• Lectures utiles

     « Libérer le peuple ;Histoire de la démocratie » de John Dunn     (Ed Marcus Haller 2010) .     Un grand livre d’histoire et de sociologie

     

     

    Résumé : Les droits de l’homme et la démocratie mis à l’épreuve des faits historiques,tel est le but de ce livre. Histoire mouvementée, contradictoire et polémique. La démocratie est une forme politique variable et son idéal plutôt confus. Ça commence, semble-t-il, comme une provocation. L’introduction est le fait  non d’un faux ingénu ou d’un partisan autoritaire mais d’ un démocrate authentique fin et subtil. Enfin les bonnes questions sont posées et on comprend mieux le vingtième siècle et ses errements. Ouvrage remarquable destiné à devenir, n'en plaise à certains ,une référence.  De multiples idées admises sont  remises en cause  de manière stimulante et indispensable à ceux qui veulent "penser" à nouveau, ouvrir un débat malgré les objections que cela impliquera de la part des adversaires de ce livre

     

    Une forme confuse

    La relativité des conceptions et de l’interprétation donnée à « Démocratie » s’impose d’emblée. L’étude sémantique comparée qui va des Athéniens ou des Romains de la République jusqu’aux  révolutionnaires d’Amérique et Europe de la fin du 18e est saisissante quant à l’hétérogénéité de significations.  Mais pourquoi la démocratie accepte-t-elle  à ce moment la colonisation, l’esclavagisme ; pourquoi est-elle associée   à la Terreur en 1793 ? Quelle conclusion tirer d’un régime renié par ceux que l’on honore aujourd’hui comme ses promoteurs ?  Depuis l’Antiquité, à qui on attribue sa naissance, la démocratie a été systématiquement réprouvée par les hommes dits de progrès comme productrice d’inégalités et comme source de chaos. L’idée politique de la démocratie a surtout émergé du vague et du flou, au 20ème, avec  les ambiguïtés qui perdurent. Les formes prises dans divers pays sont si nombreuses et  diverses qu’on affirmera qu’aucune conception « juste » n’a aujourd’hui vraiment gagné la partie ; tout en considérant qu’ elle  fut bien tolérante envers la montée des fascismes et du nazisme. Elle eut  même la plus mauvaise réputation  dans les pays qui ont promu  les droits des Citoyens aux Etats Unis et en 1789 en France. Voici les questions que   l’auteur habilement amène sur ce qui a porté le nom de démocratique

     

    Aucun critère ne s’impose donc, ni n’est exclusif (Constitution, élections, royauté ou république, liberté de presse, Droits égaux, religion ou laïcité).   La démocratie, au long du temps discrimine, exclut (femmes, enfants, esclaves, indigènes, étrangers.) Elle permet cependant à une minorité, de fait  de plus en plus large (l’assemblée des électeurs), de choisir des  hommes habilités à exercer le pouvoir  général. Sur deux siècles, cette tendance a été confirmée par l’élargissement de la base de l’association entre mandataires et mandants acceptant leur autorité. Ce livre permet de comprendre les conséquences négatives que les penseurs grecs ou les députés de 1789-93 avaient envisagées  en usant de cette notion du « pouvoir du peuple par le peuple ».  Et pourquoi ils avaient refusé l’égalité réelle ; sur 300 000 Athéniens, 30 000 pouvaient siéger  et prendre la parole. Mais ne votait à l’assemblée que le petit millier qui   avait été tiré au sort.  On a ensuite appelé démocratie une série de  constitutions, d’actes législatifs  produits immédiats de séquences mortelles sous la Révolution,  complots, exécutions  (Robespierre, les Egaux,  répression  de la part des Thermidoriens) pour  parvenir enfin à un régime  stable où sont reconnus les droits  d’environ 10% de la population française adulte (citoyens actifs ).  Définition étroite qui résista jusque en 1848. Ensuite la démocratie fut assimilée au suffrage universel masculin mais avec un ensemble de filtres, de contrepouvoirs, d’écrans qui permettait d’encadrer la partie des électeurs jugée imprévisible et dangereuse et donc d’attribuer de manière régulière le droit de  diriger  à une élite stable et « convenable ». En 1945, la population féminine française a été admise à participer à ce choix certes 25 ans après l’Allemagne et l’Angleterre

    Si on résume cette ascension lente et hésitante, la proclamation adéquate serait : « Intéressez, associez le maximum d’individus à la vie politique mais interdisez au peuple d’exercer le pouvoir ».C’est ce principe que les principaux philosophes et révolutionnaires ( s’opposant à Robespierre, Babeuf et Buonarroti,) ont appliqué. Et la démocratie est donc peu à peu devenue une formule associant un grand nombre de personnes (mais pas toutes) selon des critères particuliers de sexe : âge, lieu de naissance, nom, fortune, titre. C’est devenu la façon la moins chaotique par laquelle un régime organise la conquête du pouvoir entre des catégories sociales sélectionnées.  On comprend combien peu d’hommes alors se revendiquaient démocrates. Cela équivalait à se réclamer démagogue en accordant   au peuple irresponsable le droit d’intervenir, au risque permanent de l’anarchie (« entre cent mille fractions »). Contraste surprenant avec la signification actuelle qui ne voit plus que l’aboutissement du chemin de la menace maîtrisée du désordre : l’élargissement de l’électorat.

    Parallèlement, J.Dunn souligne que, tout en limitant la participation, des principes forts d’égalité et d’équité avaient été décrétés.  Et ce n’est pas mince : l’égalité de statut civique et juridique a vu le jour ( nuance : exclusion d'indigènes et d'esclaves). Le renoncement par le peuple au pouvoir par lui-même et au droit de commander a été compensé (c’est ce qui, à la longue, a emporté l’adhésion de la majorité) par l’apport de libertés appréciables : presse, opinion et parole, religion, conscience, procédures juridiques.  Mais cette association ne va jamais de soi et peut être mise en cause, à tout moment. On comprend l’ironie du titre de l’ouvrage : « Libérez le peuple ».

    Tout diverge donc dans cette histoire non linéaire  malgré la vision étroite enseignée par l’Etat à l’école, en Droit, ou en Sciences politiques. Le point aveugle est celui du filtre de la capacité à conduire la politique. De Périclès aux délégués du Congrès américain rédigeant leur constitution, sans oublier les députés du Tiers-Etat, la République n’est pas assimilable à la démocratie en tant que gouvernement du peuple par lui-même. En démocratie pratique, le partage du pouvoir entre fractions « élues » est crucial et donc la conception de la délégation est complexe et sinueuse. On s’y perd entre démocratie participative, directe, indirecte, représentative, déléguée, à une ou deux chambres. Le partage de l’autorité entre élites est si délicat dans une atmosphère universaliste qu’on n’en tire aucune règle d’immuabilité ou univoque. Ce sont des accords locaux (pays) qui en décident. Elle peut disparaître en gardant le nom. Elle peut se confier sans difficultés à un dictateur (Antiquité) ou un premier Consul (Bonaparte) ou à Napoléon III. Il suffit que la fraction au pouvoir soit choisie selon des règles formellement respectées[1]. Elle se confie sans scrupules excessifs à des gens qui veulent la renverser (elle se met alors en hibernation : Allemagne en 1933) et elle sort du sommeil sans problèmes (le fascisme italien tombe en un jour et dès l’été 1945 des instances démocratiques se mettent, après épuration, à fonctionner en Allemagne comme si de rien n’était).

    La démocratie moderne est un régime élitiste mais le moins violent, le plus libéral de tous.  C’est aussi un mode d’organisation de la société, flexible, le mieux adaptable à des circonstances de mœurs, d’économie ou de production de symboles. C’est, comme on l’a souvent dit, la moins mauvaise des solutions de gestion

     

    B la démocratie   n’implique pas l’égalité

     

    Au contraire, pourrait-on dire ! Ici la démonstration est subtile, complexe, même si droits formels contre droits réels sont une approche classique. La différenciation contre laquelle buttent les théoriciens politiques : entre formes de pouvoir et droits universels, entre libertés réelles et statut formel, resurgit toujours.  On peut avoir la démocratie   sans liberté ni justice pour l’ensemble de la société ; et son contraire, c’est à dire une absence de rotation de dirigeants au sommet et des obstacles à l’exercice du vote contrastant avec une démocratisation sociétale, c'est-à-dire une libéralisation extrême des moeurs. Ce qui est appelé démocratie est simplement le choix de personnels habilités à décider, incluant l’arbitrage organisé dans la répartition entre fractions élitaires. Mais le concept de démocratisation sociale est quelque chose de bien plus compliquée, manifestée au sein de deux ordres de phénomènes :

     

    a) Le droit de vivre selon des dispositions extensives, le droit d’user de nombreuses capacités, de créer des modes de vie allant du dilettantisme à l’acharnement au travail, de multiplier des  minorités qui s’expriment sans discrimination, qui consomment du temps et de l’espace sans contraintes. On vient d’assister à un siècle de particularisme culturel, d’individualisme hyper distinctif, d’inventions singulières de styles de vie et de communautarismes pour lesquels la démocratisation  libertaire extrême s’est appuyée sur la démocratie politique, ici indispensable.

     

    b) Les richesses que deux siècles de croissance économique ont créées en s’aidant de la libre circulation de travail, d’emploi, de l’usage de la force de travail ou de tous autres biens collectifs sont forcément reliées à la démocratisation de la vie. L’évolution des mœurs qui en découle entraîne une économie de la dépense. Elle autorise la croissance des dispositions culturelles, fractionnées de façon incessante, grâce aux ouvertures mouvantes d’opportunités, de métiers, de manifestations de goût. Ici la démocratisation connaît une diffusion planétaire et assure le succès mondial de la différenciation capitaliste. Ce régime satisfait le maximum de revendications (pas toutes) grâce au partage inégal des richesses mais cela, dit  J. Dunn, n’ est toléré que  si elles sont toujours croissantes. Certes « l’ordre de l’égoïsme » s’accommode aussi bien de pouvoirs forts et autoritaires, réservant les biens fournis à une oligarchie, une élite mais l’histoire a associé, avec des secousses, le Capital avec  le régime représentatif en Occident. Pourquoi la démocratie civile a-t-elle été la forme la plus favorable à ce développement matériel? L’auteur justifie cette convergence par la Révolution industrielle. Condition non nécessaire, elle a représenté néanmoins  une coïncidence de terrains : exalter l’ âpreté individuelle des besoins, des désirs subjectifs, des pulsions de consommation égoïste convenait bien et s’ajustait à la démocratie comme mode d’ arbitrage  entre « égalités », ou  comme justification au nom du travail et du mérite. Par exemple la Russie récemment a gagné l’une (la liberté) mais perdu l’autre, l’égalité de conditions (relative bien sûr).

     C’est pourquoi depuis 50 ans la différentiation dans l’usage des libertés et des consommations croit de jour en jour. Les minorités renouvelées la réclament. La transparence (ou au moins une sincérité affectée) est attendue mais pas exigée dans ce contexte. Par ailleurs la complexité du fonctionnement politique est de plus en plus malaisée à saisir  au travers de ses mécanismes internes modernes. De là, des zones nombreuses de non droits, des obscurités durables (affaires, banques, décisions secrètes, espaces privés) qui s’étendent, inaccessibles à l’intelligence du citoyen moyen. Trop de démocratie et pas assez, vont donc de pair, parce que c’est l’instrument qui change. La libéralisation de la vie civile, la démocratisation des consommations (aucune n’est interdite pratiquement) sont extensives aux affinités individualistes capitalistes, sur lesquelles la démocratie s’est greffée, sans contrôle de pouvoir.

     

    C le triomphe de l’idéologie démocratique depuis 1945

     

    Depuis 50 ans, rien ne se fait hors de son nom ; rien ne se pense hors d’elle.  C’est un renversement étonnant, à l’explication duquel l’auteur s’attelle dans le chapitre 4 ; le dernier du livre : « pourquoi la démocratie ». Aucune autre référence, aucun contre modèle, aucune contestation possible (seule menace : une perte de confiance silencieuse).

    « La démocratie a changé radicalement de sens depuis Babeuf car elle est définitivement passée des mains de Egaux à celles des dirigeants politiques qui représentent l’ordre de l’égoïsme. Ces derniers appliquent le mot démocratie (avec le consentement actif de la plupart d’entre nous) à la forme de gouvernement qui assure leur sélection et leur permet de gouverner ».  Et « le rôle de la démocratie en tant que valeur politique à l’intérieur de ce remarquable mode de vie (je veux parler de l’ordre mondial de l’égoïsme) est de tester sans répit les limites tolérables de l’injustice dans un mélange d’exploration culturelle et de combat socio-politique ».

    En effet, le débat est interminable entre normes sociales acceptables et Droits de l’Homme qui contredisent les droits des citoyens, assemblés en collectifs volontaires.  « L’essentiel de la vie politique moderne est accaparé par des querelles qui portent sur ce qu’il convient de révérer ou de rejeter ». Les remèdes d’un Dunn, plutôt sceptique sur les chances de modération et d'équilibre, sont de plusieurs sortes. Certaines mettront tout le monde d’accord sauf qu’elles sont pour le moment inimaginables à imposer. Par exemple restreindre l’argent consacré a la politique. Le financement démesuré concourant à la victoire électorale dans la compétition au pouvoir est tyrannique : record par la finance des campagnes des élections de Bush ! C’est pourquoi le nombre d’Américains qui ne croient plus à la valeur des élections et qui s’abstiennent, augmente proportionnellement au coût des élections. « Au sein de l’ordre de l’égoïsme, c’est l’argent qui justifie essentiellement le pouvoir et le pouvoir qui à son tour justifie l’argent ». Des lors diminuer les sommes d’argent données par le pouvoir démocratique à la communication et à la publicité politique serait une amélioration. On peut changer également l’ordre des questions politiques, c’est-à-dire démocratiser ou modifier les termes de l’offre des problèmes et des urgences : faire rédiger les demandes, les revendications par les électeurs et non par les élus, ce qui conduirait bien sûr à des referendums plus nombreux que les élections générales trop lourdes tous les 4 ou 5 ans. Enfin le peuple, par l’éducation, ne devrait plus être défini par son incapacité mais être convaincu de sa compétence (la fameuse « cuisinière » de Lénine) en rendant les débats plus ouverts ou tolérants aux diverses manières de s’exprimer. « En attendant d’aller dans le bon sens, nous devrions au moins nous préparer à payer le prix de notre incapacité chronique à changer » Ultime  phrase de cet ouvrage qui  permet de résoudre des énigmes. Trop de démocratie ou pas assez ? Trop de libertés versus pas assez d’ordre ? Anarchie des demandes contre exigences civiles centralisées ? Il faut ostraciser les termes mal définis : démocratisme, populisme, islamisme, électoralisme ; se dégager des affrontements stériles entre médias. Nous avions tout ceci à l’esprit quand nous avons analysé les dilemmes concrets au quotidien tel l'harmonie entre secret et transparence, la combinaison entre obscurité et coulisses - par ex. des banques- et exigence de leur  façade démocratique, ou bien d’autres contradictions[2].

    Informations biographiques sur l’auteur (sous toutes réserves)

     

     Vie Né en Angleterre en 1940 (il a 71 ans) ; « Famille impériale », dit-il.  Petit- fils d’un médecin militaire, blessé et décoré à la première guerre mondiale (propriétaire terrien,grand chasseur ; tué par un sanglier ! ). Fils d’un diplomate, colonel de l’Armée des Indes, qui a séjourné en Asie. John Dunn a vécu aux Indes, en Iran ; fut envoyé interne dans un des meilleurs collèges londoniens (conservateur et traditionaliste). A fait des études d’histoire à Cambridge (avec Moses Finley ) puis étudiant à Harvard. Il s’est marié trois fois

     

    Carrière : Assistant (lecturer) à King’s Collège, MCF à Cambridge et ensuite professeur. A été invité un an au Japon. Actuellement professeur émérite. On notera en passant  l’aptitude  à l’ouverture internationale des élites anglaises et la circulation des intellectuels, absentes à ce niveau  chez nos  historiens

     

    Œuvres : Spécialiste de l’histoire des idées politiques, il a écrit un livre sur Locke. Puis un ouvrage sur la faiblesse du raisonnement et les limites de l’expérience humaine comme empêchement d' un gouvernement démocratique « juste » ( The Cunning of Unreason 2001). La ruse de l’irrationnel comme principe de l’action politique était en germe là.

    Il a été proche de Giddens militant ; a fait partie de cette aristocratie de la pensée anglaise, à la fois libérale et sceptique, sinon détachée, dans la tradition de Locke et de Hume. Pragmatiste, il n’est pas anti–marxiste.  Il retient  de Marx la lecture économiste mais  aperçoit aussi l’utopiste, son  faible réalisme dans l’action et la prédiction politique.  

