poignée de ses anciens amis entreprirent assez maladroitement de renverser ceux qui avaient pris le pouvoir ; et de déclencher ainsi une seconde révolution...parmi la poignée des comploteurs véritables se trouvait F. Michele Buonarroti, un aristocrate toscan au tempérament sanguin .Ce dernier vécut assez longtemps pour immortaliser le déroulement de ce complot trente ans plus tard de son exil bruxellois » (Dunn, p. 139)
Le chef de la Conspiration des Egaux, Gracchus Babeuf, donna plus tard son nom à cette dynamique politique adverse: le système de l’égoïsme. Le combat fondamental autour duquel avait tourné la Révolution était celui de l’égalité contre l’égoïsme générateur d’inégalités puisque l’unique ressort des sentiments et des actions était l’intérêt personnel. La formule que 1789 a ultérieurement appelé démocratie était le choix toléré de personnes habilitées à décider de l’arbitrage entre fractions élitaires. Ces tensions internes furent bien supportées grâce à l’accroissement des biens. La guerre européenne de la Révolution et les dix années de conquêtes de Napoléon suffirent, un temps, à satisfaire des revendications d’ « égalité » par un accès ouvert à la richesse confisquée aux pays voisins
5 Le triomphe de l’idéologie démocratique
« La démocratie représentative capitaliste » a aujourd’hui gagné ; ceci est incontestable. Elle gagna deux fois en 1945 et en 1989, dit Dunn (Libération et chute du mur de Berlin) contre des formes jugées composites ou aberrantes telles que la démocratie socialiste ou populaire. Dès lors, l’idée de la démocratisation auto-proclamée assura le succès mondial de la libération capitaliste. La démocratie satisfait les revendications d’un nombre important de personnes, elle est donc toujours une solution possible. Aujourd’hui elle est parvenue à se hisser sur un « promontoire solitaire ». Le quasi monopole de la légitimité, le succès contemporain du mot dateraient de la victoire sur Hitler quand, en 1942, il fallut mobiliser tous les alliés potentiels y compris l’URSS. Mais après la victoire, la guerre froide a changé le sens de démocratie : elle est devenue uniquement un pur anticommunisme. La démocratie représentative capitaliste s’est imposée dans le monde avec la domination économique et culturelle de l’Europe d’abord et ensuite des Etats-Unis d’Amérique, héritière de ses concepts.
On peut aisément constater la courte durée de chaque ère de « démocratisation », suivie en principe d’un autre régime qui ne la revendique pas ou la rejette. Athènes et suivie d’une oligarchie autoritaire ; Rome et son sénat d’aristocrates, d’empires et de consuls-dictateurs ; la Révolution de « 89 » connut une réaction violente (Terreur blanche, restauration) ; l’Allemagne devint républicaine puis nazie en quinze ans. La longévité de la démocratie actuelle européenne se justifie sans doute par une période extrêmement favorable à l’intensification des consommations, un concours chanceux de circonstances : conquêtes de marchés mondiaux et émergence de la Révolution scientifique. Double condition qui a aiguisé l’âpreté individuelle et la lutte pour la définition des besoins toujours nouveaux. Les pulsions de consommations accapareuses s’ajustent à un mode d’arbitrage entre « égalités », au nom de l’égalité de « chances » d’accès au diplôme, du mérite au travail ou de la situation géographique qui elles, ne se planifient pas. Néanmoins leur définition restait dans les mains de ceux qui avaient au préalable le pouvoir. Ultime formule qui laisse le champ ouvert à toutes les éventualités contemporaines : survie, chaos, diffusion ou rétrécissement du champ « démocratique ».
