• Partie 3

    A venir

    les Etats nations  du XVIIIè au XXè 

     

    Jusqu’ici rien de très nouveau dans notre livre. Et même,   une grande banalité. Tous les grands penseurs jusqu’aux 18è (1700 et après)  le proclamèrent : il n’y a là aucune argutie  théorique, aucune vision supérieure.  A chaque mode républicain : son idéologie populiste  avec des variantes  de contenu empirique et démographique mis à citoyen- peuple. Le seul point commun est l’origine de la représentation  conforme à chaque épisode. Deux catégories principales de personnels  y participent: les juristes et les intellectuels  au sens large : écrivains, artistes,  journalistes, universitaires, éditeurs. On peut les appeler philosophes comme en Grèce ou « penseurs » à Rome ; c’est toujours une professionnalisation de la vision démocratique qui est le support républicain. Les politologues et sociologues ont pris la relève maintenant

    Lors de l’effondrement  de la  royauté  qui surprit les acteurs eux-mêmes, légistes avocats, parlementaires ,les « écrivains »-théoriciens sont appelés  pour nommer le « peuple », la catégorie la plus indéterminée qui soit et qui fut considérée comme la plus démagogique en Grèce, à Rome, et avant 1789 .Une minorité de députés, afin d’aider la bourgeoisie contre la noblesse, se réclama : élus du peuple  (au club à la tribune  et la presse).La référence devint sublime et emporta toutes les notions antérieures. Le peuple, cette entité anomique, fit une entrée remarquée dans l’histoire à partir de 1789. Un blocage de la pensée politique s’installa pour longtemps empêchant toute enquête empirique  et même le marxisme, un moment critique, fut  emporté par la vague  de la confusion. Revenons aux faits 

     

     Chap 4 Le décès de la première république française  1892-97  

     

     La solidité durant 14 siècles, en faveur de la monarchie absolue,   réglait drastiquement les conflits de successions et l’instabilité  selon la vitalité ou la faiblesse des règles dynastiques qui ont éliminé  les intrus, (type Cromwell) ou les assauts de révolutionnaires de palais dans les couloirs du pouvoir, les guerres de religion ; la Fronde etc. Pour les historiens occidentaux, il n’y a pas matière à polémiquer. Cependant dans la partie qui suit, on va assister  à une modification substantielle  des modes de gouvernance.  Un régime  qui avait  la priorité à l’ancienneté, appuyé solidement sur le catholicisme,   sera néanmoins contesté  en France,  là où la plus tardive des mutations européennes  adviendra lors d’un changement inouï. Un régime  républicain qui tâtonne  va remplacer d’un coup dans un seul pays, au moyen d’une révolution appelée à être un « modèle universel », la mission consacrée par le catholicisme et détruira le  système accompli de la royauté absolue. En faveur -si on en croit les discours-  d’une démocratie (évocation brève d’un suffrage universel, des droits de l’homme et de l’abolition de l’esclavage). Ce fut une  bizarrerie, une grande et totale surprise pour  le « peuple » qui n’avait rien demandé mais qui, dans les campagnes, s’en empara pour détruire des « Droits » ancestraux féodaux. Le mot prend le pouvoir, et le mot deviendra magique; ce que personne ne soupçonne bien que le peuple ne soit pas plus intervenant qu’à Rome. L’idée  fit fureur. Le pays alors  le plus réactionnaire fait le bond dans l’inconnu à la stupeur durable. De monarque   divin à république  démocratique, les chocs et les retours en arrière sont prévisibles. Il faudra  un siècle  d’acclimatation et de transition. Voyons cette étape où le peuple  « appelé » à l’aide pour balayer le roi dut retourner sagement dans ses foyers après le « nettoyage » royal et l’établissement de la constitution. Ceci n’est pas sans conséquence. La carrière de politicien s’ouvre enfin  au profit des bourgeois : 10%à 15% au maximum de la population peut devenir  candidate au pouvoir alors que la proportion  n’était au mieux antérieurement, que   2 ou 3% (nobles,  haut clergé, banquiers étrangers, individus très enrichis, et autres minorités).  Cet événement va focaliser sur la république tous les regards. Et la mission d’octroyer l’autorité à  10% à 15%des plus riches, des plus dynamiques économiquement eut du mal à passer.  Au cours des 75 ans qui suivirent, on essaya tout  comme échappatoire: dictature de tribuns, chefs d’armées, Consulat, état impérial   avec Sénat ou non, avec Roi à Constitutions, à capacités législatives variées . Au long de cette   démonstration, nous  dûmes être prudent car nos maîtres historiens veillent sur leur terrain de prédilection dans le cadre du poids de plus en plus grand de l’édition, des académies et des fonctions  universitaires. Quoique  le statut d’historien quasi-officiel  fût  masqué, il s’installa vers le début du XXéme, pour s’épanouir vers 2000. Dès lors, la discussion devint minée en France vu le poids de valeurs chargées d’histoire de la Grande Révolution. Par conséquent  je m’entoure de l’autorité des meilleurs étrangers   qui n’ont pas le statut d’historien d’Etat ([1]),  ni les aides à la recherche ou à l’édition, ce qui fait la différence avec d’autres pays occidentaux.   Donc  je resterai  humble au regard de l’unanimité autorisée des institutions et académies  républicaines prestigieuses, toutes issues des légitimités scolaires qui défendent leur pré carré. Les études de cas,  entreprises avec les précautions d’usage ([2],)  éclairent  toutefois les expériences vécues sous d’autres cieux, parfois déroutantes, et  illustrent les circonstances déterminantes de leur disparition.  En Europe et pour le monde entier, la révolution française consacrera réellement la possibilité de passer de la monarchie à la République. Les Américains étaient  un peuple de petits paysans libres, ils avaient créé une nouvelle nation. Il n’était pas surprenant qu’elle pût être une république. En France, c’est l’absolutisme d’abord puis la monarchie, suivie de l’oligarchie qui disparaissent ou menacent de l’être. Comment rendre compte d’une telle quantité de bouleversements dans le cadre d’une sociohistoire des républiques ? Pour cela, il faut une ligne d’approche de ce phénomène unique dans l’histoire européenne ; celle que suggère  Jean-Clément Martin est  actuellement la plus pertinente 

     Pourquoi avoir choisi J-C Martin comme guide ?

                 Les nouveaux schèmes explicatifs  qu’il propose  de cet épisode –bien qu’il y ait encombrement  de la part de nombreux interprètes du moment le plus étudié par les historiographies européennes - nous paraissent novateurs, propres à sortir du blocage dans lequel deux siècles de références et de commémorations bouchent la  vision.  Car il est de bon ton de se positionner âprement  en se trouvant des ennemis « à la hauteur ». Les dernières querelles vont des années Furet, du nom de l’animateur  de ce mouvement de contestation de cette époque,en tant qu’anticipation de crises meurtrières dans le monde, associée à l’interprétation de la Vendée, emblème des « génocides » actuellement  revendiqués. Pendant que la conception républicaine, elle, continuait de  se reconnaître dans les pères de l’historiographie, devenant peu à peu classique, les Mathiez, les Lefebvre, les Soboul, les Vovelle etc.  Les historiens américains ne se sont pas immiscés dans les disputes françaises mais ils ont  attaqué différemment le problème du « à chacun son interprétation ». Les marxistes ont la leur bien entendu ; cela est déja  raconté par Eric  Hobsbawm, dans« Aux armes, Historiens » (La découverte  2007)

    Depuis  la parution  de ce livre bien des  événements se sont produits : un retour à l’histoire de la Révolution « tout court » par les faits, rassérénée et apaisée. Et Martin y a contribué.  Le nationalisme historiographique, le puérilisme des  célébrations avaient fait de la Révolution, un terrain  plus ou moins élégant de luttes idéologiques, propices aux querelles des grands auteurs. D‘autres, pour les éviter, choisirent de « petits » sujets, moins polémiques. Certains comme  Agulhon  restèrent prudents et se réfugièrent  dans l’histoire du mouvement paysan ou ouvrier  en 1848. Jean-Clément Martin, lui, s’est jeté dans la bataille avec fougue et nous pose les questions essentielles sur la naissance républicaine après 1789, sa  disparition, ou  la guerre de la Vendée et ses suites mémorielles activistes. Cette nouvelle façon d’écrire la Révolution française a anticipé les butoirs conduisant à l’incompréhension de la part des analystes, c’est-à-dire l’impuissance à concevoir une disparition républicaine comme un événement probable, dans un réseau de contradictions indépassables. Le destin de la première République inaugure en effet une ère d’aveuglements et d’œillères qui gêneront l’étude des décès de la seconde, de la troisième ou de la quatrième en continu et  sans préjugés. Les historiens de la Révolution, défenseurs ou adversaires de ce qui est devenu le patrimoine  national, ont gêné le mode d’accès à l’entendement sur la longue durée d’une série de régimes nommés républicains qui se succédèrent, se différenciant grandement, sauf dans le legs sublimé.  Martin a ouvert une brèche et nous nous y engouffrons. C’est pourquoi, en préalable, il faudra discerner comment il conçut son évolution personnelle sur une  question si sensible et quel chemin il emprunta pour cette innovation([3]). Hésitations et doutes  dus aux comptages fantaisistes ? Martin est stupéfait de l’absence de rigueur de   quelques-uns de ses prédécesseurs ; il s’interroge quant à la valeur des preuves chiffrées approximatives. Chaque fois qu’il enquête, il trouve la théorie défaillante, et  un a priori derrière.  En fait, il a découvert la « la Vendée » par hasard. Initialement son sujet de thèse est la Révolution à Nantes. Il est alors surpris par l’absence de sérieux dans le traitement des archives, et par la spéculation à propos de la mortalité lors des événements violents. Chaunu compte 600 000 morts, d’autres sont encore plus surréalistes, mais personne n’est allé, comme lui, compter les décès dans les archives paroissiales ([4]).

