• Partie 5 Les morts brutales de la 3ème et 4ème république française

    Partie 5

    A vouloir explorer les disparitions républicaines, alors que les temps de crise poussent à l’euphorie, à l’enivrement  de la part de notoriétés littéraires qui s’attachent de préférence aux « naissances », à l’invention sublime, à  l’enfantement « historique » d’institutions,  ce projet comparatif de fins républicaines est contreproductif, suicidaire même ! On me reprochera nos sources  étrangères ; un coup de poignard patriotique,! On  reprochera   une tonalité militante  à l’encontre des médias. Une  hérésie par les temps qui courent ! Néanmoins, les quatre à cinq ans à venir seront  cruciaux.  La fin de la 5ème s’annonce. Alors, par quels signes précurseurs, dans l’histoire républicaine occidentale, ceci s’est-il déjà  manifesté ? Nous n’avons eu que deux républiques longues : la 3è et la 5è qui atteint maintenant ses 60 ans  Il y eut, dans le passé, dans la mort de ces régimes, des périodes  d’anarchie douce, un laxisme institutionnel.  Mais chaque époque, avant tel ou tel enterrement,  a rencontré la barrière du non renouvellement des élites au-delà de 3 générations ( constituant une durée environ de 70 ans). Il fallait donc tenter une comparaison  du recrutement du haut personnel et son nivellement par le bas, sa  médiocrité par stérilisation des bonnes idées de départ, son essoufflement sur 2 ou 3 générations. Personne n’a osé regardé  un échantillon d’une dizaine de cas, (la moitié étant français  bien évidement puisque nous avons collectionné  ce  type de régimes  dans un  défilé au demeurant peu homogène).  Le silence sur la mort surprenante de la 3è, en quelques semaines, est un mystère de l’historiographie française. On se penchera sur ce cas d’école. .D’autant que de grands historiens  comme Bloch  ont écrit leur dernier  livre sur ce sujet .Et ensuite parce que des historiens modernes se mettent à la tache de comprendre « les derniers jours de la 3è rep » tels Claude Quétel qui parle lui de « L’impardonnable  défaite »( [1]). Il serait impardonnable  aujourd’hui de ne pas revenir sur la disparition instantanée d’une république forte et  sure d’elle,  car triomphante vingt ans auparavant.

    L’absence d’idées nouvelles et originales quant à la définition républicaine,  bien que  nécessaire à toute évolution, est flagrante. En effet  on verra que le gaullisme a  été une forme de républicanisme à entité propre, son engendrement  à exigences  morales pour les chefs,  un autoritarisme  modéré mais aussi le respect des électorats par obligation de démission si perte d’élections .Personne ne remarque que cette source d’idées neuves dans le giron républicain  a persisté  près de cent ans (depuis les  « conférences » de De Gaulle dans les camps allemands de prisonniers  en 1917)  et qu’elle a demeuré une inspiration  puissante sur un siècle ; illustrant  une révolte républicaine  légaliste  permanente,  une adaptation   progressive aux changements des sociétés,  un renouveau des hauts personnels par des procédures de sélection.  Pour finir, il est vrai, dans la dérision,   de nos jours, de la part des chefs qui s’en réclament. Mais de 1920 à 1969, cette variable républicaine    a été puissante. Sans oser la nommer et la décrire, les  politologues et les historiens socialistes ont  choisi le terme de « Bonapartisme » afin de la définir (M. Agulhon). Or il n’y a aucun lien, Bonaparte n’a pas fini en chef républicain et n’a pas eu de « descendance » politique, sinon un « petit » neveu. Le césarisme n’est pas non plus une variante républicaine.  La Royauté avait inventé après Rome, le droit d’aînesse donc héréditaire de sang.

    Nous  ressentons une lacune d’idées dans ce domaine. Ce courant en France perdure et  représente une alternative crédible  mais « sans nom », car les fils spirituels n’ont plus rien à voir avec leur célèbre ancêtre. Si la république française   alterne entre le modèle dit gaulliste réformiste et celui  du parlementarisme   hésitant, de la 3è à la 4è , c’est que le socialisme n’a pas su inventer son modèle  républicain, son type de renouvellement et de rajeunissement des hommes de pouvoir, son style, comme le gaullisme  tenta de le faire. Aucune idée sur le contrôle des élites politiques, pas de tirage au sort pour les édiles,  pas de cumul des mandatures,  (sauf exception), aucun quota de professionnels  parmi les élus etc...Le genre de République socialiste souhaité par Jaurès ou Blum  n’a pu voir le jour, ni  n’a créé un mode d’accès au pouvoir  ou un style de  direction tel que le républicanisme gaullien  le fit et donc ne proposa aucune éducation des députés, aucun  renouvellement   dans la gestion du pouvoir dans la durée. La gauche est absente du monde des idées politiques depuis cent ans.  Blum n’a pas eu le temps d’apprendre  et  Jaurès, le seul a avoir eu  une vision   de ce type ( par exemple l’armée de civils..  contre l’armée de métier!) , a été assassiné par l’extrême droite, je dirais, bien entendu !Le marxisme  a contourné ce problème par  défaut de démocratie constitutionnaliste mais n’a  inventé qu’un ersatz : «  Le Parti » ;c'est-à-dire une cooptation interne des élites  dans le secret. D’où, qu’également, le modèle marxiste  expira de mort naturelle au bout de 70 ans (1918-1989) : le » notoire » barrage des trois générations qui stérilisent une souche vivante.  Et la Chine va accéder, avec son « modèle «  à elle », à ce terme dans 3 ans !! Tout bascule en ce moment et c’est pourquoi cette réflexion générale s’impose : on doit interroger Bloch, le seul  qui, lucide en 1939,  réfléchit à la mort de sa  propre république, avant sa propre disparition héroïque. Le seul qui fut frappé par le fait  que,  dans l’Assemblée nationale  du « Front Populaire »,  seuls 85 députés refusèrent le suicide   collectif au profit d’une dictature   se livrant sans frein à la trahison et à  la remise de la nation à  des pouvoirs étrangers terrifiants. Donc pauvreté  des réflexions, chez nous,  et abandon de la Raison, par des intellectuels  dits engagés.  On est curieux de voir comment Bloch qui, devenu  clairvoyant en quelques mois (abasourdi de son propre aveuglement antérieur), explique le sort de la 3è ,  puis comment il  aurait vu   le destin de la 4è et ...  probablement celui  de la 5è

      (Extrait de mon blog)  ERMITE  Louable intention mais personne ne vous y autorisera.  Les medias   tenus autrefois  par des personnes morales sont maintenant dans les mains des grandes banques ou des affairistes milliardaires.  Les éditeurs sont  devenus des commerçants dévoués et donc des conservateurs peu audacieux. Vous n’êtes pas le seul à faire ce constat: beaucoup de livres sont refusés  en ce moment à cet égard   

    Candide : Mais quatre « tsunamis » sont survenus. C’est surtout le dernier, l’émigration   de masse qui fait tomber les masques ; or le temps de la lucidité est venu. On est  juste avant l’effondrement  civique,  la fin d’une communion nationale et cette année écoulée suggère  même une résistance à la conception unanimiste qui a duré 30 ans  1985-2015. Le passé français  est maintenant rediscuté par de nombreux auteurs qui reprennent notre histoire contemporaine sous un nouveau jour !Avec « La mort » je veux  me situer  dans ce mouvement - non  un simple changement d’humeur-  qui a vu de grands événements dans l’année écoulée se produire, tous totalement imprévus pour des commentateurs aux pronostics  aventureux : les attentats ; le FN premier parti à plus de 30%, et la crise morale avec les luttes de clans au sein des 2 grands partis du Centre (PR et PS) 

     Ermite : Si vous signifiez que  le XXè est mort en 2015  comme le XIXè était mort en 1914 ; quand s’annoncèrent les deux plus grandes guerres que l’humanité ait connues avec des atrocités jamais rencontrées (même si auparavant on assista à diverses traites, esclavages, guerres de conquête et  destructions), alors oui, d’accord !   

    Candide : Le moment est de faire des comparaisons et  non pas une histoire événementielle singulière. L’année vient  2015 d’accoucher de plusieurs tremblements de terre .Vous avez des attentats de masse  en janvier et le 13 novembre ! .Dont personne n’a vu d’ailleurs qu’ils étaient très différents d’objectifs et de moyens. Le premier était politico-religieux et  visait des prétendus ennemis de l’Islam, le second  est une réaction  face la situation  morale de la société et visait des jeunes de la part d’autres jeunes, en crise de la société de consommation et de loisirs. Rien à voir avec une idéologie gauchisante ou anar,  mais un   moindre goût de vivre ! Vous avez lu :les tueries de masse  de jeunes en Norvège et  d’autres jeunes surarmés  aux USA   qui n’ont pourtant aucun lien avec Daesch ! 2015 fut l’année de la montée apparemment irrespirable et pourtant si  évidente de l’incompréhension, du  FN. Mais l’essentiel est que 2015  a vu une émigration de masse  inédite depuis la seconde guerre mondiale.  