Dunn qui n’est pas seulement un analyste mais aussi, à sa manière tout en douceur, l’avocat d’une certaine conception des rapports dans la cité, entrouvre malgré son pessimisme quelques portes au pronostic : « La démocratie représentative moderne pour son honneur devrait subir une transformation radicale. Le combat sera sans doute ardu car ceux qui ont intérêt à y faire obstruction sont puissants et bien placés. » (p.208). Si on appliquait les préconisations démocratiques à la lettre, les gouvernements tueraient dans l’œuf l’initiative privée capitaliste, la spécialisation. La démocratie laisse donc prospérer l’individualisme, encourage les marges et les diversifications, l’esprit de compétition dans l’extension des Droits de l’Homme au profit de l’ordre de l’égoïsme. On peut l’occulter au moyen de déclarations formelles quoique demeurent le droit de vivre selon des dispositions à la consommation extensive, le droit d’user de nombreuses capacités du service public au profit de modes de vie individualisant. Les minorités qui en usent s’expriment sans limites, consomment de l’espace sans contraintes. On l’a dit : un siècle de communautarisme culturel, d’individualisme distinctif, d’inventions singulières de modes de vie pour lesquels la démocratisation des mœurs s’est appuyée sur la démocratie politique vient de s’écouler
6. Les restrictions selon le raisonnement des abstentionnistes
« Que pouvons-nous espérer puisque les dirigeants politiques appliquent le mot démocratie (avec le consentement actif de la plupart d’entre nous) à la forme de gouvernement qui assure leur sélection et leur permet de gouverner » ? (Dunn, p.179). Cette remarque simple ne peut manquer d’interpeller le sociologue-historien comme le citoyen. La démocratie est à la fois un refuge minimal et une injonction à se soumettre. Face au peuple qui peut s’estimer heureux de ne pas vivre en dictature, les politiciens se livrent au jeu permanent de la politique politicienne, secondés par les journalistes, et des campagnes aux financements opaques. Quelques « remèdes » simples viseraient à restreindre l’argent consacré à la politique. Le financement démesuré concourant à la victoire électorale dans la compétition au pouvoir, est tyrannique : record par le financement des campagnes des élections de Bush Jr ou d’Obama. C’est pourquoi le nombre d’Américains qui ne croient plus aux élections et qui s’abstiennent, augmente proportionnellement au coût du financement des campagnes des élections. Des lors réduire les sommes données par le pouvoir démocratique à la communication et à la publicité politique serait une amélioration.
Enfin le peuple ne devrait plus être défini par son incapacité mais être convaincu de sa compétence (la capacité à gouverner d’une simple « femme de ménage », la célèbre parabole de Lénine). A cette fin, le monopole des informations est critiquable bien qu’il soit pluraliste. Multiplier les titres de presse n’est en rien utile s’ils sont tous conformes à un seul type, au lieu de transformer les sources et les points de vue sur celles-ci ainsi que leur traitement. Or, actuellement les sources et moyens (agences de presse, pools informatifs) sont uniformisés « démocratiquement » et verrouillés par l’argent qui y est consacré et qui élève le prix d’entrée de ceux qui en sont exclus. L’hégémonie de l’opinion dite publique, le vœu du peuple exprimé par « élections ou sondages » sont une invention habile, un argument fallacieux.
On peut changer également l’ordre des questions politiques, c’est-à-dire démocratiser ou modifier les termes de l’offre des problèmes et des urgences : faire rédiger les demandes, les revendications par les électeurs et non par les élus, ce qui conduirait bien sûr à des referendums plus nombreux que les élections générales, trop lourdes tous les 4 ou 5 ans.