    L’auteur de la Nouvelle histoire de la Révolution française ( Perrin 2012)( [5]) nous offre de bonnes raisons de  saisir les dégâts idéologiques  qui  tournent autour des enjeux de la Révolution, justement en les contournant par la  Contre-révolution ou  la place de Napoléon, afin de se défaire des impostures de « Livres Noirs » qui obsèdent les éditeurs au détriment d’études étrangères érudites ou celles de jeunes chercheurs maintenus à l’écart  par des positionnements issus de la  tradition.

     

     2 La première République mort-née  ([6] )

     A quelle date se produit la fin de ce premier régime républicain exactement ? Selon certains la République périt avec le comité de salut public en Thermidor, mais d’autres prétendent que ce fut au moment du Directoire ou après le coup d’Etat du 18 brumaire. Disons officiellement avec l’Empire en 1804, bien que cet étiquetage soit de faible importance. D’ailleurs, Martin qui impose une vision d’ensemble traite sans s’attarder, sans nommer authentiquement républicain tel ou tel épisode, selon que les acteurs ou les historiens l’aient  jugé glorieux ou honteux, juste ou criminel. L’Histoire pour soutenir ce jeune régime chancelant qui aurait voulu rejoindre Athènes et Rome dans la légende, ne pouvait faire mieux dans l’agitation, dans des soubresauts ou la fièvre de pouvoir, qui s’empara de toutes les élites réunies pour la première fois en assemblée à Versailles. L’habitude se prit alors de ne pas vraiment examiner  la jeune  république, entre 1792 et 1830, comme  le premier essai des 7 changements de régimes qui lui succédèrent en 40 ans,  l’habitude aussi d’ignorer ce qui les justifiait ou ce que leurs créateurs contestaient, sinon  sur des a jugements moraux et une terminologie toujours renouvelée, à la hauteur des ambitions du moment. La fin de cette république est donc aussi incertaine que sa naissance fut inattendue, puisque rapidement provoquée par la fuite et le procès du Roi. La dénomination « République » a été sujet de polémique tout au long du XIXe siècle ; ressentiment et repoussoir pour certains, idéal suprême pour d’autres. Cette confusion se poursuit puisque le sens occidental  s’est imposé et n’a pas  retenu les prétentions  d’autres étiquetages qu’ils soient soviétiques, socialistes, chinois ou de pays émergents ayant appliqué des taxinomies distinctes. Dans le jeu des dénominations, l’inventaire de la définition occidentale implique  un multipartisme officiel mais contrôlé, les élections régulières, la non transmission héréditaire des fonctions,  l’indépendance  de la justice et la liberté d’expression. Ces marqueurs pris abstraitement restent les signes exclusifs dont, à chaque fois, on présume ou on dénie simplement l’existence,  sans l’éprouver au réel de l’enquête sociale.

    Alternatives sociologiques : désignations, définitions, descriptions

    Plutôt que de succomber au charme de la sémantique, il est possible de juger un régime « républicain » au nombre et au type de guerres qu’il fit, ou, aussi bien à la  commodité offerte à tout électeur d’accéder aux plus  hautes fonctions, et enfin à la sincérité supposée des scrutins,  tout comme aux lois réellement appliquées au cours des luttes publiques ou aux ententes entre partis rivaux qui se disputent le pouvoir.  Avec la première République, les tâtonnements dans la théâtralisation et les déchirements extrêmes, les proclamations fracassantes, les postures  gesticulatoires abondent. Mais pareillement les guerres menées sur notre sol (Vendée et autres régions réticentes, ou bien aux colonies) ainsi qu’a l’étranger sur mer et terre sont une caractéristique indéniable. Cette période  déborde d’expérimentations, de flottements quant au type d’élection engendrées, au nombre de scrutins essayés et  de  tentatives de rationaliser les rapports entre dirigeants et citoyens aboutissant apparemment à l’impossibilité de relations paisibles entre les gouvernants et leur armée. A partir de 1792, des généraux trahirent, d’autres furent exécutés et, à la fin, un jeune général républicain, qui, pour l’entretien de son  armée, provoqua des déficits  colossaux, s’offrit à  restaurer puis à abolir la République en changeant le  personnel et les processus. Bien que tout dans la  révolution française -au sens chronologique large-   nous intéresse, on retiendra  dans notre commentaire, les morceaux et analyses qui couvrent la  disparition de la république  (de 1794 à 1800) sujet qui tombe forcement dans l’escarcelle de Martin. De même que les réactions anti-républicaines examinées de près dans l’immense dictionnaire (qu’il a dirigé) de la  Contre-Révolution. On concentrera particulièrement  l’attention sur le dernier tiers de sa  vaste synthèse publiée sous le nom de la Nouvelle histoire de la Révolution française , sans oublier la Vendée  dont  il est  le spécialiste  incontesté : on le réédite aujourd’hui en livre de poche ([7]),  accessible à tous,  éclairant dans une nouvelle introduction sa démarche et ses thèses.  La date de 1800, d’ailleurs déborde la mort de la jeune république puisque la guerre civile de Vendée survivra environ d’un an à la République, bel exemple de pugnacité.

     

    3 Elimination des concepts impropres à un passé obscurci 

     La NHRF ne  propose pas de généralisations, ni de conceptions prédéfinies, pas plus qu’elle ne se situe dans  un courant ou une  école analytique. D’ailleurs, il n’y a pas vraiment d’introduction ni de conclusion aux livres de Martin : 2 ou 3 pages suffisent. Il ne s’étend jamais en  préambules et ses conclusions sont brèves. Pas de « leçon » ; il attaque aussitôt sur des faits mis en relation dans un tissu de complexité et d’enchaînements causaux spécifiques.  Posture sage tant « le puits de science » d’où s’expriment ministres, journalistes, éditeurs, hommes politiques, commentateurs de tout poils est profond ! On verra défiler : « Guerre et Paix », « Justice et Lettres »,  luttes de clans ou ces cent mille factions redoutées par Robespierre dans son grand discours de Février 1794. On s’évade d’une grandiose  culture héroïque ou damnée au profit de notions arides : processus,  transactions, compromis, rivalités, combats  fratricides, mythes et symboles. Non pas avec le parti de traiter cet événement en bloc pour reprendre le mot de Clemenceau, mais pour comprendre la politique en soi, sous ses toutes formes, tous régimes confondus. Et on se saisira de cette occasion pour  concéder une réflexion originale sur les processus de la politique qui, comme dans un film accéléré,  racontent l’histoire. Toutes les exaltations offertes ailleurs  puisque la France aime les polémiques scientifiques sont absentes ici.  La culture de la « manif », de la « Journée », de la barricade, hante les amphithéâtres et les enceintes partisanes. Charles Tillly, un précurseur au sujet de la Vendée,  avait d’ailleurs écrit une référence  subtile: « la France conteste » en y voyant une   continuité nationale.