     

    Ecrit dans un style simple mais parfois sinueux, on appréciera aussi l’ironie dans la tradition de l’humour outre-Manche. Voir page 194, sur son métier : « L’organisation de la vie universitaire illustre parfaitement, dans notre compréhension sociale et politique, la déconnexion des deux sens de la démocratie (valeur politique et forme du gouvernement) : la division moderne du travail intellectuel, paradoxalement caractérisée par l’ambition intellectuelle et l’autosatisfaction.... Mais si la synthèse de ces deux aspects de la démocratie échappe aux professionnels, comment l’immense majorité des citoyens modernes peuvent-ils parvenir à la formuler, eux qui se croient si souverains dans leur choix ? (Et s’ils n’ont ni le temps, ni le goût, ni le courage de s’atteler à cette réflexion, que peuvent-ils faire à la place ?) »

    Voir  détails dans l’entretien réalisé par Alan Macfarne (Wikipedia)



    [1] .L’élection américaine, par exemple, est faite à plusieurs niveaux , 5 ou 6 filtres pour éliminer les intrus possibles et gérer le bipartisme dont le principe est  l’exclusion  de la partie jugée dangereuse de l’opinion

    [2]  Ceci permettrait de tourner l’obstacle sur lequel butent les sociologies politiques : le contraste étonnant des révélations sensibles et des ignorances voulues. J’ai expliqué l’abus de médicament (=Médiator) par le refus d’affecter à la médecine le mêmes exigences commerciales qu’aux autres productions (confusion d’intérêts) aussi bien que  la « grève » des footballeurs français à la Coupe du monde, conflit du travail contre le contremaître incompétent, ou  la chasse médiatique éperdue de boucs émissaires grâce au coup de fusil de la « petite phrase ». On déplace les responsabilités sur des lampistes. La schizophrénie dont nous souffrons découle d’un manque de démocratie politique et des excès de démocratisation. Transparence ici et concomitamment l’obscurité là,. telle est la grille des « scandales »  de notre temps.

     

     

     

     

     

     

     


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    Un livre polémique qui a eu ses détracteurs et ses admirateurs; qui a fait l'objet de pressions pour qu'il ne soit pas publié, de la part de grand labo pharmaceutiques qui font l'actualité aujourd'hui et qui ont offert à l'auteur une somme astronomique pour qu'il le retire de l'édition.

    10 ans après les faits et le virus donnent raison à l'auteur sur le poids démesuré que prendra la santé sur la politique et l'économie, qui entravera l'éducation et la scolarisation de millions de jeunes et qui paralysera l'économie.

    Tout les événements qui touchent les anciens empires occidentaux étaient donc prévisible du fait de la liberté que l'on donnait aux médecins et aux patients de puiser dans le fond inépuisable de la sécurité sociale au détriment de l'équilibre budgétaire et des autres besoins du pays. Donc ce virus et ses conséquences était une chose prévisible et annoncée. C'est comme ça que se termine quatre ou cinq siècles de domination et d'impérialisme. Donc relisez "la France malade de ses médecins" aux éditions des empêcheurs de penser en rond et vous serez édifié.

    Contrairement à ce que laissent présager le titre racoleur et la page de couverture, ce livre n'est pas un pamphlet contre la médecine ni un essai polémiste. C'est un ouvrage majeur de sociologie qui déplace l'axe traditionnel du questionnement disciplinaire sur la santé. Dense, inventif, contre intuitif au possible, il est susceptible de fournir une ligne de repères aussi stimulante que féconde pour toutes formes de réflexion sur l'institution médicale. En sciences sociales, on cherchera à valider ou à réfuter ses propos. On mènera des contre-enquêtes, on approfondira un point ici ou là. On se positionnera en affirmant que « Peneff l'avait vu » ou au contraire qu' « il l'avait démontré un peu vite ». Mais on ne pourra plus tout à fait procéder comme avant, car cet ouvrage porte en lui un double renouvellement, à la fois méthodologique et théorique qu'il sera désormais impossible d'ignorer.

     

    2De prime abord, on croirait pouvoir ranger ce travail du côté des théories d'Illich en compagnie de quelques autres critiques radicaux. On aurait bien tort. Le canevas empirique est autrement plus serré et l'objectif incomparablement plus subtil. Mais voilà, les conclusions de J. Peneff mettent mal à l'aise. Personne n'est véritablement prêt à assumer la déconstruction du mythe du médecin : vocation, dévouement, désintérêt, compétence, scientificité, sagesse, éloquence, confidentialité, etc. Chercheur ou non, nous partageons l'idéologie positiviste. Chercheur ou non, il nous faut bien autoriser l'accès du soignant à notre corps pour être soigné et corrélativement lui accorder notre confiance ou souffrir. Qu'à cela ne tienne, J. Peneff n'entend pas s'attaquer aux praticiens, ni même à la médecine. Il met à nu, patiemment, méticuleusement, les rouages de l'institution qui s'intercale entre les hommes et leur « art ». Ce simple démontage, pourtant, suffit à activer nos résistances et le prix du travail à effectuer pour le suivre dans son raisonnement manifeste l'emprise de la croyance et le pouvoir d'imposition de la médecine en matière de représentations.

     

    3Il est modérément pertinent de détailler ici l'inventaire des thématiques abordées par l'auteur tant nos propres préjugés nous interdisent face à de tels énoncés d'accorder foi à l'objectivité de l'auteur : l'auto administration de la profession médicale, la stimulation de la demande médicale par l'offre, les profits induits par le secret médical, la politisation de la profession et la défense des revenus, la gestion de l'euthanasie à l'hôpital, la production des applications de la science, etc. Le grand mérite de J. Peneff réside dans sa capacité à trouver une cohérence à l'ensemble de ces interrogations et, conséquemment, à nous en fournir une intelligibilité.

     

    4Dans son introduction, l'auteur nous laisse croire qu'il ne s'agit pas véritablement d'un livre de sociologie, qu'il se sent surtout animé par des intentions militantes. Il doute également que sa discipline soit apte à répondre aux sollicitations des médecins pour améliorer leurs pratiques. Dès lors, on s'attend à un ouvrage sans réelle méthodologie. Or, c'est tout le contraire qu'on constate. J. Peneff commence par un examen critique des notions de « maladies » et de « santé » au cours duquel il met à jour la polysémie de la notion. Il poursuit par une réflexion sur les conditions d'enregistrement des données par les institutions chargées des statistiques médicales (INSEE, INSERM). Il insiste sur le flou des taxinomies courantes, les biais possibles dans les mesures des inégalités de santé et propose en sociologue, le remplacement de l'évaluation de la « santé » par l'évaluation de « l'activité médicale ».

     

    5Dans le chapitre suivant, l'investigation s'organise sur la base d'un corpus de 12 livres dont l'enquêteur rappelle les propriétés sociales des auteurs (essentiellement des hauts fonctionnaires qui ont assumé à un moment donné des responsabilités dans la gestion de l'assurance maladie) avant de recouper les principaux enseignements thématisés au moyen d'une mise en tableau. Cette opération permet à la fois de cumuler et d'évaluer le jeu entre les constats, intuitions et points de vue issus des différentes sources. De là, la gamme des terrains à fouiller, des hypothèses possibles et des questions à trancher. L'ensemble des critiques semble dessiner une dégradation généralisée du système sanitaire mais J. Peneff affirme sa ligne directrice : « Inutile de chercher le complot d'adversaires dissimulés ou le travail de sape de forces opposées qui serait à l'origine de cet état de fait. Il faut plutôt accuser un ensemble de processus lancés à une autre époque et qui ne correspondent plus à l'organisation sociale contemporaine ».

     

    6Pour étayer l'idée qu'en matière de médecine comme ailleurs, la demande est créée par l'offre, le chercheur s'appuie sur les travaux des économistes de la médecine. Il documente le propos, l'historicise. Pour dépasser la clôture du « colloque singulier », il dépouille les écrits biographiques des médecins généralistes et se centre sur le récit des pratiques. Pour saisir les règles non écrites de l'exercice médical quotidien, il convoque avec érudition les sociologues américains (Freidson, Becker, Hughes, Strauss, Ansprach, Timmermans) et l'école française de Baszanger à Herzlich sans oublier Pinell, Memmi et tous ceux qui ont travaillé sur la profession. Le recours aux historiens - O. Faure, Peter, Hatzfeld, Vergez - est récurrent. J. Peneff ne se prive d'aucun outil et surtout pas des siens : ceux de l'observation de terrain, utilisés avec une maîtrise aboutie. Tour à tour brancardier, faux malade, visiteur médical, il pénètre en ethnographe dans les lieux les plus fermés. Il entraîne avec lui ses étudiants : l'un s'infiltre comme cobaye pour des tests médicamenteux, l'autre s'immisce à la CNAM pour vérifier les feuilles de sécurité sociale et le troisième, C. Andréo, s'installe en réanimation. L'option retenue par J. Peneff, en adepte de l'école de Chicago, est de récolter des informations plutôt que de collecter des discours. Son attitude se caractérise par une méfiance absolue que certains dénonceront comme de la suspicion paranoïaque mais où l'on peut surtout lire une curiosité d'enquêteur pointilleux et l'esprit critique du scientifique obstiné. Par-dessus tout, elle exprime le rejet total et sans compromis des commandes institutionnelles et des sujétions qui les accompagnent.

     

    7L'Economie, l'Histoire, les Observations de terrain composent le triptyque de la méthode sociologique déployée dans ce livre, discipline à laquelle l'auteur croit pouvoir échapper alors même qu'il se plie à ses normes les plus rigoureuses. Car les expériences évoquées dans ces pages sont reproductibles - à chacun de se munir d'un petit carnet. Les arguments sont réfutables et s'appuient, comme il se doit, sur les apports cumulés de la connaissance savante. Mais il est vrai que l'auteur est agacé par les recettes et les procédés de ses condisciples. Il fustige l'évitement systématique des enjeux économiques par les sociologues centrés sur la relation malade/médecin. Il leur reproche aussi de se singulariser en ne tenant quasiment jamais compte des origines sociales des praticiens et des patients dès lors qu'il s'agit de confrontation thérapeutique. Et surtout de faire preuve d'une attitude excessivement timide face aux rhétoriques professionnelles validées sans le moindre effort de distanciation.

     

    8En retour, on pourrait critiquer chez J. Peneff, à certains moments de son ouvrage, l'effet involontaire d'accusation produit à l'encontre des médecins. Car si le corps professionnel dispose d'instruments efficaces pour défendre ses avantages, ses positions et occulter les buts qu'il poursuit, si le cynisme et la mauvaise foi existent bel et bien, les dispositions éthico-pratiques des médecins ne constituent pas une invention consciente et délibérée. Ceux-ci ont sans doute, réellement, intériorisé un système de valeurs et de principes qu'ils jugent légitimes, quand bien même celui-ci serait parfaitement conforme avec leurs propres intérêts. Ne conviendrait-il pas dès lors d'éviter de placer trop de calculs rationnels dans la tête de ces agents et d'accorder sa part heuristique à une théorie de l'incorporation ?

     

    9Un point particulièrement intéressant du livre tient dans la révélation de la difficulté, voire de l'impossibilité structurelle, qu'il y aurait à se procurer certains chiffres, ceux de la consommation médicale en fonction des variables sociologiques liées à l'appartenance de classe. L'auteur fournit un faisceau d'indices convergents prouvant presque que cette élision masquerait la nature actuelle de l'assurance maladie : une entreprise de redistribution à l'envers qui « ferait payer l'addition aux travailleurs pauvres » au profit des consommations médicales déraisonnables des classes moyennes et des classes supérieures. Le tout produit par la dynamique de la profession médicale, aveugle aux effets de son propre mouvement de maintien d'une autonomie et d'un monopole. Il aura donc fallu un concours de circonstances hasardeux dans la biographie de J. Peneff, sociologue engagé auprès des classes populaires laborieuses, fils de vétérinaires, en affinité avec les interactionnistes de Chicago et rompu aux méthodes d'observations participantes pour l'amener au seuil de sa retraite de chercheur à réussir cette critique improbable de l'organisation médicale. Un résultat inespéré obtenu précisément parce que l'investigation ne le visait pas. Enfin, pour déjuger l'auteur, il faudrait produire les fameuses données manquantes. Gageons que ça n'arrivera pas, que les intérêts contrariés par l'entreprise du sociologue concourront à son effacement, notamment en faisant passer ce volume pour un livre de plus, caricatural et sans originalité. C'est justement ce pourquoi il faut absolument le lire.

     

     

     


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    Petite note de lecture

    David Lepoutre : « Ne demandez pas comment ; demandez pourquoi ? » Ed Odile Jacob 2020) 

      Classique résumé fidèle  en tirant Lepoutre vers le non-traditionalisme  du genre,  incluant une finesse d’interprétation des œuvres. Ça mérite une note peu  ordinaire,  du fait  de l’originalité de ses choix  de lectures ( socio-ethnologues,  journalistes, historiens   et surtout  naturalistes) ,  et de l’anticonformisme dans ses choix des auteurs, et  de leurs thèmes  à des fins de lecture ou d’enseignement. Il faut lire sa présentation (6 pages) pour comprendre l’atypie et l’attention de son projet quant à  une recherche  qui apporterait vraiment quelque chose  de neuf, de  lisible, de judicieux en sciences sociales.  C’est donc à titre tout à fait personnel qu’il révèle ses choix et ses goûts  pour naviguer dans l’espace  débordant de la production livresque  où beaucoup de  commentateurs précédents se sont noyés

     

     

    : Lepoutre, à la suite de St.Jay  Gould

    En sciences sociales  ou sociologie, on état habitué  à rejer ou  à singer  les sciences math et physiques.ici,. Avec ce livre,  il faut renoncer à la démonstration à base hypothético-déductive au profit de l’intuition et de l’induction .Meilleur livre    pour saisir de nouvelles idées ;  c

    Ce que propose ce sociologue pratique, Lepoutre est exemplaire ; il n’est  pas un nouveau  « théoricien » d’emblée, mais  un inventeur d’ancêtres , un chercheur de traces. Ayant clarifié son projet, dans une excellente  préface, il est alors  parfaitement systématique  et  ingénieux. Le résultat n’est ni  un énième manuel, ni  un traité  ou  histoire de la discipline, ni une enquête de terrain précis .Alors ce livre risque de ne pas être perçu comme  celui d’un professionnel. Or, c’est un instrument de réflexion  utile pour les jeunes génération qui voudront comprendre une espèce disparue ;  le sociologue d’Etat  critiquant sans cesse l’ Etat   ou la société qui le nourrissent !   se démarquant sans cesse des disciplines voisines ( Histoire, Philosophie politique).Mais c’est une réflexion pour le futur . La socio telle qu’on l’a connue sur 2 générations chanceuses   : ceux qui ont enseigné et écrit de 1950 à1980 et la suivante qui se tarit vers 2020,  puisqu’il n’y a plus de publics, plus de subventions, plus d’éditeurs. Mais certains  reconnaîtront là une chance de comprendre ce qui s’est passé 

    Lepoutre  aperçoit des formes extrêmement originales de connaissances; à partir de son expérience de chercheur et de  lecteur éclectique, il découvre des manières de faire de l’observation ethnographique, différentes de celles consacrées  par la tradition,  et on en trouve maints exemples dans l’histoire,  si on ne  l’assimile pas simplement à un regard  indiscret sur le monde. Ce projet est  intéressant, voire  vital en temps de crise , mais il a été peu réfléchi jusqu’ici, en sociologie, y compris, par leurs tenants  de  l’observation  ethnographique la plus prudente.  Il pressent que tous les individus en ascension rapide, ou  ceux aux grandes ambitions, ayant des qualités hors du commun d’appréciation de la réalité qui les entoure,  pratiquent une sorte de regard original  intense à exploiter . Que ce soit sur leur milieu d’origine ou d’arrivée, leur trajectoire biographique d’ascension, qu’ils en usent continuellement  ou non, une fois le plis pris, les lecteurs  deviendront, à leur insu, alors, des ethnographes spontanés au regard perçant

      Ainsi ceux qui subissent un choc dans leur vie qu’ils ne comprennent pas, qui connaissent un changement brutal, ont besoin de s’adapter vite pour  réussir dans leurs nouvelles conditions , que ce soit  afin de  survivre ou non. Ils pratiquent inopinément un regard particulier sur la vie nouvelle, sur les expériences inédites qu’ils traversent ; ceci les rapproche du sociologue-ethnographe professionnel. Ils font donc une forme d’exploration externe sociologique.   Les « auteurs » de Lepoutre  ont connu des inédites conditions de vie qui induisent une participation intense dans un projet.   Lepoutre rejoint là,  ceux qui pensent que la socio par observation s’apprend jeune -  dès l’école primaire je pense, pour ma part  - ils seront donc les socio-ethnographes  de demain . Si le destin les met dans un  lieu où la vie de groupe , les changements d’intérêts  brutaux, notamment  dans les loisirs ou  à travers  des projets fous,  exerceront une concurrence exacerbée ;   ils seront plus motivés  que d’autres   pour réaliser  un changement  de cadre de pensée. L’observation participante traditionnelle était fondée sur   cette idée :   ceux qui ont une grande ambition,  regardent le monde plus intensément,  inventant sans le savoir de nouveaux cadres de raisonnement en sociologie ou ethnographie .Toute « l’Ecole de Chicago » a été bâtie sur cet implicite. Lepoutre réunit  donc , dans son livre audacieux des cas  d’innovateurs -hors sociologie-  d’explorateurs, d’inventeurs  de tous formats, en arts, lettres, alpinisme, sciences « dures »  etc..  qui ont publié les moments de leur parcours ;   il examine ces cas, un par un, en profondeur,  sans les relier  nécessairement à la sociologie mais en pensant sans cesse à elle  ;  par curiosité,  par   association insolite . Et ça marche ! nous sommes conquis !!  Bien sûr il avait averti  qu’il suivait là, entre autre, une idée de Howard Becker

