• Mes grands-parents, victimes indirectes de l'Ukraine.

    01/03/2022

     

    Les gesticulations, les grands discours, les leçons de morale que j'entends sans cesse me font penser à mes grands-parents qui doivent se retourner dans leur tombe. Pourquoi ? Parce que mes ancêtres furent chassés par les Ukrainiens d'alors, du Nord vers le Sud, et dans leur exode ils passèrent le Danube, et créèrent, sur la rive Sud, un nouveau royaume (certainement au détriment des peuples locaux), un nouveau pays : la Bulgarie. Parce qu'ils venaient d'un endroit près de Kiev, à la rencontre du Don et du Volga, le royaume Bulgare. Ils furent défaits dans une guerre avec les Ukrainiens du Nord, et partirent donc, en masse, en horde organisée, en combattant et les repoussant de plus en plus vers le Sud jusqu'au Danube qu'ils passèrent. Plus tard, ils furent victimes, encore, de l'occupation, turque cette fois-ci, et furent les sujets de l'Empire de Constantinople avant de se libérer à nouveau au 19ème siècle.

     

    Alors mes grands-parents, mes arrière-grands-parents etc., seraient étonnés et souriraient de l'attitude des Ukrainiens d'aujourd'hui, révoltés par l'envahissement de la Russie du Nord puisqu'ils pratiquèrent, eux aussi, ce genre d'expulsion et de répression de population plus faibles.

     

    Mais de tout ceci, on en entend plus parler puisque les médias, et les politiques, sont d'une ignorance crasse. Les médias n'ont aucune mémoire et la culture disparaît sous les bombes, de qui, je ne sais pas, mais en tout cas nous régressons.

     

    J'avais expliqué ça dans un article publié, et qui vient d'être à nouveau édité aux PUG *.

     

     

    La morale, en politique, ne sert à rien. Hélas, c'est toujours le rapport de force. Or, le rapport de force engendre des défaites et le départ des plus faibles momentanément. Ce sont de gigantesques migrations qui ont construit notre société d'aujourd'hui (Gaulois, Goths, Romains, Francs), vainqueurs et défaits, marchant vers le Sud ou vers le Nord. L'énorme migration intérieure des peuples qui ont erré dans toute l'Europe (pensons à la Gaule, les Romains, les Huns, etc.) ne s'établissait que vers le Sud, s'y trouvaient les populations moins militarisées et moins armées qu'eux-mêmes. L'Histoire n'est donc que celle d'un mouvement de tribus auquel mes grands-parents auraient pu participer en étant vaincus et chassés par les Ukrainiens d'aujourd'hui qui crient au crime s'ils voient un Russe. Et ces Russes s'établiront là, jusqu'au jour où ils seront chassés par des occupants encore plus cruels.

     

    Tout le monde a occupé quelqu'un et quelque chose, et il est très difficile de distinguer le bien et le mal. Il n'y a pas de morale dans l'histoire du monde, il est très difficile de se faire une opinion, et je ris intérieurement quand je vois ces discoureurs, juges comiques, baratineurs à la télé, qui savent d'entrée qui est le bon et qui et le mal.

     

    J'avais 22 ans lorsque je suis allé à Kiev. Accompagné de deux ou trois amis en voiture pour juger et trouver les traces de nos ancêtres qui avaient fuis sous la pression ukrainienne. Je n'ai vu aucune différence entre les villes russes, Minsk, Koursk, et celle du Sud, en Crimée, pour décider qui était le bon ou mauvais Ukrainien. Je n'ai entendu qu'une langue, entre Moscou et Varna, je n'ai vu que la même religion, je n'ai vu que les mêmes types physiques, et je n'ai vu, ou lu, que le même alphabet, la même architecture des bâtiments religieux. Donc, cette guerre civile entre Russes et Ukrainiens, moi je ne peux pas la juger en dix minutes, puisqu'il m'a fallu 10 ans pour me faire mon opinion sur la raison pour laquelle mes arrières et arrière-grands-parents avaient dû s'enfuir sous les coups des Ukrainiens d'aujourd'hui, brutalement devenus les saints et les martyres de nos médias, et nos professeurs de morale en politique. D'autres penseraient que ceux qui sont battus méritaient de l’être, et qu'il n'y a pas de jugement moral à apporter à ces phénomènes historiques qui comportent toujours la force des peuples, le besoin de conquérir les terres, l'occupation et la répression, et plus ou moins, l'interdiction des anciens modes de vie. On ne peut pas juger, trouver une morale et une leçon à tout ça, mais on y gagnerait à garder le calme, un esprit équilibré, et des jugements modérés. Apparemment, l'époque ne s'y prête plus.

     

    Cette histoire m'a été transmise d'abord par mon père, né dans un petit village entre Varna et Sofia, au pied du Balkans, lequel l'avait entendu bien sûr de sa mère et de son père (mort lui-même au cours d'une guerre) et parce que je suis allé, très jeune, à 10 ans, voir ce pays de l'exil et de l'insoumission dont mon père était issu, dont je portais également le nom. Et je décidais, une fois majeur, d'aller voir les Ukrainiens chez eux avec deux camarades, voir Kiev, une très belle ville d'ailleurs, bizarre, avec ce fleuve qui coupe, cent mètres plus bas, dans un ravin, la ville en deux parties, couverte par ailleurs de nombreuses églises orthodoxes aux toits dorés et aux murs à fresques.

     

     

    Je n'ai décidé de croire qu'à une chose, après m'être formé politiquement personnellement, qui est celle de notre ignorance, de notre inconséquence à juger, et celle de l'importance de se fabriquer une morale à soi. Biographiquement, cette auto-formation m'a permis d'éviter le pire, car, à mon tour, on me demanda de pratiquer l'expulsion, les exécutions de masse, la cruauté sur des civils innocents. Bref, la pire des guerres d'un peuple contre un autre comme nous le fûmes en Algérie, envoyés pour tuer des enfants, brûler des villages et torturer de jeunes maquisards. Donc nous avons du sang sur les mains, et les médias, au moins, pourraient avoir un peu de pudeur et essayer de faire marcher l'intelligence, le relativisme, et la connaissance exacte historique. Sinon, nous devenons des parasites, des idiots qui manqueraient de relativiste et de connaissances historiques. Nous allons devenir les parasites de la pensée conforme, les idiots à la merci de la presse, et donc des gens ballottés et ne réagissant qu'à des sentiments exploitables par d'autres.

     

     

    Tout ce que cette crise de l'Ukraine provoque en nous est notre ignorance historique, notre dépendance vis-à-vis des médias purement commerciaux, et de l'envahissement d'une morale éhontée. Donc, cela me fait souvenir des périodes de colonisation et de décolonisation qui ont fait couler de notre fait, et par notre action, le sang, la souffrance, et les déplacements de populations en Afrique, ou au Moyen-Orient, dans notre grande entreprise moralisante de la colonisation.

     

    • Jean Peneff, Sur le terrain, un demi-siècle d’observation du monde social, 2021, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, Libres cours sociologie, 463 p.

    • Le lecteur peut également se référer à l'ouvrage : Laroslav Lebedynsky, Ukraine, une histoire en questions, 2019, Paris : L'Harmattan. On y verra que la Bulgarie, dans ce grand maelstrom de peuplades slaves, est restée pacifique, sans ambition impérialiste, et sans agression sur quiconque.

      Mais également : Jean Peneff, « La Bulgarie expliquée aux Européens », réédité dans Sur le terrain, un demi-siècle d'observation du monde social, 2021.


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