On doit accepter l’idée que l’opinion se construit contre quelque chose ou contre quelque qu’un ; sinon on conforte le vote massif d’adhésion implicite (en éliminant soigneusement des comptages, les abstentions, la non inscription électorale, les votes blancs). On peut espérer trouver un autre mode de gouvernement que celui du sondage au nom d’une légitimité proclamée par l’autorité. Aujourd’hui une force « démocratique » n’apparaît que sous certaines conditions : que ceux qui légitiment l’opinion l’acceptent. Le sondage d’opinion élimine son contraire, c'est-à-dire l’opposition au sondage et devient ainsi un vainqueur facile. La théorie du vote universel élimine l’opposant secret, intime, convaincu que le non vote doit exister moralement. Donc le sondage aplanit au plus bas, réduit la démocratie à : « Je parle pour toi puisque je t’ai sondé ». Il n’y a pas pire malentendu totalitaire que le sondage souverain dans les démocraties dominées par « l’opinion », en réalité par ceux fabricant une opinion au nom des Droits de l’Homme qui contredisent souvent les droits des citoyens assemblés en collectifs volontaires. Citons quelques-unes des solutions provisoires jamais appliquées. Dunn ne les renie pas : des élections de contrôle et de surveillance des élus, le choix des questions soumises au vote par les citoyens eux-mêmes, etc. Dilemmes tangibles tels que la confusion entre secret et transparence, la combinaison entre obscurité des coulisses (par ex. les banques, le fonctionnement des partis démocratiques) et une façade, ou bien d’autres contradictions entre le geste et les sentences. On pourrait suggérer aussi, au lieu des successions d’élections pour des représentants en place, plus de référendums aux choix clairs qui seraient déterminants. Pas de multiplications électorales mais des améliorations techniques pour le vote en acceptant les changement de domicile récents, des horaires plus souples, voire le déplacement des urnes jusqu’aux cités. Les quelques fraudes qui en résulteraient seraient moins menaçantes que l’abstention massive ; mais on a vu que cette abstention est implicitement tolérée
7. sociologie des classes sociales en république : principes inegalement exerçables
En plaçant au cœur de son analyse les malentendus, les confusions et les illusions au sujet du concept de démocratie, Dunn et ses collègues de Cambridge nous incitent, sociologues, historiens ou citoyens, à nous ressaisir du sujet, tels les Athéniens responsables collectivement de leur destin, et à questionner, réfléchir, proposer. Ainsi, la démocratie est autant porteuse de manques que d’acquis. Manquent au « peuple » par rapport aux titulaires des droits en démocratie, les capacités pratiques de les exercer en moyens matériels, temps et ignorance du Droit. Pour les services publics dont l’accès est « libre », il manque aux classes populaires, le style de maintien, le mode du contact avec les classes moyennes du guichet ou au bureau du cadre. En raison des argumentations moralisatrices au goût et à la mode psychologique, l’entrée des services de l’Etat de providence ou de simple protection leur est inabordable. La relation avec les classes moyennes aux conduites dites « rationnelles » n’a pas de solution puisque des pans entiers de savoirs informels de présentation de soi (mis à part quelques ruses du discours de la victimisation, venant de pratiques honteuses populaires ;ce que des minorités ou les mafias qui les exploitent, accaparent) .Leur manquent pour accéder au service public et passer à travers les mailles de ses gardiens, les « Gatekeepers » ainsi qu’on dit en sociologie. Mais la nouveauté devant laquelle la démocratie moderne ostentatoire bute est que les plus malchanceux construisent l’impression que l’accroissement des droits des autres se fait au profit de cumuls d’impôts sur leur travail pour alimenter les caisses sociales des privilégiés. Les sociologues en sont si convaincus qu’ils n‘attaquent plus le problème mais se contentent d’enquêter sur des détails. Les dépenses de santé en sont un cas d’école ([7].) La prise en charge collective d’une partie d’entre eux aggrave les déficits au gré de l’exigence individuelle de besoins personnalisés subjectifs. Inconnus collectivement il y a encore 70 ans, les besoins ont été multipliés par cent en un court temps (paroxysme de la démocratisation à partir de 1990). L’idée a quelque chose de terrifiant : « La collectivité me doit une santé illimitée, sans définition autre que celle de mes goûts, de mon genre de vie et ma personnalité ».
Ce chapitre permet de tourner l’obstacle sur lequel butent les politicologues : le contraste des révélations sensibles et des ignorances voulues. Ainsi la schizophrénie dont nous souffrons découle d’un manque de démocratie politique et d’excès de démocratisation des consommations. Fictive transparence ici et obscurité là. Telle est la grille de notre temps.