    Nouveau régime de causalité ou conception nouvelle, Martin sélectionne les scènes  et les séquences. Sa technique dans chacun des sous-chapitres consiste à peindre une scène par 3 ou 4 pages de descriptions à étages où de nombreux acteurs, des plus improbables aux célèbres, donnent à voir les options variables du moment qui s’affrontent sur tel sujet ou dans telle région, avec tel projet en tête. Sur la Vendée, on assiste aux interactions de plusieurs centaines d’acteurs dont il suit le destin. Après un tel travail en profondeur, les « grands hommes » disparaissent derrière l’épaisseur de la chair sociale. Le débordement par les faits, l’accumulation des informations (rarement un livre d’histoire a inclus autant de noms propres, de personnages : une quinzaine au moins par page) dans leur contexte, sur les   lieux ou dans des organisations situées.  Ceci implique  une  érudition dont une partie relève aussi bien de la chronologie que de l’espace. Ce que l’auteur fait voir, ce sont des négociations, des  transactions,  des actions et des réactions en chaîne, des contraintes de positions à défendre ou à gagner : engagements et retournements, bref la vie habituelle. Il use exceptionnellement  de désignations   abstraites : rapports de force, pouvoir, gouvernants,  partisans et militants,  logiques d’appareils,  classes et conflits  sans parler des passe-partout: « peuple », « masses »,  « valeurs républicaines ». Il  rompt avec la terminologie courante  en la saturant de faits,  rendant inopérants les schémas classiques dans la plupart des mises en relations. Elles peuvent concerner aussi bien le culturel que la vie domestique, la famille que la justice ; ces interactions sont des « théories » profanes  et n’épuisent pas le contenu historien à donner à la Révolution.

    Les  aboutissements de ce réalisme seront difficiles à assumer aujourd’hui, car ils vont à l’encontre de la mise en avant  des débuts, des  naissances héroïques,  par la sélection des deux ou trois premières années de la révolution. Si l’on  choisit  un seul moment, un cycle dans « 1789 », on ne rend pas compte du fait que cet événement accoucha d’une Restauration exacerbée, de la destruction des  symboles,  de mutations de personnels dans le style propre au coup de balai. D’ailleurs ces symboliques pesèrent si fort qu’il fallut attendre près d‘un siècle pour qu’une république (la 3e) s’enracinât à nouveau dans notre pays, « grâce », ô surprise, à un Maréchal  (Mac-Mahon) et en dépit de l’intermède de 1848 à 51  encore réglé par l’armée.

     

    La  première république eut-elle une fin annoncée ?

     Oui ! Si on analyse la République en tant qu’anomalie  ou hasard. Sa faible  longévité n’est toutefois pas exceptionnelle en Europe si on considère l’Angleterre, ou bien la poussée révolutionnaire de 1784 aux Pays Bas (sans parler des républiques éphémères d’Europe centrale dans le premier tiers du XXe siècle). Cet épisode  aux frontières floues  fait sens pour nous, non pas en fonction de l’événementiel, largement connu, mais parce que son décès n’est pas assumé : il va à contre-courant du souffle épique. Aucun homme projeté sur la scène ne comprend ce qu’il a « produit » : désarroi, impuissance d’un état -nain, mains maladroites ; tout y fut possible et produisit retournements  inattendus, trahisons, attentisme, cynisme, phénomènes courants dans la course au pouvoir. Bref, le jeu  complet des postures politiques possibles fut comprimé sur quelques mois dans un accéléré de l’histoire. Avant de solliciter un terrain si labouré,  posons à Martin les questions sur lesquelles les sociologues curieux des causes, butent, non par rapport au projet démesuré et aux   circonstances aléatoires, mais à propos de la condition de leur évaluation postérieure.  Comment fait-on pour écarter du passé obscurci, les lourds concepts classiques ? Comment élaborer une conception différente de la « logique » politique, sinon par son absence, à partir de  définitions ambivalentes : sans roi, avec ou non des élections,  comités  élus en opposition, contradiction entre gouvernements et  envoyés missionnaires, entre directeurs ou consuls ?  Si on ne  lutte pas contre les préjugés, les juristes constitutionnels délimiteront avec une fausse exactitude les dates de passage entre républiques et tyrannies, entre violence « compréhensible » ou celle arbitraire. C’est pourquoi une transition  ou une « normalisation » prit un siècle.  Napoléon  tue la Révolution  mais garde la république formellement jusqu’en 1804. Comment expliquer la naissance exaltante et  si rapidement, la mort ?  Hobsbawm s’est posé la même question dans un livre (déjà cité) décapant sur l’historiographie républicaine ou non, et  sur l’extension des idées  engendrées par les événements français ([8]).

    Le terme de «  Révolution » est  devenu obsessif, rengaine  discursive. Il existe des lobbies favorables, d’autres contraires et déterminés. On vit même apparaître  une sorte d’entreprise morale : la Révolution comme objet commercial et  patronage obsessionnel de la mémoire. Tout ce contre quoi Martin a réagi : il dénonce les classements communs, les histoires révolutionnaristes  trop « spectaculaires »… Et sous la Terreur, ou en Vendée, elles ne manquent pas ! Dans la recherche de nouvelles variables plus complexes que le récit structuré habituel, les facteurs prédominants se trouveront peut-être dans des dettes et déficits royaux abyssaux qui contraignirent à convoquer les Etats généraux ou dans la fuite du Roi, ou bien encore dans les Journées qui l’acculent au désistement, puis par les guerres contre tous qui s’en suivent. Concepts et catégories indigènes doivent être toujours distingués. Or,  la vie contemporaine reprend telles quelles les catégorisations de l’action politique produite par elle-même et qui font les délices des politologues : « Etat, partis, autorité, rebellions, peuples rapports de classe », comme si cela allait de soi. Il faut lire l’ensemble des événements et les processus de leur enregistrement  en tant que construction  de l’esprit ; l’épisode est relevé, mémorisé et interprété  par l’opinion (en réalité la presse, écrivains,  discours d’Etat). La manière dont les  acteurs vivent la situation, engendre des réflexions sur des circonstances  de leurs actions. On la saisit mieux à condition de ne pas reprendre leurs catégories d’analyse (Robespierristes, Vendéens, Terreur, Girondins), connotées, transférées de la vie courante et en s’écartant du commentaire à chaud des journalistes,  publicistes et  militants. La souche des nouvelles interprétations  se place donc dans la ligne des années 1930-40  où l’on retrouva l’histoire des mentalités mises à l’honneur par l’« Ecole des Annales ». On parle actuellement plutôt de représentations éphémères et individualisantes, de subjectivités, notions moins globalisantes et stabilisées que les « mentalités ».

    Y a-t-il un sens général à trouver à la révolution autre qu’interactionnisme   aléatoire?   

     

    Le problème est de comprendre le déroulement d’événements inouïs pour l’époque quoique incluant aussi bien les Révolutions américaine, belge, hollandaise, voire plus anciennement anglaise (1648) ; rappel toujours salutaire. Le travail est considérable puisque même l’éditeur, dans sa présentation du livre, ne parvient pas à se  détacher du schématisme traditionnel : la bonne Révolution et la mauvaise, la violence défensive intelligible et celle, arbitraire et terrible; tout comme les mauvais patriotes se distingueraient des bons sans culottes ou des Jacobins justes. Se déprendre du rassurant dualisme moral, avec d’un côté les discours hystériques de leaders ou de chefs en mal de justifications par le complot réactionnaire et  de l’autre, les grands principes qui demeureraient un acquis universel est aussi malaisé. Et à une époque où le mot « terrorisme », comme le mot crise sont dans toutes les bouches, rappeler que terminologie rime avec démagogie est salutaire. Saisir les causes contradictoires, instables de l’extrémisme est ce que nous retenons d’essentiel.

     

