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Partie 5 Les morts brutales de la 3ème et 4ème république française
Partie 5
A vouloir explorer les disparitions républicaines, alors que les temps de crise poussent à l’euphorie, à l’enivrement de la part de notoriétés littéraires qui s’attachent de préférence aux « naissances », à l’invention sublime, à l’enfantement « historique » d’institutions, ce projet comparatif de fins républicaines est contreproductif, suicidaire même ! On me reprochera nos sources étrangères ; un coup de poignard patriotique,! On reprochera une tonalité militante à l’encontre des médias. Une hérésie par les temps qui courent ! Néanmoins, les quatre à cinq ans à venir seront cruciaux. La fin de la 5ème s’annonce. Alors, par quels signes précurseurs, dans l’histoire républicaine occidentale, ceci s’est-il déjà manifesté ? Nous n’avons eu que deux républiques longues : la 3è et la 5è qui atteint maintenant ses 60 ans Il y eut, dans le passé, dans la mort de ces régimes, des périodes d’anarchie douce, un laxisme institutionnel. Mais chaque époque, avant tel ou tel enterrement, a rencontré la barrière du non renouvellement des élites au-delà de 3 générations ( constituant une durée environ de 70 ans). Il fallait donc tenter une comparaison du recrutement du haut personnel et son nivellement par le bas, sa médiocrité par stérilisation des bonnes idées de départ, son essoufflement sur 2 ou 3 générations. Personne n’a osé regardé un échantillon d’une dizaine de cas, (la moitié étant français bien évidement puisque nous avons collectionné ce type de régimes dans un défilé au demeurant peu homogène). Le silence sur la mort surprenante de la 3è, en quelques semaines, est un mystère de l’historiographie française. On se penchera sur ce cas d’école. .D’autant que de grands historiens comme Bloch ont écrit leur dernier livre sur ce sujet .Et ensuite parce que des historiens modernes se mettent à la tache de comprendre « les derniers jours de la 3è rep » tels Claude Quétel qui parle lui de « L’impardonnable défaite »( [1]). Il serait impardonnable aujourd’hui de ne pas revenir sur la disparition instantanée d’une république forte et sure d’elle, car triomphante vingt ans auparavant.
L’absence d’idées nouvelles et originales quant à la définition républicaine, bien que nécessaire à toute évolution, est flagrante. En effet on verra que le gaullisme a été une forme de républicanisme à entité propre, son engendrement à exigences morales pour les chefs, un autoritarisme modéré mais aussi le respect des électorats par obligation de démission si perte d’élections .Personne ne remarque que cette source d’idées neuves dans le giron républicain a persisté près de cent ans (depuis les « conférences » de De Gaulle dans les camps allemands de prisonniers en 1917) et qu’elle a demeuré une inspiration puissante sur un siècle ; illustrant une révolte républicaine légaliste permanente, une adaptation progressive aux changements des sociétés, un renouveau des hauts personnels par des procédures de sélection. Pour finir, il est vrai, dans la dérision, de nos jours, de la part des chefs qui s’en réclament. Mais de 1920 à 1969, cette variable républicaine a été puissante. Sans oser la nommer et la décrire, les politologues et les historiens socialistes ont choisi le terme de « Bonapartisme » afin de la définir (M. Agulhon). Or il n’y a aucun lien, Bonaparte n’a pas fini en chef républicain et n’a pas eu de « descendance » politique, sinon un « petit » neveu. Le césarisme n’est pas non plus une variante républicaine. La Royauté avait inventé après Rome, le droit d’aînesse donc héréditaire de sang.
Nous ressentons une lacune d’idées dans ce domaine. Ce courant en France perdure et représente une alternative crédible mais « sans nom », car les fils spirituels n’ont plus rien à voir avec leur célèbre ancêtre. Si la république française alterne entre le modèle dit gaulliste réformiste et celui du parlementarisme hésitant, de la 3è à la 4è , c’est que le socialisme n’a pas su inventer son modèle républicain, son type de renouvellement et de rajeunissement des hommes de pouvoir, son style, comme le gaullisme tenta de le faire. Aucune idée sur le contrôle des élites politiques, pas de tirage au sort pour les édiles, pas de cumul des mandatures, (sauf exception), aucun quota de professionnels parmi les élus etc...Le genre de République socialiste souhaité par Jaurès ou Blum n’a pu voir le jour, ni n’a créé un mode d’accès au pouvoir ou un style de direction tel que le républicanisme gaullien le fit et donc ne proposa aucune éducation des députés, aucun renouvellement dans la gestion du pouvoir dans la durée. La gauche est absente du monde des idées politiques depuis cent ans. Blum n’a pas eu le temps d’apprendre et Jaurès, le seul a avoir eu une vision de ce type ( par exemple l’armée de civils.. contre l’armée de métier!) , a été assassiné par l’extrême droite, je dirais, bien entendu !Le marxisme a contourné ce problème par défaut de démocratie constitutionnaliste mais n’a inventé qu’un ersatz : « Le Parti » ;c'est-à-dire une cooptation interne des élites dans le secret. D’où, qu’également, le modèle marxiste expira de mort naturelle au bout de 70 ans (1918-1989) : le » notoire » barrage des trois générations qui stérilisent une souche vivante. Et la Chine va accéder, avec son « modèle « à elle », à ce terme dans 3 ans !! Tout bascule en ce moment et c’est pourquoi cette réflexion générale s’impose : on doit interroger Bloch, le seul qui, lucide en 1939, réfléchit à la mort de sa propre république, avant sa propre disparition héroïque. Le seul qui fut frappé par le fait que, dans l’Assemblée nationale du « Front Populaire », seuls 85 députés refusèrent le suicide collectif au profit d’une dictature se livrant sans frein à la trahison et à la remise de la nation à des pouvoirs étrangers terrifiants. Donc pauvreté des réflexions, chez nous, et abandon de la Raison, par des intellectuels dits engagés. On est curieux de voir comment Bloch qui, devenu clairvoyant en quelques mois (abasourdi de son propre aveuglement antérieur), explique le sort de la 3è , puis comment il aurait vu le destin de la 4è et ... probablement celui de la 5è
(Extrait de mon blog) ERMITE Louable intention mais personne ne vous y autorisera. Les medias tenus autrefois par des personnes morales sont maintenant dans les mains des grandes banques ou des affairistes milliardaires. Les éditeurs sont devenus des commerçants dévoués et donc des conservateurs peu audacieux. Vous n’êtes pas le seul à faire ce constat: beaucoup de livres sont refusés en ce moment à cet égard
Candide : Mais quatre « tsunamis » sont survenus. C’est surtout le dernier, l’émigration de masse qui fait tomber les masques ; or le temps de la lucidité est venu. On est juste avant l’effondrement civique, la fin d’une communion nationale et cette année écoulée suggère même une résistance à la conception unanimiste qui a duré 30 ans 1985-2015. Le passé français est maintenant rediscuté par de nombreux auteurs qui reprennent notre histoire contemporaine sous un nouveau jour !Avec « La mort » je veux me situer dans ce mouvement - non un simple changement d’humeur- qui a vu de grands événements dans l’année écoulée se produire, tous totalement imprévus pour des commentateurs aux pronostics aventureux : les attentats ; le FN premier parti à plus de 30%, et la crise morale avec les luttes de clans au sein des 2 grands partis du Centre (PR et PS)
Ermite : Si vous signifiez que le XXè est mort en 2015 comme le XIXè était mort en 1914 ; quand s’annoncèrent les deux plus grandes guerres que l’humanité ait connues avec des atrocités jamais rencontrées (même si auparavant on assista à diverses traites, esclavages, guerres de conquête et destructions), alors oui, d’accord !
Candide : Le moment est de faire des comparaisons et non pas une histoire événementielle singulière. L’année vient 2015 d’accoucher de plusieurs tremblements de terre .Vous avez des attentats de masse en janvier et le 13 novembre ! .Dont personne n’a vu d’ailleurs qu’ils étaient très différents d’objectifs et de moyens. Le premier était politico-religieux et visait des prétendus ennemis de l’Islam, le second est une réaction face la situation morale de la société et visait des jeunes de la part d’autres jeunes, en crise de la société de consommation et de loisirs. Rien à voir avec une idéologie gauchisante ou anar, mais un moindre goût de vivre ! Vous avez lu :les tueries de masse de jeunes en Norvège et d’autres jeunes surarmés aux USA qui n’ont pourtant aucun lien avec Daesch ! 2015 fut l’année de la montée apparemment irrespirable et pourtant si évidente de l’incompréhension, du FN. Mais l’essentiel est que 2015 a vu une émigration de masse inédite depuis la seconde guerre mondiale.
