• Jean-Louis Planche : Sétif 1945 ; Chronique d’un massacre annoncé,

    (Perrin, 2006)

     

    Après ceux de J. Dunn, de J. Goody, voici 3 livres récents que nous allons « travailler » cet été. Trois livres pour comprendre l’époque actuelle. L’un de R. Evans dont nous reparlerons. Un autre porte sur la colonisation à partir d’un de ses événements « révélateurs» : le massacre des Algériens à Sétif dans l’euphorie de la victoire, le 8 mai 1945. Enfin, la contribution de J-C Martin qui rassemble en plusieurs ouvrages chroniques et réflexions sur la « Terreur » ou sur les notions de violence en temps de « Révolutions » :

    -Premier point commun à ces livres : les leçons de l’Histoire. Y a-t-il vraiment une leçon ou est-ce un mythe ? Y a-t-il un sens à l’histoire ? Ces livres répondent non : ni progrès moral, ni voie assurée vers le Bien. Des processus, des événements, des déroulements qui ont temporairement une logique mais pas de finalité. Alors, si ce n’est pas un moyen d’éducation, ni un argument politique, pas plus une référence pour la mobilisation militante : A quoi sert l’histoire ? On répondra avec Gérard Simon : cela sert  à beaucoup de choses dont analyser le présent dans un cadre relativiste ( « Sciences et histoire » Gallimard, 2008) :

    - Deuxième point : la place de la jeunesse dans les Révolutions européennes, dans les libérations coloniales et postcoloniales. Quelles furent les conséquences mémorables de l’irruption de la jeunesse dans l’histoire du continent quand elle se sentit brimée ou contenue par ses aînés ? Quelle fut la fonction de la jeunesse dans le fascisme, (les jeunes Allemands, soutien du nazisme, par exemple) ? Si on exalte, à certaines époques, la vigueur de la jeunesse, c’est à quels risques ? Les 20-30 ans : quelle place ont-t-ils, hier et aujourd’hui ?

    - Enfin la responsabilité de la Terreur. Qu’appelle-t-on violence révolutionnaire ? Y a-t-il une terreur de gauche, des épisodes de « fascisation de gauche » ; c’est à dire des pratiques de violence et d’arbitraire au nom d’idéaux de progrès ? A la suite de quelles circonstances, de quel phénomène contagieux, surgissent-elles en Algérie colonisée  ? Cette réflexion est nécessaire en raison de trois débats concrets qui s’imposeront prochainement.

    a) La gauche peut-elle garder le pouvoir sans violence ? Qui définit la violence ? Par rapport à quoi dans l’histoire ?

    b) Une redistribution des richesses est-elle réalisable sans décisions sévères, sans politiques draconiennes et sans bouleversements pratiques profonds ?

    c) Quelles sont les conditions favorables à un changement de la conception des réformes juridiques ou économiques ? Est-ce que les jeunes Algériens, libérateurs de la tutelle française, qui furent en un sens des « Révolutionnaires », se sentirent-ils concernés par les événements passés des années 1935-1945, et comment conçurent-ils un avenir – totalement improbable alors- face à la quatrième puissance mondiale ?

     

    Les livres que nous sélectionnons « présupposent » ces modifications radicales de la connaissance. Mais ils ne le savent pas toujours car les auteurs sont un peu dépassés par leurs « enfants » .En soutenant que ces livres sont indispensables, ici et maintenant, on signifie qu’ils donnent des leçons à l’Histoire ; mais il faut le prouver. Leçons aux manières de faire de l’histoire, de la raconter, de l’écrire. Puisqu’on prétend discerner les nouvelles historiographies du XXIeme, on doit notifier les changements de rythme, de vision historique, des notions mises en oeuvre. Il s’agit -en simplifiant- d’une ré-utilisation de l’histoire événementielle, nullement « aplatie », mais   à plusieurs niveaux stratifiés et ramifiés avec des embranchements irrémédiables, des niveaux d’interactions politiques cycliques. Les enchaînements de séquences, les engrenages factuels y ont leur forme et leur durée spécifiques. Par exemple une fois la guerre déclarée on ne peut s’arrêter, il y a des cheminements irrésistibles. On avance en zigzagant, mais on doit avancer. La guerre de Vendée, par exemple, a été pour les Révolutionnaires de 1789 une de ces « péripéties » qui produisent des conséquences « anormales », extérieures au champ de bataille ; guerre qui n’en finira pas de finir (terreur, luttes fratricides, Thermidor, offre du pouvoir aux généraux et finalement bonapartisme). Un « accident » régional et religieux oriente la suite pour longtemps. Cette conception de l’histoire, anthropologique ou sociologique, n’est pas réellement réfléchie; les auteurs, ici étudiés, qui en sont les porteurs, les récuseront peut-être.