Refusant le raisonnement politique abstrait des libertés démocratiques, les gens du peuple perçoivent que leurs cotisations ou impôts servent la surconsommation (médicale ou scolaire) des catégories sociales aisées. Certes, ils voient parfaitement que les nécessiteux ne sont pas tous abandonnés à la rue et même que certains, symboliques, sont considérés de façon bienveillante dans les reportages réalisés dans des médias par ailleurs opulents mais en y manifestant une sensibilité factice que tout contredit dans leur support (papier, images, mise en page de luxe, cadeaux publicitaires). L’apparat et la charité deviennent provocateurs. La société des besoins illimités offre un panorama inouï d’attitudes de détenteurs de richesses, à la radio, télévision, presse quotidienne etc. Ce regard, de haut, dans des périodiques débordant d’appels au luxe, voyages, propriétés, appareils, leur parait déplacé, au pire insultant. Puisque la force de chacun sur la scène sociale contemporaine détermine ses droits d’exercice à l’encontre de ceux qui ont des droits mais pas les capacités de les faire valoir, la sécession morale des démunis devient une condition nécessaire, une résistance pour survivre. Cette sensation est nouvelle à ce degré et leur interdit la participation à la vie collective (associations, partis et syndicats, élections et manifestations). Ce qui fait que, paradoxalement, c’est parmi les abstentionnistes endurcis qu’il existe nombre de gens politisés, avertis des résultats de chaque élection à laquelle ils n’ont pas œuvré . Le refus électoral qui annonce une limite inéluctable de la progression de l’idéal démocratique est donc une obligation de survie pour l’estime de soi, quelque chose qui s’appelle la résistance, la dignité des opprimés ; l’abstention représente le dernier quant à soi, une action vivante. La grève du vote, une forme de grève générale, ne fera que s’accroître ( vu en enquêtant auprès d’eux en incluant les Non Inscrits ([8])
La pratique des Droits infinis, infiniment rabâchés, est sans limites. Or, puisque la liberté démocratique n’a pas de fins, c’est l’ordre de l’égoïsme qui triomphe selon les occurrences et les circonstances des « besoins ». « A chacun selon ses besoins » !! Et ceux-là se déplacent très vite d’un secteur à l‘autre. La religion de la liberté et de l’égalité en démocratie, à ne pas confondre avec l’égalitarisme, idéologie plus moderne, a encore de beaux jours devant elle. Si toutes les opinions peuvent se manifester, à égalité, dans les médias (vote incessant, courrier des lecteurs, manifestations d’opinion dans la presse ou Internet), leur poids ou « valeur » se différencient selon les thèmes et les dénonciateurs. L’excès de démocratie ici occulte son absence totale, là. On peut tout dire en certains domaines (culture, loisirs, représentations familiales, vie domestique, éducation) mais rien dans d’autres (patrimoine, revenus, comptes secrets, pratiques occultes de la sphère financière et économique sauf à s’exposer à des procès). Quelques secteurs éclairés de la vie sociale nous submergent et font, à point nommé, oublier un manque criant dans d’autres cas. Qui décide de ce partage entre trop/ pas assez ? Les puissants jouent tantôt de la démocratie contre l’opinion populaire qui n’a été ni consultée ni écoutée, tantôt l’opinion contre la démocratie. C’est pourquoi toute démocratie contient son échec et toute République, sa fin. En s’appuyant sur le Hollandais Hansen et le Britannique Finley ([9]), historiens attachés à montrer le détail des réalités pratiques de gouvernement, on sent que la démocratie est née sans vraiment en avoir conscience pour résoudre des problèmes concrets. Les paysans pauvres endettés risquaient l’esclavage pour dettes et l’équilibre social de la cité était menacé. Ce sont des magistrats issus de l’aristocratie, Solon puis Clisthène, qui mirent au point un ensemble de règles limitant les dangers de l’inégalité. Ce système aboutit à l’égalité de participation active pour un nombre réduit de citoyens soldats. Il fallait voter tous ensemble des décisions qui pouvaient décider de la vie ou de la mort de la cité. La démocratie a ensuite été oubliée comme mode de gouvernement pendant plusieurs siècles (mais pas comme cadre de référence à la réflexion politique). Ces formes d’organisation de la vie sociale ne sont pas le produit d’une volonté nette et définie, comparable à celle qui nous anime aujourd’hui.