    Le support interactionniste que nous avons choisi (réactions en chaîne d’organisations locales, disputes de familles politiques et de factions, quelles soient populaires ou bourgeoises) dans un cadre circonstanciel a da préférence des chercheurs étrangers  ayant moins de mal  avec l’histoire royaliste ou jacobine. Faire l’histoire de l’historiographie comme Dunn, Evans, Martin et quelques autres Hobsbawm, atténue  les précautions de carrière. Au sujet de notre monument historique, il n’y a que des significations fragmentaires et contradictoires selon le point de vue pris.  Le chapitre 17 de NHRF,   comprenant 130 pages (458 -585) « Thermidor ou le désarroi » est un modèle de démystification à base de scepticisme et de détachement propre à convaincre que le seul  objectif est une réflexion sans concession, un équilibre entre l’action et le jugement sur l’action, dans leur complexité.  Si le jugement normatif n’a pas de sens, si  sont écartées l’hagiographie et  la diabolisation, que reste-il ? Faire intervenir l’illogisme (au sens de déraison), les actes désespérés, l’incohérence,  les actions-suicide aussi bien que  l’inclination au sublime, l’exaltation des fureurs et des passions.  L’idée que la révolution est un épisode comme un autre de l’histoire française implique  de réduire  la surestimation des ruptures au profit des errements, des impasses, hasards  de  la vie  politique ordinaire.  Derrière la conception, jamais disparue, que la grande « Révolution française » représente un progrès moral, que son irruption a été une avancée de la conscience politique mondiale, on surestime la faiblesse de l’Etat royal en tant que force organisée et les aléas de son interruption.. Dès lors, la révolution française était condamnée,  pour les historiens  qui surveillent ce « champ » national et pour leurs adversaires moins bien placés dans l’espace universitaire quoique plus à l’aise avec les médias, à devenir un des héritages sacrés  et la pierre de touche d’une carrière. Se prosterner devant les grands ancêtres ou les dénoncer représente pour les jeunes  chercheurs  de la discipline  l’imposition d’un droit d’entrée au prix  élevé dans le métier. Martin a préféré   devenir le critique de la tradition historiographique, sans prendre parti. Il a commencé par décrire la révolution désarmée qui devient progressivement  une redoutable machine à  combattre, avec une mortalité élevée,  beaucoup plus que celle affectant les conflits antérieurs mercenaires ou religieux. C’est que s’y glissait un élément modernisateur : la jeunesse et la lutte symbolique de générations. Plusieurs catégories de députés s’affrontent à la Convention, les très jeunes (les plus nombreux) et les « anciens », phénomène aussi nouveau que le rajeunissement des armées par la levée en masse. L’histoire de la Vendée ou de la Chouannerie travaille sans cesse l’obsédant problème du soldat non de métier mais citoyen  qui apporte  une violence nouvelle  naturelle. La mortalité  due aux guerres, aux répressions et exécutions sur le champ de bataille  fait apparaître la Terreur comme un épisode « mince »,  mesuré au coût démographique des autres péripéties guerrières sous le drapeau armé de la République. Cette  « épopée » révolutionnaire (puis impériale) fit deux ou trois millions de morts. Un fantastique saignée de la jeunesse française et européenne qui devrait être intégrée dans les bilans, pertes et profits, occultés selon l’intensité des tendances de chaque tradition historiographique non universalisable. Ainsi, Martin  stigmatise, à travers les termes connotés, tout un ensemble de jugements éthiques. Ce qui ne signifie pas que la violence soit un élément étranger à la politique ; au contraire ; elle en est la substance mais en formes diverses et à cibles variables mal répertoriées  dans l’action urgente d’intervention.« Quand l’histoire « scientifique » acceptera-t-elle de comprendre que les aspirations mystiques, millénaristes, religieuses  ou simplement spirituelles, voire  les goûts et les modes, sont à la base des engagements sociaux et politiques, comme c ‘est notamment le cas au moment de la Révolution française ? Quand admettra-t-on  cette réalité  autrement que contrainte et forcée, lorsqu’elle bute sur les adhésions au nazisme ? »[9] Phrase aux profonds échos quand on étudiera la chute de Weimar et la montée du nazisme ! 

     

    . Les processus courts du changement : histoire et sociologie

     L’identification des groupes professionnels profanes intervenant dès l’été 89 pose un problème de recensement et  d’études fouillées. Peu ont suivi Timothy Tackett et son étude sociographique des premiers députés ([10]). Les sans culottes ont eu leur Soboul mais sur une population étroite. C’est le vide sociologique après eux.

    Ce n’est pas en 89 le peuple des manufactures ( l’ émeute à l’usine Réveillon est l’ exception), ni le peuple des campagnes  (salariés, petits paysans, domestiques  artisans)  qui se mobilisa  sur les « terriers » et se désolidarisera ensuite) ; mais un peuple composite et hétérogène où deux catégories en politique vont émerger durablement avec des pauses, les femmes  de basse extraction, la boutique et la basoche ; les apprentis et les  serviteurs  sans emploi) . Toujours plusieurs peuples dans le Peuple.

     Parmi les bourgeois « révolutionnaires » peu d’industriels  mais d’autres composantes manipulables,  individus isolés et un peuple de centre de  Paris qui est au service des Grands ou des  mondes de l’échoppe et des petits commerces .pas du tout le peuple des faubourgs qu’on trouvera plus tard Tous ces peuples sont inconnus de tous les leaders sauf Marat peut-être qui vit parmi eux  (Robespierre aussi mais  plus distant)

     

    Le peuple de 89 est donc normalement comme dans toute révolution « populaire », une fraction des pauvres ; pas des miséreux  assez caractéristiques (disponible et sur place) Aux gens  sans travail  s’ajoutent des petits intellectuels   frustrés, des domestiques sans emploi,  des  intermédiaires coursiers, porteurs, vendeurs de rue...) Au dessus d’eux des négociants des boutiquiers installés  des intermédiaires pas totalement démunis parfois petits propriétaires.  Le reste du peuple français  hors Paris est quasiment absent sauf à Marseille ou Lyon

    Mais les fractions populaires sont encore plus mal connues que les fractions bourgeoises

    Ceci dit, il est vrai qu’une partie de la population (10% peut-être ?) va s’intéresser à la politique et pour longtemps, hors   des cadrages qui furent épisodiques  

    Dans l’absence de critère et de connaissances sociologiques historiquement on ne sait comment décrire le peuple sauf dans les journées armées et les travées bruyantes de l’Assemblée Nationale où des groupes d expression tentent d’influencer les députés. Tout une problématique nous échappe donc de quel peuple s’agit-t-il, et que  est  sa petite fraction dynamique ? Comment sont-ils perçus par les bourgeois révolutionnaires (Cordeliers, Jacobins,  sans culottes) qui tous y font une référence constante parce que Paris était jusque là sur-représenté..On avait approché les sans culottes parisiens  en l’an II avec A. Soboul ( les célèbres Faubourgs » ou les « Femmes des halles » qui firent tant pour concentrer la politique dans Paris en Octobre 89 et le 10 août 92),  on avait suivi de près les méandres des actions  de la bourgeoisie vendéenne et de ses paysans avec Martin , Agulhon  reprit le thème du fractionnement de « catégories » trop génériques  sur un département, le Var, observant  les prolongements de « 89 » dans « 48 » Les paysans révolutionnaires, catholiques ou indifférents avaient été étudiés par Georges Lefebvre  et Jacques Godechot et leurs successeurs.  De nombreuses études locales, monographiques ou non,  sont à notre disposition, aujourd’hui, pour affiner la catégorie grossière de « Bourgeois républicain » et celle autant  indéterminée de « peuple » ou de prolétariat

     

    La révolution se fait en province, avec ses habituels clivages. Notamment l’appareil répressif qui est  dispersé sur tout un territoire. Qui juge, qui arrête, qui décrète ? Qui exécute ? Justice militaire, civile, de métier ? Dix ans pour mettre en place un nouvel appareil judiciaire et administratif, c’est peu. Spécialisation de taches, professionnalisation des fonctions, autonomisation des administrateurs  vis-à-vis des hiérarchies (préfets, généraux, officiers de police) ; tout un  ensemble s’organise  et dure encore.  On ne comprend que trop peu le décès républicain  à la tête de la Nation, si l’on ne voit pas que la Révolution a survécu là ; mieux, elle  a prospéré  durablement dans  la révolution des modes d’usage de la force en politique locale. Ce sont des ex-Jacobins de l’administration locale qui ont  aspiré à un Etat fort,  une stabilisation des règles, un refus d’excès  de bouleversements au sommet (tout comme le firent les premiers bolcheviks). Bref ils ont « attendu » un sauveur de l’Etat, un pouvoir fort, sinon autoritaire  et donc presque n’importe quel Napoléon ou Staline aurait convenu à cette Révolution qu’ils avaient initiée. On le dira aussi  pour Weimar, de Hitler parmi  la trentaine  de petits dictateurs  d’après défaite ou  de crise. A partir de là, les historiens de l’époque  moderne se concentreront sur cette évidence : conflits symboliques ou non, révoltes civiles ou guerres  de l’espace national deviendront le pain quotidien  du témoin qui rencontre une multiplicité de terreurs qu’elles soient blanches, bleues, rouges ou noires. Il n’y a qu’à voir le succès de la terminologie du terme de « terroriste » qui sert tous  pays, tous  régimes et toutes  époques