     

    En conséquence, le livre de J-L Planche est une source de questionnements essentiels pour notre société, au moment où on a fait disparaître ce conflit de notre mémoire. Péripétie ? Drame à oublier ? Égarement dépassé ? Au contraire, on montrera que la colonisation de l’Algérie, commencée en 1830, a fait émerger lentement  un   racisme enrichi sur un terreau propice,  aux prolongements en métropole. On croit tout savoir sur la guerre d’Algérie et ses antécédents. On croit savoir comment l’Algérie coloniale a pesé sur notre histoire, quoique cette interdépendance, sans être négligée dans les livres académiques soit traitée à part, en parente pauvre de l’histoire de la métropole. Cependant, si on examine les soubresauts parlementaires et les errements républicains à la lumière de la question des colonies et de l’esclavage (qui a autant clivé que la question religieuse sous la Révolution) on doit les élargir aux interrogations présentes sur le sens de la démocratie et du contenu des Droits de l’homme. Et les rapprochements qui surgissent à la lecture feront sentir combien la question « coloniale » a été obsédante en Europe (surtout pour Bismarck et ensuite pour Hitler) engrossant l‘histoire de deux guerres mondiales. Donc « Sétif 1945 » par ses apports détournés est un grand livre d’histoire nationale, et bien sûr un livre sur la naissance, l’essor puis la disparition dans la guerre des meilleurs militants algériens. La répression intense des élites musulmanes présage des déchirements à venir de ce pays, sa stagnation politique, son piétinement économique dus en partie à la saignée d’une génération entière de militants. On a donc, dans ces pages, une prémonition de l’avenir algérien après l’indépendance.

     

    I La guerre d’Algérie a commencé en 1945

     

    En étudiant « trois mois terribles » pour le peuple algérien, en faisant la chronique d’un « événement » aussi fortement structuré dans le temps et l’espace, Planche prend le risque d’être à contre-courant de l’analyse consensuelle. Il met en lumière l’invention des mythes qui allaient fleurir dans la société coloniale des années 1950, éclaire le conflit armé, la nature de la répression (tortures, famines) et les arguments et idées qui allaient être imposés à travers la presse et l’administration à l’opinion. Ceci est grave car cet épisode, souvent cité, a été rarement étudié en profondeur alors même qu’il a occasionné des dégâts démographiques, politiques, moraux, dans la droite ligne de la conquête française qui, en 1871, dans l’est, (dernière révolte tribale, figure encore une étrange coïncidence répressive: la Commune ) a réduit la population d’ un tiers. « La surmortalité liée à la guerre et à la répression pendant 40 ans(1830-1870) est estimée à plus de 800 000 hommes. Par la violence et la durée, elle ne peut se comparer qu’à celle des guerres menées en Amérique du Nord contre les Indiens ». (Planche, p.21).En effet notons les similitudes : disette organisée, expulsion et déplacement des tribus, mise sous séquestre de 400 000 ha des meilleures terres

     

    Si la guerre de libération est en germe dans les massacres de 1945, c’est que les révoltes des régions de Sétif et de Guelma signent l’échec définitif de la forme pacifique de la revendication exprimée par les Musulmans et de la stratégie des leurs partis traditionnels ; échec du jeu parlementaire, perte de confiance dans le « système » ( presse autorisée, meetings , partis légaux). Stratégie qui sera balayée par une répression dont les méthodes, rôdées en 45, resserviront au colonisateur : utilisation des antagonismes entre régions, emploi de soldats indigènes (harkis, tirailleurs algériens ou sénégalais), association de la gauche à la répression au nom de l’unité raciale européenne. Sortir du système « démocratique » parut la seule alternative recevable pour les militants algériens post-Sétif. Néanmoins, s’il n’est plus possible, à leurs yeux, d’envisager une voie légale, ils entraient dans l’inconnu, lequel ne proposait que quelques alternatives qui se refermèrent peu à peu. Planche les décrit comme préalables à la plus imprévisible, la plus improbable des aventures : l’indépendance. La division des partis musulmans, leur passé d’affrontements fratricides (PPA-PCA ; MTLD-AML) offriront le contre-modèle à la rébellion algérienne : l’union obligatoire malgré l’inclination au fractionnement, à la sectorisation (ajoutés à la clandestinité). Cela aura un nom dans l’histoire de la guerre et après : le Willayisme. Dans l’autre camp, on comprend les phénomènes symétriques du renversement des valeurs des partis républicains jusqu’à leur confusion des intérêts de gros colons et des « petits Blancs ».