Conclusion du premier chapitre
Le pire écueil de l’analyse socio-historique du régime républicain serait de faire passer aux fourches caudines morales de notre époque, les « mauvais » régimes, soit au contraire accorder facilement notre confiance à ceux où les principes nous semblent, appliqués. Dans la plupart des cas, les mots sont vagues et les réalités qu’ils recouvrent très diverses. Les républiques sont des systèmes d’arrangement (pas toujours pacifiques) entre membres de l’élite qui remplissent diverses fonctions. Le meilleur moyen de s’en convaincre est de regarder comment ont existé en Italie, depuis l’antiquité des régimes « républicains ». Rien de plus étrange à nos yeux, en effet, que la façon dont Rome, puis Venise ou Florence à sa suite, « furent » des républiques. Cela ne veut pas dire qu’il y aurait un mauvais terme (l’ancien) et un vrai terme (l’actuel). A travers les âges, la République a toujours été un mélange de principes durables et d’adaptations ad hoc. La République est toujours une combinaison. Regarder les « républiques » italiennes, auxquelles songeaient d’ailleurs les révolutionnaires américains et français du XVIIIe siècle nous semble donc un passage obligé de l’examen sur la longue durée de ce phénomène politique et sociologique.
Ce sera le thème du chapitre 2 à suivre : Oligarchie et République dans les cités italiennes. Il y aura ainsi 6 chapitres dont la livraison aux lecteurs sera mensuelle
Critique du livre impubliable : la Mort des Républiques par les deux personnages emblématiques du site J Peneff : Mondialisation et Histoire
- L’Ermite : A vouloir explorer les disparitions républicaines, alors que les temps de crise poussent à l’euphorie, à l’enivrement de notoriétés littéraires qui s’attachent de préférence aux « naissances », à l’invention sublime, à l’enfantement d’institutions inégalables ,votre projet comparatif est contreproductif, suicidaire même ! On vous reprochera vos sources étrangères ; un coup de poignard pariotique, pour les lecteurs et éditeurs à pignon dur rue ex-soixanthuitars repentis ! On vous reprochera une tonalité militante. Vous sapez le socle des médias cimenté depuis 30 ans. On vous reprochera de solliciter systématiquement des idées neuves. Une hérésie par les temps qui courent !
-Candide : Néanmoins, les dix ans à venir vont être cruciaux. La fin de la 5ème s’annonce. Alors par quels signes précurseurs, dans l’histoire républicaine occidentale, ceci s’est déjà manifesté ? Il y eut, dans le passé, dans la mort de ces régimes, des périodes d’anarchie préparant le terrain, un appel au césarisme, au bonapartisme. Mais chaque époque eut sa préférence pour tel ou tel enterrement. Il fallait donc tenter une comparaison systématique sur un échantillon d’une dizaine de cas, la moitié étant français bien sûr puisque nous avons collectionné ce type de régimes dans un défilé au demeurant peu homogène.
ERMITE Louable intention mais personne ne vous y autorisera. Les medias tenus autrefois par des personnes morales sont maintenant dans les mains des grandes banques ou des affairistes milliardaires. Les éditeurs sont devenus des commerçants dévoués et donc des conservateurs peu audacieux. Vous n’êtes pas le seul à faire ce constat: beaucoup de livres sont refusés en ce moment à cet égard
Candide : Tout bascule : c’est pourquoi il n’y a pas de moment plus propice. Mais quatre « tsunamis » sont survenus. C’est surtout le dernier, l’émigration de masse qui fait tomber les masques ; or le temps de la lucidité est venu. On est juste avant l’effondrement civique, la fin d’une communion nationale et cette année écoulée suggère même une résistance à la conception unanimiste qui a duré 30 ans 1985-2015. Le passé français est maintenant rediscuté par de nombreux auteurs qui reprennent notre histoire contemporaine sous un nouveau jour !Avec « La mort » je veux me situer dans ce mouvement - non un simple changement d’humeur- qui a vu de grands événements dans l’année écoulée se produire, tous totalement imprévus pour des commentateurs aux pronostics aventureux : les attentats ; le FN premier parti à plus de 30%, et la crise morale avec les luttes de clans au sein des 2 grands partis du Centre (PR et PS)
Ermite : Expliquez –vous ! Si vous signifiez que le XXè est mort en 2015 comme le XIXè était mort en 1914 ; quand s’annoncèrent les deux plus grandes guerres de l’humanité ait connues avec des atrocités jamais rencontrées (même si auparavant on assista à diverses traites, esclavages, guerres de conquête et destructions), alors oui, d’accord !