    Ainsi, de fait, il redore le blason de l’intuition et,  par conséquent de l’induction en sociologie. Contre les « academics » qui veulent s’inspirer des « sciences nobles », logiques en apparence, mathématico-déductives ou de démonstrations de laboratoires en chimie ou physique ; il  prend  le contrepied  des usages de méthodes enseignées,  au bénéfice de l’inspiration,  de l’attention qui   contrecarrent ce que nous croyons habituellement . Les inventions les plus pratiques ,les livres les plus aboutis , les plus convaincants en sociologie ou ailleurs  relèvent d’ innovations de ce genre. Ils  s’appuient ,non sur un étalage statistico -théorique,  ni sur une imitation d’une  méthode dite exemplaire, engendrée d’un glorieux ancêtre ou dans une discipline quelconque.   Pour lui, les exemples de « découverte » ne sociologie, viennent d’auteurs singuliers et ingénieux, et  reposent d’abord  des inspirations  que  ressentent ces auteurs  au sujet de leurs  innovations,  quant aux moyens d’explorer le monde  que ce soit des exploits sportifs  comme vaincre un sommet, innover en musique , renverser les hiérarchies de la tradition consacrée. Cet auteur-là négligera l’importance universitaire ou »scientifique »  du jugement   au sujet de ses originalités . Et finalement, elles auront une chance de survivre et d’être jugées géniales par les lecteurs ou par d’autres   intellectuels, parfois longtemps après coup ! Il faut lire attentivement ce livre étonnant d’audace dans le non conformisme explicatif, dans la recherche d’une sortie de la lourdeur bureaucratique des jugements en disciplines jeunes et balbutiantes, paralysées par leur passé et par leurs  « Maîtres »

     

    L’innovateur Lepoutre, sur un mode innocent,  n’est  pas simplement un passeur de  frontières, il est indirectement  un « haut parleur » en faveur d’une sociologie  pratique quotidienne, qui  eut ses heures de gloire dans des « traditions » à l’étranger. En examinant une trentaine de cas,  il semble passer  du coq à l’âne .Or, il suit  un sentier  bien tracé par les paléontologues ou géologues,  souvent à l’exemple de Stephen Jay Gould, le grand biologiste de Harvard, célèbre pour ses livres  sur les sciences naturelles , aux virages imprévus,  à-côtés suggestifs,   écarts éclairants (relisons Le sourire du flamand rose ») acceptant la modestie de leurs résultats  ainsi qu’ une grande économie de moyens   (voir son dernier livre  sous-titré : « Avant-dernières réflexions sur l’histoire naturelle », (Seuil, 2002). Une autre piste serait la « Petite Ecole de Chicago » avec ses observations participantes que nous avons réalisées, ici ou là -bas, à la suite d ‘ auteurs célèbres , tel H S.Becker  et bien d’autres oubliés.

    Avec  éclectisme des thèmes abordés,  Lepoutre narre des épisodes de  travail (des cadres aux ouvriers)  des épisodes de la  vie de marginaux ou SDF et  vagabonds,  ou bien les consommations illégales  , les drogues, les marges de la sexualité etc. Ce sont des sujets éternels, accessibles  souvent seulement à ceux qui lisent l’anglais.  Un autre définition de la sociologie est née là quant aux rapports sociaux  ou les conditions réelles de travail, connus seulement par des socio-ethnologues vivant sur leur terrain, avec leurs « sujets »

    Lepoutre, analyste comparatif et commentateur  avisé,  au style agréable,  se lance dans un  défi original , sans le dire, sans gesticulations. Il suggère  un débat critique sur le poids aveuglant des méthodes classiques réputées éprouvées,  dites rationnelles. Ainsi il ouvre la réflexion sur les conditions pour une autre sociologie, originale, d’étude de sujets peu conventionnels .  Ce sera là, une pépite pour les jeunes chercheurs qui trouveront un mode non conformiste de lectures, par exemple sur la « médecine »   d’urgence, où deux idées s’imposèrent à moi, après un séjour de participation au travail, d’un an.  L’offre fait la demande de maladies dites graves, y compris le mal-être, et donc fabrique des clients  relativement formatés, de plus en plus nombreux ( on le voit tous les jours avec ce virus). Mais parfois la machine s’enraye   en raison d’un événement imprévu : le gigantisme et la croissance des « besoins » médicaux  qui  en font un machine incontrôlable, à la concurrence interne exacerbée,  finalement sans examen du coût  pour le pays

     En bref, Lepoutre  anticipe la fin de la socio  conventionnelle comme institution ou comme rubrique scientifique,   ainsi que  tous les modes ou courants qu’il a fréquentés en 40 ans  de profession ;  où il a « vu » beaucoup  de spécimens sociologistes,   « pros »  et  amateurs du « métier »,voire quelques  faussaires !!Ce constat est celui d’un passeur de frontières  entre ethno, socio, histoire, géographie,  zoologie, sciences naturelles  comme paléontologie etc..   Ainsi Lepoutre se fait  l’annonceur d’un nouveau   genre   en vue  de changements. Il faut que notre discipline perde l’habitude des publics minuscules, trouvant là, sa raison d’être inutile ou  confidentielle. Quand la socio ne se vend plus, n’attire plus de public étudiant , on doit s’adapter , créer un carrefour original, lancer une nouvelle idée ou chercher un genre de public . L’observation participante de naguère a vécu ; indirectement Lepoutre ouvre la voie à des observations différentes, nombreuses, sans axe et simultanées ; une exploration participante   plutôt  du  style de Becker qui « regarde » à la fois les musiciens, leur consommation d’opiacés et  le genre de public dans les « boites »  de    striptease…Et qui n’a pas un « terrain » spécifique puisque « tout » est terrain. Cette exploration doit être en permanence ouverte, en éveil, car tout  et toute la vie sont une observation participante plus ou moins intense 

    Lepoutre anticipe  notre crise  interne, et  probablement la fin de la socio ethnographique traditionnelle de l’après guerre, à coups de théories exaltées, de cours sur des micro-méthodologies et à base ,à la fin,  de philosophies « populistes » . Ce genre a vécu ; ce fut un apparat que le nouveau capitalisme centralisé d’après 1945,  a entretenu à ses marges , comme un femme de luxe,  même vieillie, est conservée par ses mentors. A ce titre, notre discipline et ses acteurs les plus en vue, pouvaient se payer une virulente critique permanente des institutions d’enseignements et de recherches  et  pratiquer des combats de chef.  Notre discipline a donc profité de 50 ans de soutiens, éditoriaux ou des pouvoirs publics, pour son enseignement et ses créations écrites sans contrôle. Cela a vécu ! voila ce que suggère le livre de D. L. Cette  successions   de sociologies critiques, rémunérées par L’Etat,  à son détriment d’ailleur puisque critiqué systématiquement, vit sa fin ; c’est la fin de   quoi ? C’est la fin d’un capitalisme d’accumulation rapide, de très gros « riches »,  se payant des  critiques entretenus, comme des fonctionnaires  Mais c’est un luxe qui  touché le fond , qui a culminé en 2010 ( dont je fus avec des centaines d’autres, le bénéficiaire ) .  Cette liberté, auto-destructrice , s’éteint avec le capitalisme « d’Etat » modéré. Ce capitalisme en crise laisse tomber sa  « danseuse » .Il n’y aura plus de croissance d’étudiants, ni de postes, ni de débouchés et  à  la fin , la socio  restera une  activité personnelle non  rémunérée , une envie de savoir qui empruntera aux sciences de la nature, la modestie, la lenteur, les comparaisons et raisonnements intellectuels de tous bords comme le fait ici David L.  Avant 1945, elle n’avait pratiquement pas d’étudiants, de cursus, de postes ad hoc, et maintenant elle s’éteint avec le capitalisme de    l’opulence   Occidental. Il  restera bien sûr des esprits libres , philosophes  spontanés, penseurs atypiques ou originaux de tous bords.   L’ethnographie  de type colonial survivra  peut-être, mais  la socio  disparaitra…certes pour renaître un jour.

     Fin de david


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  • Hommes de sciences..... dans l’ombre !

     

    Pas tous savants, pas tous éminents, des auteurs forment en ce moment mon entourage ; ils ne se confondent pas avec « Les Messieurs savants » équivalent masculin des « Femmes Savantes » ou autres Trissotin qui encombraient déjà les salons et les galeries du temps de Molière. À l’aube du XXIème siècle, un cercle a été réuni ici, non de savants, mais comment dire...d’hommes de sciences, de praticiens, de chercheurs, d’expérimentateurs, d’observateurs...

    Dans l’ombre ? Pas tout à fait quoiqu’ils ne sacrifient pas à la recherche de la gloire, à peine celle de notabilité, ils ne courtisent pas les journalistes, ils ne dirigent rien, ne sont pas à la tête d’«équipes » de prestige, ne montent pas des réseaux d’influence. Ils n’ont pas de prix, Nobel ou autre, ne courent pas après les  gratifications du Collège de France, ni les médailles, Fields ou CNRS.... Alors oui ; effacés, modestes, aux ego modérés !  Disons des hommes raisonnables, silencieux et discrets.

     

    Qu’est-ce qui les rassemble au-delà de leur diversité d’anthropologues, historiens, physiciens, sociologues, inventeurs ? Pourquoi les étudier par thèmes ? Ils ont opéré, parfois sans le savoir, une cassure informelle, une rupture invisible mais réelle,  dans chacune de leur discipline. Ils ont constitué l’objet traditionnel de leur science avec des concepts novateurs et des  idées révolutionnaires :

    A -Les démocraties occidentales et orientales  Dunn et Goody

    B-La physique, le sens pratique et la théorie : Lévy-Leblond, Ader

    C -Le nazisme  selon Evans et Kershaw

    D - Interactionnisme et Histoire : Becker et Martin

     

    Ou si on les constitue en « Paires et Contraires » :

    Violence et Terreur 

    Sciences et Education de l’esprit scientifique

    Démocratie et Inégalité

     

    Un point les rassemble. Même si on ne sait pas définir la « science », ils savent comment il faut la diffuser et l’enseigner. L’éducation scientifique des jeunes générations est une de leurs obsessions. Ils manifestent dans cette perspective, du sens pratique, du pragmatisme éducatif,  un goût pour l’expérience logique et pour la rigueur, un réel sens du matérialisme. Par conséquent, ils n’abandonnent pas ces questions aux pédagogues de profession. « Mes auteurs » ont des idées éprouvées, des convictions fermes et en conséquence, ils donnent un ton, ils font entendre une autre musique dans la cacophonie. Ils parlent cru de sciences sans Raison, de savoirs fragiles, de données ambiguës, de résultats consacrés discutables. Loin des tapages des scènes théâtrales ou télévisées (qu’ils évitent), loin de la vie fébrile des capitales, à l’écart des foules,  des adeptes, des  médias ils ne pratiquent aucune boursouflure ; en revanche moqueurs de leur milieu,  ils débordent d’ironie sur soi. Et dernière curiosité, bien qu’authentiques intellectuels, ils manifestent une forme d’équilibre personnel rare, situé entre fierté professionnelle de leurs productions et genre de vie réservé. Car ils ont beaucoup produit ; ce sont tous de forts travailleurs et ils persévèrent septuagénaires ou octogénaires.

    Un Américain, trois Français, quatre Anglais qui s’occupent de Politique, Education, Sciences, Histoire et qui nous donnent à la fois des conseils de respiration intellectuelle en pratiquant la trans-disciplinarité. Peut-être pour la simple raison qu’ils ont  eu, tous, de multiples intérêts et une double activité ; Sociologie et musique (Becker) ; aéronautique et sport (Ader) ; physique quantique et littérature (Lévy-Leblond) ; Anthropologie et pérégrinations intercontinentales (Goody). Bref chacun semble avoir trouvé le mode adéquat du labeur créateur, le savant dosage entre rigueur logique et improvisation libertaire. Une bonne démonstration dans une période où nombre de leurs pairs sombrent dans un activisme désordonné. Ils ont un autre point commun, très secondaire : je les connais presque tous sauf Ader bien entendu, mais, ici, connu par une empreinte indirecte (relation familiale par ma mère).

     

     

     

     

     

     

    Richard J.  Evans «  Le troisième Reich »

     

     

     

    1 La guerre économique, le nazisme, l’Allemagne et nous

     

     

    Richard Evans fait rentrer l’épisode nazi dans le giron de l’histoire « ordinaire » occidentale, spécialement de l’histoire de l’Europe n’y découvrant ni anomalie ni exception, ni inévitabilité. Son ouvrage majeur examine les possibilités que l’histoire invente ici ou là pour « exister » de manière indéterminée, au cours de séries de circonstances et de hasards, de mélange hétéroclite, de caractéristiques insolites ou ordinaires dont la réunion fut une étape de l’histoire du totalitarisme. Puisque la droite domine maintenant l’Europe (sauf en France) , que l’extrême droite est présente dans tous ses pays, excepté justement l’Allemagne (et l’Angleterre) et participe ou supportent leurs gouvernements,  ce retour est d’actualité. Que l’on s’en félicite ou non, l’Allemagne soutient l’Europe à bout de bras ou du bout des lèvres, chacun pouvant se faire son opinion.

    A ce stade de réflexion, la traduction de la synthèse serrée (quoique très lisible) d’Evans vient enfin d’être publiée ; elle était auparavant sortie dans quatorze pays et la France au quinzième rang quant à la curiosité historique l’a donc à son tour rendu accessible. Grâce aux éditions Flammarion en 2009, sous le titre « Le troisième Reich » : 3 tomes (l’avènement 1920-1933 ; l’apogée 1933-1939 ; la chute), 2800 pages, 2000 notes de bas de page par volume, une bibliographie immense de 6000 titres. On avait déjà Kershaw en tant que spécialiste notoire mais –et ce dernier le reconnaît lui-même- la somme d’ Evans surpasse toutes les études antérieures qui étaient pourtant ambitieuses.

    Le projet d’ Evans est de présenter une forme de politisation extrémiste de l’Europe au XXè et de relier cet événement à la conjoncture 1900-1950. Il nous donne une vision d’ensemble grâce à cette approche de sources et des interprétations. Il replace le nazisme dan son temps et justifie son apparition par ses racines d’avant 1920 ;  il  suggère même  une longue durée,  évoquant certains des hommes après 1945. Bien que revenir pour la nième fois sur ce phénomène qui restera unique, on l’espère, est une gageure, les retombées de l’événement central du XXè siècle n’en finissent pas de finir, les conséquences indirectes (dans l’économie, dans les mémoires européennes, dans les références théoriques, dans les crises de nationalités,) montrent que l’ordre d’un rappel à la compréhension est justifié. Par conséquent à un moment où la crise devient européenne, où l’Allemagne y joue un rôle bienfaisant ou néfaste, il n’est pas choquant de revenir sur l’Europe de 1900 à 2000 afin de comprendre d’où elle vient, quelles logiques économiques et socioculturelles, l’hégémonie territoriale hitlérienne a diffusé sur l’Europe pendant plus d’une décennie.

    Il y a eu pléiade d’explications. Le pivot restera pour longtemps les travaux de Ian Kershaw mais ici s’ajoute une nouvelle dimension. En effet -comme le fit pour la Révolution de 1789, J-C Martin- on découvrira un principe analytique neuf, non celui banal du refus de la prise de position morale (ni dénonciation, ni plaidoyer, ni réquisitoire) mais une volonté de compréhension de l’intérieur par un renouvellement de l’historiographie. Avant de juger,  Evans conseille de penser : « qu’aurais-je fais moi-même si je l’avais vécu ? ».Implicitement il reconnaît là le poids de l’histoire morale et il se débarrasse des interprétations les plus accommodantes pour la conscience européenne.  Il considère (et nous l’approuvons) que cet événement qui incite à publier plus de mille livres  annuellement dans le monde est toujours mal connu, encore  que le pari de  réduire cette ignorance relative soit une  transgression  des bonnes relations entre historiens. Toutefois Evans proclame ses objectifs avec une grande modestie

    Evoquons deux caractéristiques de cette approche. L’auteur étudie non « le phénomène Hitler » en lui-même, mais plutôt Hitler parmi ses concurrents aspirant à la dictature dont les rivalités, les agissements réciproques façonnent simultanément le destin du futur dictateur.   Hitler était prévisible mais plusieurs Hitler se présentèrent dès 1918 (et même avant, avec Ludendorff).  Pourquoi celui-là ?  Voila le genre de problématique féconde quant aux alternatives ainsi que les gradations dans l’ascension qui déterminent à court terme l’irruption de l’événement. C’est pourquoi l’auteur part de loin : « Au début était Bismarck », premier tome, première page, première phrase !