ERMITE : Les républiques chez nous sont tombées généralement sous les coups de l’armée mais il n’y a pas de logique. On ajoutera particulièrement le vieillissement des « élites » intellectuelles, l’absence de mobilité des politiques du fait de quasi- cooptation, la sclérose des institutions : tout cela engendrant la paralysie des pouvoirs. L’abstention électorale massive est un indicateur, pas une cause. L’appel au peuple n’est guère convaincant, ni d’ailleurs fréquent en république bien qu’il ait eu lieu parfois et se termina mal pour ce dernier. Notre pays a le sentiment de traverser une période catastrophique avec l’irruption massive des migrants. Ce faisant on oublie sa tradition d’ouverture (comme le fait d’accueillir 500 000 Espagnols en fuite devant Franco en 1939, ou encore le million réfugiés du nord et de l’est de la France en juin 40 lors de l’exode de la défaite). Les Français découvrent avec stupeur des mouvements de population qu’ils croyaient périmés et qui sont de tos les temps ( les croisades ont transporté en 12 transportations sur deux siècles, un demi-million d’Européens vers l’Orient pour la reconquête de Jérusalem. Ce sont leurs descendants, les Chrétiens de Syrie qui reviennent d’ailleurs maintenant. On a oublié le maelstrom de l’Europe chamboulée par les Nazis : 10 millions d’étrangers sur le sol allemand en 1945 (ce qui fit de nombreuses naissances - cachées- par dizaines de milliers (et chez nous,au moins deux cent mille, issues de couples mixtes (soldats allemands et femmes françaises) . Nous sommes aveuglés et sans mémoire de ce mélange d’allogènes. Les migrants récents font partie d’une immense tradition européenne et proche- orientale. Ils viennent maintenant du Moyen-Orient et de plus loin, d’Asie, bombardés parfois par nos avions; ils convergent dignes et respectueux, ne demandant qu’asile et travail. Meurtris certainement ils se saisissent de la porte ouverte que nous avons produite chez eux puisque en détruisant leurs systèmes, leurs patriarcats, leurs traditions culturelles, avons excité leurs querelles byzantines ancestrales religieuses. Irréductibles, ils seront incontrôlables.
Ai-je le droit de juger ? Avoir assisté à deux fins de républiques donne-t-il le sens du jugement équilibré ? J’ai vu la mort de l’une en 1940 (pas de souvenirs car trop jeune enfant, mais j’ai su ma famille proche de Vincent Auriol, de Léon Blum , déchirée ). J’ai éprouvé directement la disparition de la 4ème de 1956 à 58. Ma famille toujours plus déchirée devant l’équivoque socialiste « Paix en Algérie » slogan vainqueur de élections législatives en 1956 et l’envoi illico du contingent pour faire le sale boulot de jeunes néo- nazis comme dit Paul Veyne. Cette épreuve donne le droit de témoigner
Episode insensiblement oublié, le 13 mai 58, événement édulcoré dans les mémoires et les historiographies ? Simple incident ou révolution ? Coup d’Etat (style 2 décembre) , possible Bonapartisme, sédition à la Franco ou réelle Contre –Révolution,? l’émeute algéroise qui fit tomber le quatrième est-elle une continuité républicaine puisque les processus légaux ont été ensuite respectés par De Gaulle ? Cette interprétation paisible des historiens qui avaient 30 ou 40 ans à l’époque manifeste par là une circonstance banale .Y compris Agulhon qui minimise par le ton qu’il emploie dans son récit, l’effroi qui a saisi les travailleurs([2]) .Je rappelle que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (Forum, délégation générale, préfectures ) prise en main sinon organisée par des franges dures ; mais le pouvoir à Alger dont s’empare les généraux sous l’égide de Salan, débarque avec des troupes en Corse et menace les villes du sud-ouest par des occupations de casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la république ne se dissout pas, ne laisse pas la place à un régime autoritaire, favorable à leurs thèses. Ce matin-là, vieille d’un week-end, nous, étudiants sommes abasourdis et angoissés. Nous nous réunissons à L’UNEF, organisons des A .G, sortons des tracts et demandons de l’aide aux organisations proches,à Saint Sernin; l’UNEF à Toulouse se trouve à quelques centaines de mètres de la Bourse du travail des cégétistes que nous rencontrons, fébriles eux aussi, préparant des affiches, des barricades et des manifs pour montrer que « le fascisme ne passera pas » dit-on une fois de plus. L’assemblée nationale est comme paralysée et cela nous remémore ce qu’on nous a raconté de l’absence de volonté de résistance en Mai 40. Le reste appartient à l’histoire nationale qui se conclut par le passage légal de pouvoir et l’investiture à De Gaulle dans les formes officielles Pour nous qui avions 20 ans, le problème était autrement plus urgent et grave que les relations historiques le laissent transparaître. L’atmosphère des rues est tendue, grave ; la population s’attendait à une guerre civile et les plus militants ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes la situation des jeunes était cruciale, le risque d’être enrôlés immédiatement et envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants représentaient un avenir des plus sombres ; nous n’avions pas comme les civils âgés le temps de la réflexion ; nous ne vivions pas ce moment comme les historiens assurés par la suite et même parfois amusés le traitent maintenant dans leurs livres. Nous avons compris là que les historiographies rétrospectives ne s’identifiaient pas toujours à ce que vivent les acteurs .Nous avons saisi la différence entre vécu et raconté et l’appris que l’histoire reconstitue, selon les sensibilités des auteurs, une compréhension, bien que non partisane, dépouillée des affects et des inclinations, selon les tendances de ceux qui connaissent la fin de l’histoire. De là, une méfiance envers l’«objectivité » . En tout état de choses, nous avons expérimenté « sur le tas » ce que la sociologie nous suggérerait plus tard comme options ou concepts afin d’analyser les ruptures et les affrontements : inertie des institutions, pouvoir vide, lutte des mille factions qui pouvaient être militaires ; conflits internes aux bourgeoisies civiles telles que guerres de laïques contre catholiques, factieux contre légalistes, pro ou adversaires de l’« Empire français » en avaient montrés. Les fractures (Dreyfus, l’Allemagne, l’expansionnisme de colonisation) au sein des diverses bourgeoisies nous semblèrent être des conflits fratricides où le « peuple » n’a rien à gagner. Nous pressentîmes la menace d’un retour possible du fascisme. Il se manifestait d’ailleurs ouvertement dans nos amphis de la Faculté de Droit, où l’extrême-droite faisait la loi par l’entremise des mouvements tels que Ordre nouveau ou Occident. Y lire Le Monde exposait à des sévices ; cet acte était perçu comme provocateur. Jacques Amalric, le futur reporter directeur à Moscou et Washington, du journal, alors étudiant à Toulouse, en fut une victime; les partisans de l’indépendance de l’Algérie étaient souvent tabassés devant les appariteurs ou professeurs « compréhensifs ».On peut s’interroger sur le genre de politisation en partie lucide, ou, à tout le moins, non angélique qui correspondait à la conscience du vide républicain, des handicaps d’un régime apeuré par son armée, qui renonçait à ses idéaux de gouvernement respectueux des promesses faites aux électeurs, qui reculait le 6 février à Alger, comme ce fut le cas de Guy Mollet. Ce fut un moment de stupeur équivalent à la perte de nos illusions sur la fermeté des démocraties. Puisque quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes, pouvoir de vie et de mort sur autrui et légitimité idéologique, sans compter la liberté d’exactions, outre quelques pillages des mechtas, de vols de bijoux et de viols, toutes les transformations humaines sont psychologiquement possibles. Ceci ne fait pas de la dépendance civile du 13 mai 58, un appendice malheureux ou un incident de parcours de la 4ème république mais le constat de la faiblesse d’un Etat de droit s’il est représenté par des chefs au faible courage physique, à la médiocrité d’imagination, au manque de vision par absence de connaissances internationales. Et pire, la volonté de tout socialiste qui se veut grandi, de manifester qu’il n’y a pas plus patriote qu’un leader de la SFIO , et ce, depuis la mort de Jaurès et de l’Union sacrée, union refaite à Suez, Algérie, Irak, et aujourd’hui partout en Afrique noire ou au Moyen-Oriennt est mortifère. La politique est une forme d’errements, d’essais, de mobilité intellectuelle et on est frappé de l’inaptitude du personnel de la IVème à changer de cadre de pensée. Que ce soit au cours de mai 40 quand l’armée s’écroule, que ce soit en mai 58 quant à l’impuissance à concevoir d’autres solutions que l’abdication, quand une catégorie d‘acteurs civils est épuisée, eh bien, se substitue alors, dans un contexte d’événements meurtriers, une séquence aux commandes desquelles une fraction militaire rajeunie apprend la désobéissance.