Candide : Le moment est de faire des comparaisons et non pas une histoire événementielle et singulière. L’année vient 2015 d’accoucher de plusieurs tremblements de terre .Vous avez des attentats de masse en janvier et le 13 novembre ! .Dont personne n’a vu d’ailleurs qu’ils étaient très différents d’objectifs et de moyens. Le premier était politico-religieux et visait des prétendus ennemis de l’Islam, le second est une réaction face la situation morale de la société et visait des jeunes de la part d’autres jeunes, en crise de la société de consommation et de loisirs. Rien à voir avec une idéologie gauchisante ou anar, mais un moindre goût de vivre ! Vous avez lu :les tueries de masse de jeunes en Norvège et d’autres jeunes surarmés aux USA qui n’ont pourtant aucun lien avec Daesch ! 2015 fut l’année de la montée apparemment irrespirable et pourtant si évidente de l’incompréhension, du FN. Mais l’essentiel est que 2015 a vu une émigration de masse inédite depuis la seconde guerre mondiale.
CANDIDE : Mais la France dans tout ça ?
ERMITE : Les républiques chez nous sont tombées sous les coups de l’armée mais il n’y a pas eu de déroulement logique. On ajoutera particulièrement le vieillissement des « élites » intellectuelles, l’absence de mobilité des politiques du fait de quasi- cooptation, la sclérose des institutions :tout cela engendrant la paralysie des pouvoirs. L’abstention électorale massive est un indicateur, pas une cause. L’appel au peuple n’est guère convaincant, ni d’ailleurs fréquent en république bien qu’il ait eu lieu parfois et se termina mal pour ce dernier.
Notre pays a le sentiment de traverser une période catastrophique avec l’irruption massive des migrants. Ce faisant on oublie sa tradition d’ouverture (comme le fait d’accueillir 500 000 Espagnols en fuite devant Franco en 1939, ou encore le million réfugiés du nord et de l’est de la France en juin 40 lors de l’exode de la défaite). Les Français découvrent avec stupeur des mouvements de population qu’ils croyaient périmés et qui sont de tos les temps ( les croisades ont transporté en 12 transportations sur deux siècles, un demi-million d’Européens vers l’Orient pour la reconquête de Jerusalem. Ce sont leurs descendants, les Chrétiens de Syrie qui reviennent d’ailleurs maintenant. On a oublié le maelstrom de l’Europe chamboulée par les Nazis : 10 millions d’étrangers sur le sol allemand en 1945 (ce qui fit de nombreuses naissances - cachées- par dizaines de milliers (et chez nous,au moins deux cent mille, issues de couples mixtes (soldats allemands et femmes françaises) . Nous sommes aveuglés et sans mémoire de ce mélange d’allogènes.
Les migrants récents font partie d’une immense tradition européenne et proche- orientale. Ils viennent maintenant du Moyen-Orient et de plus loin, d’Asie, bombardés parfois par nos avions; ils convergent dignes et respectueux, ne demandant qu’asile et travail. Meurtris certainement ils se saisissent de la porte ouverte que nous avons produite chez eux puisque en détruisant leurs systèmes, leurs patriarcats, leurs traditions culturelles, avons excité leurs querelles byzantines ancestrales religieuses. Irréductibles, ils seront inarrêtables.
Ce retour à une réalité globale est un choc imprévu comme l’exode de 1940 le fut ou d’autres déplacements aussi importants dont on n’a pas soupçonné l’évidence. Or aujourd’hui « ils » sont là ! Et un élan magnifique vient de naître en faveur de leur soutien, et du refus d’une relégation comme celle subie par les républicains espagnols qu’on avait parqués sur la plage. Surprise divine! La résurrection française existe par la solidarité !