     Et second paradoxe -pas le moindre- : la montée des nationalismes et des dictatures dans les années 30 se conjugue à un univers de  démocraties (SDN), avec la diffusion de l’ industrie moderne rationalisée et de l’avancée économique.  Mais on le sait depuis : le monde qui surgit des « Lumières » et de la science est sourd, concomitant  de l’ essor de l’irrationnel, de l’obscurantisme, et de représentations diaboliques. Un penseur comme Philippe Muray ne cessait de vitupérer en France au sujet de cette contradiction « génétique ». Le siècle de tous les progrès (Révolution industrielle et scientifique, découvertes) est simultané d' un  puissant  spiritualisme et de l’émergence de superstitions .  La pente de l’obscurantisme coïncide avec la montée de la Raison. Il est bon de regarder comment l’Allemagne y a succombé, il y a 80 ans.  Car, si on croit à une émergence de la gauche démocratique, le penchant inverse se diffuse tout autant. Alors que le monde Wilsonien étend sa logique, qu’on croit à la fin des guerres, il se produisit un événement paradoxal qui entraîna le monde entier dans une des pires catastrophes  

    C’est parce que les crises sont amorales, qu’elles n’ont pas de finalité, qu’il n’y a pas de sens à la financiarisation des économies que les pays comme les individus ont deux visages : un en temps de paix acceptable, en tout cas supportable, et un pour la guerre, détestable et effrayant ! L’ambiguïté des situations historiques se confond avec celles des conduites individuelles. Les courageux d’un jour deviennent des salauds le jour suivant. La situation fait les gestes en fonction d’un nombre limité d’alternatives. C’est pourquoi en filigrane Evans nous avertit du processus subtil par lequel une bourgeoisie éduquée et moderne choisit le fascisme et devint la complice de la barbarie. La bourgeoisie rurale surtout a emboîté le pas et a adhéré. Pourquoi ?  La question intrigue. De nombreux humanistes de la grande tradition protestante ou de l’Europe du Nord ont collaboré avec enthousiasme parfois. Cette question obsédante reste à expliquer. Des documents inédits sont exploitables maintenant, sortant d’archives, des greniers, ou... de l’imagination des romanciers, aussi bien que des tiroirs d’historiens.  Je pense bien sûr aux « Bienveillantes », le roman (qui eut le prix Goncourt 2006) de J.Littell dont le « héros », un officier SS, fait partie des intellectuels, de l’élite allemande connue comme riche en professeurs, juristes et philosophes

     

     Le commentateur

     

    On devine avec quelle actualité en tête, je vais parler de ce   livre de l’après 2000.  Parce que la crise européenne actuelle présuppose qu’on n’a pas tout dit. Parce que les comparaisons avec l’Allemagne intéressent nos journalistes, nos commentateurs, nos députés, en dépit du faible niveau de nos connaissances économiques  et des relations intérieures allemandes. Le public  sevré est avide d’analyses du passé éclairant le présent.  Si le succès de Littell est confirmé (700 000 exemplaires vendus en cinq ans), si celui de l’anonyme Femme à Berlin   ou encore si le récent document  sur la bourgeoisie sous Hitler le pays de mon père de W. Bruhns (le récit de vie d’un officier SS arrêté par la Gestapo et exécuté après l’attentat du 20 juillet 44) sont  confirmés par les tirages, alors cela signifie  que le public se montre toujours curieux. Ceci mérite un éclaircissement et dément que l’absence d’analyses soit due à la saturation. « Chaque année des centaines de livres paraissent sur le nazisme....Comment le non spécialiste peut-il se repérer dans cette masse ? » Le livre d’Evans servira dorénavant probablement de guide  : c’est « l’ouvrage le plus complet qui ait jamais été écrit sur cette époque désastreuse» dit Kershaw de son collègue. Mais auparavant on regrettera que la France  reste toujours à la traîne. « Le retard pris par l’école historique française dans l’étude du national socialisme est inquiétant, alors qu’à l’étranger les travaux sur le nazisme ne se comptent plus » [1]

     

    Je crois que j’ai lu la plus grosse partie de cette production depuis 40 ans et évidemment tout Kershaw. Je fus notamment sensible à trois types de données :

    a)     Les livres d’histoire plus que les analyses, les grandes enquêtes plus que les constructions conceptuelles. Primo Lévi et Germaine Tillion plus que les débats de pensée, H. Arendt. Les livres de  W Allen, M. Steinert, R. Browning, R. Bartov, G Aly, W. Wette,  Calvi et Masurovski, et J. Fest plus que les essais théoriques.

    b)    Les récits en  Mémoires, témoignages, journaux dont principalement ceux  de Goebbels, de Speer, de  Klemperer .  Pour chacun : milliers de pages et plusieurs tomes.  

          c) Un agrégat instructif  à dépouiller, constitué des documents familiaux  tirés d’archives privées. Wibke Bruhns en est le type, ainsi que l’anonyme de Berlin : deux femmes  qui ont inventé un genre d’histoire du nazisme, vu de l'interieur domestique

    Comme d’autres avant moi, je dois justifier une passion  de sociologue pour cette histoire des ruptures et des crises.  Je ne connais pas la langue Allemande, je n’ai pas d’amis allemands ; j’ai très peu voyagé dans ce pays[2]. Tout m’en est éloigné. Je pense avoir trouvé les raisons de cinquante ans de  curiosité sinon  d’hypnotisme : l’Allemagne est un condensé de l’histoire de l’Europe et même du monde qui  l’a observée à plusieurs reprises, horrifié, ou envoûté par  son énergie à puiser de la force dans la résolution violente de la modernité, de négation de la démocratie. S’y produisit aussi le premier assassinat systématique d’une classe ouvrière par sa bourgeoisie,  assimilable (en modèle réduit)  à celle de Thiers et des Versaillais à l’égard de la Commune de Paris. Ceci aurait intrigué Marx. Par ailleurs on espère corriger les références inappropriées (« la faute à l’ Allemagne » ou à Merkel, « Bismarck en jupons ») par  des hommes politiques  qui ne sont pas en reste d’explication simpliste à la crise en France.

     

    Il est difficile de comprendre comment les Allemands manifestent actuellement au sujet de l’organisation de l’ Europe un idéalisme de « Nations réunies » ; et au delà, font preuve d’une certaine naïveté politique dans la gestion de communautés différentes. A. Merkel, après d’autres, en appelle au patriotisme économique, un registre de la vie politique inopportun vu l’étroitesse des choix idéologiques. Ce fut le cas également d’Adenauer, de W. Brandt et d’autres démocrates, résistants intérieurs, qui instaurèrent la démocratie après la capitulation de leur pays. La sociologie n’est pas impuissante devant ces revirements, ces virevoltes entre régimes autoritaires puis laxistes,  fascistes puis républicains. La branche de la sociologie interactionniste institutionnelle étudie le « situationnel », les circonstances de cristallisation et les ruptures impromptues dues aux contextes. Elle est appropriée à analyser les guerres, les crises. Elle est dynamique contrairement à d’autres branches de la sociologie qui étudient le statisme, l’immobilité des structures. La branche méthodologique ici prônée convient pour saisir les situations historiques apparemment paradoxales.

     

    Les raisons de la relecture : l’industrie en Allemagne et en France

     

    La divergence présente France-Allemagne est illustrée par la capacité à accroître l’industrialisation aujourd’hui et plus sûrement hier. La France  fut -si l’on peut dire- aux premières loges : trois invasions en trois-quarts de  siècle (1870-1945). Elle aurait pu observer l’Allemagne : la détester, la caricaturer, la parodier ou s’en inspirer. Mais il fallait la comprendre. La France s’y regarde comme dans un miroir déformant au cours de leurs relations tumultueuses.  L’Allemagne est, de surcroît un magnifique anesthésique de nos erreurs, de nos faiblesses et nous instrumentalisons la mémoire à nos propres fins d’oubli et de refoulement[3]. Des historiens l’ont dit quand ils ont traité la France  de co-responsable involontaire de la deuxième guerre mondiale : son défaitisme, son fatalisme, et surtout son défaut de résistance militaire ont permis l’occupation quasiment instantanée de toute l’Europe par les armées allemandes.

    En effet la France possédait en 1939 aux dires des « experts »  de tous pays, la meilleure armée, un équipement qui sans être excellent était  de bonne qualité, des installations de défense  imprenables et un Etat-major suffisant quoique pléthorique, et sûr de lui. En réalité ce sont des hommes totalement inappropriés à la situation. Nous connûmes 40 gouvernements en 20 ans, de 1919 à 1939. Ils formèrent donc des ministères d’une durée de vie de 6 mois. Au moment crucial où on attend, pas nécessairement des génies, mais une stabilité, une vision européenne large, en l’absence de Jaurès que la droite avait assassiné ; et par conséquent l’armée « invincible » s’effondre en 3 semaines . Evénement inouï qui paralyse et glace le monde entier ; et surtout nos amis anglais  qui se retrouvent bien seuls. L’effondrement tragique de la France allait encourager l’Allemagne dans la poursuite des conquêtes et de l’horreur.  C’est pourquoi P. Quétel parle à juste titre de « L’impardonnable défaite »[4] résonnant après L’étrange défaite  écrit par le martyr M. Bloch.  

     

    La faiblesse de notre perception, de notre responsabilité de la France défaite de 1939 est-elle si différente de l’incrédulité économique aujourd’hui ? Voila une crise qui se déclare en 2008 quand le pays alors fanfaronne, se projette dans le rêve au sujet de l’économie et de son industrie. Et en 2012, ambiguïté supplémentaire, la réminiscence s’accroît de l’effet inverse : l’industrie allemande continue à exporter et innover. Ceci subitement nous inquiète et nous fascine. Qui peut s’opposer à elle ? La Chine ? Peut-être ! Mais pour le moment la Chine est loin alors qu’elle achète les usines et le savoir faire allemand. L’industrie allemande détruite par la guerre puis par l’occupation et le pillage s’est reconstituée en 5 ou 6 ans et tient tête sur le plan technique ou des applications scientifiques, de fabrication de machines (qui permettent d’exporter son industrie « sur pied ») aux autres continents. En parallèle, la GB et la France ont cassé leurs propres industries au profit des finances pour l’Angleterre et pour la France, on ne sait quoi, sinon peut-être la « culture ». Donc le thème « l’Allemagne et nous » passe par la réflexion au sujet de notre désindustrialisation !

    Confronter attentivement les deux pays est une nécessité si l’on ressent le manque d’idées transférables à l’époque moderne. On doit donc informer, en désidéologisant, en débarrassant l’histoire de ses représentations archaïques ainsi que le fit J. Goody quant au « vol » de l’histoire mondiale que nous avons commis au nom de l’universalisme

     

     

    II Principes de travail   et Méthodologie d’Evans

     

     Les instruments intellectuels à notre disposition depuis 2000

     

     L’accent sur le renouvellement des idées par l’intermédiaire d’Evans répond à l’appel de J-C Martin, l’ historien de notre Révolution : « Quand l’histoire « scientifique » acceptera-t-elle de comprendre que les aspirations mystiques millénaristes religieuses ou simplement spirituelles voire les goûts et les modes sont à la base des engagements sociaux et politiques comme c’est notamment le cas au moment de la Révolution française ? Quand admettra-t-elle cette réalité autrement que contrainte et forcée, lorsqu’elle bute par exemple sur les adhésions au nazisme ? »[5] 

    Oui, le monopole des explications a bougé ! Au sujet du nazisme, la nouveauté tient au nombre. 12000 livres parus entre 95 et 2000. L’histoire générale narrative qui avait été abandonnée revient et se retrouve associée à l’histoire des subjectivités, des aspirations.

    A l’instar de Martin  cadrant sa révolution par un avant et après « 89 », Evans élargit la chronologie figée. Pour étudier une période il faut examiner le phénomène en entier, par conséquent ses racines et sa suite de modernité. Ainsi l’histoire du troisième Reich commence avec Bismarck et le deuxième Reich.  Ça veut dire continuité, prolongement, exploitabilité d’une histoire, persistance d’un antisémitisme larvé, pulsions de l’impérialisme. Toutefois Evans remarque dans le prologue du deuxième tome que le passé n’explique pas  tout, loin de là. Dans les choix alternatifs du présent interviennent d’autres variables. Dont celles fournies par des théories de l’action séquentielle.  Comment surgissent les épisodes « hors série » ? Comment se produisent les embranchements fatidiques (dixit Kershaw)? Comment un pays démocrate (  il est vrai, jeune)  plonge dans le fascisme en un temps si court (10 ans : 1923-1933) ?  Comment une vieille civilisation produit-elle des méthodes d’extermination aussi sophistiquées ?   L’Allemagne ajouta en effet à un arsenal belliciste déjà bien garni de l’humanité des caractères inconnus alors.  La guerre totale, l’extermination étendue aux prisonniers ; et autre redoutable rupture : l’élimination systématique de populations entières. Slaves, minorités, malades et évidemment le génocide juif. Grâce à Evans deux réalités qui ne sont pas minces mais qui ne peuvent être dissociées de l’histoire allemande, sont présentées de concert. Primo, la persistance de manifestations de l’antisémitisme depuis 1871.Et également une forme de lutte de classes inconnue jusque là, un événement souvent passé sous silence. La suppression de la classe ouvrière organisée (350 assassinats de militants de gauche de 1932 à 1933, déportation de milliers de cadres survivants) fut l’objectif préalable des nazis ; il souda les fractions bourgeoises et les classes moyennes anticommunistes après 1917.  La petite bourgeoisie  en ascension  encensait la noblesse  pure,  prussienne et militarisée,  et  souda ses intérêts  à ceux d’une vision féodale  incarnée dans  l’amour de la hiérarchie, de l’ordre établi et de l’ Eglise.

     L’Allemagne n’a jamais fait de Révolution intérieure. Elle est la seule des 4 grandes puissances industrielles du début du XXè (GB, France, Russie) qui n’a pas coupé la tête (non à titre  symbolique) de leur  roi ou tué le tsar (ou bien rompu par la guerre civile  avec sa métropole ainsi que  la colonie américaine). Elle fut le seul des grands pays où l’idée d’Etat-nation propre au 19ème a fusionné avec la notion de patrie, acquise ailleurs un ou deux siècles avant ; et ici seulement en 1871. Archaïsme allemand : le territoire unifié et le sens patriotique sont associés à la modernité des Etats organisés et centralisés : collision des extrêmes

    Les conditions de paix de Versailles furent clémentes par rapport à celles qu’aurait exigées le Reich s’il avait été vainqueur. Les indemnités dues à la France furent moins lourdes que celles que la Prusse en 1870 nous imposa. L’Autriche voulait s’associer à l’ Allemagne en 1919 lors du traité de Versailles, et  faisant face à l’interdiction, déplora intensément la  perte de la Hongrie et de l’empire que l‘un de ses « fils » allait lui redonner

    -La nationalisme à retardement de la bourgeoisie allemande (son Valmy à elle est le retour de l’Alsace lorraine en 1870) dont le mérite est attribué à ses monarques prussiens  dont elle se montre respectueuse du pouvoir fut aussi une marque distinctive

    - Evans  traite de l’empire de 1870 à 1918, puis des nombreuses dictatures qui se profilent de 1918 à 33 où Hitler ne joue aucun rôle important Au début ce novice en politique tâtonne, erre, se cherche  un  poste de petit informateur policier.  C’est donc le plus improbable des apprentis qui a vaincu ses rivaux.  L’auteur a raison de consacrer 700 pages à cette ascension « improbable ». Il assura d’abord la fonction de porte-parole de la dizaine de dictateurs socialement mieux placés que lui, Hitler se réservant le rôle de « tambour ». Comment un raté de l’école, de l’art, de l’armée, de l’architecture s’est retrouvé là et ait pu construire en une suite d’événements improvisés une conquête rationnelle planifiée et réussie ?  Parce que les classes dirigeantes dans leur grande naïveté et leur ignorance de la politique parlementaire firent confiance à son apparent désintéressement, à sa probité financière personnelle et à sa sincérité affectée envers les grands sentiments. Ce sont des critères moraux qui justifièrent l’idée de la bourgeoisie qu’il serait le plus manipulable. Mais Hitler fit preuve d’une inventivité et d’un acharnement au travail associé à un ascétisme de loisirs, de vie, dans la lutte au pouvoir ; singulièrement quand il prit confiance en lui,se rendant compte de son « talent » d’orateur.  Comme il ne lisait pas, n’aimait pas écrire, il se  fabriqua un art de parler  en public et une capacité d’ engagement face à la foule

    La noblesse et la bourgeoisie étaient sensibles aux phénomènes de cohésion, constatable dans les meetings. La volonté d’union nationale de la part des partis centriste et de droite, la supériorité économique et technique les avaient tenus éloignés des problématiques socio-démocrates qu’avaient connues les autres puissances. Et on comprend mieux le sentiment contemporain des Allemands d’avoir par 60 ans d’industrialisation obstinée effacé les périls de communisme. Peut-être cela explique que le libéralisme allemand ait été toujours plus vigoureux, plus confiant en soi que le libéralisme anglais.  