    Beaucoup de choses sont à  découvrir au sujet du « peuple »([11]).. Il faut diviser, séparer les séquences anatomiques, et aussi l’autopsier au microscope. La fragmentation en plusieurs « petites » révolutions successives : vers 1770 (« régénération), ensuite 1789, puis 1794 et enfin l’après 1795  jusqu’au Consulat et l’Empire incluent des rébellions lointaines (Antilles), des invasions Europe, Egypte). Choix   qui combinent circonstances « accidentelles »  et  situations durables. Les luttes de groupements à des niveaux minuscules (le journal, le club, les militants du quartier) se déroulent dans le grand décor des chocs d’institutions, des rassemblements d’armées. Les  échelons d’interactions  de face à face, de rue ou d’assemblée, comme ceux des rapports de force de groupes ou de familles intellectuelles, de partis ou de simples clans,  les affrontements électoraux ou les manifestations de masse  firent entrer de nouveaux collectifs  dans la vie de la nation. Une  cause simple ne peut être admise. Une forme  complexe  de causalité par association de faits, par classements de facteurs implique d’abord de déminer le terrain, de le désidéologiser.  Il y faut un regard froid, clinique,  moins enchanté que celui de nos prédécesseurs. Il nous faut introduire une série de variables : finances éprouvées par les guerres,  opinions des professionnels de la justice et irruption des élections au risque de voir l’autonomie de l’Etat perpétuellement contestée.  D’un côté, guerre aux tyrans et aux contre-révolutionnaires, cibles extensibles ; de l’autre  inflation d’assignats et de déficits  en dépit du  pillage. Enfin,  le début d’une résolution par l’urne des luttes de factions à l’Assemblée, à la Commune et dans les autres rassemblements décisifs incluant le danger d’électorats fabriqués ou de verdicts occultés. Jacques Godechot avait ouvert la voie à   la dissection du  « peuple », lors de la prise de la Bastille et il a montré son extrême variété ou volatilité. Il avait attiré notre attention (par hasard  où nous, étudiants de Droit pûmes l’écouter  en raison de la contiguïté de nos amphis) sur le peuple dont l’action décisive peut être le défaut, le retrait de l’action  ou les simples soldats  « du peuple » Ce sont les déserteurs, les réticences les soldats du rang des troupes royales à obéir  qui condamnent de Launay  à la reddition de la forteresse ; ce qui n’aurait pas eu lieu sans ce refus de combattre le peuple parisien On revécut un phénomène proche  en 1961 quand de Gaulle appela le contingent à la désobéissance  face aux officiers félons  

    La séquence 1789 à 1800 est indispensable pour saisir la conception ultérieure des Français de leur système électoral. Une conception invariable aux caractéristiques impératives ne permet aucun recul.  Le commencement de cette histoire  est raconté par Melvin Edelstein ([12]) Il est avantageux  de se reporter à cette enquête monumentale, l’œuvre d’une vie d’un  professeur de l’université du New-Jersey : 600 pages denses sur la dizaine d’élections organisées de 1789 à 1800, étudiées par région, villes, types de votes et électorats. Donc, Martin et Edelstein mobilisent des série de monographies locales qui, réunies, donnent le récit de la première rencontre de la France avec un vote uniforme (bien entendu il y avait des votes avant la révolution au niveau local). Il en ressort,  pareillement à Weimar un siècle et demi après, un réel engouement, parfois de l’enthousiasme pour ce mode d’expression quoique de manière inégale selon les régions, les villes et le type de ruralité. La participation et la décision se pratiquent au sein d’une organisation filtrante  et seront la caution et la condition de tout vote ; le début de la prédominance politique des hommes de loi, une catégorie sociale qui amplifiera sa fonction au point de la rendre indispensable à la vie politique jusqu’à maintenant.  Les  hommes de loi, les avocats des Cours, des tribunaux suprêmes, des conseils constitutionnels qui valident les résultats vont être les gagnants du processus. Ils garantissent les votes, les résultats et donc l’ordre établi.

    Les élections de 89 et les suivantes mobilisent  intensément jusqu’en 93 au cours  de scrutins  aux états généraux, aux cantonales, aux municipales, (pour les juges !) au moins 5 en 4 ans en tenant compte de la Constituante, jusqu’à la Convention. Premières élections élargies réservées aux citoyens détenteurs d’un minimum de « richesse » (pas de suffrage universel bien entendu) , d’où la difficulté d’évaluer la participation d’électeurs « potentiels » ; la participation  semble tomber de 60% à 20%, en fin de période mais, encore ici,  l’estimation est  relative en raison de facteurs tels que  la difficulté d’accès aux chefs lieux ou baillages, la longueur étalée des débats sur plusieurs jours, la difficulté relative des  communications et le degré d’existence d’une  tradition de « participation » à la vie municipale.  Premières élections, premiers trucages et premières désillusions puisque cette tentative se terminera mal  avec la manipulation des députés conventionnels qui obligeront à réélire une partie (les deux tiers) des députés en place en 1794.

     

    La République violente et belliqueuse 

     

    Martin dans « Violence et révolution » n’évacue pas les conséquences d’une  des politiques républicaines qu’est  devenue la guerre   de conquête (depuis Périclès ou dans la guerre du Péloponnèse que cela provoqua la  mort de l’Athènes démocratique). Déconstruire le bellicisme républicain  signifie rendre compte de la violence économique (l’esclavage, le travail forcé, le bagne), celle purement politique (les armées d’occupation, les répressions intérieures) aussi bien que les cruautés sociales quotidiennes (règlements de compte entre citoyens, déportation des enfants).  Les violences n’attendent pas 1789 pour se débrider ni ne disparaissent  après-coup. Il n’y a que chose ordinaire, en rapport avec les mœurs de l’époque, l’habitude des exécutions publiques et la torture lente. C’est ainsi que la guillotine fut perçue comme un progrès moral de l’humanité. Il y a donc une continuité de l’usage de la force; seule change  la rhétorique justificatrice, adressée à leurs victimes, aux adversaires potentiels  et aux témoins, historiens du futur.

    On    n’explore pas sans morbidité  cette formule extrême  des règlements entre nations. Les « historiens de la guerre » contemporains  acceptent avec effroi de saisir la politique à travers la force dont la guerre  est la forme raffinée de la  violence pour des catégories ou pays qui résolvent là des problèmes d’accès au pouvoir ou aux richesses ([13]).Martin se confronta d’abord  à  la guerre de Vendée en historien réaliste et il en l’envisageant non pas en tant qu’accident malheureux, rupture du contrat républicain,  mais plutôt comme l’effet de crises et de « coups » sublimés ensuite sous  le drapeau tricolore et  l’hymne national. En abordant les choses de cette manière, nous incitons à combiner pensée sociologique et analyse historique. La place à donner à la guerre dans l’histoire mondiale est en effet quasi-déniée dans chaque nation ; elle est perçue comme marginale et accidentelle. Les marxistes  ou les spécialistes du nazisme comme Bartov et Browning ou bien d’autres  ont  par contre considéré la « brutalisation », la régression des contrôles sociétaux, la violence aveugle comme un élément constitutif de l’histoire. Cependant, dans l’histoire occidentale,  le pillage, les pays mis en coupe réglée, l’agression contre les  civils, sont justifiés en tant qu’argument  patriotique. En France, au cours des années de révolution, le rôle de l’armée où plutôt des nombreuses armées révolutionnaires, non identiques en raison des tempéraments de leurs chefs et des corps, s’accrut au nom de la violence inévitable par panique de la défaite : dilemme de survie en partie. L’esclavage se renforça également, le vol des armées révolutionnaires en Italie au profit des caisses de l’Etat et de celle des  généraux fut banal : les députés missionnés, les généraux aux conditions de vie somptuaire traînaient leurs domestiques, femmes ou  esclaves, enfants des Antilles.  Ces guerres sont effacées dans l’histoire et les mémoires au titre des bilans positifs révolutionnaires, tout comme le fut  la justice ordinaire expéditive au sein des armées (exécutions, désertions, recrutement forcé). L’anarchie politique qui frappe, de la fin de 1792 à la fin 1794, sera transposée à l’extérieur de nos frontières. Ce fut alors un mode primitif d’accumulation et de redistribution des richesses, un mode expéditif, le plus ancien certainement,  d’acquisition et de répartition  au sein d’un groupe, d’une famille, d’une tribu, d’une nation. Il représenta le mode le plus rapide de processus  d’enrichissement  mais aussi  plus risqué, plus  que l’imposition du travail forcé  ou servile et que la salarisation capitaliste. Toujours sélective et relative, la représentation de la violence historique à la fin du XXe ne peut plus être aussi sanguinaire -question de sensibilité- ; or, elle a  été portée et   diffusée  par  le siècle qui a été « ingénument » le plus violent de l’histoire de l’humanité. Que de performances industrielles et organisationnelles, ramassées en un court temps et que de  grandes exterminations à fort rendement  dans ce petit demi-siècle  1900-1945 ([14]).  Or, on voit que la fin du XVIIIe siècle, révolutionnaire ou non, est bien « pauvre » en conceptions de productions  inédites de « violences » politiques. Que pèsent, dans ce macabre inventaire, les quelques dix milliers de mort de la Terreur française ?