     ERMITE : Les républiques chez nous sont tombées  généralement sous les coups de l’armée mais il n’y a pas  de  logique. On   ajoutera particulièrement   le vieillissement des « élites » intellectuelles,  l’absence de mobilité des  politiques  du fait  de quasi- cooptation, la  sclérose des institutions : tout cela engendrant  la paralysie des pouvoirs. L’abstention électorale massive est un indicateur, pas une cause. L’appel au peuple n’est guère convaincant, ni d’ailleurs fréquent en république bien qu’il ait eu lieu parfois et se termina mal pour ce dernier.  Notre pays   a le sentiment de traverser une  période  catastrophique avec l’irruption  massive des migrants. Ce faisant on oublie sa tradition d’ouverture  (comme le fait d’accueillir 500 000 Espagnols en fuite devant Franco en 1939, ou encore le million réfugiés du nord et de l’est  de la France en juin 40 lors de l’exode de la défaite). Les Français  découvrent avec stupeur des mouvements de population qu’ils croyaient  périmés et qui sont de tos les temps ( les croisades ont transporté en 12   transportations sur deux siècles, un  demi-million d’Européens vers l’Orient pour la reconquête de Jérusalem. Ce sont leurs descendants, les Chrétiens de Syrie qui reviennent d’ailleurs maintenant. On a oublié le maelstrom de l’Europe chamboulée par les Nazis : 10 millions d’étrangers sur le sol  allemand en  1945 (ce qui fit de nombreuses naissances  - cachées-  par dizaines de milliers (et chez nous,au moins deux cent mille, issues de couples mixtes (soldats allemands et femmes françaises)  . Nous sommes aveuglés et sans mémoire de ce mélange d’allogènes. Les migrants récents font partie d’une immense tradition européenne et proche- orientale. Ils viennent maintenant du Moyen-Orient  et de plus loin, d’Asie, bombardés parfois par nos avions;  ils convergent dignes et respectueux, ne demandant qu’asile et travail. Meurtris certainement ils se saisissent de la porte ouverte   que nous avons produite chez eux puisque en détruisant  leurs systèmes, leurs patriarcats, leurs  traditions culturelles, avons excité leurs querelles byzantines ancestrales religieuses.  Irréductibles, ils seront  incontrôlables.

     Ai-je le droit de juger ? Avoir  assisté à deux fins de républiques donne-t-il  le sens du jugement équilibré ? J’ai vu la mort de l’une en 1940 (pas de souvenirs car trop jeune enfant, mais j’ai su  ma famille proche de Vincent Auriol, de Léon Blum , déchirée ). J’ai éprouvé  directement la disparition de la 4ème de 1956 à 58.  Ma famille toujours plus déchirée  devant l’équivoque socialiste « Paix en Algérie » slogan vainqueur de élections législatives en 1956  et l’envoi  illico du contingent pour faire le sale boulot  de jeunes néo- nazis comme dit Paul Veyne. Cette épreuve  donne le droit de témoigner

    Episode insensiblement oublié, le 13 mai 58, événement édulcoré dans les mémoires et les historiographies ? Simple incident ou révolution ? Coup d’Etat (style  2 décembre) , possible  Bonapartisme,  sédition à la Franco ou réelle Contre –Révolution,? l’émeute algéroise qui fit tomber le quatrième  est-elle une continuité républicaine puisque les processus légaux ont été ensuite respectés par De Gaulle ? Cette interprétation  paisible des historiens qui avaient 30 ou 40 ans à l’époque manifeste par là une circonstance banale .Y compris Agulhon qui minimise par le ton qu’il emploie dans son récit,  l’effroi qui a saisi les travailleurs([2]) .Je rappelle que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (Forum, délégation générale, préfectures ) prise en main sinon organisée par des franges dures ; mais le pouvoir à Alger dont s’empare les généraux sous l’égide  de Salan, débarque avec des troupes en Corse  et menace les villes du sud-ouest par des occupations de casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la république ne se dissout pas, ne  laisse pas la place à  un régime autoritaire, favorable à leurs thèses.   Ce matin-là, vieille d’un week-end, nous,  étudiants sommes abasourdis et angoissés. Nous nous réunissons à L’UNEF, organisons des A .G, sortons des tracts et demandons de l’aide aux organisations proches,à Saint Sernin; l’UNEF à Toulouse se trouve à quelques centaines de mètres de la Bourse du travail  des cégétistes que nous rencontrons, fébriles eux aussi, préparant des affiches, des barricades  et des manifs pour montrer que «  le fascisme  ne passera pas » dit-on une fois de plus. L’assemblée nationale est   comme paralysée et cela  nous remémore ce qu’on nous a raconté de l’absence de volonté de résistance en Mai 40. Le reste appartient à l’histoire nationale  qui se conclut par le  passage légal  de pouvoir et l’investiture à De Gaulle dans les formes officielles Pour nous qui avions 20 ans, le problème était autrement plus urgent et grave que les relations historiques le laissent transparaître.  L’atmosphère des rues est tendue,  grave ; la population s’attendait à une guerre civile et les plus militants ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes la situation  des jeunes était cruciale, le risque d’être  enrôlés immédiatement et envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants  représentaient un  avenir des plus sombres ; nous n’avions pas comme les civils  âgés le temps de la réflexion ;  nous ne vivions pas ce moment comme les historiens assurés par la suite et même parfois amusés le traitent maintenant dans leurs livres. Nous avons compris là  que les historiographies rétrospectives ne  s’identifiaient pas toujours à ce que vivent les acteurs .Nous avons saisi la différence entre vécu et raconté et l’appris que  l’histoire reconstitue, selon les sensibilités des auteurs, une compréhension, bien que non partisane, dépouillée des affects et  des  inclinations,  selon les tendances  de ceux qui connaissent la fin de l’histoire. De là, une méfiance  envers l’«objectivité » . En tout état de choses, nous avons  expérimenté « sur le tas » ce que la sociologie nous suggérerait plus tard comme options ou concepts afin d’analyser les ruptures et les affrontements : inertie des institutions, pouvoir vide,  lutte des mille factions qui pouvaient être militaires ; conflits internes aux bourgeoisies civiles telles que  guerres de laïques contre catholiques, factieux contre légalistes,  pro ou adversaires de l’« Empire français » en avaient montrés. Les fractures (Dreyfus, l’Allemagne, l’expansionnisme de colonisation) au sein des  diverses bourgeoisies nous semblèrent être des conflits fratricides où le « peuple » n’a rien à gagner. Nous pressentîmes  la menace d’un retour possible du fascisme. Il se manifestait d’ailleurs ouvertement dans nos amphis de la Faculté de Droit, où l’extrême-droite faisait la loi par l’entremise des mouvements tels que Ordre  nouveau ou Occident. Y lire Le Monde exposait à des sévices ; cet acte était perçu  comme provocateur. Jacques Amalric, le futur reporter directeur à Moscou  et Washington, du journal, alors étudiant à Toulouse, en fut une victime; les partisans  de l’indépendance de l’Algérie étaient  souvent tabassés devant les appariteurs ou professeurs « compréhensifs ».On peut s’interroger sur le genre de politisation en partie lucide, ou, à tout le moins, non angélique  qui correspondait à la conscience du vide républicain, des handicaps d’un régime apeuré par son armée, qui  renonçait à ses idéaux  de gouvernement respectueux des  promesses faites aux électeurs, qui reculait  le 6 février à Alger, comme ce fut le cas de Guy Mollet. Ce fut un moment de stupeur équivalent à  la perte de nos illusions sur la fermeté des démocraties. Puisque  quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes,  pouvoir de vie et de mort sur autrui et  légitimité idéologique, sans compter  la liberté d’exactions, outre quelques pillages des mechtas, de vols de bijoux et de viols, toutes les transformations humaines sont psychologiquement possibles. Ceci ne fait pas de la dépendance civile  du 13 mai 58, un appendice malheureux ou un incident de parcours de la 4ème république mais  le constat de la faiblesse d’un Etat de droit  s’il est représenté par des chefs au faible courage physique, à la médiocrité d’imagination, au  manque de vision par absence de connaissances internationales. Et pire,  la volonté de tout socialiste qui se veut grandi, de  manifester qu’il n’y a pas plus patriote qu’un leader de la SFIO , et ce, depuis la mort de Jaurès et de l’Union sacrée,  union refaite à Suez, Algérie, Irak, et aujourd’hui partout en Afrique noire ou au Moyen-Oriennt est mortifère.   La politique est une forme d’errements, d’essais, de mobilité intellectuelle et on est frappé de l’inaptitude du personnel de la IVème   à changer de cadre de pensée. Que ce soit au cours de mai 40  quand l’armée s’écroule, que ce soit en mai 58  quant à l’impuissance à concevoir d’autres solutions que l’abdication, quand une catégorie d‘acteurs  civils est épuisée,  eh bien, se substitue alors, dans un contexte d’événements meurtriers, une séquence aux commandes desquelles une  fraction militaire  rajeunie apprend la désobéissance.   