     

    Alors oui ; une dictature était inévitable en Allemagne (guerre perdue, rapports féodaux des campagnes, faim de colonies, retard de l’Etat et besoin lancinant d’ordre après la menace des Spartakistes). Le rôle des Nouveaux Historiens est alors d’éclairer en quoi la solution (Hitler) s’est imposée parmi les postulants nombreux à cet emploi. Ici le refus du déterminisme intervient et montre que par sa présentation gestuelle et discursive, par un travail entêté de pénétration sociale qu’aucun de ses rivaux ne put soutenir, le futur dictateur se rendit disponible, puis indispensable à l’égard d’une « solution » autoritaire si survenait une crise gravissime (et elle eut lieu en 1929), ajoutée à la défaite de 1918. Voila pourquoi la narration d’Evans crée des paliers d’explications et le crucial « Pourquoi Hitler ?» se transforme en « Pourquoi pas Hitler ? » ouvrant des perspectives à la progressivité dans le cadre d’une anthropologie du politique : une Histoire par Interactions et Paliers. Une succession d’embranchements fatals qui n’auraient pu se dérouler sans les conditions des années de  pré-dictature et les abandons progressifs de la trop jeune démocratie élitaire par sa bourgeoisie  avancée.

     

     

     La création de sources inédites

     

    Les méthodes d’Evans novatrices revisitent les matériaux classés et en créent d’autres négligés bien qu’aisément repérables :

    1)      Il élargit la notion d’archives : les faits généraux sont connus (plus ou moins bien exploités) ; les sites d’archives  régionaux et locaux étant beaucoup moins visités. Il élargit la liste des témoins convoqués ; écrivains artistes, auteurs de mémoires. Il écarte la conception de l’archive  nationale  trop exclusive

    A l’instar de Martin, Goody ou Becker, il revient à l’hyper-factuel au lieu de partir d’une conception du travail historique prétendument saturé d’archives exploitées. Il y a là une conception nouvelle dans le travail de l’historien. Qu’est -ce que cet  « hyperfactuel » ? Par exemple la longueur des bibliographies. Ainsi le tome 1 (700 pages) est constitué de 1100 références, 2000 notes de bas de pages

    2        ) A l’hyperfactuel,  il ajoute une troisième dimension .La sociologie de la vie domestique, de la  famille, des groupes primaires professionnels ou caritatifs autour de l’Eglise. La petite bourgeoisie et les classes moyennes furent sensibles sous Hitler au retour des institutions qu’elles organisaient et dirigeaient de longue date: Ecoles,  chorales, Arts et musiques, presse locale. Hitler entretient et flatte ce goût pour le collectif concret, les associations  cultuelles. Il le fait en contestant l’idéologie marxiste : par accumulation de manifestations sportives et intellectuelles. Les fractions basses de la bourgeoisie lui en seront reconnaissantes et lui resteront fidèles.  Elles n’ont jamais envisagé un attentat contre Hitler ; la grande bourgeoisie prussienne si !  La théorie de la volonté a séduit plus les protestants que les catholiques, les régions du Nord plus que le Sud, les ruraux plus que les urbains. Mais tous communiaient dans une mentalité faite de sensibilité au paternalisme, d’amour de la hiérarchie, du respect des institutions établies

     

    Evans commence par différencier les étapes et construit l’idée de plusieurs troisièmes Reich successifs (en gros les trois tomes : 1918 -33 ; 1933 à 39 et  puis la fin). Il sépare les différents types de dictature : celle en germe dans le Parti, puis l’apothéose de 33 à 42 et l’effondrement. Une révolution culturelle d’abord se déroula; puis une économie de guerre s’installa. Il décrit longuement les hésitations des Allemands entre plusieurs autoritarismes possibles dès 1923. L’année clé, de ce point de vue, semble être 1923, l’année terrible. En 1925, Ebert meurt, dernier démocrate acceptable. La Ruhr brutalement occupée par les Français (perçus en « sauvages »envahisseurs) et les conséquences,  pénurie, faim, hyperinflation, putsch, une progression ni irrésistible ni  totalement contingente.

    La problématique des trois « troisième Reich », évolutifs, pose la redoutable question : Hitler est-il un accident de l’histoire ou un processus inévitable après 1918 ? Les deux, mais les modalités restaient à inventer. Il faut donc expliquer ces quarante années qui ont bouleversé le monde. C'est-à-dire justifier les paradoxes évoqués plus haut :

    -La nation la plus cultivée était-elle la plus barbare ?

    - l’industrie la plus avancée produit l’industrialisation de la tuerie de masse 

    -la science la plus sophistiquée sans précédents quant aux progrès acquis induit les essais biologiques inhumains, les euthanasies

    -La société la plus riche en philosophes, en réformateurs religieux, en penseurs, produit la plus raciste et la plus brutale conception de l’évolution des sociétés   

    -Le pays le plus cultivé, le plus lettré produit un endoctrinement de sa population dont le taux d’illettrisme est le plus faible du monde en 1920, mais ce savoir ne fut d’aucun rempart. Au contraire.

    Comment toutes ces contradictions furent-elles concevables ? Evans se trouve au pied d’une montagne à escalader, une Himalaya de l’énigme planétaire et ne sait comment entreprendre cette escalade. Il cherche une explication totale pour un sujet aussi paradoxal. Il a plusieurs voies d’ascension devant lui. Certaines ont été explorées mais pas gravi jusqu’au bout :

    a)     la voie par l’économie, la lutte des classes (marxistes dont Hobsbawm..)

    b)     la voie idéologique ou celle du politique (le charisme, la force du parti et de son chef, les caractéristiques personnelles) adoptées par Y Kershaw.  Elles ne le convainquent pas

     

    Il inaugure donc une voie sociale et culturelle : familles, Ecoles, formation à la sociabilité, parti unique, universités, mœurs, loisirs, liens sociaux.  Il va garder cette voie et mettre une vie à la réaliser

    Dans social, il y a industrie, éducation, finances. Pour illustrer je lui ferai dire que c’est la bourgeoisie allemande qu’il faut étudier d’abord pour comprendre le reste.  Elle est si spécifique qu’elle n’a pas eu d’homologues dans le monde occidental : l’américaine à dévié de l’entreprise, la France et l’Angleterre de façon indépendante l’ont abandonnée.

    Une des variantes de temps de crise fut pour la bourgeoisie et le capitalisme, le fascisme industrialiste. Industrialisme signifie un tissu de milliers de grandes entreprises et millions de petites. Les familles d’industriels par le biais du du Reich aspiraient à se débarrasser des syndicats socialisants et des communistes. Moyens ruraux conservateurs, héritiers prussiens, bourgeois des petites villes modernes bousculent trop les vieilles élites. Cette bourgeoisie à étudier n’est pas la notre. Ce n’est pas l’ENA ni Sc Po, ni les hauts fonctionnaires qui pantouflent. En Allemagne il s’agissait de l’authentique bourgeoisie productiviste où se dressent partout les chefs d’entreprise locale  vendant leurs produits, leurs machines partout dans le monde déja en 1910. Un paradoxe  que de distribuer en Angleterre où s’arrachaient les marchandises « made in Germany »  et vendre au Japon en 1920 des sous marins « clés en mains ». Et cela a continué et ça continue ! C’est l’ accumilation  primitive, l’esprit de compétition et d’innovation technique, le goût de la fabrication. Et de là, déjà,   l’excédent de commerce extérieur.

    Evans insiste également sur les finances ; au cours de leur ascension, les nazis ont eu besoin de beaucoup d’argent : ils l’ont eu  de la part des industriels  payant le service de l’élimination des syndicats. Hitler a eu besoin d’hommes déterminés (SA, SS, SD, soit  cadres sélectionnés  des familles bourgeoises, soit comme hommes de main), il les a obtenus sans pression. La stratégie, ils la fabriqueront au coup par coup, pragmatiques. Au jour le jour, réactifs à  la lecture de leurs résultats électoraux, ils ont travaillé en tacticiens avisés : avancer reculer, revenir, frapper et faire peur ; en même temps, faire des fêtes, offrir des loisirs collectifs et manifester la terreur le lendemain.  Dans les camps de rééducation déjà la musique, dans les parcs, les attractions grégaires, les enrôlements et la propagande. Dès la nomination de Hitler à la Chancellerie en janvier 1933, 20000 communistes et syndicalistes sont arrêtés, torturés, mis dans les premiers camps de concentration construits d’abord par les Allemands contre leurs militants ouvriers. En quelques jours après brûler les bibliothèques syndicales, lieux d’études et de travail militant.

     

    III Les découvertes de Evans

     

    Par rapport aux ouvrages désormais « classiques » de Kershaw pris comme auteur emblématique, Evans donne un cadre large à la politique policière, aux tyranniques régionales, aux modifications d’état d’esprit. Pour Evans le grand instrument politique de l’état allemand fut la communication moderne et les réseaux sociaux qui préfiguraient certaines de nos institutions d’aujourd’hui. Les méthodes n’étaient guère originales : l’agitation fébrile ; le mélange des genres, le mouvement pour ne pas réfléchir. L’auteur ajoute l’apparition à grande échelle (plus concrètement que chez les marxistes) des « classes » moyennes, bouleversées par l’explosion de catégories d’hommes inattendues (lumpen, milices) incontrôlables. Et des notions telles que : Nation, races, médias, parti unique pour finir en communautés d’âmes ou en croyances parareligieuses (destin allemand et peuple supérieur). 

     

    Evans, autrement que Kershaw, offre des réponses au sujet de la société allemande nazie parce qu’il a pressenti le mélange du 19ème qui existait  dans le nazisme, à la fois  archaïsme  et lmodernité. Evans en rédigeant en 2000 ses thèses évite la dualité de perspective de Kershaw; d’un côté le chef Hitler, l’homme et son « système », le culte de la personnalité, le parti NDSAP et de l’autre la société fermée des nazis, « l’Hitlérisme ». Cette conception se distingue du cadre plus ouvert que constitue   la société allemande, les classes, les institutions civiles, la justice et l’Université, l’armée, les vieilles régions associées depuis 1871. Evans est un précurseur de la combinaison   de l’ idéologie associée à l’économique.. Selon les circonstances, l’idéologie est aussi importante que l’économie. L’économie a sa force ici et, à un moment, le poids de la dette a affolé les bourgeois allemands ainsi que les petits propriétaires. Débat récurrent. Qui allait payer ? Les zones rurales ou les villes ? Les jeunes ou les vieux ? Les banques et les épargnants ou les ouvriers ? Se surajoute la question des indemnisations dues à la France après la guerre, alourdies du poids des réparations aux alliés. La dette allemande est un phénomène à la fois économique et de sens national. Evans récuse l’idée d’une rationalité quelconque, d’un plan de conquête nazie, au profit d’une interprétation faite des interactions imprévues et de la capacité de décision rapide pour se saisir de toutes les opportunités. Plutôt un pragmatisme maîtrisé ! Il met en exergue les aléas favorables, les circonstances et l’impossibilité de rationaliser la vie d’une nation. Il conclut au caractère singulier de ce fascisme-là : viser les deux extrêmes ( chômage et petite bourgeoisie) et se retrouver avec les classes moyennes, situation a priori absurde qui a donné sa coloration finale : l’extraordinaire aptitude au suicide collectif  de la part  du Führer dans sa « lutte contre son peuple », titre d’un chapitre éclairant  décrivant les bombardements acceptés, les vagues de suicides (2000 suicides  connus parmi les gradés dans le dernier mois de la guerre), l’enrôlement de enfants. Acte symboliquement achevé par l’auto-destruction en 1945, les purges folles après l’attentat de Juillet 44, la répression intérieure. Sans omettre bien entendu l’holocauste, la purification raciale, le totalitarisme vu comme hygiène et ascétisme. Hitler est un maniaque de l’hygiène et de la « pureté » ; son puritanisme est une des clés de son succès auprès des classes moyennes. Il ne boit pas ne fume pas, il est végétarien et probablement sexuellement abstinent ou impuissant. Il porte aux nues les aspirations à l’affect d’un peuple jusqu’à la rusticité et à l’austérité capitaliste de Weber.  Il y adjoindra à la fin un capitalisme d’Etat qui inquiète ses supporters et es industriels mais il poursuivra le travail de démolition, la destruction générale de son pays, rêvant à l’anéantissement de sa population. Des fous, des fanatiques, des Savonarole, des Marat, il en exista toujours mais pas à ce niveau là. Le capitalisme développé a fourni des moyens inédits à une capacité de  conquête et de l’utopie, de mélange de réalisme tactique et de prévision mythique.   

     

    Les intellectuels et les médias : de nouvelles catégories professionnelles

     

    L’Allemagne est en 1920 le pays, on l’a dit, le plus scolarisé du monde, notamment dans le supérieur et le technique. Les femmes votent dès 1920 ; 25 ans avant les Françaises. Evans peint une culture bien supérieure à la notre. Nous sommes en retard pour le nombre de quotidiens vendus, de livres publiés, de bibliothèques et de grandes réalisations d’artistes. Serait-ce le terreau pour le fascisme ?  Incompréhensible. Les étudiants recrutés jugeaient sévèrement l’encadrement des dignitaires et leurs chefs locaux médiocres mais ils en exonéraient Hitler qui leur ouvrit des portes de responsabilités précoces.

    Les biographies, les études égrènent les noms d’intellectuels ralliés. Le travail de théorisation et de justification demandé par le régime aux intellectuels sous forme d’essais, de rationalisations raciales ou philosophiques n’avait jamais été aussi intense sous Weimar, démocratie vieillie bien qu’elle n’eut que 3 ans d’âge. Il n’y avait jamais eu de République en Allemagne. Avec l’Hitlérisme, il s’agit d’une « Révolution Culturelle » : mobilisation des esprits et ascensions promises à des auteurs, penseurs. Inonder de papier et de revues, la flamme de la tension et les leçons de morales offertes par l’école. Le nazisme a recyclé nombre de journalistes ratés. Cet univers d’emploi qui s’ouvre se fait au profit des ambitieux cyniques selon Goebbels plein de réflexions désabusées  

     

     Le conditionnement allemand à l’égard du militarisme

     

    L’antisémitisme avait ses racines dans le du deuxième Reich (avec Bismarck jusqu’en 1890) déjà antijuives ; en 1880 il y eut des incendies de synagogues, et beaucoup d’agitateurs à la campagne. Après 1918, le deuxième bouc émissaire sera les rouges. Les premières lois antisocialistes, les libertés civiles réduites datent des années 1890. Après la défaite de 1918, les soldats du front reviennent en héros en vainqueurs en raison de la légende du coup de poignard dans le dos pratiqué par la gauche. Les municipalités socialistes leur font fête, héroïsant ces soldats qui allaient les abattre plus tard. La révolution allemande manquée de 1918, l’écho menaçant de la Russie, ouvrirent la porte à la répression contre la classe ouvrière qui fut, dès le début, harcelée.  La prise de pouvoir s’analyse comme un doublement des institutions et organisations; un monde parallèle segmenté à des fins de surveillance dont les organes régionaux et la multiplication des services de police organisent la surenchère. La politique raciale et les autres discriminations (dont la misogynie et la stigmatisation des femmes sans enfants ou célibataires) bien décrites par l’auteur en 120 pages suggestives, figent la société dans un quadrillage cimentant les comportements.  On n‘abandonne pas son poste ; la solidarité de clan, la loyauté politique envers son groupe, caractères qui doivent l’emporter. Embrigader, c’est exclure !

    Evans cite les œuvres apologétiques d’historiens où la Prusse apparaît admirée, et les guerres fondatrices attribuées à chaque génération depuis 1870. Cela donne une propension aux jeunes aristocrates dès 17 ans à se battre afin d’égaler leurs pères et grands pères. Original est ce mélange de classe où s’échange la gloire militaire entre enfants et parents. Ce qui n’empêche pas une éducation raffinée humaniste. Tournés vers le respect de la hiérarchie, les officiers cherchent l’honneur de commander les bons régiments de cavalerie et dédaignent l’infanterie populaire ; gagner les médailles mais aussi surveiller de loin l’entreprise familiale tels sont les buts d’un patronat habillé de la carapace de « Prussien ». Passer de l’idéalisme juvénile au fanatisme raisonné d’adulte, tel est le cadre  d’éducation donnée dans des familles d’entrepreneurs qui  s’occupent en même temps de  la politique locale et  des affaires civiles. Inventivité qui va se soi avec le travail continu de modernisation industrielle en surveillant économiquement ce que font les USA ou la Grande Bretagne,. La France industrielle est inexistante à ce niveau de rivalité. La modernité technique et les rites traditionnels ou des rapports de patronage dans l’Eglise protestante ne sont pas contradictoires. La fracture de ce monde apparaîtra   après 1920 et La révolution sociale manquée engendrera une haine générale envers les ouvriers, notamment s’ils sont organisés, dirigés depuis des partis à Berlin. Un paternalisme allemand, un sens de classe confiant vont s’enraciner pour longtemps puisque aucune révolte n’a jamais réussi, même pas co-dirigée par des ouvriers

    Un document privé  aide à illustrer ces idées de Evans. Il s’agit du livre   de W Bruhns ( le pays de mon père).[6]  Il est excitant de saisir de l’intérieur car bien racontée et objective, l’ascension et la chute de cette bourgeoisie industrielle qui a soutenu, ou du moins  pas dénoncé les exactions ( le bon juif est toujours le « sien », l’employé modèle qu’on essaie de protéger).  La bourgeoisie nouvelle était  admirative des castes supérieures. Aucune habitude de critique intérieure.  La machine à broyer est jugée avec modération, y compris quand elle vise même sa propre famille ou quand on est jeté dans les remous de la lutte policière. Les parents des condamnés préfèrent ne pas réfléchir et protéger la « maison », l’entreprise, désemparés par le destin incompréhensible. La descente aux enfers de cette famille sûre d’elle, confiante en l’avenir, qui a donné à l’Etat major son fils devenu officier de renseignement au Danemark, soupçonné de participation (ainsi que son gendre) à l’attentat du 20 juillet contre Hitler est symbolique. On doit saisir de l’intérieur cette mentalité afin de reconstruire l’état d’esprit d’aveuglement contre l’évidence, de négation de la réalité. La segmentation de la haine sociale en plusieurs catégories a morcelé les consciences qui n’ont pas le temps de saisir les changements. La révolution culturelle dont parle Evans, c’était donc ça : s’enivrer d’action, de bruit et de mouvement. Les civils zappent d’une organisation à l’autre, s’enferment dans l’hyperactivité, la loyauté primaire. Pas le temps de réfléchir au sadisme de groupe, à la foule qui lynche. Les théories des masses, insérées dans la philosophie de l’époque, servent les chefs et les groupes locaux. Enfermer les hommes dans le conformisme du voisinage, les entraîner au crime par contagion lente oblige à ne pas les sortir de leur milieu militaire, ne pas leur laisser un moment libre, sinon le sens critique et le libre arbitre s’exercent et ne sont plus refoulés.