     L’Histoire, c’est le passé vu par le présent et elle  fait réfléchir sans cesse à l’étiquetage. Or l’histoire, du fait de  la pesanteur de ses organismes de tutelle, de lourdes institutions universitaires, des conventions éditoriales prend  rarement en compte  le quotidien de millions de jeunes hommes jetés dans des combats obscurs, livrés à des défoulements de  peur et d’ instincts (haine,vengeance, profits faciles). Or, ce type d’expérience est presque toujours   masquée dans nos générations : le jeune soldat est un homme qui ne  s’appartient plus ; il dépend entièrement et est soumis à deux forces parfois contradictoires : la puissance du groupe primaire et l’autorité absolue des chefs. On y reviendra à l’occasion des guerres coloniales propres à notre pays et à la république  source de  plus d’un million de morts « indigènes » en 15 ans : Indochine, Madagascar, Algérie 

    En laissant de côté les aspects nécessairement sanglants de la guerre, en les  refoulant hors de notre mémoire, en l’exportant  hors de nos  frontières sans l’imputer à nos soldats, nous refusons froidement les dommages démographiques, le défoulement comportemental,  l’ébranlement durable des consciences. Les  manuels et les  essais,  au sein de chaque histoire nationale,  sont nettoyés des crimes de  guerre au cas par cas. Or ils sont absolument inévitables dans ces états de tension ([15]). On méconnaît alors  là un autre versant de la politique qu’on abandonne  aux mains des historiens du militaire ou du diplomatique, aux arpenteurs du champ de  bataille ou aux amateurs de stratégies,  les juges de la valeur du commandement. L’histoire révolutionnaire a  inauguré cette longue série d’aveuglements  au  titre de l’épique.

     Mettre fin aux  « cent mille factions » : l’engrenage de la Terreur  

    Ses exécuteurs  du Comité de salut public avaient dénoncé les clivages; Ils avaient  en tête une vision de religion laïque, un domaine de la vertu  .Les vieux cyniques, Sieyès,  Fouché, Barras, Tallien, Talleyrand ne l’entendaient pas de cette oreille. L’opportunisme des circonstances, les ruses et les  manœuvres leurs paraissaient plus réalistes dans l’état de la France d’alors. Innombrables divisions, soit  entre professionnels de discours : publicistes, avocats, juges, journalistes ; soit entre marchands, spéculateurs et propriétaires. La petite noblesse de robe ou celle des biens nationaux qui ont pris le pouvoir  ne veut pas le lâcher. La disparition républicaine est inscrite de cet engrenage  de chocs perpétuels de néo-professionnels aux virevoltes, aux retournements inavoués et bien d’autres changements de cap en fonction du vent dominant. Contradiction inévitable entre actes et discours, fatigue et usure des républicains contraints à une ligne instable. Ce fut donc  un apprentissage douloureux, dangereux à faire en quelques mois qui  les contraignit à l’abandon d’idéaux  de jeunesse.  Dans les sociétés modernes, les jeunes élus ont des années pour l’apprentissage de l’opportunisme et du cynisme. La personnalisation de la politique contemporaine, les luttes d’ego, la dramatisation des attitudes font partie de toute éternité des justifications démocratiques. L’agonie de la République d’abord confisquée puis définitivement abattue par Napoléon se nomme simplement l’apprentissage du métier, les débuts de la professionnalisation pour quelques milliers d’élus, de députés, de maires; on les retrouvera sous tous les régimes jusqu’en 1848. L’arsenal des outils du pouvoir,  les attitudes ambivalentes, les ambiguïtés de positions, la souplesse au service de l’ambition se déploient en éventail de mécanismes qui durent  aujourd’hui 

    En historiographie française, la conception des régimes émancipateurs et libérateurs est d’autant plus affirmée  que la fin de la première République  et   sa mort  indécise due au coup d’état du 18 Brumaire de Bonaparte, seront suivies de nombreux arrangements  impliquant les rapports de force  constitutionnels pour lesquels les juges,  candidats aux rédactions d’actes additionnels, de lois fondatrices et de Chartes ne manquaient pas. Autonomisation, normalisation du pouvoir politique  par des juges ; les  premiers députés  comprirent que le titre faisant loi , la force symbolique s’appuie sur les rites, cérémonies et autres  célébrations, du  même style que celui du pouvoir qu’ils avaient combattu.

     

    5 Peut-on consacrer sa vie à l’étude de la Révolution ?

     

    Si un des critères  contemporains de l’histoire sociale est le réalisme de lucidité, il sera  symptomatique du clivage de  générations chez les historiens.  Les  chercheurs notoires sous la Vème République, les chanceux de la IVème qui ont pu  esquiver les guerres coloniales ont satisfait les goûts d’un public cultivé qui voulaient ne concevoir de conflits, qu’académiques dans un cadre idéologique apaisé. Après la victoire  de 1918, il  s’était installé pareillement un conformisme de pensée pacifique. Ainsi il revint à un historien amateur (Jean Norton  Cru) d’émettre  quelque fausse note quant au patriotisme historien, condition de la notoriété. Les professionnels actuels  firent dans l’austère. Deux générations ont vécu côte à côte sans trop se mélanger. La grande génération des élèves de Braudel, Labrousse, Lefebvre, Soboul, natifs de l’avant 1940, ont eu des conditions de travail, de confort intellectuel incomparables par rapport à celles des « jeunes » nés après 1945. Qui n’ont  eu de  gloire,  de la médiatisation, des honneurs républicains de leurs aînés que des miettes. Et pire, les jeunes chercheurs nés après 68 ont reçu  les lourds enseignements de masse -les amphis de première année-, les taches administratives obscures et se sont vu opposer la rivalité sélective  des éditeurs.  Tel est le changement perceptible depuis 2000 pour le lecteur avide des travaux, de  souvenirs ou « Mémoires »  des Grands Anciens des décennies 1960 – 1990.Plusieurs conceptions de l’histoire en furent issues, produites par des contextes plus  ou moins favorables, des conditions de publication et de réception dissemblables. Les grands médias ont soutenu avec empressement l’ histoire mi-récréative, mi-éducative, une histoire symbolique destinée aux lectorats agrandis des loisirs contemporains et susceptibles de s’intéresser à des sujets difficiles  si les auteurs y apportaient du travail de fond et une belle écriture. Tous les Normaliens  en disposaient,  qu’elle soit ethnographique  ou  abstraite. Ce fut la Belle Epoque  des Le Roy Ladurie, Chaunu, Duby, Agulhon, Richet, Furet, Vovelle, Ferro, Nora, Ozouf etc. Martin et ses collègues les ont observés et les ont vus dominer les académies des sciences morales et politiques, le Collège de France, l’EHESS, la Sorbonne ou autres centres prestigieux.  Certes les élèves de Godechot ou de Wolff, Laborie, à Toulouse ([16])tous plus ou moins transfuges de l’extrême- gauche, s’ils se libéraient de l’emprise communiste de leur jeunesse, étaient assurés  de bons comptes-rendus alors qu’ ils ne faisaient pas partie du petit monde parisien, entre-soi, distant des problématiques sensibles tels le colonialisme, la traite, le capitalisme dévoreur, les guerres de conquête, abandonnant les sujets qui clivent aux auteurs étrangers.

     

    Les historiens ordinaires, éloignés des centres du pouvoir se sont pourtant attaqué au monument,  sans tambour ni trompette,  depuis la province et en recomptant les morts comme un enquêteur ou un ethnographe. Jeune universitaire à Nantes, Martin était d’ailleurs proche des empiristes (sociologues). Aux  questions qui  nous interpellaient, il apporta ses orientations. Quand on est devant un  tel mur événement », la révolution statufiée, il faut desceller les pierres une à une, fragmenter, morceler, attaquer le mur par minuscules bouts ! Les peaux tannées, le tambour Bara, la terreur, part maudite de la Révolution, les mythes,  les actions  violentes des colons  aux Antilles, « Napoléon a-t- il existé ? », tous  ces titres de Martin constituent  des remises en cause. De même, il attira l’attention sur la violence faite aux femmes et enfants en guerre, aux esclaves et autres anonymes ([17]).  Et pour  les diffuser, encore fallait-il  « jongler » avec les éditeurs (ou bien jouer avec les supports et les formats. C’est pourquoi son démontage démonstratif est dans la lignée des ouvrages de Dunn, Evans ou Goody, livres difficiles à intérioriser en raison de techniques de recherches  plurielles et   du ton  sceptique  . Mais c’est l’histoire qui nous impose ce retour  sur nous-mêmes. Le monde longtemps ignoré et exploité a frappé à notre porte ([18].). La cécité occidentale, l’eurocentrisme arrogant ne  sont plus recevables. Le moment  était donc  propice  pour désidéologiser la Révolution, la « démocratiser », éliminer la gangue de religiosité  et faire son deuil. Bien entendu la gravité, le sentiment de  désenchantement nous saisissent alors. C’est le prix à payer pour la lucidité et la connaissance. Il fallait  tenir compte de ce lourd passé pour comprendre la lente installation de la  République en France. Un siècle pour que la République s’installe avec solidité, et plus encore (jusqu’à la Libération) pour qu’elle cesse d’être sérieusement contestée. La question n’est donc évidemment pas « pourquoi un temps si long ? », mais plutôt : « Que nous apprennent la lenteur du processus et ses étapes pour penser le destin des républiques ? ». S’il faut 100 ans pour que le régime devienne dominant, quelles sont les caractéristiques du modèle qui sont impliquées ? Comment répondre sans tomber dans les pièges du déterminisme, du fonctionnalisme, du téléologique ?