     

     

     

    L’armée, la fin de la troisième République, l’Algérie et la mort de la quatrième

     L’agonie d’une République, nous l’avons connue ; l’épuisement des idéaux,  éprouvés dans la Résistance  chère à nos parents, nous l’avons vécu de 1954 à 1958 ;  les conditionnements et les pressions physiques sur la jeunesse militarisée au cours de la guerre coloniale nous les avons éprouvés. Pour nous éclairer,  nous  nous tournâmes ver Marc Bloch lui, qui avant  de mourir fusillé par les Allemands laissa en testament un témoignage  sur la fin d’une république emblématique  empli de lucidité  et de recherches des causes de l’aveuglement antérieur ([3].) La  disparition de la troisième  République nous a  contraints à remettre en question  l’histoire républicaine apprise  et enseignée par les postulants aux fonctions politiques, les fameux  professeurs  de la 3è république. Tout cela fut occulté et  le terme « République »  sous-tend actuellement une représentation essentialiste, enfantant de nombreux mythes fondateurs, rites et normes confondus. Toutefois aucune république  ne fonctionne à l’identique,  ni n’organise les mêmes modes de résolution de conflits entre fractions rivales au pouvoir. La République  n’est pas  un concept  tombé  du ciel des idées. Les systèmes républicains ne sont pas interchangeables ; chacun a eu son mode d’exhibition médiatique et de raisonnement. Des personnels politiques qui ont les mêmes références et « théories », règlent des situations similaires  par des  moyens et des options  très différentes. Il n’y pas de sens à l’histoire républicaine, faite de  processus, d’événements aux déroulements  sans finalité, hormis semble-t-il, téléologique. L’histoire ou la sociologie servent  à  analyser sans cesse et sans cesse  les cadres institutionnels et circonstanciels Si on en revient  aux deux théories   justifiant les nombreuses morts de ce régime  en France, les jeunes historiens  , contournent  la spécialisation chronologique et le découpage académique ; ils ne  traitent plus de la colonisation comme un monde en soi, ni en discipline de l’histoire institutionnelle qui y vit souvent un avatar   (un à-côté),  un qui affaiblirait  l’idéal.

    La première théorie explicitée au début de ce manuscrit (le temps long, les structures, les mentalités évoluant lentement, l’économique et le culturel) nous conduit à faire une place à Tocqueville –infra-. Si les colonisations et occupations  d’autres continents (esclavages)  sont un exutoire des difficultés en république, un moyen de régler les luttes mortelles de factions, alors l’auteur de la démocratie en Amérique  avait raison ! La guerre coloniale est   le creuset de l’idéologie républicaine. Et on verra son histoire comme  le résultat de l’action métropolitaine de patriciens et de proconsuls   associés ou dans les mains des colons autonomes  aux méthodes antidémocratiques  qui bafouent ouvertement le régime de leur patrie avec l’accord de politiciens locaux.  Le colonialisme est conçu  enfin comme le prolongement fonctionnel du capitalisme.  Ce point de vue  envisage   le colonialisme comme partie du fonctionnement démocratique et non en lui-même; comme si le Sud des USA avait été « accidentellement » esclavagiste. Et c’est exactement  ce que nous avons observé de 1945 à 1962

     

     

    En effet, quel que  soit le lyrisme aujourd’hui qui  accompagne la naissance de telle première ou  deuxième république,   malchanceuse ou pas, la troisième connut honte et opprobre du fait d’un incroyable  effondrement en 4 semaines, l’étrange défaite dont Marc Bloch tira sa remarquable analyse avant sa mort  dans la Résistance.  Il s’agit d’une mort piteuse  clôturant la guerre interne des États-majors, des amiraux et maréchaux quand la priorité  fut,  au lieu de la France, de sauver la face  de l’armée française   au cours de la défaite, vingt-deux ans  après le troisième trimestre de 1918 qui vit l’armée allemande reculer jusqu’au Rhin. Faits qu’il nous revient de reprendre ces jours-ci. Les pages  de la déposition d’un vaincu  qui serait à signer maintenant,  présentent  son excuse auprès de jeunes générations, à propos   des erreurs   d’une génération entière (dont –lui-même), née au début du siècle et le regret  de transmettre un tel héritage  à leurs fils et à tous les jeunes gens. Exemple  rare de lucidité et de courage intellectuel. « Nous venons de subir une incroyable défaite. A qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux, à tout le monde, en somme, sauf à eux. » ([4])

    Le faible intérêt  pour trouver les relations entre  les pratiques républicaines du choix de ses élites  et sa disparition a trouvé une compensation dans la réflexion finale de Bloch et dans quelques livres récents. Bloch insiste particulièrement sur le vieillissement des  hauts gradés ( le rapport entre" vitesse de compréhension» et « âge » de l’état major : en gros, plus on est vieux ; moins on est sensible au mouvement et aux «  idées  de rapidité » quant aux manœuvres dur le champ de bataille) . Il voit un second défaut rédhibitoire : la bureaucratie militaire  qu’il a éprouvée pendant  la mobilisation 39-40 et les premiers affrontement  ou escarmouches. Il passe vite sur le problème des élites civiles  dont il évoque avec  regret  l’uniformité de l’origine sociale  et  le formatage de préparation par les grandes écoles dont Sciences Po. Il est prolixe sur les réformes de l’enseignement supérieur qui ont été manquées. Pas d’ouverture d’esprit, pas de sens critique enseignés.  Dans la théorie de « la fin »  soutenue par Bloch,  le dépérissement dû à l’âge nous interpelle. Le vieillissement des chefs politiques signifie  l’inadaptation aux faits modernes  de l’évolution, perçue par des catégories mentales   dépassées depuis  20 ans au  moins. Il suggère qu’avec de telles mentalités, on ne pouvait rien comprendre à la montée du nazisme et des transformations de stratégie d’armement ou  de manœuvres, puisqu’ils avaient bouté eux, l’ennemi vingt ans auparavant ....et qu’ils avaient construit la Ligne Maginot ! On sait  qu’un jeune capitaine qui avait vécu le feu et qui, prisonnier, réfléchit, en fit  l’argument de toute sa vie républicaine : renouvellement obligatoire du personnel éprouvé et reclus d’année par les jeunes  générations expérimentées  par l’épreuve :  « Quel tollé , quand, par l’établissement d’une Ecole d’administration,un ministère du front populaire prétendit  battre en brèche le monopole des « Sciences  Po ([5]) « Le régime  eut-il tort  ou raison de respecter  ces antiques corporations ? on peut en disserter.....,j’avoue incliner  vers routine, bureaucratie, morgue collective »( [6]) « l’école de la vraie liberté d’esprit » empêche   que la médiocrité du personnel politique  soit compensée  et non paralysée par une armée mystificatrice  Dilettantisme du personnel ministériel  paralysé par l’idolâtrie  à l’égard de ses chefs  encensés  et dominateurs dont les débats  sclérosés  valent démission et immobilisme

    Marc Bloch : réflexions sur  l’étrange disparition de la  IIIè république

     

    Bloch,  fut par conséquent  le premier sociologue-historien,  mêlant à la fin de sa vie, l’action  (clandestine) et la réflexion sur l’action,. Il   fait un usage raisonné de la double méthode : histoire et observation participante. Au long de son livre , « l’Étrange défaite » ,  on ne trouve pas de diatribe superfétatoire  mais  le récit de ce qu’il a vu et vécu au sein de l’armée, de Septembre 39 à Juillet 40  en tant que capitaine  comparé à ce qu’il vécut comme sergent au front en 1914-16.