L’armée, la fin de la troisième République, l’Algérie et la mort de la quatrième
L’agonie d’une République, nous l’avons connue ; l’épuisement des idéaux, éprouvés dans la Résistance chère à nos parents, nous l’avons vécu de 1954 à 1958 ; les conditionnements et les pressions physiques sur la jeunesse militarisée au cours de la guerre coloniale nous les avons éprouvés. Pour nous éclairer, nous nous tournâmes ver Marc Bloch lui, qui avant de mourir fusillé par les Allemands laissa en testament un témoignage sur la fin d’une république emblématique empli de lucidité et de recherches des causes de l’aveuglement antérieur ([3].) La disparition de la troisième République nous a contraints à remettre en question l’histoire républicaine apprise et enseignée par les postulants aux fonctions politiques, les fameux professeurs de la 3è république. Tout cela fut occulté et le terme « République » sous-tend actuellement une représentation essentialiste, enfantant de nombreux mythes fondateurs, rites et normes confondus. Toutefois aucune république ne fonctionne à l’identique, ni n’organise les mêmes modes de résolution de conflits entre fractions rivales au pouvoir. La République n’est pas un concept tombé du ciel des idées. Les systèmes républicains ne sont pas interchangeables ; chacun a eu son mode d’exhibition médiatique et de raisonnement. Des personnels politiques qui ont les mêmes références et « théories », règlent des situations similaires par des moyens et des options très différentes. Il n’y pas de sens à l’histoire républicaine, faite de processus, d’événements aux déroulements sans finalité, hormis semble-t-il, téléologique. L’histoire ou la sociologie servent à analyser sans cesse et sans cesse les cadres institutionnels et circonstanciels Si on en revient aux deux théories justifiant les nombreuses morts de ce régime en France, les jeunes historiens , contournent la spécialisation chronologique et le découpage académique ; ils ne traitent plus de la colonisation comme un monde en soi, ni en discipline de l’histoire institutionnelle qui y vit souvent un avatar (un à-côté), un qui affaiblirait l’idéal.
La première théorie explicitée au début de ce manuscrit (le temps long, les structures, les mentalités évoluant lentement, l’économique et le culturel) nous conduit à faire une place à Tocqueville –infra-. Si les colonisations et occupations d’autres continents (esclavages) sont un exutoire des difficultés en république, un moyen de régler les luttes mortelles de factions, alors l’auteur de la démocratie en Amérique avait raison ! La guerre coloniale est le creuset de l’idéologie républicaine. Et on verra son histoire comme le résultat de l’action métropolitaine de patriciens et de proconsuls associés ou dans les mains des colons autonomes aux méthodes antidémocratiques qui bafouent ouvertement le régime de leur patrie avec l’accord de politiciens locaux. Le colonialisme est conçu enfin comme le prolongement fonctionnel du capitalisme. Ce point de vue envisage le colonialisme comme partie du fonctionnement démocratique et non en lui-même; comme si le Sud des USA avait été « accidentellement » esclavagiste. Et c’est exactement ce que nous avons observé de 1945 à 1962
En effet, quel que soit le lyrisme aujourd’hui qui accompagne la naissance de telle première ou deuxième république, malchanceuse ou pas, la troisième connut honte et opprobre du fait d’un incroyable effondrement en 4 semaines, l’étrange défaite dont Marc Bloch tira sa remarquable analyse avant sa mort dans la Résistance. Il s’agit d’une mort piteuse clôturant la guerre interne des États-majors, des amiraux et maréchaux quand la priorité fut, au lieu de la France, de sauver la face de l’armée française au cours de la défaite, vingt-deux ans après le troisième trimestre de 1918 qui vit l’armée allemande reculer jusqu’au Rhin. Faits qu’il nous revient de reprendre ces jours-ci. Les pages de la déposition d’un vaincu qui serait à signer maintenant, présentent son excuse auprès de jeunes générations, à propos des erreurs d’une génération entière (dont –lui-même), née au début du siècle et le regret de transmettre un tel héritage à leurs fils et à tous les jeunes gens. Exemple rare de lucidité et de courage intellectuel. « Nous venons de subir une incroyable défaite. A qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux, à tout le monde, en somme, sauf à eux. » ([4])
Le faible intérêt pour trouver les relations entre les pratiques républicaines du choix de ses élites et sa disparition a trouvé une compensation dans la réflexion finale de Bloch et dans quelques livres récents. Bloch insiste particulièrement sur le vieillissement des hauts gradés ( le rapport entre" vitesse de compréhension» et « âge » de l’état major : en gros, plus on est vieux ; moins on est sensible au mouvement et aux « idées de rapidité » quant aux manœuvres dur le champ de bataille) . Il voit un second défaut rédhibitoire : la bureaucratie militaire qu’il a éprouvée pendant la mobilisation 39-40 et les premiers affrontement ou escarmouches. Il passe vite sur le problème des élites civiles dont il évoque avec regret l’uniformité de l’origine sociale et le formatage de préparation par les grandes écoles dont Sciences Po. Il est prolixe sur les réformes de l’enseignement supérieur qui ont été manquées. Pas d’ouverture d’esprit, pas de sens critique enseignés. Dans la théorie de « la fin » soutenue par Bloch, le dépérissement dû à l’âge nous interpelle. Le vieillissement des chefs politiques signifie l’inadaptation aux faits modernes de l’évolution, perçue par des catégories mentales dépassées depuis 20 ans au moins. Il suggère qu’avec de telles mentalités, on ne pouvait rien comprendre à la montée du nazisme et des transformations de stratégie d’armement ou de manœuvres, puisqu’ils avaient bouté eux, l’ennemi vingt ans auparavant ....et qu’ils avaient construit la Ligne Maginot ! On sait qu’un jeune capitaine qui avait vécu le feu et qui, prisonnier, réfléchit, en fit l’argument de toute sa vie républicaine : renouvellement obligatoire du personnel éprouvé et reclus d’année par les jeunes générations expérimentées par l’épreuve : « Quel tollé , quand, par l’établissement d’une Ecole d’administration,un ministère du front populaire prétendit battre en brèche le monopole des « Sciences Po ([5]) « Le régime eut-il tort ou raison de respecter ces antiques corporations ? on peut en disserter.....,j’avoue incliner vers routine, bureaucratie, morgue collective »( [6]) « l’école de la vraie liberté d’esprit » empêche que la médiocrité du personnel politique soit compensée et non paralysée par une armée mystificatrice Dilettantisme du personnel ministériel paralysé par l’idolâtrie à l’égard de ses chefs encensés et dominateurs dont les débats sclérosés valent démission et immobilisme
Marc Bloch : réflexions sur l’étrange disparition de la IIIè république
Bloch, fut par conséquent le premier sociologue-historien, mêlant à la fin de sa vie, l’action (clandestine) et la réflexion sur l’action,. Il fait un usage raisonné de la double méthode : histoire et observation participante. Au long de son livre , « l’Étrange défaite » , on ne trouve pas de diatribe superfétatoire mais le récit de ce qu’il a vu et vécu au sein de l’armée, de Septembre 39 à Juillet 40 en tant que capitaine comparé à ce qu’il vécut comme sergent au front en 1914-16.