    A ce stade d’analyses, la synthèse tirée de 3000 pages de démonstrations serrées (et néanmoins lisibles en dépit de plusieurs milliers de notes et de références bibliographiques.) marque l’innovation qu’Evans apporte à notre conception de la période nazie par un amas d’information concentrée. La description à ce niveau de richesse bibliographique est une voie d’accès aux « méthodes » que l’histoire invente ici ou là pour exister, sur les circonstances ou les hasards, sur le mélange hétéroclite de caractéristiques dont la réunion fut un moment crucial de l’humanité

     

    IV L’ Allemagne et nous aujourd’hui  

     

    Le peuple allemand a été paradoxalement, en 1945,  une deuxième fois réunifié après la « défaite » injuste  de 1918, vécue comme une « victoire » reportée.  Il a eu l’impression qu’on le volait (son sol n’a pas été envahi quand le notre l’a été durant 4 longues années). Il n’apparut alors aucune aide à l’explicitation, de la part des Alliés. Deuxième fatalité, 1945, attribuée à un seul homme, Hitler, installé, suivi, acclamé puis renié.  Mais ils on été surtout réunis par la découverte de l’holocauste dans leurs murs et sur leur terre, les autres exactions étaient attribuables selon eux aux réflexes de la guerre totale. Ils se remirent à travailler avec obstination, ne serait ce qu’en vue de la reconquête d’une dignité, et d’une réussite économique qui paraissait alors improbable.  Et maintenant qu’ils l’ont obtenue, ils sont déboussolés : que faire de cette victoire à retardement   inattendue ?

     

     Nous devons comprendre, pour connaître notre propre histoire, celle de nos voisins avec lesquels nous interagissons si nous voulons influer sur leur opinion. Leurs écrivains, leurs intellectuels essaient de comprendre (Bertold Brecht, Gunther Grass, les premiers) comment leurs parents se privèrent de la Raison critique.  Les meilleures de leurs études ainsi que les historiens anglais vantent l’extraordinaire organisation du travail, la masse des militants nazis, leur volonté jusqu’au-boutiste.  L’action et l’énergie mises à recruter, à payer, à récompenser furent un modèle pour des chefs locaux qui avaient plus que d’autres le sens de la manipulation psychologique de masse. Face à eux, progressivement à petits pas, de reculs en reculs, les intellectuels, les savants, les humanistes cédèrent. Le miracle allemand est là dans l’organisation, la qualité tactique essayée sur le temps (15 ans de préparation), constituée d’un côté de menaces ou de pressions et de l’autre de festivités, d’endoctrinement ou fanatisations à travers des loisirs organisés. Le SPD ne put résister à cette intensité, à ce mouvement perpétuel. De 1928 à 33, il se produisit une élection par an. Attaquer ici puis ralentir, revenir à la charge en deux temps, et enfin tout pour la guerre.  La machine est lancée, aucun participant ne peut l’arrêter. Force du groupe réunifié en permanence, l’organisation de la surveillance, l’idéologie distillée avec intelligence (à l’opposé de la soviétique adressée à des paysans qui nous parait rétrospectivement primitive) W.  Allen dans sa monographie montre comment une petite ville socialiste de 10 000 habitants dans le Hanovre vira en quelques mois. Surprise pour les nazis qui n‘avaient pas saisi que les campagnes sans Juifs, sans chômeurs, sans danger de gauche voteraient pour eux, de la même façon que nos commentateurs politiques ne comprennent pas le vote d’extrême droite dans nos départements du sud-est français ou du Nord ouvrier  

    Les dirigeants ont largement improvisé ; les succès sont des coups incompréhensibles même pour les bénéficiaires qui n’avaient pas prévu où se produiraient leur succès. Cela est banal en politique. L’électorat rural sans travail a voté pour eux mais pas les chômeurs de ville. La conquête du pouvoir les étonne par sa facilité, une fois qu’ils eurent admis qu’ils s’étaient trompés de cible électorale  

     

     La domination par la conquête des marchés

     

    Ce qui frappe dans l’analyse par delà les régimes est l’engagement dans l’économie industrielle de 1850 à aujourd’hui. Une fois la capitulation acquise en 1945, l’avance économique, la marche de l’Allemagne reprend, son industrie lui redonne une des premières places des capitalismes avancés. Il se constate dans le souci du consensus (pas d’extrêmes à droite, ni de gauche au Parlement), de la cohésion économique, du goût de l’ordre, du respect de l’administration pour que l’industrie fonctionne de manière stable. Pour s’en moquer, en 1918, Lénine disait que les révolutionnaires allemands étaient si favorables à l’organisation, à l’ordre établi, au respect des règlements que pour prendre une gare ou des trains –comme lui le fit en 17 à la gare de Finlande, à Petrograd- les militants feraient la queue au guichet pour prendre un billet avant de s’emparer de la gare ! 

     

    En réalité le libéralisme des nazis, au début de l’ascension, fut un leurre  à destination de la Bourgeoisie. Ils visaient à travers l’économie de guerre, un capitalisme d’état rigide  encadré (d’Albert Speer). Et quand la bourgeoisie s’en est rendu compte en 1940, c’était trop tard ; ça se termine en une dictature antibourgeoise et anti-prussienne. Planifier toujours planifier, rêve des nazis. Vendre, commercer et vivre politiquement en autarcie. La colonisation a été un rêve longtemps inaccessible et elle fut remplacée par les mirages des pays de l’est, terres d’esclaves. Ils l’abordent avec un siècle de retard sur les autres puissances européennes. Et l’amertume de la conférence de Berlin où le partage du monde colonisé entre 3 ou 4 puissances européennes mécontente Bismarck.  A sa suite l’opinion se prétendra spoliée des maigres territoires africains allemands par le traité de Versailles. Cet espoir de coloniser l’est européen  en place et lieu de l’Afrique ou l’Asie va hanter Hitler qui invitera à migrer des colons allemands dans tout l’est de l’Europe  afin de lancer une agriculture mécanisée dans le plaines d’Ukraine à la mode des exploitations et villes coloniales construites « à l’Algérienne ». L’habitude prise en 1914 d’une supériorité invincible vis-à-vis de populations de l’est, Pologne, Ukraine  Russie a conduit à des plans utopiques  embellis d’un sentiment d’ aventure.

     La supériorité allemande industrielle contemporaine procède du même esprit de conquête.  Quant aux années de dictature, on retrouvera l’état d’esprit des élites industrielles à travers les archives privées notamment patronales. Le patronat allemand est négligé dans les monographies économiques. Or si on se fie aux témoignages, les affaires repartent dès 1930, la guerre de 1939 améliora leur  situation  malgré la catastrophe finale. Comme la bourgeoisie   a donné des officiers et a payé de son sang, aucune révolte contre le régime ne put être menée. C’est pourquoi Evans illustre sa démonstration à l’aide de de témoignages privés. Il montre les sentiments à l’œuvre, les attentes subjectives. Il donne sens aux intérêts idéologiques et culturels (familles, écoles Eglises, formations culturelles, médias, police) instables et souvent contradictoires. Chacun choisit au cours d’un dilemme tendu avec lui-même en esquivant la dichotomie.  Les nazis ont su enfermer l’action collective dans un réseau étroit d’obligations « morales » et dans un programme d’action quotidienne, fait de groupements, d’associations de quartiers ou de profession, selon sexe, age, fonctions stratifiées. Un encadrement permanent ; l’individu ne devait jamais être seul avec lui-même pour débattre, s’interroger. Des bourgeois ordinaires, alors ? Non ! Certainement meilleurs calculateurs, bons organisateurs, plus dynamiques aussi. Cette bourgeoisie productiviste travaille beaucoup à la conquête des marchés. Actuellement les négociateurs étrangers le confirment quand ils évoquent du patronat allemand qui leur font face.

     

    V Les dilemmes de l’Historiographie  allemande

     

     

    Distinction entre l’univers historiographique d’amateurs et celui de spécialistes du nazisme : cette hypothèse est peut-être audacieuse. A la regarder de l’étranger, la science historique est en grande partie non universitaire. Les universitaires allemands sont relativement conformistes et traditionnels ; ils ont eu après guerre des difficultés à contourner les normes du métier d’historien ou la définition de l’archive.  Les Anglo-Saxons sont libérés de l’académisme.  Quand Evans refuse de se voir comme universitaire bien qu’il soit professeur à Cambridge, c’est une coquetterie d’auteur. C’est ainsi que les œuvres majeures écrites par des Allemands sont le fait d’investigateurs ordinaires ou de journalistes. La différence de statut et de mentalité leur permet de contourner les contraintes du métier d’historien. Par contre les grands débats théoriques et les disputes idéologiques sont réservés aux universitaires. Le cas de Notke et du révisionnisme qui ont consacré cette position au sein de l’étude de l’idéologie totalitaire en sont les symboles révélateurs.

     

    L’Université 

     

    L’Université ? Les responsables nazis y ont touché prudemment. Aucun d’entre eux n’avait été de grands chercheurs ni titulaires de chaires. L’ « université-repoussoir » représentait le monde Juif. Aussi 25% des professeurs ont été victimes de l’épuration.  Vingt prix Nobel de physique (ex ou à venir) furent persécutés ou exilés. Le nazisme en pâtit finalement. I G Farben comme d’autres industriels de pointe ne purent sauver la science atomique naissante, car « Juive » ; et ils se consacrèrent aux armements classiques. Négation finale de la science avancée qui se clôt pour populations par l’autodestruction des infrastructures et des bâtiments du patrimoine. L’autodafé en avait été le présage.

    Antérieurement, la science classique n’était pas absente des discussions des SS. La description des phénomènes de conscience réalisée dans Les Bienveillantes de Littell est caractéristique de ces humanistes confrontés (soit comme témoins, soit organisateurs) aux plus terribles assassinats de masse en Ukraine et en Pologne. La sensibilité de l’individu peut être dérivée vers les disputes d’intellectuels, les débats de linguistes et d’historiens. Ce roman étonnant   dépeint des officiers SS cultivés dissertant entre eux, en Tchétchénie occupée, des caractères des langues du Caucase ! Indifférence aveuglement, impuissance avouée ; toutes les postures intellectuelles se combinent. Le mélange de l’ancienne culture morale chrétienne et de la nouvelle culture  aventureuse offre des situations bizarres. Futurs matériaux de sujets de thèse ou de recherches d’éthno-sociologie, on verra probablement que les réflexions conduites en philologie et en psychologie progressaient en Allemagne. Goebbels y fait souvent référence dans ses Carnets. Mais il manque un secteur : celui de la réticence à l’égard de l’opinion générale. Et c’est là, pour la population majoritaire tiède, que l’apport de la nouvelle historiographie sortira de sa marginalité. Il s’agit des comportements d’évitement qui restèrent confidentiels, des résistances larvées ; et il y en eut.  Devant l’euthanasie des malades ou des handicapés, le régime a dû reculer. Quand en sociologie, on aspire à connaître le point de vue des acteurs, on ne peut négliger le « tous les acteurs » même les silencieux,

    La connaissance ethnographique de l’intérieur se consigne particulièrement dans les mémoires, journaux personnels, lettres des civils. Elle dut longtemps se cacher, trop décalée par rapport à l’opinion dominante. Demeuré enfoui, tel est ce surprenant journal d’une femme à Berlin, journaliste de 30 ans qui raconte les derniers jours du Reich et l’arrivée des Russes  et nous informe sur l’état d’esprit des femmes repliées dans les caves. Idem pour le milieu enseignant dépeint finement par Victor Kemplerer.   Il esquisse les nuances d’opinions de la  masse, de l’enthousiasme au refus avec des transitions nombreuses. Il souligne le conditionnement  des professeurs d’université, individus à la psyché forte et peu sensibles à l’idéologie inculquée à la base, mais orgueilleux de leur supériorité sociale. La « communauté du peuple » a été un argument stimulant pour des individualistes isolés dans les sciences. Ces Journaux intimes concernent des Allemands connaisseurs du monde, voyageurs européens. La plupart   ont été scolarisés en philosophie, en droit, en psychologie ou en linguistique et ethnographie. Quelques–uns se transformèrent en rusés tacticiens, manipulateurs et même  chefs de Kommandos. Le calcul a été d’orienter la jeunesse vers une succession d’événements culturels, un maelstrom d’actions grâce auxquels on ne laisse pas le temps de penser par soi-même ni d’acquérir un minimum d’esprit critique. C’est pourquoi le NDSAP  a organisé des  meetings réunissant les intellectuels et le peuple après avoir  éliminé les  élites traditionnelles social-démocrates. L’éducation des jeunes, les loisirs militarisés, les utopies communautaristes devinrent aussi les sujets majeurs de l’art.

     

    L‘Hitlérisme : un laboratoire de psycho-sociologie 

     

    Les états de conscience et leurs transitions nous sont peu à peu révélés maintenant dans les documents privés. Ils révèlent qu’on peut fasciser en douceur quand des citoyens cultivés donnent leurs enfants au monstre par déférence au savoir ou par respect d’un Etat fort. Définir le glissement de l’indifférence à l’acceptation et leurs innombrables facettes, contrôler les dissidents, les déserteurs sont l’objet d’innombrables rapports de policiers ou du service de sécurité. Bien qu’ils n’opèrent pas avec les mêmes définitions, ces rapports secrets forment un immense champ à l’investigation bureaucratique.   Browning s’en servit dans un livre magistral. L’histoire du Reich ne se satisfait plus des spéculations, d’études de discours ou des théories fumeuses du Führer ou de Goebbels. Evans use également de cette masse de documents, voire de romans historiques.  A sa suite, nous faisons une place à cet étrange ouvrage de Littell  au sujet d’un personnage Max Aue commandant à 30 ans de la  SS,  une histoire  de la conduite au jour le jour et de la subjectivité d’un jeune adhérent. Si on fait abstraction du caractère extravagant du « héros » ( parricide, pédophile homosexuel, incestueux !),  ce jeune « Européen »,  juriste et philosophe de formation, de mère française, on découvre ce que les documentations non conformes peuvent apporter. Un quart des personnages se ce roman sont réels et la reconstitution de leur style de vie ou de travail ainsi que leur comportement est une information historique produite par le romancier. Les autres acteurs et scènes de guerre et de massacres sont imaginaires (et parfois outrancières) quoique comportant une dose de vraisemblance que les enquêtes socio-historiques de l‘auteur ont probablement nourrie, mais de source inconnue. Ce qui le différencie d’avec l’historien

     

     

     

    Le travail des consciences des SS  

     

    Tout ce qui concerne le travail d’enrôlement, d’inculcation intéresse le sociologue du politique et est évoqué  dans le témoignage de Bruhns,  fille de grands patrons (cf le pays de mon père cité) sur   la vie de sa famille et de son père, lui-même officier  SS (comme le docteur Aeu, membre du SD).  Des phénomènes étonnants de vie ascétique, en tout cas « économe » des milieux patronaux industriels , la grande culture des officiers SS, tous issus de la bourgeoisie  sont dépeints. Les états de conscience de son père et de ses amis ou ses collègues SS saisis à travers les écrits intimes laissés, ou à travers les minutes de son procès, sont bien rendus. Débutant par son procès filmé que sa fille découvre à la télévision allemande 40 ans plus tard, elle qui ne connut son père que quelques jours, ce témoignage est un document singulier.