    Reprenons, une à une, les causes de l’effondrement d’une puissance en quelques semaines. Quelles forces s’opposent à la prise de conscience et de décision des personnels politiques et militaires, quelles incapacités deviennent rédhibitoires et dangereuses pour le salut du pays ? L’âge, le décalage de générations, l’impossibilité d’imposer une direction ferme !voila les 3 caractéristiques qui créèrent une impardonnable défection. « Les Allemands ont fait une guerre de vitesse .Nous n’avons pas seulement tenté de notre part un guerre de la veille ou de l’avant-veille...nous n’avons pas su ou voulu  en comprendre  le rythme  accordé aux vibrations  accélérées d’une ère nouvelle.... Ce furent deux adversaires appartenant  chacun à un âge différent de l’humanité...Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers de notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs »([7]) jusqu’à aboutir à une incompétence militaire due en premier, à l’âge élevé  des généraux  de l’état major , autorité  corrélée au  prestige acquis en 1914-18, bref un  haut personnel  quasiment inamovible qui annonce  sa paralysie  future quand les personnels,  qui avaient 40 ans  à l’époque, avaient été refoulés à des rangs inférieurs . Pour simplifier : le confort et le vieillissement d’élites  au profit  de clans,  de castes dans la marine et l’armée de terre. Par ses exemples vécus – ---en second  à la « rivalité burlesque dans un tel contexte »   d’une « pléthore d’organes d’informations aux idées bornées de conformisme, bref une candide ignorance de l’analyse sociale véritable »( [8])

    Aujourd’hui l’aveuglement   serait probablement  imputé  à l‘écart démographique de la prise de responsabilités . De 1880 et à  1940, trois générations de politiciens s’étaient succédées et la dernière se présentait  singulièrement épuisée après la guerre, sans idée, sans force. On se souvient de la colère de De Gaulle contre l’inertie  conceptuelle tactique et du matériel! En quelques mois,  Bloch, au front, repéra  une sclérose   semblable dont il rend responsable deux facteurs : l’arrogance intellectuelle issue de la prétention de la victoire au cours du seul trimestre de l’année 1918 ; un pouvoir imbu d’officiers supérieurs vaniteux; personnages chenus   à la  médiocre  qualification  stratégique  d’enseignants aux élèves à Saint-Cyr.. L’observateur d  Bloch juge   d’un autre point de vue,  les civils, frileux et craintifs, devant le pouvoir militaire et leur incapacité   à saisir la nouveauté des situations, sans idées et initiatives. On déclare la guerre mais on ne la fait pas  et quand l’armée allemande  est occupée en Pologne ; on attend, on ne  bouge en rien.  Seul Léon Blum au pouvoir deux ans  fut attentif à cette  menace ;  il redouta   l’autonomie des militaires. Lui, Blum, qui dans l’urgence de la lutte contre le défaitisme de  l’Etat Major,  en février 1940 s’écria :« Que la direction du pays soit exercée par n’importe qui, mais qu’elle soit exercée ! » ; lui, qui connaissait la philosophie allemande et  son  « Herrenvolskdemokratie » : le concept  de la démocratie pour « la race des seigneurs », (signifiant  à l’usage exclusif    des élites  scolarisées, et des aristocraties de pensée).

     

    Bloch adopte une perspective (ici « théorie ») que nous avons évoquée : les luttes  entre bourgeoisies rivales se manifestent  dans les conflits de partis proches en dépit des apparences et des proclamations fracassantes. Les rivalités des clans empêchent de percevoir  l’état timoré dans lequel on    s’est réfugié grâce au  confort protecteur de la ligne Maginot devenue un concept, celui du symbole de  cécité, de la paresse de pensée.  A certaines occasions, refusant de  se remettre en cause, l’une des  bourgeoisies qui gouverne est plus ou moins attentive à la dimension des conflits qui se préparent et donc elle élimine les autres versions de compréhension ou les marginalisent. Par cette notion    de concurrence bourgeoise,  plus ou moins exacerbée, nous entendons  la mise à l’écart des membres des  fractions  également aptes par l’ éducation,  diplômes,  patrimoine,  titres  ou  formation professionnelle sans appartenir au sérail des hauts fonctionnaires.. La rivalité des élites  et des influences  fait de toute république, un assemblage hétérogène  de petites composantes  fictivement en opposition et se paralysant les unes, les autres. Robespierre dénonça les cent mille factions qui couraient à la surenchère  produisant l’immobilisme. On  devine l’usage heuristique d’une telle idée aujourd’hui. Le décalage, le style de la bourgeoisie particulière qui s’est emparée du pouvoir, passéiste ou conservatrice au détriment d’autres bourgeoisies  plus dynamiques (administratives, industrielles, financières, terriennes ou intellectuelles)  crée pour se maintenir  un blocage artificiel,  se transformant en fossile  y compris pour ses aspirations propres. Cela n’est guère nouveau mais--et c’est là-dessus que l’analyse de Bloch est éclatante- une explication de la démocratie à contenu  variable vide ou chaque « famille politique », chaque clan bourgeois,  se veut, de toute force,  dominant. Voila pourquoi en approchant la démocratie par sa forme  originale de règlements de guerres intérieures, la situation  concrète de 1940 aide à concevoir une république en forme d’  Etat ordinaire combinant le laxisme d’action, les errements sans direction, l’incohérence des moyens  et l’absence   d’un  cadre de pensée. Plus loin on retrouvera  une autre république immobile conduisant à l’impuissance à traiter du problème algérien .Bref, ce  que De Gaulle nomma le « système des partis » auquel il opposa  une autre formule républicaine  propre à notre l’histoire : les pleins pouvoirs,  la rapidité  d’action dont il s’inspira pour rétablir l’autorité civile contre l’autorité militaire subversive. Bloch le pressentit : « Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, le pire crime de nos prétendus démocrates... »([9].) Les classes supérieures pratiquèrent  les mensonges, les omissions,  l’esprit de parti outrancier... ajoutons y  l’absence de curiosité mondiale, le manque d’ouverture créative,  l’imperméabilité  au nouveau conteste».   A l’instar de l’avenir prévisible, la Vè République  manifeste un consensus  de tous les écrits et radios dans leurs styles différents,  prêche dans le sens de  l’obéissance et de la servilité,  la persuasion par la suggestion émotive.  « Ce n’est pas de gaîté de cœur  que les bourgeoisies européennes ont laissé les « basses classes » apprendre à lire », dit-il. Mais maintenant, elles ont, de plus, appris à décrypter les faux messages et les informations vides ... Tout ce dont nous souffrons  dans l’espace contemporain était en germe dans ces défectuosités que critiquait Bloch  avant de disparaître dans son combat glorieux. Un exemple pour tous les historiens qui l’ont  refoulé présentement. « L’histoire  est par essence science du changement ; elle sait et elle enseigne  que deux événements  ne se reproduisent jamais  tout à fait semblables, parce que jamais les conditions  ne coïncident  exactement. Sans doute, reconnaît-elle,  dans l’évolution  humaine,  des éléments  sinon permanents  du moins durables. C’est pour avouer, en même temps,  la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. » ([10])

     

     Je laisse  volontairement de côté  l’autre piste, l’autre théorie explicative,  concernant le temps court, les interactions et l’événement tel le supposé complot militaire, faits immédiats et  réactions  engendrées ; par exemple: le rôle de la « synarchie »  de 1934 à 39,  un  complot poussant à l’empressement  défaitiste à la faveur de l’alliance avec l’Hitlérisme. La vie diplomatique ou parlementaire au quotidien n’explique pas comment  les fractions républicaines aspirant au pouvoir manifestent  une telle inertie   et un tel aveuglement ; incompréhension  que l’on  saisit mieux au vu de leur  origine et de leur parcours    professionnel. Peu tournées vers l’étranger, leur méconnaissance  du monde    implique les erreurs d’appréciation de ce qui est réalisable ou non, ainsi que l’anticipation des conséquences d’inventions  ou la diversion vis-à-vis de problèmes intérieurs apparemment  insolubles.   La république est devenue une étiquette à l’échelle, une désignation pour des systèmes de fédérations de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’individus. Bloch qui raisonnait en sociologue de terrain   jugeait du reste les hommes  hauts placés de la même manière.  Les élites qu’il avait fréquentées  étaient  totalement anachroniques. Tout fut résumé par le général de Gaulle en quelques mots le 18 juin au sujet de l’enjeu -sur l’échiquier où nous étions un grain de sable- de la raison de ne pas accepter la défaite humiliante car la bataille ne faisait que commencer en juin 40. Encore faut-il s’ouvrir et ne  pas  prendre comme   norme, le passé reconstruit, idéalisé ou malmené.

     

    A la suite  des mêmes erreurs, la quatrième république à la vie brève   de 1945 à  1958 allait partiellement  reproduire l’histoire, de pair avec celle des guerres qu’elle mène..  Ainsi il nous faut tourner notre regard vers une autre guerre républicaine, circonstance  d’une mort aussi « retentissante » que celle de 1940. L’armée qu’elle soit défaite ou se prétende victorieuse  permet à une République de se survivre ou la condamne à disparaître

     

    La guerre d’Algérie  et la mort de la quatrième

     

     On se trompe en imaginant qu’après 1945 le système républicain est définitivement établi. Une autre guerre civile, coloniale celle-là, va aboutir à un compromis  entre militaires : ensuite un général à la retraite prendra les décisions qui s’imposent, il matera  d’autres militaires, rebelles ceux là, et remplacera le régime par une forme de présidentialisme parlementaire. Un « césarisme » ? Non ! Mais  il mit fin d’autorité à la décomposition par un referendum à un conflit qui commença à Sétif  en 1945, dans le prolongement de la deuxième guerre mondiale,  que nous avions manquée en partie.  C’est le sujet  qui suit .