    Le livre ne s’enferme pas dans la description monographique d’un épisode particulier : en effet il commence avant 1945 et ne s’arrête pas en Novembre 1954, début de l’insurrection. Il dépasse les explications classiques du conflit franco-algérien, se rendant sensible aux tensions entre générations, aux formes d’émancipation de la paysannerie, aux conditions du nationalisme. L’auteur trouve force archives nouvelles et témoignages (quoique ces données soient difficiles à manier ; il existe toujours des faux, des trucages, des informations d’intoxication). Contrairement à d’autres, il reconstruit avec minutie les chiffres des morts : 30 000, civils tués en trois mois, du 8 Mai à début Août. Le rythme des tueries fut hallucinant, village par village, par « soirées » ou par sortie de bandes d’Européens (formés en milices), commandos qui font la chasse aux Arabes (l’invention avant l’heure de la « ratonnade »). En face, on dénombrera une centaine de « Blancs » victimes des troubles. Notons que c’est exactement le rythme des assassinats commis par les nazis dans les pays de l’Est (Pologne Ukraine, Russie). Bien sûr, là, la largeur du front, leur durée ont été incommensurablement plus « efficaces ». Ce fut aussi l’intensité de la mortalité des Algériens durant la guerre de libération. 30000 morts sur 3 mois équivalent à 120 000 sur un an ; soit, sur 7 ans de guerre, le chiffre estimé par les Algériens de près de un million de morts. A part la seconde guerre mondiale, aucun autre fait de guerre n’a été aussi meurtrier (sinon la répression contre les Communards pendant un mois, comme le souligne l’auteur). Les commandos seront incontrôlables dans le Constantinois et la contagion a touché toutes les catégories de Français, les unes surenchérissant sur les autres. La peur raciale a fonctionné sur la base de rumeurs organisées par une minorité, amplifiées par la presse et des institutions. Phénomènes bien évidemment remis en selle dix ans après

     

    II Le Pétainisme rescapé après 45

     

    Le jour donc de la victoire des Alliés contre l’Allemagne, à laquelle les soldats indigènes avaient participé, célébrée dans le monde entier, donna lieu dans l’est constantinois à une résurgence du nazisme. Qui, le jour même où il agonisait, réapparaissait dans un département français. Le retour des procédés fascistes qui s’éteignaient ailleurs est en soi surprenant. Lors des célébrations spontanées de la victoire, le 8 mai, dans toutes les villes algériennes, l’une d’elles prendra un relief particulier . L’Est Algérien est pourtant le moins peuplé par les colons et les Européens, le moins politisé et administré. Peut-on dire que c’est une raison de la révolte ? Non ! L’auteur montre que la singularité réside plutôt dans un passé vieux de 70 ans (révolte d’El-Mokrani en Kabylie et des tribus du Sud). Il propose plus ou moins clairement plusieurs raisons. Les cadres, les chefs, la presse pétainistes y subsistent : la Révolution nationale deviendra alors la « Répression nationale ».  L’esprit de Vichy avait prospéré en terre algérienne. L’épuration avait commencé tôt, dès la défaite en 1940 : « Plus de 10 000 communistes, socialistes, francs-maçons, nationalistes algériens sont enfermés dans les prisons et les camps de la steppe. 2500 fonctionnaires jugés indésirables sont révoqués. Ceux qui ont appartenu au Front populaire doivent se repentir » .... « Le Juif sert de référence pour désigner ceux que le Maréchal appelle l’Anti-France. Trois mille fonctionnaires de confession israélite sont chassés, soit à population égale trois fois plus qu’en France métropolitaine »( P45). La croix gammée avait été précocement affichée dès 1930 : c’était le bandeau du journal du maire-député d’Oran. La confusion avait donc régné dans la colonie. Le Front Populaire n’avait pas été absent mais il se manifesta à travers une versatilité, une faiblesse des convictions des diverses gauches divisées. Elles semblent triompher, à la Libération, mais de façon fragile : un maire communiste à Oran, à Alger un socialiste, un général français proche des communistes à Constantine. Ce sera inextricable pendant 20 ans puisque les lignes de l’opinion sont brouillées entre des villes ouvrières et le bled des colons qui demeurent réactionnaires. Les progressistes, en effet, sont divisés par la religion ou par les doctrines; entre socialistes et Francs maçons et avec les communistes ; il apparaîtra par conséquent des affrontements fratricides violents entre eux. Les Juifs sont divisés entre leur intelligentsia de fonctionnaires et de professions libérales et la masse de leurs commerçants et artisans. Les Musulmans, en face, sont déboussolés par le fractionnement des hommes de progrès prêts à des réformes; tantôt ils se retrouvent aux côtés des Juifs dominés, tantôt ils les tiennent à distance ou les prennent à partie (un pogrom à Constantine). Une petite bourgeoisie algérienne se distingue, surtout hors Alger. Ferhat Abbas (pharmacien à Sétif) et d’autres groupuscules sont courtisés pour animer des mouvements modérés. Le Parti communiste à Alger est dirigé par des Juifs mais à l’intérieur ils sont écartés. Avant la défaite de 1940, en métropole, des manifestants juifs et arabes crient : « Vive la guerre ; A bas Hitler » ; d’autres coloniaux clament :« Vive Hitler ; A bas les juifs !». On saisit le brouillage et le désarroi à venir que Camus a parfaitement illustré. Si on remonte aux grandes manifestations de l’été 1936 : « A Constantine, où les communistes ont rassemblé 5% des voix, les socialistes sont exaspérés d’avoir manqué l’occasion d’avoir un député. Le nombre de Musulmans qui rejoignent, à l’appel des communistes, les défilés organisés le juin pour fêter la victoire (de L. Blum) déchaîne la colère au Comité du Front Populaire ; le représentant du PS met en garde contre ce qu’il appelle : « ces masses incohérentes d’Indigènes pouilleux, l’écume à la bouche prostituant l’Internationale » (P.39). Socialistes et communistes en viennent aux mains. Planche montre que les grèves de 1936 sont aussi fortes à Constantine et autres villes de l’ Est qu’ailleurs, et que nulle part les Musulmans n’ont été aussi nombreux à participer. « Mais la CGT refuse de les coordonner et les abandonne à la répression en 1939 ».