Reprenons, une à une, les causes de l’effondrement d’une puissance en quelques semaines. Quelles forces s’opposent à la prise de conscience et de décision des personnels politiques et militaires, quelles incapacités deviennent rédhibitoires et dangereuses pour le salut du pays ? L’âge, le décalage de générations, l’impossibilité d’imposer une direction ferme !voila les 3 caractéristiques qui créèrent une impardonnable défection. « Les Allemands ont fait une guerre de vitesse .Nous n’avons pas seulement tenté de notre part un guerre de la veille ou de l’avant-veille...nous n’avons pas su ou voulu en comprendre le rythme accordé aux vibrations accélérées d’une ère nouvelle.... Ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l’humanité...Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers de notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs »([7]) jusqu’à aboutir à une incompétence militaire due en premier, à l’âge élevé des généraux de l’état major , autorité corrélée au prestige acquis en 1914-18, bref un haut personnel quasiment inamovible qui annonce sa paralysie future quand les personnels, qui avaient 40 ans à l’époque, avaient été refoulés à des rangs inférieurs . Pour simplifier : le confort et le vieillissement d’élites au profit de clans, de castes dans la marine et l’armée de terre. Par ses exemples vécus – ---en second à la « rivalité burlesque dans un tel contexte » d’une « pléthore d’organes d’informations aux idées bornées de conformisme, bref une candide ignorance de l’analyse sociale véritable »( [8])
Aujourd’hui l’aveuglement serait probablement imputé à l‘écart démographique de la prise de responsabilités . De 1880 et à 1940, trois générations de politiciens s’étaient succédées et la dernière se présentait singulièrement épuisée après la guerre, sans idée, sans force. On se souvient de la colère de De Gaulle contre l’inertie conceptuelle tactique et du matériel! En quelques mois, Bloch, au front, repéra une sclérose semblable dont il rend responsable deux facteurs : l’arrogance intellectuelle issue de la prétention de la victoire au cours du seul trimestre de l’année 1918 ; un pouvoir imbu d’officiers supérieurs vaniteux; personnages chenus à la médiocre qualification stratégique d’enseignants aux élèves à Saint-Cyr.. L’observateur d Bloch juge d’un autre point de vue, les civils, frileux et craintifs, devant le pouvoir militaire et leur incapacité à saisir la nouveauté des situations, sans idées et initiatives. On déclare la guerre mais on ne la fait pas et quand l’armée allemande est occupée en Pologne ; on attend, on ne bouge en rien. Seul Léon Blum au pouvoir deux ans fut attentif à cette menace ; il redouta l’autonomie des militaires. Lui, Blum, qui dans l’urgence de la lutte contre le défaitisme de l’Etat Major, en février 1940 s’écria :« Que la direction du pays soit exercée par n’importe qui, mais qu’elle soit exercée ! » ; lui, qui connaissait la philosophie allemande et son « Herrenvolskdemokratie » : le concept de la démocratie pour « la race des seigneurs », (signifiant à l’usage exclusif des élites scolarisées, et des aristocraties de pensée).
Bloch adopte une perspective (ici « théorie ») que nous avons évoquée : les luttes entre bourgeoisies rivales se manifestent dans les conflits de partis proches en dépit des apparences et des proclamations fracassantes. Les rivalités des clans empêchent de percevoir l’état timoré dans lequel on s’est réfugié grâce au confort protecteur de la ligne Maginot devenue un concept, celui du symbole de cécité, de la paresse de pensée. A certaines occasions, refusant de se remettre en cause, l’une des bourgeoisies qui gouverne est plus ou moins attentive à la dimension des conflits qui se préparent et donc elle élimine les autres versions de compréhension ou les marginalisent. Par cette notion de concurrence bourgeoise, plus ou moins exacerbée, nous entendons la mise à l’écart des membres des fractions également aptes par l’ éducation, diplômes, patrimoine, titres ou formation professionnelle sans appartenir au sérail des hauts fonctionnaires.. La rivalité des élites et des influences fait de toute république, un assemblage hétérogène de petites composantes fictivement en opposition et se paralysant les unes, les autres. Robespierre dénonça les cent mille factions qui couraient à la surenchère produisant l’immobilisme. On devine l’usage heuristique d’une telle idée aujourd’hui. Le décalage, le style de la bourgeoisie particulière qui s’est emparée du pouvoir, passéiste ou conservatrice au détriment d’autres bourgeoisies plus dynamiques (administratives, industrielles, financières, terriennes ou intellectuelles) crée pour se maintenir un blocage artificiel, se transformant en fossile y compris pour ses aspirations propres. Cela n’est guère nouveau mais--et c’est là-dessus que l’analyse de Bloch est éclatante- une explication de la démocratie à contenu variable vide ou chaque « famille politique », chaque clan bourgeois, se veut, de toute force, dominant. Voila pourquoi en approchant la démocratie par sa forme originale de règlements de guerres intérieures, la situation concrète de 1940 aide à concevoir une république en forme d’ Etat ordinaire combinant le laxisme d’action, les errements sans direction, l’incohérence des moyens et l’absence d’un cadre de pensée. Plus loin on retrouvera une autre république immobile conduisant à l’impuissance à traiter du problème algérien .Bref, ce que De Gaulle nomma le « système des partis » auquel il opposa une autre formule républicaine propre à notre l’histoire : les pleins pouvoirs, la rapidité d’action dont il s’inspira pour rétablir l’autorité civile contre l’autorité militaire subversive. Bloch le pressentit : « Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, le pire crime de nos prétendus démocrates... »([9].) Les classes supérieures pratiquèrent les mensonges, les omissions, l’esprit de parti outrancier... ajoutons y l’absence de curiosité mondiale, le manque d’ouverture créative, l’imperméabilité au nouveau conteste». A l’instar de l’avenir prévisible, la Vè République manifeste un consensus de tous les écrits et radios dans leurs styles différents, prêche dans le sens de l’obéissance et de la servilité, la persuasion par la suggestion émotive. « Ce n’est pas de gaîté de cœur que les bourgeoisies européennes ont laissé les « basses classes » apprendre à lire », dit-il. Mais maintenant, elles ont, de plus, appris à décrypter les faux messages et les informations vides ... Tout ce dont nous souffrons dans l’espace contemporain était en germe dans ces défectuosités que critiquait Bloch avant de disparaître dans son combat glorieux. Un exemple pour tous les historiens qui l’ont refoulé présentement. « L’histoire est par essence science du changement ; elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. » ([10])
Je laisse volontairement de côté l’autre piste, l’autre théorie explicative, concernant le temps court, les interactions et l’événement tel le supposé complot militaire, faits immédiats et réactions engendrées ; par exemple: le rôle de la « synarchie » de 1934 à 39, un complot poussant à l’empressement défaitiste à la faveur de l’alliance avec l’Hitlérisme. La vie diplomatique ou parlementaire au quotidien n’explique pas comment les fractions républicaines aspirant au pouvoir manifestent une telle inertie et un tel aveuglement ; incompréhension que l’on saisit mieux au vu de leur origine et de leur parcours professionnel. Peu tournées vers l’étranger, leur méconnaissance du monde implique les erreurs d’appréciation de ce qui est réalisable ou non, ainsi que l’anticipation des conséquences d’inventions ou la diversion vis-à-vis de problèmes intérieurs apparemment insolubles. La république est devenue une étiquette à l’échelle, une désignation pour des systèmes de fédérations de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’individus. Bloch qui raisonnait en sociologue de terrain jugeait du reste les hommes hauts placés de la même manière. Les élites qu’il avait fréquentées étaient totalement anachroniques. Tout fut résumé par le général de Gaulle en quelques mots le 18 juin au sujet de l’enjeu -sur l’échiquier où nous étions un grain de sable- de la raison de ne pas accepter la défaite humiliante car la bataille ne faisait que commencer en juin 40. Encore faut-il s’ouvrir et ne pas prendre comme norme, le passé reconstruit, idéalisé ou malmené.
A la suite des mêmes erreurs, la quatrième république à la vie brève de 1945 à 1958 allait partiellement reproduire l’histoire, de pair avec celle des guerres qu’elle mène.. Ainsi il nous faut tourner notre regard vers une autre guerre républicaine, circonstance d’une mort aussi « retentissante » que celle de 1940. L’armée qu’elle soit défaite ou se prétende victorieuse permet à une République de se survivre ou la condamne à disparaître
La guerre d’Algérie et la mort de la quatrième
On se trompe en imaginant qu’après 1945 le système républicain est définitivement établi. Une autre guerre civile, coloniale celle-là, va aboutir à un compromis entre militaires : ensuite un général à la retraite prendra les décisions qui s’imposent, il matera d’autres militaires, rebelles ceux là, et remplacera le régime par une forme de présidentialisme parlementaire. Un « césarisme » ? Non ! Mais il mit fin d’autorité à la décomposition par un referendum à un conflit qui commença à Sétif en 1945, dans le prolongement de la deuxième guerre mondiale, que nous avions manquée en partie. C’est le sujet qui suit .