     

     

    1. La guerre d’Algérie a commencé en 1945

     

    Nous allons associer cette fin de république à l’histoire de la décolonisation en Algérie  mais auparavant  on doit rappeler le contexte où l’armée, sans prendre le pouvoir imposa ses   choix et son agenda. Le pays  s’engagea à contre temps et à contre-emploi du pays libéré dans une entreprise hallucinante, un parcours rétrograde de pays le plus « terroriste » qui soit, faisant  un million de morts sur trois terrains  de  la planète de 1945 à 1962. En Indochine, Madagascar, Afrique du Nord. Des  massacres coloniaux d’un  autre âge puisque, en effet,  les autres décolonisations : Inde, Indonésie, Egypte, Congo etc... se  réalisèrent en douceur, si on ose dire, comparées à note action  à contre-courant  mondial . « Sétif » fut un symbole  de la  « renaissance » répressive mis en œuvre dès la Libération, occasion  de questionnements pour ceux qui  vécurent nos conflits coloniaux marquant l’histoire du monde. Les événements et répressions de Sétif et Guelma  à l’été 1945, seront ici suivis attentivement  avec comme guide  J-L Planche ([11]).. On croit savoir comment l’Algérie coloniale a pesé sur notre histoire républicaine. Néanmoins, si on examine les soubresauts parlementaires et les errements  des parlementaires à la lumière de la question des colonies et de l’esclavage (qui a autant clivé que la question religieuse sous la Révolution), on doit les associer à la question des territoires d’outre-mer qui a été obsédante en Europe durant deux guerres mondiales (pour Bismarck, ensuite pour Hitler). Il y a eu guerre au sein de l’armée : la fraction républicaine contre une fraction  autoritaire,  très antiparlementaire, pour  finir en guerre civile entre clans  et la guerre d’Algérie fut le lieu d’expression du mépris ou de la haine  réciproque  qu’elles se vouaient comme souvent cela se passe dans les cercles très fermés. Les luttes de fractions au sein de l’armée s’aggravèrent sous de Gaulle incluant plusieurs tentatives d’assassinat du Président (organisées par de jeunes  officiers). L’année précédente, en 1961 un renversement des fronts surprenant avait eu lieu : le général en appela au contingent (« Aidez-moi ») ; effectivement les soldats du rang le soutinrent contre les capitaines et les colonels engagés, eux-mêmes divisés entre  réactionnaires sans véritable idéologie mais solidaires des élites locales ou des groupes de pression, qu’ils soient colons, policiers, ou intellectuels. Des « colonels », notamment ceux qui dans l’armée étaient sur le terrain, plus sensibles à l’accueil des petits Blancs  ou au style de vie des grands propriétaires, devinrent les idéologues  de la « dernière défense de l’occident chrétien ». Par ailleurs, une fraction anti-gaulliste qui survivait dans l’armée depuis 1940 inclinait à prendre sa revanche sur le général détesté.  Donc « Sétif 1945 », par ses apports détournés, est un livre d’histoire nationale pour une  génération qui   se souviendrait de l’évènement avant de l’intégrer à la mondialisation des luttes  (le Tiers-mondisme).

     La métropole impuissante et la démocratie paralysée

     

    Les faits décrits ont été partiellement oubliés en métropole où l’ampleur de la  violence  a été tenue secrète. Divulguée  seulement dans les reportages de la presse anglo-américaine qui les transmit à l’opinion mondiale, cette répression est un inventaire de  situations qui allaient se reproduire dix ans plus tard en 1954. Le colonialisme au centre du débat divisa les élites républicaines par la définition d’un certain type de colonisation de peuplement ou de simple exploitation  minière et pétrolière. Rappelons aussi que le contexte  de la 4ème République (personnel politique  sans autorité en Algérie ([12]) et son  instabilité, son manque d’autorité sur l’armée) ne favorise pas les décisions courageuses. Une alliance droite/gauche de bourgeoisies s’était retrouvée  pour déclarer la guerre au Vietnamiens  contestant notre présence en Indochine,  amorça une atmosphère où l’anticommunisme prédominait (guerre froide et emprisonnement des militants) aggravé par  la peur des  grèves générales (1947). Ce fut le temps de répressions  en Afrique, en Algérie, en 1947 à Madagascar qui fit douter la jeunesse des principes « éternels » républicains ou des  droits de l’homme.

     

    Avertissement de Tocqueville

     

     Le  pressentiment  de l’insoumission inexorable de l’armée en Algérie et le renoncement des citoyens en France,  nous l’avons retrouvé, paradoxalement  exprimé cent ans auparavant chez Tocqueville, lui qui connut  la première  colonisation ([13]). Les occasions de l’enrichissement sans frein, le pillage par des officiers (de toute armée,  de Napoléon à Hitler, on l’a dit) sont un  conditionnement à la prévarication des  officiers en raison  de la  taille du territoire, de la durée et des missions  et des conditions de guérilla. Il apparaît donc   une  possibilité  d’être  pillard et  « vertueux » à la fois,. Tel est le constat  lucide de Tocqueville qui l’explique  sans être « anti-coloniste » ([14]). D’autant que les officiers devinrent propriétaires ; des légionnaires  sont installés dans les meilleures terres prises aux tribus ; habitude prise de  confusion des pouvoirs civil et militaire. Mais Tocqueville va plus loin .Il pressent le danger de l’autonomie excessive de l’armée républicaine ayant les pleins pouvoirs, acquérant un droit  de légiférer  sous le couvert de la « chasse aux terroristes ». D’autant que les généraux on un savoir faire dû au passé  vieux de vingt ans. Bugeaud a été formé  à la pratique de la terreur sur des autochtones dans l’armée napoléonienne en Espagne. Lamoricière, Pélissier et d’autres  furent formés sous Napoléon.  Ils usèrent des mêmes méthodes que celles appliquées dans la péninsule ibérique ([15]). La  métropole a délivré ainsi une rente de pouvoir à ses généraux  et colons. Et plus tard ceux-ci s’armeront en milices privées,  forces de police discrétionnaire, à l’écart de tout contrôle légal. Il régnait, selon Tocqueville si on suit son Rapport parlementaire en 1840, un risque de corruption anti- républicaine. La situation est si  intense que  l’auteur avait jugé bon d’avertir Paris des maux à venir et va proposer des remèdes. L’un, subtil, consiste à ne pas laisser durablement les mêmes  régiments  sur le sol algérien,  à prévoir une rotation pour éviter l’ivrognerie et l’absence de scrupules face aux indigènes.  Et il avait même redouté, qu’une fois rentrées en France, ces troupes ne contaminent l’armée  métropolitaine. Il  mit ainsi en garde : « on ne peut se dissimuler que l’officier, qui une fois a adopté l’Afrique, et en fait son théâtre, n’y contracte bientôt des habitudes, des façons de penser dangereuses et d’agir  partout, mais surtout dans un pays libre...Il y prend le goût d’un gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier. C’est là une éducation que je ne me soucie pas de généraliser et de répandre. Je crois donc nécessaire d’envoyer en Afrique un certain nombre de régiments qui n’y font qu’y passer et rentrent en France au bout de peu d’années » ([16]). Tocqueville est bien entendu un partisan de la colonisation à la condition du contrôle strict de l’armée par un gouvernement vigilant et fort qui la contrôle!. « Quelque partisan que je sois de la création de régiments spéciaux à l’Afrique, je suis loin de croire cependant qu’il faille avoir en Afrique que des corps de cette espèce. » ([17]). Prémonitoire : l’habitude  de l’oppression (pas de  droits, au mieux un code de l’indigénat), les massacres, les bagnes, et bien entendu l’exploitation intense de la main d’œuvre : une situation pas du tout exceptionnelle de « militaires livrés à eux-mêmes »

     

    Les faits de l’été 1945

     

    En étudiant « trois mois terribles » pour le peuple algérien, on fait la chronique d’un « événement »  fortement structuré dans le temps et l’espace, de  la société coloniale des années 1950,  de la nature de la répression (tortures, famines) et les arguments qui allaient être imposés à travers la presse et l’administration à l’opinion. Ceci est grave car cet épisode, souvent cité, a été rarement étudié en profondeur, alors même qu’il a occasionné des dégâts démographiques, politiques, moraux, dans la droite ligne de la conquête française qui, de 1830 à 1871 dans l’Est, (dernière révolte tribale qui figure  une étrange coïncidence répressive à la même date: la Commune)  réduisant la population musulmane d’un tiers. « La surmortalité liée à la guerre et à la répression pendant 40 ans (1830-1870) est estimée à plus de 800 000 hommes. Par la violence et la durée, elle ne peut se comparer qu’à celle des guerres menées en Amérique du Nord contre les Indiens ». (p.21). En effet, notons les similitudes : disette organisée, expulsion et déplacement des tribus, mise sous séquestre de 400 000 ha des meilleures terres, utilisation  des antagonismes entre régions, emploi de soldats indigènes (harkis, tirailleurs algériens ou sénégalais), association de la gauche à la répression au nom de l’unité raciale européenne. Sortir du système « démocratique » métropolitain parut la seule alternative recevable pour les militants algériens post-Sétif.