    Durant l’été 1936, Messali Hadj à la tête de l’étoile Nord Africaine, parti d’émigrés réclame « l’indépendance ». Six mois plus tard, Blum la dissout bien que ce parti soit membre du Front populaire en lui appliquant la loi contre les ligues factieuses ! « L‘heure n'est plus à la fraternité ; Léon Blum , après avoir signé avec l’ancien gouverneur Viollette un projet de loi proposant d’accorder à 20 000 Musulmans les droits électifs de citoyens a quitté le pouvoir ...Le congrès musulman est mort de ces promesses jamais tenues ..Le PCA s’acharne sur le PPA, décrit comme parti fasciste et l’incarcération de Messali comme une manœuvre du colonialisme pour en faire un martyr » ( P42). Le trouble règne dans la gauche française et les esprits sont perdus. La SFIO et le PCF locaux appellent à la répression. La droite libérale est rongée par son extrême droite à qui profitent l’incompréhension et le désarroi de la gauche. Les positions sont inversées, embrouillées par le passage de 4 régimes politiques antagonistes en 5 ans :Vichy, Darlan , Giraud et les Américains ;de Gaulle et la 4e République. L’impuissance d’asseoir une légitimité engendre un grand scepticisme chez les Musulmans qui ne compte pus sur la France républicaine pour appliquer des réformes. Tout est en place pour le drame qui se profile. L’Algérie est donc revenue, en 1945, aux premiers temps de la conquête quand seule la force primait. Les Arabes sont déçus de 10 ans de promesses non tenues et voient même les mesures régressives croître quand la victoire des Alliés avait assuré des changements radicaux. Ils sont seuls en face de leur destin alors que leurs colonisateurs  sont plus puissants qu’ils ne l’étaient en 1935, consolidés à la fois par le Pétainisme, un temps vainqueur, qu’ils ont structurellement conservé et la position internationale renforcée de la France.