- La guerre d’Algérie a commencé en 1945
Nous allons associer cette fin de république à l’histoire de la décolonisation en Algérie mais auparavant on doit rappeler le contexte où l’armée, sans prendre le pouvoir imposa ses choix et son agenda. Le pays s’engagea à contre temps et à contre-emploi du pays libéré dans une entreprise hallucinante, un parcours rétrograde de pays le plus « terroriste » qui soit, faisant un million de morts sur trois terrains de la planète de 1945 à 1962. En Indochine, Madagascar, Afrique du Nord. Des massacres coloniaux d’un autre âge puisque, en effet, les autres décolonisations : Inde, Indonésie, Egypte, Congo etc... se réalisèrent en douceur, si on ose dire, comparées à note action à contre-courant mondial . « Sétif » fut un symbole de la « renaissance » répressive mis en œuvre dès la Libération, occasion de questionnements pour ceux qui vécurent nos conflits coloniaux marquant l’histoire du monde. Les événements et répressions de Sétif et Guelma à l’été 1945, seront ici suivis attentivement avec comme guide J-L Planche ([11]).. On croit savoir comment l’Algérie coloniale a pesé sur notre histoire républicaine. Néanmoins, si on examine les soubresauts parlementaires et les errements des parlementaires à la lumière de la question des colonies et de l’esclavage (qui a autant clivé que la question religieuse sous la Révolution), on doit les associer à la question des territoires d’outre-mer qui a été obsédante en Europe durant deux guerres mondiales (pour Bismarck, ensuite pour Hitler). Il y a eu guerre au sein de l’armée : la fraction républicaine contre une fraction autoritaire, très antiparlementaire, pour finir en guerre civile entre clans et la guerre d’Algérie fut le lieu d’expression du mépris ou de la haine réciproque qu’elles se vouaient comme souvent cela se passe dans les cercles très fermés. Les luttes de fractions au sein de l’armée s’aggravèrent sous de Gaulle incluant plusieurs tentatives d’assassinat du Président (organisées par de jeunes officiers). L’année précédente, en 1961 un renversement des fronts surprenant avait eu lieu : le général en appela au contingent (« Aidez-moi ») ; effectivement les soldats du rang le soutinrent contre les capitaines et les colonels engagés, eux-mêmes divisés entre réactionnaires sans véritable idéologie mais solidaires des élites locales ou des groupes de pression, qu’ils soient colons, policiers, ou intellectuels. Des « colonels », notamment ceux qui dans l’armée étaient sur le terrain, plus sensibles à l’accueil des petits Blancs ou au style de vie des grands propriétaires, devinrent les idéologues de la « dernière défense de l’occident chrétien ». Par ailleurs, une fraction anti-gaulliste qui survivait dans l’armée depuis 1940 inclinait à prendre sa revanche sur le général détesté. Donc « Sétif 1945 », par ses apports détournés, est un livre d’histoire nationale pour une génération qui se souviendrait de l’évènement avant de l’intégrer à la mondialisation des luttes (le Tiers-mondisme).
La métropole impuissante et la démocratie paralysée
Les faits décrits ont été partiellement oubliés en métropole où l’ampleur de la violence a été tenue secrète. Divulguée seulement dans les reportages de la presse anglo-américaine qui les transmit à l’opinion mondiale, cette répression est un inventaire de situations qui allaient se reproduire dix ans plus tard en 1954. Le colonialisme au centre du débat divisa les élites républicaines par la définition d’un certain type de colonisation de peuplement ou de simple exploitation minière et pétrolière. Rappelons aussi que le contexte de la 4ème République (personnel politique sans autorité en Algérie ([12]) et son instabilité, son manque d’autorité sur l’armée) ne favorise pas les décisions courageuses. Une alliance droite/gauche de bourgeoisies s’était retrouvée pour déclarer la guerre au Vietnamiens contestant notre présence en Indochine, amorça une atmosphère où l’anticommunisme prédominait (guerre froide et emprisonnement des militants) aggravé par la peur des grèves générales (1947). Ce fut le temps de répressions en Afrique, en Algérie, en 1947 à Madagascar qui fit douter la jeunesse des principes « éternels » républicains ou des droits de l’homme.
Avertissement de Tocqueville
Le pressentiment de l’insoumission inexorable de l’armée en Algérie et le renoncement des citoyens en France, nous l’avons retrouvé, paradoxalement exprimé cent ans auparavant chez Tocqueville, lui qui connut la première colonisation ([13]). Les occasions de l’enrichissement sans frein, le pillage par des officiers (de toute armée, de Napoléon à Hitler, on l’a dit) sont un conditionnement à la prévarication des officiers en raison de la taille du territoire, de la durée et des missions et des conditions de guérilla. Il apparaît donc une possibilité d’être pillard et « vertueux » à la fois,. Tel est le constat lucide de Tocqueville qui l’explique sans être « anti-coloniste » ([14]). D’autant que les officiers devinrent propriétaires ; des légionnaires sont installés dans les meilleures terres prises aux tribus ; habitude prise de confusion des pouvoirs civil et militaire. Mais Tocqueville va plus loin .Il pressent le danger de l’autonomie excessive de l’armée républicaine ayant les pleins pouvoirs, acquérant un droit de légiférer sous le couvert de la « chasse aux terroristes ». D’autant que les généraux on un savoir faire dû au passé vieux de vingt ans. Bugeaud a été formé à la pratique de la terreur sur des autochtones dans l’armée napoléonienne en Espagne. Lamoricière, Pélissier et d’autres furent formés sous Napoléon. Ils usèrent des mêmes méthodes que celles appliquées dans la péninsule ibérique ([15]). La métropole a délivré ainsi une rente de pouvoir à ses généraux et colons. Et plus tard ceux-ci s’armeront en milices privées, forces de police discrétionnaire, à l’écart de tout contrôle légal. Il régnait, selon Tocqueville si on suit son Rapport parlementaire en 1840, un risque de corruption anti- républicaine. La situation est si intense que l’auteur avait jugé bon d’avertir Paris des maux à venir et va proposer des remèdes. L’un, subtil, consiste à ne pas laisser durablement les mêmes régiments sur le sol algérien, à prévoir une rotation pour éviter l’ivrognerie et l’absence de scrupules face aux indigènes. Et il avait même redouté, qu’une fois rentrées en France, ces troupes ne contaminent l’armée métropolitaine. Il mit ainsi en garde : « on ne peut se dissimuler que l’officier, qui une fois a adopté l’Afrique, et en fait son théâtre, n’y contracte bientôt des habitudes, des façons de penser dangereuses et d’agir partout, mais surtout dans un pays libre...Il y prend le goût d’un gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier. C’est là une éducation que je ne me soucie pas de généraliser et de répandre. Je crois donc nécessaire d’envoyer en Afrique un certain nombre de régiments qui n’y font qu’y passer et rentrent en France au bout de peu d’années » ([16]). Tocqueville est bien entendu un partisan de la colonisation à la condition du contrôle strict de l’armée par un gouvernement vigilant et fort qui la contrôle!. « Quelque partisan que je sois de la création de régiments spéciaux à l’Afrique, je suis loin de croire cependant qu’il faille avoir en Afrique que des corps de cette espèce. » ([17]). Prémonitoire : l’habitude de l’oppression (pas de droits, au mieux un code de l’indigénat), les massacres, les bagnes, et bien entendu l’exploitation intense de la main d’œuvre : une situation pas du tout exceptionnelle de « militaires livrés à eux-mêmes »
Les faits de l’été 1945
En étudiant « trois mois terribles » pour le peuple algérien, on fait la chronique d’un « événement » fortement structuré dans le temps et l’espace, de la société coloniale des années 1950, de la nature de la répression (tortures, famines) et les arguments qui allaient être imposés à travers la presse et l’administration à l’opinion. Ceci est grave car cet épisode, souvent cité, a été rarement étudié en profondeur, alors même qu’il a occasionné des dégâts démographiques, politiques, moraux, dans la droite ligne de la conquête française qui, de 1830 à 1871 dans l’Est, (dernière révolte tribale qui figure une étrange coïncidence répressive à la même date: la Commune) réduisant la population musulmane d’un tiers. « La surmortalité liée à la guerre et à la répression pendant 40 ans (1830-1870) est estimée à plus de 800 000 hommes. Par la violence et la durée, elle ne peut se comparer qu’à celle des guerres menées en Amérique du Nord contre les Indiens ». (p.21). En effet, notons les similitudes : disette organisée, expulsion et déplacement des tribus, mise sous séquestre de 400 000 ha des meilleures terres, utilisation des antagonismes entre régions, emploi de soldats indigènes (harkis, tirailleurs algériens ou sénégalais), association de la gauche à la répression au nom de l’unité raciale européenne. Sortir du système « démocratique » métropolitain parut la seule alternative recevable pour les militants algériens post-Sétif.