    La répression  des musulmans  a été considérable au cours de cet été 1945: 30 000 civils tués en trois mois, du 8 Mai à début Août. Le rythme des tueries fut hallucinant, village par village, par « soirées », par sortie de bandes d’Européens (formés en milices), de  commandos qui font la chasse aux Arabes (l’invention de la « ratonnade »). En face, on dénombrera une centaine de « Blancs » victimes des troubles. Notons que c’est exactement le rythme des assassinats de civils commis par les nazis dans les pays de l’Est (Pologne Ukraine, Russie). Bien sûr, là, la largeur du front, leur durée les ont été  rendus plus « efficaces ». Ce fut aussi l’intensité de la mortalité des Algériens durant la guerre de libération. 3 000 morts sur 3 mois équivalent à 120 000 sur un an ; soit, sur 7 ans de guerre, le chiffre estimé par les Algériens de près d’un million de morts. A part la seconde guerre mondiale, aucun autre fait de guerre n’a été aussi meurtrier (sinon la répression contre les Communards pendant un mois). Les commandos seront incontrôlables dans le Constantinois et la contamination a touché toutes les catégories, les unes surenchérissant sur les autres. La peur raciale a fonctionné sur la base de rumeurs organisées, amplifiées par la presse et des institutions. Phénomènes bien évidemment préparant  la scène survenant dix ans après

      Le Pétainisme en Algérie sort renforcé  en 1945

     

    La fascisation d’une large partie  de la société coloniale se manifeste lors de l’arrivée au pouvoir à Paris de Pétain ; une forme réactionnaire et raciste dans la colonie qui a perduré au-delà de la Libération en 1944. Marc Ferro qui découvre alors l’Algérie a été abasourdi de l’ambiance qui régnait dans l’Ouest où il est nommé professeur au Lycée Lamoricière à Oran en 1947. Aux élections de 1947  il est  stupéfait de voir des candidats à le députation se réclamer franchement de Pétain « Voter pour De Saivre, c’est voter pour Pétain » (p 25). Voilà comment on obtient plus de 20% des voix à la libération ([18]).

    Le jour donc de la victoire des Alliés contre l’Allemagne, le 8 mai 45, victoire à laquelle les tirailleurs « indigènes » avaient participé, donna lieu dans l’Est constantinois à une résurgence du nazisme, qui, le jour même où il agonisait, réapparaissait dans un département français. Lors des célébrations spontanées de la victoire, le 8 mai, dans toutes les villes algériennes, l’Est Algérien prend un relief particulier Il est pourtant le moins peuplé de colons et donc le moins politisé et administré. La singularité réside plutôt dans un passé vieux de 70 ans (révolte d’El-Mokrani en Kabylie et des tribus du Sud).. Les cadres administratifs, les chefs, la presse pétainistes y subsistent après la Révolution nationale qui deviendra alors la « Répression nationale ».  L’esprit de Vichy y avait prospéré. L’épuration  des républicains et des laïques avait commencé tôt, dès juin 1940 : « Plus de 10 000 communistes, socialistes, francs-maçons, nationalistes algériens sont enfermés dans les prisons et les camps de la steppe, 2500 fonctionnaires jugés indésirables sont révoqués. Ceux qui ont appartenu au Front populaire doivent se repentir » .... « Le Juif sert de référence pour désigner ceux que le Maréchal appelle l’Anti-France. Trois mille fonctionnaires de confession israélite sont chassés, soit à population égale trois fois plus qu’en France métropolitaine » (p.45). La croix gammée avait été précocement affichée dès 1930 sur  le bandeau du journal du maire-député d’Oran. La confusion avait régné dans la colonie. Le Front Populaire n’avait pas été absent mais il s’était manifesté à travers une versatilité, une faiblesse des partis de gauches, divisés. A la Libération,  un espoir fragile : un maire communiste à Oran, à Alger un socialiste, un général français proche des communistes à Constantine ! Ce sera inextricable au bout du compte  pendant 20 ans puisque les lignes de l’opinion sont brouillées entre des villes ouvrières et le bled des colons qui demeurent  profondément réactionnaire. Les progressistes, en effet, sont divisés par la religion ou par les doctrines; entre socialistes et Francs maçons et  entre communistes  (témoin l’entreprise présidée par Ferro de « Fraternité algérienne »  qui s’éteindra en 1957). Après le 6 février, Guy Mollet manifeste son incompréhension totale de la situation algérienne : il capitule devant quelques jets de tomates et  cris hostiles. Les Israélites sont eux-mêmes divisés entre une intelligentsia de fonctionnaires ou de professions libérales et une masse de petits commerçants et artisans. Les musulmans, en face, sont déboussolés par le fractionnement des hommes de progrès prêts à des réformes; tantôt ils se retrouvent aux côtés des Juifs dominés, tantôt ils les tiennent à distance ou les prennent à partie (un pogrom à Constantine). Le Parti communiste à Alger est dirigé par des Juifs mais à l’intérieur ils sont écartelés entre plusieurs lignes. Avant la défaite de 1940, des manifestants juifs et arabes crient : « Vive la guerre ! A bas Hitler ! ». D’autres coloniaux clament : « Vive Hitler ! A bas les Juifs !». Le brouillage et le désarroi  furent ceux que Camus a parfaitement illustrés. Même aux grandes manifestations de l’été 1936, la politisation est faible et sporadique : « A Constantine, où les communistes ont rassemblé 5% des voix, les socialistes sont exaspérés d’avoir manqué l’occasion d’avoir un député. Le nombre de musulmans qui rejoignent, à l’appel des communistes, les défilés organisés le juin pour fêter la victoire de Blum déchaînent la colère au comité du Front Populaire ; le représentant du PS met en garde contre ce qu’il appelle : « ces masses incohérentes d’Indigènes pouilleux, l’écume à la bouche prostituant l’Internationale » (p.39). Socialistes et communistes en viennent aux mains. L’auteur montre que les grèves de 1936 furent aussi fortes à Constantine ou autres villes de l’Est qu’ailleurs. « Mais la CGT refuse de les coordonner et les abandonne à la répression en 1939 ».

    Le trouble règne dans la gauche  métropolitaine. Personne n’a prévu que les départements de l’Algérie pouvaient être concernés par des revendications propres aux travailleurs musulmans. La SFIO et le PCF locaux appellent à la répression après Sétif. Durant l’été 1936, Messali Hadj à la tête de l’étoile Nord Africaine, un parti d’émigrés réclame « l’indépendance ». Six mois plus tard, Blum la dissout, bien que ce parti soit membre du Front populaire et il lui applique la loi contre les ligues factieuses. Les positions sont compliquées par la succession de 4 régimes politiques antagonistes en 5 ans : « Vichy », Darlan, Giraud et les Américains ;de Gaulle et la 4e République. Les Arabes sont déçus après 100 ans de promesses non tenues et se retrouvent seuls en face de leur destin alors que leurs colonisateurs  sont plus puissants qu’ils ne l’étaient en 1935, consolidés à la fois par le Pétainisme structurellement conservé et le renforcement de la position internationale de la France. La voie est libre pour l’isolement de la colonie de sa métropole et pour la désinformation  systématique, particulièrement de la part de fonctionnaires devenus des proconsuls (comme Achiari, ex- jeune socialiste, à Constantine) qui invitent la police à des actions illégales. En mars 1956, Maurice Papon sera nommé super-préfet de Constantine par le gouvernement de Guy Mollet. On comprend qu’il se soit enthousiasmé « pour sa nouvelle tâche » et que la population de la capitale de l’Est l’ait accueilli en  « sauveur » ([19]).