    Ce que propose  notre analyse est un schéma qui appréhende la contradiction centrale démocratique. D’Athènes à Rome, de l’Italie de la Renaissance à la Grande Révolution, l’explication est extraordinairement plus complexe que nous le croyions.  Notre représentation doit être plus fine. Il n’y a pas d’unité à ces  variations, pas de   tableau à une seule dimension. Il n’y a nulle part une population unique, celle de citoyens  (car il y a les nombreux non citoyens  ) ;il n’y  jamais  un système unitaire (une monarchie, une dynastie, un roi, une république, une dictature  -jamais homogènes- ; il n’y a pas un  seul territoire  aux frontières bien délimitées (on oublie le empires d’outre-mer ; les annexés ;  les ports qu’on  nous a concédés). Les livres de théorie politique sont  très pauvres en catégories de classements et d’analyse. Marx a déchiré le voile de l’unanimisme ; a introduit une   complication en préférant la dualité intriquée (deux classes : prolétaires et exploiteurs) deux systèmes de légitimation, deux voies et deux organisations de pouvoir. Ce que propose  notre schème interactionnel est d’y ajouter  un raffinement qui multiplie les variables. Interactions et inter-fractions  dans chaque classe; une population  n’est jamais suffisamment stable pour être figée dans un moule unique, mais elle   se compte  et s’éprouve en multiples centres et  « sujets » ou  formes politiques. Luttes de clans, de familles, de groupes, de partis d’intérêts variables,  compliquent le schème à deux variables. On le verra avec l’historiquement complexe bourgeoisie allemande, extraordinairement combative au sein de sa propre classe ; ce qui permit à un outsiders de s’imposer, le plus inattendu qui soit, et ce qui  aboutit à la mort de la république de Weimar. Dans la théorie mathématique des ensembles, la logique et la rationalité subissent des tensions telles qu’elles  engendrent des expulsions ou contradictions insurmontables pour un groupe de chefs rivaux. Quand la domination est  multipliée, elle échappe aux desseins des hommes  qui dirigent habituellement en petits collectifs (par fortune, diplômes, rang et situation hiérarchique). C’est au sein tendanciellement des grands groupes de domination politique, juridique, militaire ou économique qu’on doit appliquer la description interactionniste et le fractionnement des et le partage des pouvoirs  de clans, des cliques, des factions rivales si on veut comprendre leur histoire. L’Allemagne récente (celle de 1900 à 45)  nous fournira un cas singulier à la réflexion

     Auparavant : Un court entracte,1848-1851: Comment meurt une république (autour du 2 décembre)  

    La deuxième république, par sa brièveté, son intensité et la netteté des conflits de classe impliqués a fasciné les sciences sociales presque autant que sa sœur aînée. Avec la plus courte des Républiques, on a affaire à l’épisode le plus médiatisé  de l’histoire ; de Marx à Proudhon, d’Hugo à Schleicher, de  Flaubert à Sand, de Balzac à Tocqueville.  Un événement qui surprend l’Europe. Voici en effet un régime qui apparaît en coup de théâtre et qui donne le pouvoir aux représentants des classes populaires. Ces républicains vont faire tirer sur les ouvriers et confier l’exécutif à un condottiere qui n’a jamais caché ses ambitions césariennes. Comment un tel paradoxe ? La République non ouvertement oligarchique, par les passions et les ambitions qu’elle libère, est-elle incapable de se protéger ? Les conflits de classes  aussi puissamment convoqués aboutissent-ils forcément à une solution de pacification conservatrice modérée ? Marx a traité le sujet dans  Les luttes de classe en France où il trouve passionnant de « décortiquer » les différentes bourgeoisies et leurs conflits fratricides  aboutissant parfois à des Républiques éphémères

     Une révolution  brève suivie d’un coup d’Etat

    Un groupe de jeunes  historiens,  et quelques- uns, plus chevronnés se sont  réunis  et penchés sur le cas de la deuxième république française (37 auteurs pour  ce  livre au titre évocateur pour nousdirigé par Sylvie Aprile, Nathalie Bayon, Laurent Clavier, Louis Hincker , Jean-Luc Mayaud,  ([19]). Le mode d’organisation du travail intellectuel semble être le produit d’un vrai collectif de travail.). Chaque contribution est une petite monographie érudite  présentant un savoir impressionnant de longues notes d’éclairage. « Comment meurt une république » est donc un  cas du travail collectif  qui dépasse  quelques auteurs réunis. La mise en commun des compétences selon des associations variables ; parfois des textes sont de plusieurs auteurs (6/7), la  jeunesse des participants, seuls ou en groupes constitués, (ainsi « le groupe de Nanterre ») favorisent les  échanges.  L’interconnaissance donne un sentiment  d’unité, une liberté des  échanges et des lectures réciproques ([20]). Cela laisse l’espoir  de voir confirmée, la prévision de mélange de générations, mélange pressenti dans le type de collaboration du Dictionnaire de la Contre Révolution dirigé par Martin sur des  bases similaires : jeunes auteurs, écriture homogène. Le sommaire qui en dit long sur la volonté de penser large et profond a un  titre fort : « Historiciser l’historiographie, double miroir ».. 

    La diversité des acteurs   est perceptible  dans une des contributions titrée : « le soldat ou le conflit comme résolution des dissensions » ; elle va dans  le sens  retenu ici.   L’armée est présente dans l’ombre ou  la lumière de Juin 1848, avant le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte; elle est active dans les massacres des républicains, le 10 décembre  qui rappelaient les massacres des radicaux (le 26-30 juin 1848) :10 000 morts   parmi des catégories populaires parisiennes  et expulsion de 4000 révoltés vers l’Algérie)

    Autre solidité du livre : la reconnaissance de la puissance de la justice dans les événements  (Cf « la magistrature contre la République avec deux études de cas : le Parquet,  les juges constitutionnels ») innove en considérant le caractère à la fois réactionnaire et conservateur  du pouvoir du gouvernement provisoire. Ensuite la routine s’organise : le livre dévoile alors le mystère de la lutte des factions rivales et des élites, au détriment d’une constitution, celle dont le Prince Président s’est servi pour asseoir son pouvoir personnel avec instantanément, le premier geste  guerrier:  l’envoi de troupes à Rome ! Marque de tout président qui se respecte : envahir un petit pays !

    Contradictions républicaines et luttes internes 

    Fonder une République est parfois simple : un soulèvement populaire peut suffire. C’est la survie qui est difficile. Quand la république est dès le départ ouvertement bourgeoise et exclusive, les écartés sont une menace permanente. Quand au contraire, les représentants sont recrutés largement dans la société, le régime s’expose à des divisions et des luttes internes destructrices. Le contenu de ce livre confirme les contradictions républicaines et les reniements ou  les tentatives  de résistance  d’un peuple découragé en quatre mois, de février à juin, un scénario à venir.  L’abstention  électorale,  mise à distance  puis une indifférence s’installe, phénomène connu en démocratie qui  se retrouve en raccourci  ces mois-là.  En effet après l’élection triomphale  d’avril d’un président qui va renverser la république, le temps n’a pas éclairci cette  énigme sinon que la république démocratique est instituée avec le peuple et non pour le peuple, rapidement tenu à l’écart quand il a joué son rôle  offensif contre les privilégiés précédents ([21].)  