    Bruhns documente également la rivalité industrielle avec la Grande -Bretagne ; son père partit observer les firmes américaines comme le fit le jeune Engels envoyé s’instruire dans le Gotha des filatures à Manchester. Rivaux sont également les Juifs qui occupent dans les affaires une place inférieure d’intermédiaires. Les notations sur son grand père, notable dans sa ville maire, candidat député conservateur enrichissent la connaissance de la vie locale, de l’Eglise protestante, des relations professionnelles. Ce chef de famille parle latin et récite Horace avec son fils, quand il montent   ou chassent dans des cercles fermés. Le héros est donc un jeune humaniste élevé dans les meilleures traditions, mouillé par les Hitlériens comme le reste de la bourgeoisie dans la conquête brutale de l’Est commencé en 1916, au cours de la première guerre à laquelle participent d’ailleurs le père et le fils de 18 ans. Associer les familles, flatter les bourgeois, y compris les pasteurs, les intellectuels locaux, les corrompre à des postes ronflants ou de responsabilités vides, en appelant à leur sens historique de leur mission germanique   fut une ruse à succès. Calculé aussi fut l’essor du grand média de l’époque, la radio fédératrice où se font entendre défilés, musique, discours aux messages simples sinon infantiles, mais en soignant l‘ordre et harmonie, les drapeaux et les rangs serrés. On devine à travers les confidences de la bourgeoisie allemande le travail des activistes militants au sein de chaque famille. Hitler a eu le flair de sentir que de l’urbanisation et de la scolarisation sortirait une culture de masse favorable à une dictature populaire mise sous un puissant contrôle interne. Les SS surveille le parti ; le SD surveille les SS ; la SD est encadrée par la Gestapo etc. Une sorte d’instituts de sondages avant l’heure avec de multiples agents en concurrence : les policiers les informateurs, les délateurs. A la fin ils sont débordés de dénonciations

    Le rôle des étudiants dans le nazisme ne peut être éludé. Max Aue, ou le père de Bruhns, passent de l’idéalisme juvénile à l’autoritarisme puis à la barbarie ; un processus qui aura du succès. De même que politiser spécieusement les philosophes tels Heidegger, Husserl, en partie Jünger, signifiait la connaissance intuitive du milieu. Le charisme est une forme de culte inventée au sein des organisations de fabrication de l’information et des médias. Quand la croyance ou la foi sont confortées par les victoires, ça va ; avec les défaites, aucun procédé de propagande ne fonctionne.

     

    La culture et le zapping perpétuel

     

     

    La culture en mouvement est un moyen d’encadrement des élites à qui on ne laisse  pas le temps de souffler.  Cette classe magma-moyenne doit servir l’armée qui les « rappelle » en permanence (stages, réservistes, examens). Ils sont anarchiques dans la violence manifestée ? Non ! Simplement les cadres du Parti rationalisent réagissent vite quoique en désordre, s’adaptent aisément en appelant à une inversion des valeurs : il suffit d’affecter la pureté, la moralité, la loyauté à un registre de causes qui change d’un demi-tour complet celles enseignées et pratiquées dans leur enfance de jeunes loups du régime montant.

    Alors le charisme du Führer, ses capacités à mobiliser les énergies, son culte ne sont-ils pas un expédient de l’explication historique ? La solution à l’énigme est plutôt que le dictateur a su fournir un gros travail personnel, travailler la mise en scène de soi (aujourd’hui banale en politique), étudier méticuleusement la gestuelle, le  ton , le style de langage. Les dignitaires révèrent cet aspect  du pouvoir du Verbe chez Hitler, les phrases hachées, l’outrance des terminologies, appuyées par la reprise quotidienne des « Discours » avec le sens de l’ellipse. Ces phénomènes de médiatisation ont été des surprises pour l’Europe confrontée à des éléments inconnus de rhétorique.Prémonitoire du rôle des médias, l’Allemagne prit de l’avance dans cette réflexion. L’exaltation, la démagogie sont des notions vagues. La seule référence qui venait alors à l’esprit était religieuse. Mysticisme et manichéisme. L’édification « d’un sens du peuple » artifice verbal connaîtra l’échec quand la possession oratoire ne sera plus servie par des festivités (bals, beuveries, fanfares) et que le contexte militaire évoluera.  Le temps donne une signification opposée aux mêmes énoncés

    Il fallut, antérieurement et en silence, que se réalise l’élimination progressive des chefs de la gauche.  Finesse tactique, sens de progressivité - contrairement à l’URSS- aucun acte spectaculaire mais l’esthétique de l’action pure (marches en forêts, vie collective intense, entraînements) qui constitue un chef d’oeuvre tactique, un travail d’encadrement grâce à l’investissement des coordonnateurs.  

    La construction d’une structure de Terreur, à cette échelle, aucune dictature ne l’avait tentée. Goebbels croit à la révolution culturelle permanente, de l’éducation de la volonté au triomphe d’une nation exaltée.  Il suggère que lui-même et ses collaborateurs étudient les fautes et les excès de propagande des chefs locaux qui inondent de messages et d’apparitions. Ils limitent les interventions de dignitaires ou des cadres afin de ne pas saouler une classe moyenne urbaine, scolarisée, cultivée dans laquelle former à l’action répressive doit se faire insensiblement. Toutefois le pouvoir de l’expérience use et il faut changer souvent d’agents et de cadres.

    Evans produit des faits issus de l’imaginaire subjectif et ainsi il aide à comprendre ce qu’est l’endoctrinement en sociologie. Le sadisme dans l’armée vient du groupe. Le groupe c’est également les rivalités de chefs, la socialisation à l’horreur par l’apprentissage, par la lente formation aux actes de torture dans le cadre de la dureté de la vie de soldats qui s’aggrave .Ce que Bartov nomme la progressive « brutalisation » : destruction des groupes, perversion de la discipline, déformation de la réalité par la longue coupure d’avec le monde civil, dans un des meilleures analyses de la mentalité de l’armée (L’armée de Hitler) 

     

    L’appât de l’argent, les informateurs professionnels 

     

    Une « bonne » propagande oblige à surveiller les agents de la propagande. Les luttes de personnes et les luttes de service entraînent une compétition et le processus est infini. La conversion des âmes va un temps mais l’instrument efficace est l’enrichissement des officiers par le vol, et le pillage ordinaire par la troupe qui vont ensemble.  La mobilisation des esprits et le partage du butin sont associés. Aucun sacrifice ne perdurait longtemps sans l’argent. Avancer c’est détruire et s’enrichir. Toute occasion est bonne. Et l’envoi de la petite alimentation ou du menu butin aux familles soutiennent le moral. Même le premier Premier Mai (1933) devenu à l’instigation de Goebbels la fête du travail national satisfaisait une revendication ouvrière. Le lendemain des défilés géants, les  SA pillent et ferment les bureaux ou les locaux des syndicats en emportant l’argent. L’autre motivation a donc bien été l’argent.

    Créer un appareil de délateurs professionnels ne fonctionne que si on entretient la foi en faisant prospérer sur les dépouilles. Mises à sac, vols au cours de l’extermination, dépouillements des banques conduisit au dilemme terminal : productivisme par utilisation maximale de la main d’œuvre esclave ou son élimination physique immédiate. La question raciale du Reich se disjoint des intérêts du patronat puisque le Reich industriel a été victime de la fuite des cerveaux. Après le départ des savants juifs, en dépit du fait que les industriels allemands de l’armement supplient Hitler de les garder, le verdict irrévocable  a donné à la bombe américaine l’avance qu’elle souhaitait.  Contradictions des définitions préalables et de fins insolubles. Créer du chaos un temps, mais à la fin c’est le chaos qui gagne  

     

     

    VI Conclusion  

     

    Sept ans de paix, Six ans de guerre !  Dans les années 1920, le capitalisme allemand est au bord de l’effondrement et pourtant ce mode de production inventa quelque chose de surprenant. La relance de la croissance grâce à Hitler. Il amène aux banques d’industrie, la perspective du commerce mondial coloré des vieilles lunes : les colonies, les marchés des territoires allemands à l’est conquis, jusqu’à reprendre le vocabulaire des démocraties : colons, indigènes, « esclaves », terres vierges.

    Le capitalisme dans un moment d’anarchie (dévaluations, inflations folles entre 1918 et 30) se transforma en Allemagne à un capitalisme d’Etat tourné vers la guerre et la conquête. Speer a raconté dans ses Mémoires cette propension à la planification, l’intégration de l’économie à l’Etat. Le catholicisme a été un frein relatif au capitalisme débridé, plus que le protestantisme pour lequel les forces de l’individu créateur, la volonté de réussite matérielle sont les signes d’élection décrits par M. Weber. L’Hitlérisme a donné  une forte confiance dans l’ économie,  ajoutant des obsessions particulières : une domination mondiale, une idée très passéiste de la gloire allemande, mixte de conceptions arriérées et très modernes.

    En concluant, disons que pour échapper à la mémoire de ces 20 années calamiteuses, l’Occident s’est jeté dans un pari inattendu, dans une course en avant économique. Le modèle de l’entreprise allemande s’est répandu grâce à ses exilés, ses fuyards en Amérique latine avec les trésors qu’ils avaient accumulés et déposés en Suisse, ses savants déplacés, ses biens industriels exportés.  Et donc la figure du capitalisme qui nous paraît aujourd’hui effréné, l’obsession de l’accumulation, les inventions dues à l’énergie nucléaire issue de la guerre  ont triomphé.  Ce n’est pas un hasard si le capitalisme connut une troisième jeunesse dans le demi-siècle suivant.  Quel est ce « modèle capitaliste allemand ? ». Il est fait comme hier de paternalisme et de collaboration avec les syndicats. La conquête des marchés extérieurs paye la paix sociale. Du côté des patrons, ce modèle implique que les dirigeants de l’économie aient un genre de vie, des revenus proches de ceux de leurs cadres. Leurs salaires sont les moins élevés du monde occidental, le style de direction est ni arrogant ni distant. Et ils travaillent dur.  Les négociateurs du monde entier, en contact avec les chefs d’entreprise allemands, le confirment. Productivisme, industrialisme sont les symboles du monde aujourd’hui. En un sens, un héritage de cette période, une machine folle mise en marche que nous ne savons plus arrêter parce qu’après 60 ans de succès imparables, ce capitalisme ne nous laisse aucun répit, aucune stratégie nouvelle ou  alternative et nous ne savons plus concevoir une route autre que celle de l’accumulation  des profits économiques.  

     

    Mais une fois relancé, ce capitalisme autonome , vers 1960, dériva à travers la construction de l’Europe en un mouvement politique fédérateur qui  imagina que les règles de production « à l’allemande » étaient exportables et transposables particulièrement en France. Le mode discipliné du travail, l’ intensivité de la productivité nous échappent. Cette théorie de l’action, la production, l’organisation du travail, l’industrialisme   nous sont culturemment étrangers. La divergence de parcours et de visions est radicale. Deux secteurs en France sont exportateurs en haute technologie avancée (nucléaire et transport air-rail) ; ils ne peuvent se comparer aux seize en pleine activité Outre-Rhin.

    Les fins ? Peu importe. L’objectif c’est l’intensification du travail dans la communauté retrouvée et l’abolition des extrêmes en politique parlementaire, la volonté du consensus sans se poser de questions métaphysiques, de symboles ou de significations historiques. Aujourd’hui paternalisme libéral ou socialisme ? Le patronat hier et aujourd’hui, ne veut pas savoir, ne veut pas voir. Comment ? En s’enfermant dans le travail acharné. Le sens de la discipline retrouvé, l’amour du travail industriel, le goût de l’action pour l’action, les partis démocratiques  ont su les capter à nouveau. Schröder du PSD fait des réformes libérales et Merkel reprend des éléments socialistes.  La question des positions et des finalités est seconde.  Donner des trajectoires singulières dans un univers aussi cohérent ou consensuel est difficile : elles se ressemblent toutes. Daniel Cohn-Bendit a débuté sa carrière en tant que gauchiste français et la termine chez lui en bon social démocrate.  Ceci dit, ce fut le destin de centaines de nos révoltés de Mai 68 que le parcours  a placés dans les médias, les lettres et la politique. Nous, nous y ajoutons de l'insouciance, de la légèreté. Mais au final « Nous sommes tous des Cohn-Bendit français » !

    Le nazisme est un sujet de réflexion inépuisable, étant donné la masse de ce qui s’écrit à l’heure actuelle.  Richard Evans représente la meilleure introduction à cette envie de comprendre, envie qui se poursuit et se prolonge dans l’ aspiration à  analyser le présent en examinant  les peuples qui n’ont jamais voulu regarder leur présent. Cette  nouvelle histoire, à la recherche de l’événementiel précis et minutieux, s’interroge en même temps  sur les phénomènes de conscience des acteurs, des bourreaux ou des victimes, sur leurs subjectivités, les attentes ( nous avons insisté sur les officiers SS et sur le patronat pour donner le point de vue  de deux catégories de « l’opinion »), afin de saisir à la fois les événements et leur reflet dans les façons d’agir ; cette histoire  est donc contemporaine. Cela nous délivre de l’anachronisme des jugements péremptoires et eschatologiques de la « querelle des Historiens ».

     

     

     

    Bibliographie

     William S Allen Une petite ville nazie R laffont 1967

     Omer Bartov, L’armée d’Hitler, Hachette,1999

    Christopher Browning, Politique nazie, travailleurs juifs, bourreaux allemands 2002, Belles Lettres

    Christopher Browning , Des hommes ordinaires Les belles Lettres 1994

    Wibke Bruhns Le pays de mon père les Arènes 2009

    Richard J. Evans Le troisième Reich 3 tomes Flammarion 2009

    Joachim Fest Les Maîtres du IIIème Reich Grasset 1965

    Ian Kershaw Le mythe Hitler Flammarion 2006

    - Hitler Gallimard 1995

     Ian Kershaw Hitler : essai sur le charisme en politique, Gallimard 1995 

    Ian Kershaw Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard 1992;

    Victor Kemplerer  Mes soldats de papier Seuil,  2000 , 3 tomes

     Joseph Goebbels Journal, 4 volumes, Flammarion  2007

    Aly Götz Comment Hitler a acheté les Allemands,  Flammarion

    Pierre Laborie , Le chagrin et le venin, Bayard,2011

    Jonathan Littell Les bienveillantes, Gallimard  2006

    Jean-Clément Martin, Violence et Révolution, Seuil, 2006

    Mélita Maschmann Ma jeunesse au service du nazisme :Rouffet 1964)

    Une femme à Berlin ; Journal ,Gallimard  2006

    Albert Speer Au cœur du troisième Reich  Fayard Pluriel  2010

     


     

    [1]  Quatrième de couverture de Kershaw Qu’est- ce que le nazisme ?

    [2] Je laisse de côté l’anecdotique. Un psy dirait intérêt du refoulé. J’ai connu peu d’Allemands dans ma vie hormis dans mon enfance, mais d’en bas ! Quand les soldats fouillaient en 1944 à l’improviste nos maisons, on nous cachait, nous les enfants, sous la table (ou bien les familles se réfugiaient dans les bois si elles en avaient le temps). De cette place, ma sœur et moi, nous regardions entre la nappe et le sol, les bottes aller et venir dans la pièce. Des Allemands, donc, nous n’avons vu que les pieds. Une heure après, le danger passé, nous jouions puisque leur intrusion n’avait eu aucune incidence sur la vie de famille.

     

    [3]  Lire Pierre Laborie Le chagrin et le venin, La France sous l’occupation, mémoire et idées reçues Bayard 2011

    [4]Claude  Quétel L’impardonnable défaite ,Perrin 2012

    [5] J-C Martin La machine à fantasmes, Vendémiaire 2012  p11. Je me suis  inspiré de l’introduction de J-C Martin dans Le dictionnaire de la  Contre-Révolution, Perrin2011

    [6] Le fils unique « adoré », héritier de 5 générations de l’entreprise est pendu ; la réflexion sur le nazisme de la famille est bloquée par le silence ultérieur sur le drame. La fille reprend le travail de mémoire et d’interrogation ? Quand elle« découvre » son père -qu’elle a peu connu :  c’est au cours du procès de conjurés ou il comparaît avec son gendre - par hasard dans un  film tourné par les nazis, en vue d’édification des soldats, sur ordre de Goebbels et rediffusé à la télévision en 1990


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     Hommage à "Jack" ou" Docteur Goody"  comme l'appelaient familièrement les consommateurs de la buvette  du camping où il servait à Bagnac (Lot) pour se mêler au "peuple français"

    Décédé  à 96  ans il y a juste un an

    Jack Goody : « Le vol de l’histoire ; Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde », Gallimard, 2010

     

    Dans les « 10 livres qui ont ébranlé le monde des idées », à l’aube du 21ème , parus entre 2000-2010), livres qui révolutionnent l’historiographie, mettons en très bonne place l’ ouvrage de J. Goody quoiqu’il ne soit pas un inconnu (14 livres traduits en France)

    Le titre dit tout, mais au-delà de la grande révision qui il annonce, on retient la position qu’il exprime et l’argument qui faisait cruellement défaut aux sociologues français pour combattre le chauvinisme et l’égocentrisme national . Comprendre comment les autres civilisations et les peuples nous voient. D’irrémédiables voleurs, des constructeurs indéfectibles du genre humain, des égoïstes aveugles ? Un peu tout ça ! Sortir de l’ethnocentrisme, regarder plus loin que le bout de notre nez signifie analyser les émergents, la domination chinoise, les révolutions arabes et les innombrables événements qui se produisent sous nos yeux et dont nous parlons si peu, nous, dont les médias sont occupés à détourner l’attention, fascinés qu’ils sont par nos péripéties électorales cantonales.