La répression des musulmans a été considérable au cours de cet été 1945: 30 000 civils tués en trois mois, du 8 Mai à début Août. Le rythme des tueries fut hallucinant, village par village, par « soirées », par sortie de bandes d’Européens (formés en milices), de commandos qui font la chasse aux Arabes (l’invention de la « ratonnade »). En face, on dénombrera une centaine de « Blancs » victimes des troubles. Notons que c’est exactement le rythme des assassinats de civils commis par les nazis dans les pays de l’Est (Pologne Ukraine, Russie). Bien sûr, là, la largeur du front, leur durée les ont été rendus plus « efficaces ». Ce fut aussi l’intensité de la mortalité des Algériens durant la guerre de libération. 3 000 morts sur 3 mois équivalent à 120 000 sur un an ; soit, sur 7 ans de guerre, le chiffre estimé par les Algériens de près d’un million de morts. A part la seconde guerre mondiale, aucun autre fait de guerre n’a été aussi meurtrier (sinon la répression contre les Communards pendant un mois). Les commandos seront incontrôlables dans le Constantinois et la contamination a touché toutes les catégories, les unes surenchérissant sur les autres. La peur raciale a fonctionné sur la base de rumeurs organisées, amplifiées par la presse et des institutions. Phénomènes bien évidemment préparant la scène survenant dix ans après
Le Pétainisme en Algérie sort renforcé en 1945
La fascisation d’une large partie de la société coloniale se manifeste lors de l’arrivée au pouvoir à Paris de Pétain ; une forme réactionnaire et raciste dans la colonie qui a perduré au-delà de la Libération en 1944. Marc Ferro qui découvre alors l’Algérie a été abasourdi de l’ambiance qui régnait dans l’Ouest où il est nommé professeur au Lycée Lamoricière à Oran en 1947. Aux élections de 1947 il est stupéfait de voir des candidats à le députation se réclamer franchement de Pétain « Voter pour De Saivre, c’est voter pour Pétain » (p 25). Voilà comment on obtient plus de 20% des voix à la libération ([18]).
Le jour donc de la victoire des Alliés contre l’Allemagne, le 8 mai 45, victoire à laquelle les tirailleurs « indigènes » avaient participé, donna lieu dans l’Est constantinois à une résurgence du nazisme, qui, le jour même où il agonisait, réapparaissait dans un département français. Lors des célébrations spontanées de la victoire, le 8 mai, dans toutes les villes algériennes, l’Est Algérien prend un relief particulier Il est pourtant le moins peuplé de colons et donc le moins politisé et administré. La singularité réside plutôt dans un passé vieux de 70 ans (révolte d’El-Mokrani en Kabylie et des tribus du Sud).. Les cadres administratifs, les chefs, la presse pétainistes y subsistent après la Révolution nationale qui deviendra alors la « Répression nationale ». L’esprit de Vichy y avait prospéré. L’épuration des républicains et des laïques avait commencé tôt, dès juin 1940 : « Plus de 10 000 communistes, socialistes, francs-maçons, nationalistes algériens sont enfermés dans les prisons et les camps de la steppe, 2500 fonctionnaires jugés indésirables sont révoqués. Ceux qui ont appartenu au Front populaire doivent se repentir » .... « Le Juif sert de référence pour désigner ceux que le Maréchal appelle l’Anti-France. Trois mille fonctionnaires de confession israélite sont chassés, soit à population égale trois fois plus qu’en France métropolitaine » (p.45). La croix gammée avait été précocement affichée dès 1930 sur le bandeau du journal du maire-député d’Oran. La confusion avait régné dans la colonie. Le Front Populaire n’avait pas été absent mais il s’était manifesté à travers une versatilité, une faiblesse des partis de gauches, divisés. A la Libération, un espoir fragile : un maire communiste à Oran, à Alger un socialiste, un général français proche des communistes à Constantine ! Ce sera inextricable au bout du compte pendant 20 ans puisque les lignes de l’opinion sont brouillées entre des villes ouvrières et le bled des colons qui demeurent profondément réactionnaire. Les progressistes, en effet, sont divisés par la religion ou par les doctrines; entre socialistes et Francs maçons et entre communistes (témoin l’entreprise présidée par Ferro de « Fraternité algérienne » qui s’éteindra en 1957). Après le 6 février, Guy Mollet manifeste son incompréhension totale de la situation algérienne : il capitule devant quelques jets de tomates et cris hostiles. Les Israélites sont eux-mêmes divisés entre une intelligentsia de fonctionnaires ou de professions libérales et une masse de petits commerçants et artisans. Les musulmans, en face, sont déboussolés par le fractionnement des hommes de progrès prêts à des réformes; tantôt ils se retrouvent aux côtés des Juifs dominés, tantôt ils les tiennent à distance ou les prennent à partie (un pogrom à Constantine). Le Parti communiste à Alger est dirigé par des Juifs mais à l’intérieur ils sont écartelés entre plusieurs lignes. Avant la défaite de 1940, des manifestants juifs et arabes crient : « Vive la guerre ! A bas Hitler ! ». D’autres coloniaux clament : « Vive Hitler ! A bas les Juifs !». Le brouillage et le désarroi furent ceux que Camus a parfaitement illustrés. Même aux grandes manifestations de l’été 1936, la politisation est faible et sporadique : « A Constantine, où les communistes ont rassemblé 5% des voix, les socialistes sont exaspérés d’avoir manqué l’occasion d’avoir un député. Le nombre de musulmans qui rejoignent, à l’appel des communistes, les défilés organisés le juin pour fêter la victoire de Blum déchaînent la colère au comité du Front Populaire ; le représentant du PS met en garde contre ce qu’il appelle : « ces masses incohérentes d’Indigènes pouilleux, l’écume à la bouche prostituant l’Internationale » (p.39). Socialistes et communistes en viennent aux mains. L’auteur montre que les grèves de 1936 furent aussi fortes à Constantine ou autres villes de l’Est qu’ailleurs. « Mais la CGT refuse de les coordonner et les abandonne à la répression en 1939 ».
Le trouble règne dans la gauche métropolitaine. Personne n’a prévu que les départements de l’Algérie pouvaient être concernés par des revendications propres aux travailleurs musulmans. La SFIO et le PCF locaux appellent à la répression après Sétif. Durant l’été 1936, Messali Hadj à la tête de l’étoile Nord Africaine, un parti d’émigrés réclame « l’indépendance ». Six mois plus tard, Blum la dissout, bien que ce parti soit membre du Front populaire et il lui applique la loi contre les ligues factieuses. Les positions sont compliquées par la succession de 4 régimes politiques antagonistes en 5 ans : « Vichy », Darlan, Giraud et les Américains ;de Gaulle et la 4e République. Les Arabes sont déçus après 100 ans de promesses non tenues et se retrouvent seuls en face de leur destin alors que leurs colonisateurs sont plus puissants qu’ils ne l’étaient en 1935, consolidés à la fois par le Pétainisme structurellement conservé et le renforcement de la position internationale de la France. La voie est libre pour l’isolement de la colonie de sa métropole et pour la désinformation systématique, particulièrement de la part de fonctionnaires devenus des proconsuls (comme Achiari, ex- jeune socialiste, à Constantine) qui invitent la police à des actions illégales. En mars 1956, Maurice Papon sera nommé super-préfet de Constantine par le gouvernement de Guy Mollet. On comprend qu’il se soit enthousiasmé « pour sa nouvelle tâche » et que la population de la capitale de l’Est l’ait accueilli en « sauveur » ([19]).