    La voie est libre pour l’isolement de la colonie de sa métropole et la désinformation de Paris, particulièrement de la part de fonctionnaires devenus des proconsuls (comme Achiari, ex- jeune socialiste, à Constantine) qui invitent la police à des actions illégales. En mars 1956, sera nommé Super-préfet de Constantine, par le gouvernement du socialiste Guy Mollet, Maurice Papon, le chasseur de Juifs. On comprend qu’il se soit enthousiasmé « pour sa nouvelle tâche » et que la population de la capitale de l’Est l’ait accueilli en héros. (voir sa bio à la fin de la note)

    Puisque c’est la question de l’ampleur et les mécanismes du massacre qui nous interpellent, quelles sont les caractéristiques de ces meurtres en série? Ils font l’objet de la moitié de la recherche : chapitres 8 à 15. Avec précision, on suit leur progression de même que la conscience de l’impunité européenne, la collusion des civils et de la police  au cours d’événements aléatoires comme les « massacres de simple « voisinage », les emprisonnements politiques par vengeance personnelle. Pendant trois mois, aucune entrave ne semble pouvoir exister, aucune limite simplement humaine (ainsi que le serait le fait d’épargner les femmes et les enfants). Il n’y a aucune condamnation des Eglises ou des partis démocratiques quand civils et policiers se font ainsi la main avant les années 50.

    Une fascisation de gauche a bien débuté dans ce contexte. Les références historiques sont là pour le suggérer. La suspension des procédures judicaires légales s’appelle le « Tribunal de salut public » (P.203) ; l’ « organisation de la terreur » devient une valeur républicaine; l’assimilation des milices civiques aux soldats « fédérés » de la Révolution de 89. Une guerre impitoyable est menée contre les Indigènes « ennemis de la République », comme le furent les Vendéens. Avec les méthodes « Vendéennes ». Isoler une région, l’affamer, créer une psychose, susciter des traîtres et des informateurs, user des règlements de compte entre voisins. Mécanismes de masse, de pouvoir de race et de religion sur d’autres, dans les conditions du basculement d’un extrême à l’autre où les dominations anciennes et nouvelles se superposent. La fragilité de frontières morales provoque ce mélange de démocratie et de terreur, qui ne fut pas rare là où des colonisés renversèrent les rapports traditionnels. On le saisit aussi bien sur une autre scène, quand les Français résistants sortant de la clandestinité ou des camps allemands oublient leurs engagements antérieurs. Le renversement des situations de force ou de faiblesse fait qu’un Résistant au pouvoir n’est plus le même résistant dans les chaînes. Alors changent les croyances, les perspectives personnelles ou collectives, l’ivresse du sentiment de détenir à jamais la Vérité et donc la responsabilité du pouvoir. N’est-ce pas, Mr Hessel, l’occasion de s’indigner de ce renversement ? Haut fonctionnaire, on sent moins les choses entraperçues sous le joug et on n’écoute pas alors les camarades lucides, restés eux, hors du pouvoir, comme G. Tillion, qui ont dénoncé à temps la faillite de l’autorité face aux massacres coloniaux (d’autant qu’ à Madagascar des faits identiques se produisirent). Cela prouve que les hommes, les partis, les groupes organisés ne sont pas des entités homogènes, des natures constantes mais pratiquent des postures variables soumises aux conditions nouvelles des rapports de force. On peut être un Résistant en 40 et un répressif des Libertés en 45. Ce sont les situations qui changent et les hommes s’adaptent.... bien ou mal. Il n’y a pas de Justes ou des Bons par principe. On peut être le même et alternativement occuper un espace, du bon ou du mauvais côté de l’Histoire. Robespierre avant de mourir, emporté par la Terreur qu’il animée, voyait juste sur les colonies et défendait l’abolition de l’esclavage. On est un salaud ou un héros, selon les moments et les circonstances. Le concept de situation est bien plus explicatif, bien supérieur à celui de personnalité, de nature humaine, de « caractère ». De même les interactions locales (relations entre masses et groupes locaux, effets de temps et d’espace) sont plus opératoires que les définitions historiques substantielles ou les concepts idéologiques. Toutefois, les embranchements quand ils sont empruntés deviennent irréversibles. En 1945, l’Algérie s’engage dans la guerre. Les actions violentes qui s’enchaînent à ce moment sont irréparables. L’engrenage est enclenché.