    Donner à l’histoire universitaire française une seconde chance, après la grande époque des Annales et des analystes mondiaux qui se sont tus depuis 40 ans, est-ce un projet fou ou une révision indispensable ? Soyons réalistes : « Nous n’existons plus » dans la grande histoire mondiale (au profit de notre petit pré de l’histoire moderne de France). Dans la bibliographie du livre de J. Goody : 500 références choisies par l’auteur comme supérieures,et il n’ y a que 5 historiens français ! Dont 3 disparus (les grands Bloch, Braudel, Duby). Dans les historiens du monde, nous pesons 1 %. Le grand anthropologue anglais Goody souffle par conséquent un peu d’air frais de l’extérieur et nous pousse à ouvrir la fenêtre.

    Par rapport à John Dunn : même projet, même logique d’idées, mêmes éducation anglaise et racines : Goody reconnaît ses affinités avec P Laslett, G. Moses Finley et le groupe de Cambridge ( dont Hobsbawm et sa relecture de Marx) . Tous se définissent en « anthropologues historiens » ; nous les avons appelés « la nouvelle histoire sociologique », Anglo-américaine (et partiellement allemande). Il pousse la jeunesse intellectuelle à s’émanciper et à se débarrasser des conventions pesantes, comme il le fit il y a 60 ans (voir sa bio à la fin)

     

    La Grande Révision

     

    Pour Goody, l’histoire est élémentaire. Il la résume dans deux exergues qu’il suffit de citer : « Trop souvent les généralisations en sciences sociales -et cela vaut tant pour l’Asie que pour l’Occident- se fondent sur la croyance que l’Occident occupe la position génératrice de la norme dans la construction d’un savoir général. Toutes nos catégories...ont été d’abord conceptualisées à partir de l’expérience historique de l’Occident » ( citation de Blue et Brook). Suivi de : « La domination qu’exercent dans la vie académique mondiale, l’Europe et l’ Amérique du Nord doit être acceptée pour le moment comme la conséquence malencontreuse mais inéluctable du développement parallèle de la puissance matérielle et des ressources intellectuelles du monde occidental. Mais les dangers qui en résultent doivent être mesurés et les tentatives de les dépasser constantes » (Southall)

    Il n’y a pas un seul monde quand on envisage les points de vue : histoire économique, politique, scientifique, intellectuelle. La continuité entre Grecs–Latins-Renaissance –Lumières-Révolution industrielle, progrès des sciences, découvertes techniques. Il y a de nombreux apports qui ne sont pas les nôtres. Plusieurs centres qui ont continuellement interféré, échangé, se sont combattus. La continuité occidentale est illusoire. Il est apparu une mosaïque de « mondes », en avance, en retard, depuis l’âge du bronze. Pourquoi avons-nous sanctifié notre histoire et imposé notre vision ( à travers par exemple l’« Invention de l’Antiquité ») au reste du monde médusé ? Comment avons-nous produit cette histoire eurocentrique au point de dérober leur propre histoire aux autres pays et nié qu’ils allaient d’un pas identique sur la route de la civilisation, de la science, de l’économie moderne. Notre conception tronquée va de la démocratie d’ Athènes à la liberté citoyenne de 89, du modèle de l’accumulation capitaliste et de la bourgeoisie aux droits de l’homme de 1790. La Chine, et pas elle seule, l‘Islam , l’Eurasie, nous surpassent dans bien de domaines. Au moment des croisades, notre retard est manifeste par rapport à l’Asie et au monde islamique; On le perçoit au sujet du capitalisme et des sciences, sans parler de notre enseignement. C’est surtout la conception de Braudel qui est visée, quoique la critique soit mesurée. L’argument de Goody est étayé par de longs chapitres soulignant la fabrication de la prédominance de l’Europe au travers de l’Humanisme. Les conceptions d’Elias lui paraissent très contestables. Rien ne résiste à celui qui déconstruit notre historiographie, « sur dossiers », de manière fascinante et factuelle. En effet cette bascule des préjugés se développe sur 500 pages denses et synthétiques, organisées sur les révisions des dénomination et découpages, de la chronologie, de notre conceptualisation (féodalisme, capitalisme, Etat, humanisme, démocratie) ; les deux derniers concepts mériteraient qu’on s’y arrêtent. Notamment la démocratie occidentale ( car il y en eut d’autres) dont il date le début de l’auto-empoisonnement des guerres d’Irak (pp. 359-379). Son diagnostic, la description des maux d’arrogance de nos pays ne sont pas différents de ceux de J. Dunn :« superpuissance et procédures démocratiques sont des notions contradictoires » (p.371). Pages profondes à méditer en ces temps agités.

    Goody, du fait de ses connaissances encyclopédiques, ses terrains éloignés, prétend qu’il n’est pas le seul à montrer la concomitance de l’émergence du pouvoir militaire et des moyens d’appropriation des « valeurs » à notre profit. La question est alors : comment avons-nous réalisé la synthèse des apports externes épars et diffus ? Il y répond par la description d’une variété de formes que nous avons amalgamées ; celles du capitalisme (avec un type de bourgeoisie singulière, des classes moyennes d’Etat, inconnues ailleurs, des situations de prédation inédites).

    Cet ouvrage n’est pas un pamphlet, pas plus un essai polémique, mais une somme tout à fait universalisable. La démonstration savante est sans passion et l’auteur se défend d’excès  : « On reproche parfois à ceux qui critiquent le paradigme eurocentrique de se monter virulents dans leurs commentaires. J’ai essayé d’éviter ce ton de voix pour privilégier l’analyses des observations...Mais les voix qui résonnent dans l’autre camp sont souvent si fortes si péremptoires, qu’on me pardonnera peut-être d’avoir élevé la mienne (p24)

    On donne un extrait du sommaire pour illustrer le multipolaire

     

    Partie 1 : Trois historiens, une même lecture

     

    Sciences et civilisation dans l’Europe renaissante : Joseph Needham

    L’état et la bourgeoisie ; l’économie et le doit ; la « science moderne » et les caractéristiques des systèmes de savoirs

    Le vol de la civilisation ; Norbert Elias et l’absolutisme européen

    Le processus civilisateur ; Elias et le Ghana

    Le vol du capitalisme : Braudel et l’histoire comparée universelle

    Les villes et l’économie ; le capitalisme financier ; le capitalisme et sa périodisation

     

    Dans cette partie, le décorticage de l’œuvre de Elias est sévère. Needham spécialiste de la Chine moderne (il a publié de 1954 à 94) est un autre exemple d faiblesse de relativisation quoique son apport est indéniable. Godoy ironise sur « les éminents historiens » comme Trevor-Roper, les apologistes de la montée de l’Occident ; il évalue le coût du systématisme de Marx ou Weber, manifeste l’originalité de P. Burke, de Gunder Franck ou K. Pomeranz (spécialiste de la Chine et de la grande divergence entre elle et nous vers 1800 que nous étudierons ultérieurement). Le capitalisme romain, le féodalisme, concept de faible intérêt et les universités du Moyen Age sont revisités. Il note le recul de l’enseignement en Europe sous l’influence de l’Eglise catholique, militaire et réactionnaire, une particularité de notre histoire contre laquelle l’humanisme se battit avec des succès mitigés. Il dénonce la passion des intellectuels de programmation des étapes pour arriver à un « modèle téléologique». L’avantage de l’Europe semble d’avoir été, à un moment, à la croisée des routes pour réussir de synthèses provisoires qui tiendront 3 ou 4 siècles ; mais un grand nombre de nos inventions viennent d’ailleurs

     

    Un autre extrait du sommaire : Partie 2 : Une généalogie socioculturelle

     

    Qui a volé quoi ? Le temps ; l’espace ; la périodisation

    L’invention de l’Antiquité

    Les modes de communication : l’alphabet ; la transition vers l’ antiquité ; l’économie ; la politique ; la religion et l’Athènes noire ; la dichotomie Europe Asie

    Le féodalisme : une transition vers le capitalisme ou l’effondrement l’Europe et la domination de l’Asie

    Le despotisme asiatique : le chercher en Turquie ou ailleurs ?

     

    Partie 3 : Trois institutions, trois valeurs

     

    Le vol des institutions : les villes et les universités ; l’éducation en Islam ; l’humanisme L’appropriation des valeurs : humanisme, démocratie et individualisme

    L’amour volé : les émotions comme prérogative européenne

     

    Bien sûr, on peut reprocher à Goody la rapidité de certaines analyses, quelques amalgames et des fusions de documentation intrépides. Il prend forcément des risques sur tel ou tel sujet, tel le monde de l’Asie du sud-est qui lui est moins connu. Il a parcouru l’Afrique dont l’ Islam est le parent pauvre de la connaissance. Trop près de l’Europe, trop concurrent longtemps, trop de contentieux religieux sur 500 ans ! On s’expose toujours à des dangers dans toute généralisation sur l’histoire de l’humanité. En tout cas son engouement pour la recherche comparative est communicatif

     

    Les remèdes pour le décentrement

     

    A l’heure où le repli et un certain obscurantisme nous poussent à disséquer les pourcentages des cantonales alors que le monde s’accélère : Pays arabes, Chine, crise de l’euro et de la dette, prise du pouvoir par les banques ou explose de pollutions (Japon, pétrole du golfe du Mexique), le retournement du regard de Goody est salutaire.

    Les solutions qu’il suggère et le reproche qu’il fait aux auteurs de la « mondialisation » est leur manque de voyages, de contact direct et donc de compréhension de « l’étranger ». Il nous recommande trois points :

    - Briser les frontières disciplinaires, faire du comparatisme en anthropologie ou sociologie

    - Travailler et étudier à l’étranger. A ce titre la parole devrait être donnée plus largement à nos très nombreux compatriotes expatriés dont l’expertise nous manque ; ouvrons leur la porte du retour au lieu de la fermer aux immigrés

    - Refuser l’Occidentalisme en rejetant nos complexes de supériorité et revenir à plus de modestie de savoirs sur le monde actuel.

    A ce propos regrettons que la jeunesse française -et européenne plus largement- ait été absente, ait « manqué » de réactions aux « Révolutions » que vivaient ses homologues arabes. Aucun soutien, aucune manifestation de sympathie, aucune production d’associations solidaires ! Il est vrai que des échanges invisibles ont dû avoir lieu grâce au net. La jeunesse française devrait se passionner pour l’autre côté. Que le sud et le nord de la Méditerranée, si chère à Braudel, se rejoignent dans le printemps arabe aux airs de 89. C’est le souhait implicite de l’auteur pour saluer notre entrée dans ce nouveau « Nouveau Monde », dans lequel nous avons notre place, que notre place mais toute notre place. Saisissons-la.

     

    Biographie

    Pour les indications, quand nous n’avions que l’entretien de Dunn avec l’historien Macfarne, nous avons ici un livre de souvenirs de Goody. Il est francophile. Il vit dans le Lot . Né en 1919, il est un soldat de la deuxième guerre mondiale. Ce point est important car il détermine la suite : sa carrière, son ouverture aux multiples cultures, sa profonde humanité. J’ai eu la chance de la rencontrer et de l’écouter. Il a été invité par notre université (de Provence) en 1995 et par le laboratoire de la maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) auquel j’appartenais. C’est un point de fierté que je tiens à signaler. Ce livre avec son autobiographie et ses souvenirs a été publié par le laboratoire avec l’aide du centre national du livre. J. Goody« Au-delà des murs » éditions Parenthèses, MMSH , Aix en Provence ,2004.

    Le Livre de J Dunn, Libérez le peuple, précédemment étudié dans ce blog, a été également traduit avec le soutien du CNL. Or ceci a été fortement critiqué par des universitaires français. L’un, de Sciences Po, a dénoncé le gaspillage d’argent en faveur de ce genre d’oeuvres « stupides ». Ce professeur, sur son blog, conteste totalement les idées de Dunn et le présente comme un demi fou ou au moins un innocent dangereux pour la démocratie ! L’obscurantisme qui règne dans certains instituts de province est stupéfiant, leurs notes de lectures ahurissantes ! C’est là qu’on constate la régression de l’Université française (au mieux, la cinquantième dans le monde). Une scolastique en sciences sociales que ne renierait pas le Moyen Age. « Pardonnez leur car ils ne savent pas de qui ils parlent » !

    Décrivons donc les péripéties de la guerre de Goody (Voir détails dans son interview avec Dionigi Albera d’ Au delà des murs »). Enfant d’ouvrier de Fulham, promu devenu cadre ,il vient du bas des classes moyennes (un peu plus « haut » donc que R.Hoggart auquel il ressemble). Il faisait 3 kms à pied pour rejoindre son école ; bon élève il a une bourse à Cambridge College afin de devenir prof de Lettres. Un « roman de formation » : politisation, pacifisme, s’engage idéologiquement en faveur de l’Espagne républicaine, adhère un an au Parti communiste anglais. Comme Hobsbawm,il parcourt la France et l’Europe et août 39 le trouve à Paris d’où il rejoint son pays pour s’engager et devient à 22 ans jeune officier (lieutenant). Appelé à Chypre puis à combattre en Egypte, est fait prisonnier en 42 à Tobrouk par les troupes de Rommel. Ensuite, se déroule une incroyable Odyssée. Transféré dans un camp dans les Abruzzes s’évade, caché par des Italiens, est repris par les Allemands qui quittent Rome. Est alors conduit dans plusieurs camps en Bavière dont il s’échappe une seconde fois .Encore repris, il sera libéré en Avril 45 après trois ans de captivité dont il laisse une incroyable narration, à la « Joyce ». Après la guerre, il revient à Cambridge pour finir son diplôme d’enseignant de littérature mais il rencontre les anthropologues vers lesquels sa connaissance du Moyen Orient et de la Méditerranée le porte (d’abord à l’archéologie). Il a été l’ami de Meyer Fortes, de J. Pitt-Rivers et l’élève d’ Evans –Pritchard. En tant qu’ancien soldat il obtient une bourse pour l’Afrique de l’Ouest dont il deviendra le grand spécialiste (surtout du Ghana).

    Chercheur atypique, rebelle, insoumis aux normes académique, aux innombrables vagabondages existentiels et intellectuels, il deviendra un des plus connus professeurs de Cambridge où il a occupé jusqu’à sa retraite la chaire prestigieuse d’anthropologie sociale. Lui et d’autres Anglais rappellent ces pèlerins de la Renaissance, infatigables de curiosité au monde parlant plusieurs langues, au savoir inépuisable, à l’esprit critique développé : des géants !

     


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  • Mondialisation des finances

     

    La mobilisation bancaire qui nous irrigue vient de loin. Elle a ses racines dans la deuxième guerre mondiale. Plusieurs livres contemporains suggèrent que l’ordre nazi  l’ initiée en partie (Fabrizio Calvi, Marc J. Masurovsky ; Le festin du Reich Le pillage de la France occupée 1940-1945, Fayard, 2006, dont l’idée centrale est ainsi évoquée en couverture : « Dans quelle mesure l’économie mondiale d’aujourd’hui découle-t-elle de la nouvelle donne économique nazie des  années 1940 ? » ..En 1945 l’épuration économique de la société française achoppe sur la question des élites, empêchant l’étude détaillée des mécanismes de pillage de la France occupée.

    Un autre livre le confirme : Wolfram Wet, Les crimes de la Wehrmacht,2008 .Voir aussi Gotz Aly,Comment Hitler a acheté les Allemands,Flammarion 2005)

    On se rend compte de la part prise par des officiers, des hauts fonctionnaires intendants des armées, le département économique à l’étranger et les  services nazis dans la gestion financière de la guerre de Hitler. ils  eurent à traiter   une vingtaine de pays occupés ( en Europe ou en Afrique). Ils pillèrent pour la première fois à cette dimension et il fallut des organisations bancaires complexes situées dans le monde entier pour faire transiter, abriter, cacher cet afflux de ressources. Des contacts qui durèrent, des habitudes du trafic de devises, de matériaux précieux de produits financiers (on ne parle pas du vol d’art ni de biens industriels) mais de trafics bancaires qui ont été remplacé peu après la guerre par des trafics d’armes , de drogue  furent pris. Habitudes des activités légales pour cacher des produits illégaux. Une part de ce butin (des SS des officiers ou des fonctionnaires nazis) fut « blanchie » en Europe au Canada et aux USA,déposées sur des comptes secrets  et récupérée après la guerre par leurs « bénéficiaires ».L’attitude de Roosevelt et de ses conseillers pro allemands comme Murphy, plutôt  hostile à de Gaulle (soutien à Giraud pour évincer de Gaulle) fut ambiguë. Elle se maintient avec Truman. Prévision d’un Franc américain pour modifier la monnaie en France à la Libération. La méfiance de De Gaulle envers le capitalisme américain vint peut-être de là .Toutes ces réflexions s’alimentent à de nouveaux courants de la recherche, qui éclairent les problèmes bancaires et les crises financières actuelles. Bien connaître l’histoire est toujours utile au commentateur de la mondialisation qui  la croit la présente, unique et brutale.

     

     Autres lectures pour comprendre la situation présente : Lectures Utiles


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