    Une fascisation latente ou ouverte persévère dans ces circonstances. Les références historiques scolaires de la Grande révolution s’inversent. Le lieu de la suspension des procédures judiciaires légales s’appellera le « Tribunal de salut public » (p.203) ; l’histoire de la gauche devient la caution de la justice. L’ « organisation de la terreur » devient une valeur républicaine; l’assimilation des milices civiques fait appel aux « fédérés ». Une guerre impitoyable est alors renforcée contre ceux qu’on appelle les Indigènes devenus « ennemis de la République », « Vendéens ». Avec les mêmes méthodes : isoler une région, l’affamer, créer une psychose, susciter des informateurs, user des  délations entre voisins. Mécanismes de masse, de pouvoir  au service de domination de race et de religion, les conditions du basculement  vers un extrémisme récent  témoignent de la fragilité de frontières morales. On le saisit aussi bien sur une autre scène quand les Français Résistants sortant de la clandestinité ou des camps allemands oublièrent leurs engagements antérieurs. Un Résistant au pouvoir n’est plus le même résistant  du fait de la responsabilité du pouvoir. On n’écoute plus alors les camarades restés, eux, en dehors du pouvoir, comme G. Tillion ([20]) qui ont dénoncé la faillite des autorités face aux massacres  par des coloniaux. A Madagascar, au même moment des répressions brutales identiques firent plus de 80 000 morts et se produisirent justement au Nord-Ouest, région aux colons pareillement pétainistes. Les postures varient, soumises aux conditions nouvelles des rapports de force, et les résistants ou la gauche au pouvoir à Paris ne comprend pas qu’il n’y a pas des « justes » ou des « bons » par principe. On peut être le même et alternativement occuper un bon ou  mauvais côté. Robespierre avant de mourir, emporté par la Terreur qu’il a animée, voyait juste quant au sujet  des colonies quand  il y défendait ardemment l’abolition de l’esclavage.

    Le concept de situation est bien plus explicatif,  que celui de nature d’ethos, de « caractère ». De même les interactions locales (relations entre masses et groupes, effets de temps et d’espace) sont plus opératoires que les définitions historiques substantielles ou les concepts trop teintés d’idéologies. Toutefois, les embranchements une fois empruntés deviennent irréversibles. En 1945, l’Algérie s’engage dans la guerre. Les violences qui s’enchaînent sont irréparables pour  l’honneur des républicains. Paul Veyne décrit son étonnement dans un entretien bilan  de sa carrière : « Je ne me suis pas dépolitisé car il y eu quelques années plus tard la guerre d’Algérie ; un choc car je fus médusé par les rapports entre colons et indigènes .On m’avait envoyé en Algérie pour des raisons archéologiques .Et je n’ai vu que les rapports humains. Cela m’a paru invraisemblable ! La façon dont se comportaient les colons avec les indigènes était pour moi insupportable, révoltant, intolérable... Mais il a y eu après, les révélations sur la torture et ce fut pire encore ! Chaque matin je me réveillais  avec une idée dans le crâne : « Nous sommes en train de faire en Algérie ce que les nazis ont fait en Europe ([21])  ».

     

     Les événements de mai 58 et la fin de la quatrième république

     

    Episode  insensiblement oublié, le 13 mai 58,  événement édulcoré dans les mémoires. Est-il un simple accident ou une révolution ? Après coup on évoque le 2 décembre 1851, un éventuel  « Bonapartisme gaulliste », ou une sédition à la Franco qui se préparait en coulisses. L’émeute algéroise  fit tomber la Quatrième  bien qu’une  certaine continuité républicaine fut sauvegardée puisque les processus légaux ont été respectés par Coty et De Gaulle se soumettant au Parlement mais exigeant les pouvoirs spéciaux ; ce qui fit hurler de vieux républicains. Cette interprétation  légaliste des historiens à l’époque, manifeste là une certaine incompréhension .Y compris chez  Agulhon qui minimise quelque peu l’émotion qui a saisi les travailleurs ([22]).

    Rappelons que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (forum, délégation générale, préfectures), puis une reprise en main  organisée par des franges dures des colons et les généraux sous l’égide de Salan. Devant les  refus d’obtempérer à des demandes de démissions politiques, et d’installation d’un  pouvoir militaire à Paris, des troupes débarquent en Corse, puis menacent les villes du sud-ouest  d’occupations des casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la République ne laisse pas la place à  un régime autoritaire, favorable à leurs thèses.  

    Ceux qui ont vécu ces moments, se souviennent de l’atmosphère des rues, tendue, grave ; les étudiants à l’UNEF étaient abasourdis ; la population s’attendait à un affrontement  et les plus  belliqueux ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes, la situation cruciale des jeunes impliquait le risque d’être  immédiatement  envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants.  Un  avenir des plus sombres. C’est dans ces moments que l’on réalise que les historiographies ne s’identifient pas à ce que vivent les acteurs.  La crise de 1958 a été l’occasion pour une génération, toujours en vie, d’observer et de vivre la grande Histoire : l’inertie des institutions, le vide du  pouvoir, la  lutte de mille fractions qui pouvaient être militaires ou civiles, les conflits entre bourgeoisies  ou celles,   pacifiques et laïques, de partisans ou adversaires de l’« Empire français ». La réaction populaire  fut partiellement lucide, ou, à tout le moins, non angélique ; elle   avait jugé en conscience le vide républicain et les infirmités d’un régime apeuré. Mais les dégâts seront  catastrophiques et persistants. Puisque,  quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes,  pouvoir de vie et de mort sur autrui et une légitimité idéologique, sans compter la liberté  de quelques pillages des mechtas, de viols ; toutes les transformations humaines sont psychologiquement réalisables. Ceci ne fait pas du 13 mai 58 un incident malheureux de parcours de la 4ème République mais  le constat de la faiblesse d’un  régime s’il est représenté par des chefs  sans courage physique, au  manque de vision par absence de qualités intellectuelles requises. Depuis Suez, la quatrième république s’était inscrite dans une série  d’aveuglements, d’absence de lucidité  de la part de  professeurs, avocats, fonctionnaires face à des rebellions indigènes et à l’incapacité  à  dépasser leur ignorance. A ce moment-là, aucun cadre de haut niveau politique ne parlait l’arabe (sauf quelques-uns, tel Soustelle), n’était réellement entouré de bons informateurs sur la société coloniale contrairement aux élites anglaises en Inde. On ne peut aujourd’hui qu’être frappé de l’inaptitude du haut personnel, que ce soit au cours du printemps 40, ou en mai 58. Leur abdication  conduit à questionner la formation de dirigeants  aux commandes, apeurés devant une  fraction militaire qui, rajeunie, a pris goût à la désobéissance.  Comme si les républiques existaient dans les parenthèses que les  généraux leur accordent.

    Cette réflexion,  les étudiants et les jeunes travailleurs des années 1950 ne l’avaient pas entreprise clairement car, à l’époque, l’historiographie  manifestait une discrétion au sujet du plus important des faits contemporains :le colonialisme et insistait plutôt sur la Libération et la Résistance en métropole. En faculté, l’enseignement de l’histoire coloniale  se révélait affligeant ; le manque d’informations  sur l’Islam ou l’Afrique paralysait l’Université préoccupée  après la guerre à refonder ses disciplines, et à occuper un nouvel espace. La gauche qui se disait libératrice pouvait-elle garder les colonies sans violence ? Qui définit la violence sinon les juges et les gendarmeries ?  Qui contrôle les appareils de contrainte ? Toutes les questions étaient sans réponse dans l’euphorie de l’après guerre[23].

    C’est ce que découvrait au même moment Paul Veyne, par ses propres  expériences  « Il y avait donc pas deux versions de  l’histoire, la gauche et la droite- mais également celle des colonisés ... ce qui dans cette expérience algérienne m’avait frappé , c’est bien l’ignorance dans laquelle se trouvait la métropole des problèmes qui se posaient  dans ce pays , le miroir déformé que les Européens, les Arabes, les métropolitains avaient, chacun de  la situation » (art. cit.  p. 94 »).