Un peuple s’est mis en mouvement venu des profondeurs du pays qui va à leur rencontre, qui abandonne maisons et champs, bureaux ou usines, consommations et routine pour leur tendre la main. Ce geste est plus que de la générosité ; c’est une forme de politisation, hors de tout intérêt électoral, une volonté venue des tréfonds de la nation, une formule neuve de l’action collective, un désir de retrouver un sens de la justice. De partout en Europe le même besoin de solidarité s’exprime par des initiatives courageuses et originales et la volonté de rejoindre Calais devient l’emblème de l’esprit de fraternité de l’humanité. Maintenant, chacun de nous doit choisir son camp : c’est là la clé des événements politiques de demain, en dehors de tout parti, de toute religion laïque. La conscience de l’existence réelle d’autres populations sur la planète, inaugure l’ère des déplacements à flux continus. Elle nous met face à un dilemme historique entrevu par nos pères dans les années 40 et 50. A partir des rivages de la Manche, la France s’est divisée en deux : hostiles, violemment opposés contre les tolérants et les bienveillants et la coupure ira en s’aggravant. Une tension insoutenable pour une vieille république en manque d’oxygène, aux minuscules querelles domestiques et aux programmes obsolètes. Le moment est historique que ce retour de la France réparatrice et responsable ! Une manière de résistance sourde, confuse au début, sans réelle bureaucratie, sans aide de l’Etat et même souvent contre lui, contre son inertie ou sa répression, se développe en silence, presque clandestinement, à travers des gestes spontanés. La véritable démocratie renaît, de ses cendres. Calais nous fait souvenir de tout ce passé enfoui
En effet depuis la Grande Résistance contre l’Hitlérisme qui a été l’objet et le moment d’une irruption de mauvaise conscience et de besoin de justice a produit l’action immédiate de sacrifice et de bénévolat. Elle avait effacé le clivage qui nous aveuglait alors : Gauche/ Droite, chrétiens et incroyants, possédants et ouvriers, aussi bien que les différences d’origine ethnique sur notre sol. La mort de la Vème république recèle-t-elle la renaissance de cette France libre ? Audacieux et un peu tôt pour l’affirmer ! Mais des caractéristiques de la situation, émergèrent des idées neuves et des personnalités hors pair induisant des actions exceptionnelles. Ce fut sous la houlette du plus célèbre des déchus de la nationalité française (Décret du 1er août 1940 signé Pétain, qui évince De Gaulle du droit d’être français) que ce titre, non de honte mais de gloire, redonnera un sens à notre Constitution!
ERMITE Ce condensé de l’histoire française, vous ne pourrez jamais la publier. Dire que toute république connaît sa fin et que tous les exemples sont à la fois semblables et différents : aucun éditeur ne fera paraître de telles idées. Les actionnaires et le poids des décisions de la Bourse dans l’édition, les universités, les medias, tiennent sous leur autorité ce qui est dicible au sujet de la globalisation démographique. Ils profitent de cette position pour trier dans les journaux, les « bons » des mauvais auteurs. Ils marginalisent les petits éditeurs qui accepteraient un mélange d’érudition et de culture générale en vue de l’abandon du manichéisme républicain des idolâtres. C’est pourquoi il faudra accepter une idée de république changeante versatile, contingente, incertaine, transitoire au cours chaotique de déroulement depuis la Grèce et Rome. Elle est, en elle-même, une formule étrange qui a enfanté bien des contenus, incluant du césarisme, de la tyrannie, des oligarchies
ERMITE : C’est cela la conclusion à votre livre ?
CANDIDE : Vous verrez bien: il n’y a pas de causalité unique, ni de déterminisme mais un enchaînement où les puissances alliées, l’Europe jouent le rôle de détonateur interne de notre histoire. Les circonstances du décès sont modifiées par les aléas de la tournure internationale (notamment par les victoires ou défaites de guerres). Il faut rester à l’affût des moindres signaux pour interpréter et diagnostiquer
ERMITE Comment ?