Une fascisation latente ou ouverte persévère dans ces circonstances. Les références historiques scolaires de la Grande révolution s’inversent. Le lieu de la suspension des procédures judiciaires légales s’appellera le « Tribunal de salut public » (p.203) ; l’histoire de la gauche devient la caution de la justice. L’ « organisation de la terreur » devient une valeur républicaine; l’assimilation des milices civiques fait appel aux « fédérés ». Une guerre impitoyable est alors renforcée contre ceux qu’on appelle les Indigènes devenus « ennemis de la République », « Vendéens ». Avec les mêmes méthodes : isoler une région, l’affamer, créer une psychose, susciter des informateurs, user des délations entre voisins. Mécanismes de masse, de pouvoir au service de domination de race et de religion, les conditions du basculement vers un extrémisme récent témoignent de la fragilité de frontières morales. On le saisit aussi bien sur une autre scène quand les Français Résistants sortant de la clandestinité ou des camps allemands oublièrent leurs engagements antérieurs. Un Résistant au pouvoir n’est plus le même résistant du fait de la responsabilité du pouvoir. On n’écoute plus alors les camarades restés, eux, en dehors du pouvoir, comme G. Tillion ([20]) qui ont dénoncé la faillite des autorités face aux massacres par des coloniaux. A Madagascar, au même moment des répressions brutales identiques firent plus de 80 000 morts et se produisirent justement au Nord-Ouest, région aux colons pareillement pétainistes. Les postures varient, soumises aux conditions nouvelles des rapports de force, et les résistants ou la gauche au pouvoir à Paris ne comprend pas qu’il n’y a pas des « justes » ou des « bons » par principe. On peut être le même et alternativement occuper un bon ou mauvais côté. Robespierre avant de mourir, emporté par la Terreur qu’il a animée, voyait juste quant au sujet des colonies quand il y défendait ardemment l’abolition de l’esclavage.
Le concept de situation est bien plus explicatif, que celui de nature d’ethos, de « caractère ». De même les interactions locales (relations entre masses et groupes, effets de temps et d’espace) sont plus opératoires que les définitions historiques substantielles ou les concepts trop teintés d’idéologies. Toutefois, les embranchements une fois empruntés deviennent irréversibles. En 1945, l’Algérie s’engage dans la guerre. Les violences qui s’enchaînent sont irréparables pour l’honneur des républicains. Paul Veyne décrit son étonnement dans un entretien bilan de sa carrière : « Je ne me suis pas dépolitisé car il y eu quelques années plus tard la guerre d’Algérie ; un choc car je fus médusé par les rapports entre colons et indigènes .On m’avait envoyé en Algérie pour des raisons archéologiques .Et je n’ai vu que les rapports humains. Cela m’a paru invraisemblable ! La façon dont se comportaient les colons avec les indigènes était pour moi insupportable, révoltant, intolérable... Mais il a y eu après, les révélations sur la torture et ce fut pire encore ! Chaque matin je me réveillais avec une idée dans le crâne : « Nous sommes en train de faire en Algérie ce que les nazis ont fait en Europe ([21]) ».
Les événements de mai 58 et la fin de la quatrième république
Episode insensiblement oublié, le 13 mai 58, événement édulcoré dans les mémoires. Est-il un simple accident ou une révolution ? Après coup on évoque le 2 décembre 1851, un éventuel « Bonapartisme gaulliste », ou une sédition à la Franco qui se préparait en coulisses. L’émeute algéroise fit tomber la Quatrième bien qu’une certaine continuité républicaine fut sauvegardée puisque les processus légaux ont été respectés par Coty et De Gaulle se soumettant au Parlement mais exigeant les pouvoirs spéciaux ; ce qui fit hurler de vieux républicains. Cette interprétation légaliste des historiens à l’époque, manifeste là une certaine incompréhension .Y compris chez Agulhon qui minimise quelque peu l’émotion qui a saisi les travailleurs ([22]).
Rappelons que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (forum, délégation générale, préfectures), puis une reprise en main organisée par des franges dures des colons et les généraux sous l’égide de Salan. Devant les refus d’obtempérer à des demandes de démissions politiques, et d’installation d’un pouvoir militaire à Paris, des troupes débarquent en Corse, puis menacent les villes du sud-ouest d’occupations des casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la République ne laisse pas la place à un régime autoritaire, favorable à leurs thèses.
Ceux qui ont vécu ces moments, se souviennent de l’atmosphère des rues, tendue, grave ; les étudiants à l’UNEF étaient abasourdis ; la population s’attendait à un affrontement et les plus belliqueux ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes, la situation cruciale des jeunes impliquait le risque d’être immédiatement envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants. Un avenir des plus sombres. C’est dans ces moments que l’on réalise que les historiographies ne s’identifient pas à ce que vivent les acteurs. La crise de 1958 a été l’occasion pour une génération, toujours en vie, d’observer et de vivre la grande Histoire : l’inertie des institutions, le vide du pouvoir, la lutte de mille fractions qui pouvaient être militaires ou civiles, les conflits entre bourgeoisies ou celles, pacifiques et laïques, de partisans ou adversaires de l’« Empire français ». La réaction populaire fut partiellement lucide, ou, à tout le moins, non angélique ; elle avait jugé en conscience le vide républicain et les infirmités d’un régime apeuré. Mais les dégâts seront catastrophiques et persistants. Puisque, quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes, pouvoir de vie et de mort sur autrui et une légitimité idéologique, sans compter la liberté de quelques pillages des mechtas, de viols ; toutes les transformations humaines sont psychologiquement réalisables. Ceci ne fait pas du 13 mai 58 un incident malheureux de parcours de la 4ème République mais le constat de la faiblesse d’un régime s’il est représenté par des chefs sans courage physique, au manque de vision par absence de qualités intellectuelles requises. Depuis Suez, la quatrième république s’était inscrite dans une série d’aveuglements, d’absence de lucidité de la part de professeurs, avocats, fonctionnaires face à des rebellions indigènes et à l’incapacité à dépasser leur ignorance. A ce moment-là, aucun cadre de haut niveau politique ne parlait l’arabe (sauf quelques-uns, tel Soustelle), n’était réellement entouré de bons informateurs sur la société coloniale contrairement aux élites anglaises en Inde. On ne peut aujourd’hui qu’être frappé de l’inaptitude du haut personnel, que ce soit au cours du printemps 40, ou en mai 58. Leur abdication conduit à questionner la formation de dirigeants aux commandes, apeurés devant une fraction militaire qui, rajeunie, a pris goût à la désobéissance. Comme si les républiques existaient dans les parenthèses que les généraux leur accordent.
Cette réflexion, les étudiants et les jeunes travailleurs des années 1950 ne l’avaient pas entreprise clairement car, à l’époque, l’historiographie manifestait une discrétion au sujet du plus important des faits contemporains :le colonialisme et insistait plutôt sur la Libération et la Résistance en métropole. En faculté, l’enseignement de l’histoire coloniale se révélait affligeant ; le manque d’informations sur l’Islam ou l’Afrique paralysait l’Université préoccupée après la guerre à refonder ses disciplines, et à occuper un nouvel espace. La gauche qui se disait libératrice pouvait-elle garder les colonies sans violence ? Qui définit la violence sinon les juges et les gendarmeries ? Qui contrôle les appareils de contrainte ? Toutes les questions étaient sans réponse dans l’euphorie de l’après guerre[23].
C’est ce que découvrait au même moment Paul Veyne, par ses propres expériences « Il y avait donc pas deux versions de l’histoire, la gauche et la droite- mais également celle des colonisés ... ce qui dans cette expérience algérienne m’avait frappé , c’est bien l’ignorance dans laquelle se trouvait la métropole des problèmes qui se posaient dans ce pays , le miroir déformé que les Européens, les Arabes, les métropolitains avaient, chacun de la situation » (art. cit. p. 94 »).