    Les appelés, en permission, racontaient l’innommable : les exécutions et les morts d’enfants, de femmes, de vieillards (et les tortures qui leur étaient infligés), les destructions systématiques de mechtas, de troupeaux, des biens, les vols de bijoux et bien sûr les viols lors des razzias. Quelques-uns  d’entre eux sombrèrent dans l’alcoolisme, d’autres dans la folie ou le suicide. Dérive incompréhensible du régime : on n’impute pas ce « travail » ou cette expérience  de  violence à une jeune génération, de plus sans raison et sans justification, sinon l’éternel et inusable argument de terrorisme : nos proches ou nos voisins, Résistants, avaient été ainsi qualifiés par les Allemands.  Les dégâts psychologiques et humains  furent masqués, silencieux car le plus souvent refoulés ([24]). Mais les  soldats  du rang s’expriment aujourd’hui, expliquent les comportements induits, les  réflexes ordinaires de collectifs isolés  cherchant  l’évitement des conflits avec leur hiérarchie ou avec certains de leurs camarades tortionnaires. Le pire (ainsi que pour les soldats du troisième Reich) consista pour quelques-uns  à suspendre les codes et  les valeurs  contredisant trop ouvertement leurs actes et à faire cohabiter les divers « moi ». Ces déchirements visibles dans les carnets intimes, les correspondances, des « confessions » quelquefois envoyées à la presse , suggèrent que  le contingent fut en guerre  contre lui- même : quelle loyauté servir ? Se taire ou  avertir la métropole ? Que conseiller aux camarades non encore mobilisés: la désertion, l’insoumission, la complicité ou bien l’évitement par le témoin impuissant?  La  déchirure  fut profonde   d’autant que seuls quelques engagés volontaires, les membres des commandos ou des parachutistes, assumaient  l’utopie de la fraternisation  et de l’intégration mais la aveint la force des armes pour eux. Les plus politisés des jeunes Français furent désemparés devant les hésitations de la gauche,  sa compromission  locale ou nationale. En 1954, en Algérie, on assista à une situation  qui n’est pas rare – dans le cadre de l’héritage culturel et  militant- où des jeunes optèrent pour la rupture complète avec leur famille politique et avec leurs « pères » spirituels. Cela est  significatif. Nous avons appris après coup, stupéfaits qu même le Général de Gaulle au pouvoir après mai 58, fut censuré par l’armée qui détenait les  moyens de transmission aux médias et donc  faisait localement l’opinion  Le nazisme, pour un exemple inverse, fut un mouvement qu’ont rallié et animé les jeunes (ils en ont payé le prix fort en terme de vies) ; en revanche ce mouvement, le nazisme, a été initié, dominé  par des quadragénaires pour renverser et prendre la place des   septuagénaires.  

    En Algérie, les situations étaient brouillées,  différentes  selon le sentiment de chacun ; elles dépendaient de circonstances singulières ;  l’effort de réflexivité, sur place, impliquait des risques certains. Cependant dominait toujours l’impression de l’incohérence individuelle, de changements rapides d’attitude au vu des situations immédiates. Regardons, dans son  autobiographie , les allers-retours de Gilles Perrault de  famille de droite catholique stricte qui  devient communiste et s’engage alors comme para dans un régiment « dur », aux méthodes répressives radicales ; quand il revient il reprend sa carte au PCF. Que de sinuosités et de hasards dans ces cheminements ! Sans aller à ces extrémités, chacun des protagonistes a été   porté à des  appréciations extrêmes, influencées par des situations  et des visions au hasard. Un jour passé aux  atrocités assumées, un autre jour  démoralisé par l’inéluctable violence gratuite ; un jour on s’insurge et se révolte, un jour on ferme  les yeux. Il n’y a pas d’unité personnelle quand la situation est si chaotique et changeante. Les réactions à chaud sont imprévisibles, non maîtrisables.  Le difficile problème de l’historien réside dans la recherche d’une logique improbable dans la transcription ainsi que dans l’interprétation de cette narration  aux ressources volatiles. 

     L’invocation à tort et à travers de la Démocratie ou de la liberté en République occulte l’arbitraire,  participe d’une politique de l’amalgame. Il y a de multiples variantes à l’organisation interne d’une république,  éparpillées dans ses pratiques concrètes. Une démocratie peut être autoritaire, anarchiste, ou laxiste, ouvertement ou subtilement, ici ou là, violente pour les uns, paisible pour d’autres, parfois démocrate, parfois fascisante. Dans les départements français  d’Algérie les deux formes coexistaient. Aucune définition n’est  claire, ni acquise  puisqu’elle est un rapport de force à l’intérieur de chaque segment de la société 

     

    La lucidité  démocratique est par conséquent un combat jamais gagné  Ce qu’elle fut au cours de la guerre d’Algérie  (suspension des procédures ordinaires, ordonnances d’urgence,  referendums, pouvoirs spéciaux, discours  gouvernementaux censurés) comparée à ce qu’elle est devenue après 1968,  jusqu’aux années 1995 : un césarisme doux, parfois  un Etat mi- anarchique irréformable. La Vème que nous vivons,  cultive sa vieillesse, à  près de 70 ans, âge canonique d constitutionnel),  a été bouleversée au point que son fondateur le général de Gaulle ne la reconnaîtrait  probablement pas

     

    [1]   Claude Quétel L’impardonnable défaite 1918-1940, éditions JC Lattès 2010 Livre indispensable à celui qui veut saisir l’analyse par le temps court et l’événementiel d’interactions des chefs et des institutions

    [2] M Agulhon Histoire et politique à gauche  Perrin 2005

    !

    [3] Nous y avons été sensibilisés en tant qu’étudiants : Bloch fut un des historiens Résistants (Vernant était alors philosophe, M.Ferro, et A.Kriegel étudiants )  un universitaire qui s’était engagé. La profession historienne, souvent prudente, sinon timorée,  a  pourtant accompagné  les résistants ethnologues, philosophes, scientifiques, médecins...  

     ([4]).Une contre-histoire de la IIIè république. Cette tentative de synthèse  équivaut au  livre cité supra le « 2 décembre, un coup d’Etat »,  correspond à un moment  de   mise en cause  des mythes républicains  de

    Ces  livres sont  iconoclastes  encore que les contributeurs du second  se montrent  radicaux traitant notamment de la « mission civilisatrice de la république coloniale : d’une légende,  l’autre ». L’introduction des trois éditeurs « L’historiographie de la IIIème Republique, ni histoire, ni République ? » amorce un tournant dans la prise en compte de  « l’armée,  une institution républicaine ? »  

    [5] L’étrange défaite p.203

    [6] Ibid p 195

    [7] Ibid p 62

    [8] Ibid p 116

    [9] Ibid p 186

    [10] Lire p 156 et suivantes

    [11] Jean-Louis Planche, Sétif 1945 : Chronique d’un massacre annoncé, Paris, Perrin,.  L’auteur consacre une cinquantaine de pages à l’avant 1945.

    [12] Ainsi que ce fut le cas en 1937 où Blum essaya  d’imposer un statut d’autonomie  avantageux pour les indigènes « évolués » Echec complet de projet dit « Violette » 

    [13] Tocqueville : Sur l’Algérie, Flammarion 2003.

    [14] P 28

    [15] Jean –Joël Brangeon a  donné  un exemple de l’action des troupes françaises en Espagne de 1808 à 1812 : impuissants contre la guérilla les soldats français se vengent sur les civils faute de vaincre les guérilleros.

    [16] Tocqueville  

    [17] Ibid

    [18] Marc Ferro : Autobiographie intellectuelle,  Perrin   

     

    [19]  Toujours en première ligne dans ce genre d’activisme, sa carrière après Vichy et la préfecture de Bordeaux  en témoigne. En effet il est en 1949 préfet de Constantine ; Au Maroc, nommé pour réprimer les troubles lors de la déposition du sultan en 1954-56. Il est en Algérie, de retour à Constantine de 1956 à 58; puis préfet de police de Paris et responsable de la mort de jeunes manifestants français au métro Charonne, le « jeudi noir » du 8 février 1962, après le lynchage et les noyades dans la Seine des ouvriers musulmans, ou encore mêlé en 1965 à l’enlèvement de l’opposant marocain Ben Barka avant d’être nommé ministre de Giscard. Toujours présent au « bon » moment, dans tous les coups « durs » de la République.

    [20] Elle a réuni ses réflexions de l’époque dans un bilan : Combats de guerre et de paix, Seuil 

    [21] Référence!  Revue Lire  déc. 2005, p 94

    [22] Maurice Agulhon Histoire et politique à gauche, Paris,  Perrin 2005.

     

    [23] Lire De Gaulle et l’Algérie 1943-1969 ; Maurice Vaïsse éditeur  A Colin/ Min Défense  2012 « De la parole confisquée »

    [24] Cette partie de l’histoire maintenant connue,  s’exprime spécialement dans l’essai collectif :    « Oublier nos crimes ; l’amnésie nationale : une spécificité française ? (Publié par les éditions Autrement en 1994). De jeunes historiens depuis une vingtaine d’années ont pris à bras le corps, cette remise à jour : Florence Beaugé :Algérie une guerre sans gloire,  Calmann-Lévy, 2005 ; Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Paris, Le Seuil 2005,Claire Mauss- Copeaux, Appelés en Algérie : la parole confisquée Hachette 1998 ; Sylvie Thénault Histoire de la guerre d‘indépendance algérienne Flammarion 2005 et de la même : « Une drôle de justice, : les magistrats dans la guerre d’Algérie, La découverte 2001 ; Jean-Charles Jauffret  Soldats en Algérie 1954-62 (sld) expériences contrastées des hommes du contingent  2000, Paris, Editions Autrement.

     

     


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