CANDIDE : Par un surcroît de travail intellectuel et des comparaisons, outre une liberté de pensée accrue
ERMITE : ça n’en prend pas le chemin
CANDIDE : Non mais on peut s’exprimer librement sur de nouveaux supports comme internet où la censure ne pèse pas. Donc je choisis ce mode d’expression et je vous livrerai chaque mois un chapitre de mon livre que j’espère vous discuterez pas à pas
ERMITE : D’accord je lirai, mais je doute qu’un éditeur accroché à ses certitudes et au culte religieux des Droits discriminants, discrètement inégalitaires, accueille votre livre. D’autant, si je vous suis bien, que vous montrez que les phénomènes de dimension européenne sont d’une trame banale. On a abattu de fortes républiques pour moins que ça dans le passé. Et ce sont les historiens Anglais (et les Américains, les Allemands et d’autres nationalités) qui décrivent le mieux les faits nouveaux. Vous insistez sur l’apport des étrangers et cela est un handicap supplémentaire pour votre livre
CANDIDE Oui ! Mais ces innovateurs étrangers ne sont pas de purs historiens justement ; leur éducation combinant histoire, sociologie et anthropologie constitue un ensemble qui n’est plus enseigné en France alors que la connaissance mondiale, et le fait d’être polyglotte devraient être obligatoire. En France il est rare qu’un historien chevronné parle couramment l’anglais, ce qui est le comble du provincialisme. L’académisme universitaire a figé les cloisonnements et le découpage chronologique en histoire a produit des compétences étroites empêchant les jeunes historiens de sortir de leur isolement de spécialiste. Ce simplisme de formation datant de plus d’un siècle dans un monde rapidement évolutif est dangereux : il entrave les vastes synthèses et l’audace de création
ERMITE Vous voulez sortir de l’atmosphère confinée qui règne dans les vieilles institutions ! Eh bien, avec tout ça, vous allez déplaire aux vieux lecteurs assoupis, les anciens de 68, les vieux profs spécialistes de microscopiques problématiques
CANDIDE Oui je sais : je cumule tous les handicaps mais je ne joue pas ma carrière, depuis longtemps terminée, et ma notoriété n’a jamais été établie .Donc aucun risque à rester soi-même et à affronter les refus de publication !!
Mais le temps travaille pour nous :« Lorsque la fortune prépare le bouleversement d’un empire, elle place à sa tête des hommes capables d’en hâter la chute » ainsi que le disait Machiavel
[1] C Andréo,M. Brichet, C.Brochier, , M. el Miri, P Masson
[2] Libérer le peuple Un histoire de la démocratie, Genève, Ed. Marcus Haller, 2010.
[3] On verra les détails dans l’entretien réalisé par Alan Macfarnale sur Wikipedia.
[4] The Cunning of Unreason, 2001
[5] De 1789 à 1793, le tirage au sort fut utilisé pour certains choix : il ne fut pas concurrent, ni exclusif de l’élection. Il fut utilisé plus tard pour le service militaire ou dans des assemblées particulières (Claude Mossé : Histoire de la démocratie athénienne. Seuil 1971). Il fut même perçu en Grèce comme plus efficace et plus démocratique que l’élection pour des fonctions « sérieuses », judiciaires et religieuses; les dirigeants aux missions moins importantes ou plus formelles tels que les archontes pouvant être «élus » au terme d’une spectaculaire compétition politique. Cf. Le pouvoir au peuple Yves Sintomer, la Découverte, 2007
[6] Cf Jean Peneff et Mustapha El-Miri : « Maintenant le règne des banquiers va commencer ».La découverte 2005 Seul auto-renvoi que nous nous permettons, car l’autocitation est la maladie infantile de l’égotisme intellectuel. Nos enquêtes publiées sont accessibles à tout chercheur curieux
[7] Cf :la France malade de ses médecins. De même que l’abstention refusée comme sujets à Sc Po ainsi que la non inscription électorale
[8] Que nous avons étudiés directement au sein d’une population d’un quartier de Nantes en vivant et participant aux opérations électorales. Et en évitant tout questionnaire, tout entretien qui sont des moyens stupides en contre appropriés sur un thème aussi sensible et non mesurable statistiquement
[9] Hansen : la démocratie au temps de Démosthène
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