Les appelés, en permission, racontaient l’innommable : les exécutions et les morts d’enfants, de femmes, de vieillards (et les tortures qui leur étaient infligés), les destructions systématiques de mechtas, de troupeaux, des biens, les vols de bijoux et bien sûr les viols lors des razzias. Quelques-uns d’entre eux sombrèrent dans l’alcoolisme, d’autres dans la folie ou le suicide. Dérive incompréhensible du régime : on n’impute pas ce « travail » ou cette expérience de violence à une jeune génération, de plus sans raison et sans justification, sinon l’éternel et inusable argument de terrorisme : nos proches ou nos voisins, Résistants, avaient été ainsi qualifiés par les Allemands. Les dégâts psychologiques et humains furent masqués, silencieux car le plus souvent refoulés ([24]). Mais les soldats du rang s’expriment aujourd’hui, expliquent les comportements induits, les réflexes ordinaires de collectifs isolés cherchant l’évitement des conflits avec leur hiérarchie ou avec certains de leurs camarades tortionnaires. Le pire (ainsi que pour les soldats du troisième Reich) consista pour quelques-uns à suspendre les codes et les valeurs contredisant trop ouvertement leurs actes et à faire cohabiter les divers « moi ». Ces déchirements visibles dans les carnets intimes, les correspondances, des « confessions » quelquefois envoyées à la presse , suggèrent que le contingent fut en guerre contre lui- même : quelle loyauté servir ? Se taire ou avertir la métropole ? Que conseiller aux camarades non encore mobilisés: la désertion, l’insoumission, la complicité ou bien l’évitement par le témoin impuissant? La déchirure fut profonde d’autant que seuls quelques engagés volontaires, les membres des commandos ou des parachutistes, assumaient l’utopie de la fraternisation et de l’intégration mais la aveint la force des armes pour eux. Les plus politisés des jeunes Français furent désemparés devant les hésitations de la gauche, sa compromission locale ou nationale. En 1954, en Algérie, on assista à une situation qui n’est pas rare – dans le cadre de l’héritage culturel et militant- où des jeunes optèrent pour la rupture complète avec leur famille politique et avec leurs « pères » spirituels. Cela est significatif. Nous avons appris après coup, stupéfaits qu même le Général de Gaulle au pouvoir après mai 58, fut censuré par l’armée qui détenait les moyens de transmission aux médias et donc faisait localement l’opinion Le nazisme, pour un exemple inverse, fut un mouvement qu’ont rallié et animé les jeunes (ils en ont payé le prix fort en terme de vies) ; en revanche ce mouvement, le nazisme, a été initié, dominé par des quadragénaires pour renverser et prendre la place des septuagénaires.
En Algérie, les situations étaient brouillées, différentes selon le sentiment de chacun ; elles dépendaient de circonstances singulières ; l’effort de réflexivité, sur place, impliquait des risques certains. Cependant dominait toujours l’impression de l’incohérence individuelle, de changements rapides d’attitude au vu des situations immédiates. Regardons, dans son autobiographie , les allers-retours de Gilles Perrault de famille de droite catholique stricte qui devient communiste et s’engage alors comme para dans un régiment « dur », aux méthodes répressives radicales ; quand il revient il reprend sa carte au PCF. Que de sinuosités et de hasards dans ces cheminements ! Sans aller à ces extrémités, chacun des protagonistes a été porté à des appréciations extrêmes, influencées par des situations et des visions au hasard. Un jour passé aux atrocités assumées, un autre jour démoralisé par l’inéluctable violence gratuite ; un jour on s’insurge et se révolte, un jour on ferme les yeux. Il n’y a pas d’unité personnelle quand la situation est si chaotique et changeante. Les réactions à chaud sont imprévisibles, non maîtrisables. Le difficile problème de l’historien réside dans la recherche d’une logique improbable dans la transcription ainsi que dans l’interprétation de cette narration aux ressources volatiles.
L’invocation à tort et à travers de la Démocratie ou de la liberté en République occulte l’arbitraire, participe d’une politique de l’amalgame. Il y a de multiples variantes à l’organisation interne d’une république, éparpillées dans ses pratiques concrètes. Une démocratie peut être autoritaire, anarchiste, ou laxiste, ouvertement ou subtilement, ici ou là, violente pour les uns, paisible pour d’autres, parfois démocrate, parfois fascisante. Dans les départements français d’Algérie les deux formes coexistaient. Aucune définition n’est claire, ni acquise puisqu’elle est un rapport de force à l’intérieur de chaque segment de la société
La lucidité démocratique est par conséquent un combat jamais gagné Ce qu’elle fut au cours de la guerre d’Algérie (suspension des procédures ordinaires, ordonnances d’urgence, referendums, pouvoirs spéciaux, discours gouvernementaux censurés) comparée à ce qu’elle est devenue après 1968, jusqu’aux années 1995 : un césarisme doux, parfois un Etat mi- anarchique irréformable. La Vème que nous vivons, cultive sa vieillesse, à près de 70 ans, âge canonique d constitutionnel), a été bouleversée au point que son fondateur le général de Gaulle ne la reconnaîtrait probablement pas
[1] Claude Quétel L’impardonnable défaite 1918-1940, éditions JC Lattès 2010 Livre indispensable à celui qui veut saisir l’analyse par le temps court et l’événementiel d’interactions des chefs et des institutions
[2] M Agulhon Histoire et politique à gauche Perrin 2005
!
[3] Nous y avons été sensibilisés en tant qu’étudiants : Bloch fut un des historiens Résistants (Vernant était alors philosophe, M.Ferro, et A.Kriegel étudiants ) un universitaire qui s’était engagé. La profession historienne, souvent prudente, sinon timorée, a pourtant accompagné les résistants ethnologues, philosophes, scientifiques, médecins...
([4]).Une contre-histoire de la IIIè république. Cette tentative de synthèse équivaut au livre cité supra le « 2 décembre, un coup d’Etat », correspond à un moment de mise en cause des mythes républicains de
Ces livres sont iconoclastes encore que les contributeurs du second se montrent radicaux traitant notamment de la « mission civilisatrice de la république coloniale : d’une légende, l’autre ». L’introduction des trois éditeurs « L’historiographie de la IIIème Republique, ni histoire, ni République ? » amorce un tournant dans la prise en compte de « l’armée, une institution républicaine ? »
[5] L’étrange défaite p.203
[6] Ibid p 195
[7] Ibid p 62
[8] Ibid p 116
[9] Ibid p 186
[10] Lire p 156 et suivantes
[11] Jean-Louis Planche, Sétif 1945 : Chronique d’un massacre annoncé, Paris, Perrin,. L’auteur consacre une cinquantaine de pages à l’avant 1945.
[12] Ainsi que ce fut le cas en 1937 où Blum essaya d’imposer un statut d’autonomie avantageux pour les indigènes « évolués » Echec complet de projet dit « Violette »
[13] Tocqueville : Sur l’Algérie, Flammarion 2003.
[14] P 28
[15] Jean –Joël Brangeon a donné un exemple de l’action des troupes françaises en Espagne de 1808 à 1812 : impuissants contre la guérilla les soldats français se vengent sur les civils faute de vaincre les guérilleros.
[16] Tocqueville
[17] Ibid
[18] Marc Ferro : Autobiographie intellectuelle, Perrin
[19] Toujours en première ligne dans ce genre d’activisme, sa carrière après Vichy et la préfecture de Bordeaux en témoigne. En effet il est en 1949 préfet de Constantine ; Au Maroc, nommé pour réprimer les troubles lors de la déposition du sultan en 1954-56. Il est en Algérie, de retour à Constantine de 1956 à 58; puis préfet de police de Paris et responsable de la mort de jeunes manifestants français au métro Charonne, le « jeudi noir » du 8 février 1962, après le lynchage et les noyades dans la Seine des ouvriers musulmans, ou encore mêlé en 1965 à l’enlèvement de l’opposant marocain Ben Barka avant d’être nommé ministre de Giscard. Toujours présent au « bon » moment, dans tous les coups « durs » de la République.
[20] Elle a réuni ses réflexions de l’époque dans un bilan : Combats de guerre et de paix, Seuil
[21] Référence! Revue Lire déc. 2005, p 94
[22] Maurice Agulhon Histoire et politique à gauche, Paris, Perrin 2005.
[23] Lire De Gaulle et l’Algérie 1943-1969 ; Maurice Vaïsse éditeur A Colin/ Min Défense 2012 « De la parole confisquée »
[24] Cette partie de l’histoire maintenant connue, s’exprime spécialement dans l’essai collectif : « Oublier nos crimes ; l’amnésie nationale : une spécificité française ? (Publié par les éditions Autrement en 1994). De jeunes historiens depuis une vingtaine d’années ont pris à bras le corps, cette remise à jour : Florence Beaugé :Algérie une guerre sans gloire, Calmann-Lévy, 2005 ; Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Paris, Le Seuil 2005,Claire Mauss- Copeaux, Appelés en Algérie : la parole confisquée Hachette 1998 ; Sylvie Thénault Histoire de la guerre d‘indépendance algérienne Flammarion 2005 et de la même : « Une drôle de justice, : les magistrats dans la guerre d’Algérie, La découverte 2001 ; Jean-Charles Jauffret Soldats en Algérie 1954-62 (sld) expériences contrastées des hommes du contingent 2000, Paris, Editions Autrement.
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