    Proudhon ,premier député  ex-ouvrier  élu au suffrage universel sur la centaine   de même origine pendant deux siècles de suffrage universel (19è et 20è en notant que l’Assemblée Nationale de 1789 issue des Etats Généraux, la Législative ou la Convention n’en comptaient aucun)  subit à la tribune le 31 juillet, les violentes attaques de ses adversaires à l’ironie cinglante, les calomnies de la gauche et droite réunies,  républicains et royalistes , conservateurs et  socialistes réformateurs.  Il faut dire que son discours affola les libéraux : nationalisation des banques, plafonnement de la propriété privée, les patrimoines hérités limités, tous éléments  qui resteront dans les mémoires et les acquis d’expériences. Deux mois de vie de la IIè république  ont donné lieu  à un essai économique dans un pays bloqué entre libéralisme et socialisme. Les initiatives ouvrières afin de s’organiser créèrent un secteur d’entreprises, compagnies, banques autogérées en coopératives, associations fraternelles, mutuelles. La première entrée due au suffrage universel d’un député ouvrier dans l’hémicycle a rompu  le conformisme gauche/droite, noblesses et bourgeoisies confondues, socialistes et conservateurs réunis qui houspillent et maltraitent le premier ouvrier à la tribune de l’histoire. Il sera suivi d’une centaine d’autres jusqu’à nos jours sur un total d’environ 16 000 élus du « peuple » de 1848 à 2000 (ouvriers avérés, sans compter  les apprentis et les occasionnels, à peu près tous issus du PCF à partir de 1920). Les conditions d’apparition dans l’enceinte  de ce typographe devenu journaliste, fils de tonnelier et d’une domestique,  furent  l’occasion des   premières réflexions au sujet des limites du suffrage universel. Evidemment, dans le discours de trois heures de Proudhon, il  y eut à profusion des mesures fumeuses  et  des utopies (mais sans utopie, on ne sait où est la barrière du réalisme). Son sens politique éclate cependant quand il déclare à ses interrupteurs : « entre vous et nous il n’y a rien ! » signifiant l’ambiguïté de la démocratie républicaine : une large moitié des citoyens (à ce moment-là les trois-quarts d’entre eux) n’accède jamais au pouvoir réservé à l’autre moitié, quelque soit le visage varié  de nombreuses  fractions, clans et familles issues  de professions supérieures, qui se disputent l’autorité « au nom du peuple ». La moitié de la population (prolétaires et petits paysans)  doit faire confiance à la petite ou moyenne bourgeoisie pour la défendre  contre la grande bourgeoisie à l’opulence insolente ; cette moitié aujourd’hui a largement persisté dans l’illusion de la délégation obligée.  Quoique Proudhon  signifiât davantage : l’inanité de concevoir une classe moyenne intermédiaire  (fourre-tout  amalgame) entre le prolétariat et les possédants, eux  qui prétendument ferait écran et protection des démunis contre l’  exploitation ([22])

    Les épisodes  modernes le confirment ; les choses ont peu changé. Les décès républicains les plus  spectaculaires du XXème (Espagne,  France, Allemagne) pèsent sur nos vies et nos consciences. Notre schème d’analyse s’applique-t-il ici? Marx et Proudhon qui ne s’aimaient guère (joutes intellectuelles, traditions nationales?) étaient, d’accord  sur le point fondamental .On n’a jamais vu une classe de petits bourgeois (socialistes ou non)  prendre réellement en compte les intérêts de millions d’étrangers à leur milieu sauf quelques jours et symboliquement. Parce qu’il est rigoureusement impossible,  sociologiquement parlant, d’imaginer sur le long terme  des propriétaires défendrent des intérêts qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ne comprennent pas et dont il n’ont aucune connaissance intime des besoins et   conditions de vie. Tout les opposent. C’est pourquoi nous avons fait appel à la théorie des ensembles pour saisir l’absence analogique. Deux ensembles  coexistent mais n’ont aucune idéologie commune, ni  rationalité  semblable (sens du temps et de l’espace), ni conception de l’histoire  ou de la liberté .L’élément d’un ensemble ne peut représenter les autres éléments de l’ensemble contigu. Proudhon et Marx ont raison : « entre vous et nous » : rien de comparable dans la définition de l’essence  politique. «  .Vous pouvez rire » dit Proudhon dans son discours devant les républicains au Palais Bourbon. De là, qu’une  vaste moitié (actuellement 60%) des Français ne votent plus, ne s’inscrivent pas et n’ont cure de ne pas  être « représentés », est naturellement et forcement compréhensible. 



    [1] Qualifiés par Cl. Nicolet de «  fonctionnaires besogneux » ; coupure bien décrite par  Pim Den Boer dans Une Histoire des Historiens français Vendémiaire  2015.  Ce livre  hélas peu lu en France, récemment traduit,  est essentiel  (il fut publié en 1987 aux Pays-Bas)

    [2] Faire rentrer  la richesse des savoirs et des connaissances intimes de chacun (école, famille..) autour de « 89 » dans notre schéma  simple et  brossé à gros traits, est une gageure   (20 siècles en quelques pages).D’autant –comme je l’ai dit- je n’ai aucun titre ni compétence particulière  à l’entreprendre sauf ,on en parlera,  le retrait   du paysage  médiatique, intellectuel et  social

    [3] Jean Clément Martin est né en 1948, sa famille est de Saumur ; Il a fait ses études et commencé le professorat à Nantes, puis à Paris où il en est venu à la Sorbonne diriger le Centre d’études sur la Révolution française

    [4] L’étude de l’histoire de la région  Ouest était coutumière de ce manque de rigueur dans le comptage des effectifs. Au sujet de la scolarisation aux XIXe et XXe siècles, voir les effectifs scolaires  dépassant parfois 100% en 1880 !!Jean Peneff ( Ecoles publiques écoles privées, la découverte 1985). 

    [5]  Livre synthèse de Martin dit dorénavant NHRF

    [6]  Des avortements : il y en eut bien d’autres .On verra infra  Weimar  ( sans oublier la deuxième république espagnole 1931-39)

    [7]  La Vendée et la France, seuil 1987et surtout « La machine à fantasmes .Relire l’histoire de la Révolution française » Vendémiaire  2014

     [8] Eric Hobsbawm : Aux armes historiens, deux siècles d’histoire de la Révolution française, Paris, La découverte, 2007.

    [9]  J-C Martin La machine à fantasmes  vendémiaire 2012,  p 11

    [10] T.Tackett : Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (Albin Michel 1977)

    [11] Guillaume  Mazeau raconte  la vie d’un quartier populaire parisien faisant de la politique au jour le jour, mélangeant des catégories sociales , interprétant à leur porte un événement inouï Cf le bain de l’histoire :Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, Champ vallon , 2009 )

    [12] La révolution française et la naissance de la démocratie électorale, Rennes, PUR, 2013.

    [13] Un autre partisan de cette position :est Paul Veyne qui a développé l’idée que « L’état de guerre est l’état naturel de la société ». Et d’autres ancêtres célèbres « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Sans oublier  Marx et Engels pour lesquels la violence extérieure est la conséquence des exploitations internes à chaque nation.

    [14] E. Leroy-Ladurie évoque, avec retenue, mais sans les dénier, ces  composantes  dans un livre bilan sur son époque : Une vie avec l’histoire : Mémoires, Paris, Tallandier 2014.

    [15] On y évite  la délicate question des viols, parfois à demi consentis, pour  se protéger de la mort, pour se nourrir et pour survivre grâce à des protecteurs  ennemis (officiers, soldats chargés du ravitaillement ou d’autres biens qu’ils échangent   contre des faveurs auprès des femmes  sous leur emprise). L’anonyme de Berlin, dont on  parlera  supra   traite cette zone grise du viol  accepté,  comme allant de soi en guerre  avec beaucoup de pudeur et de finesse. Elle fut victime des Russes mais beaucoup de  Françaises  pourraient dire la même chose  de la part des soldats américains : 2 000 viols recensés et sanctionnés quand ils furent dénoncés par les victimes (durement, s’ils sont Noirs ;  la peine de mort, dit-on !) 

    [16]Ceux  que je connaissais directement.  Où à Toulouse, ils pratiquaient   des enseignements communs et suggéraient le besoin de nouer des liens organiques  entre les deux disciplines Sociologie et Histoire. Projet repris à Nantes par J-C Martin et M .Verret

    [17]  Voir la contribution à : La révolution française, collectif ; préface de M. Vovelle, Paris, Taillandier, date et les Actes des  hommages à Vizille   aux J Godechot, A. Soboul  et J-R Surrateau etc , PUG,2002 : La Révolution Française  Idéaux, singularités , influences .

    [18] On le voit bien avec les migrations subites ,de taille gigantesque qui ne font que débuter, après le répit du dernier  demi-siècle

    [19] Comment meurt une république (autour du 2 décembre) ;Créaphis éditions, 2004 Un ouvrage à 37 auteurs  et 5 éditeurs (au sens de coordonnateurs) 

    [20] Au delà de la compilation traditionnelle, une nouvelle  perspective en science sociale du  mode de collaboration  ou de travail en  commun s’ouvre peut-être dans  un univers d’individualistes avérés ! Peut-être un début  de réponses aux questions du sociologue : pourquoi le travail intellectuel est  antinomique à l’esprit d’équipe,  personnalisé,  fragmenté de concurrences ? Pourquoi l’époque socialisant intensément toutes les productions et marchandises  a laissé les  intellectuels et les savants,  à l’écart  de ces conditions ?

    [21] 

     

     

    [22] « Lorsque j’ai employé les deux pronoms, vous et nous, il est évident que je m’identifiais , moi, avec le prolétariat et vous, je vous identifiais avec la classe bourgeoise »


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