     

    III Une répétition générale

     

    L’épuration des élites musulmanes intellectuelles, politiques, scientifiques qui eut lieu en 1945 toucha principalement les plus exposés, les plus connus des militants. D’autant qu’une insurrection générale chimérique décidée par le PPA le 24 mai dans tout le pays entraîna l’arrestation de la plupart de ses partisans et le mouvement fut décapité. Entre 1945 et 1954, une saignée eut lieu, à laquelle les moins de 20 ans (lycéens, paysans, ouvriers, petits employés) ont échappé. Ils purent repartir sur de nouvelles bases mais seront décimés à leur tour. Dix ans pour une reconstruction patriotique, pour se différencier de la pusillanimité ou de l’aventurisme de leurs aînés, c’est relativement rapide. L’armée française et la police ont retenu, elles aussi, les enseignements ; elles étaient aptes à la répression et surtout ont appris sa mise en scène. Les séances de fraternisation, les cérémonies humiliantes de pardon (les officiers français accordent « généreusement » l’aman aux tribus révoltées), le fichage et la recherche des renseignements par infiltration, la dramatisation des troubles par exagération des pertes européennes sont les prémisses des années de guerre. La bataille des chiffres a débuté là, les débats en France, les commissions d’enquête et le destin des principaux protagonistes occasionnèrent certes une amnistie (dont bénéficièrent les élus et les bourgeois intégrés) mais il faudra que naisse en 1954 une génération particulièrement audacieuse pour abattre le colosse qui les asservit depuis 130 ans. Une génération qui se sait sacrifiée. Aucun des militants ne doute probablement que, sur 10 qui s’engageront dans ce combat inégal, au mieux un seul survivra. Il fallait de la folie, de l’inconscience ou.... de l’héroïsme.

    Sétif préfigure par conséquent la rupture de générations ; ce qu’ont retenu en tant que griefs, les jeunes militants envers leurs pères qui ont lancé plusieurs tentatives de réformisme, est la conviction que vaincre la France était possible si on tenait compte des leçons de « Sétif 1945 ». C'est-à-dire les formes à venir des résistances algériennes qui ne devront plus rien au tribus, aux féodaux, aux traditions et luttes selon le code d’honneur, y compris destructions des fermes et retour dans les montagnes inaccessibles. Ils retinrent une leçon de Constantine : les paysans étaient mûrs pour une lutte neuve, moins suicidaire que celle de Mai 45, avec moins de populations de douars pour assiéger des villes, à visage découvert, à l’aide de vieux fusils. Il ne fallait plus désormais que les fellahs descendent dans la plaine mais qu’ils remontent au contraire pour longtemps en montagne, dans les maquis afin d’y survivre et s’y embusquer. Un combat de longue haleine, sans noblesse, sans code moral , combat d’ anonymes qui, pour des centaines de milliers, serait le dernier. Comment la société urbaine (jeunes lycéens, scouts musulmans, militants du PPA, clandestins) a-t-elle perçu la sortie de la légalité, le refus de la manifestation urbaine classique, la revendication de l’égalité formelle pour passer à une autre genre de rébellion ? Plus dangereuse et plus longue. Il fallait être audacieusement optimiste pour explorer ces formes nouvelles, pratiquement sans armes au début, sans idéologie autre que le prix de l’indépendance, sans argent autre que les économies ou cotisations des émigrés ou des petits propriétaires. Il fallait unir et non diviser les régions ; se débarrasser des différences entre paysans et lycéens, entre catégories d’adultes, entre Est et Ouest, Kabyles et Arabes, urbains et ruraux. Toute l’union est à construire à partir des erreurs du PPA ou des mouvements de jeunesses. Les révolutions, en général, sont lancées dans des conditions abracadabrantes par des irresponsables. S’ils sont réalistes et lucides, ils restent immobiles. Au moment où de nombreuses jeunesses se mettent en marche de par le monde, ces questions sont d’actualité. Les conditions favorables pour que des 20 à 30 ans prennent l’initiative de briser le système de penser sont rares. Changer systématiquement de références politiques est cependant plus aisé à 20 ans qu’à 60 ! La question de la démographie est essentielle pour les stratégies révolutionnaires. La jeunesse arabe est actuellement dominante alors qu’elle est minoritaire dans les pays occidentaux. Différence capitale, d’autant que les jeunes contemporains des pays riches affrontent les intérêts matériels et symboliques de leurs parents, grands-parents, voire arrière grands-parents ; fardeau idéologique et contrainte morale trop lourde alors que les jeunes Arabes ne portent le poids que d’une génération, la leur.

     

    Le bénéfice du livre de Jean-Louis Planche, pour l’intelligence historique, consiste autant en une révélation pour ceux qui ignorent ces faits et s’interrogent sur ce que fut cette guerre d’Algérie, qu’en une remise à jour des mémoires des descendants ( y compris enfants d’immigrés). Il sera une confirmation et une source de réflexion pour les témoins et pour ceux qui veulent analyser comment naissent les Révolutions, car l’Algérie en fut une par sa rupture, par l’ampleur des pertes et ses conséquences. Indépendamment de ce que deviendra la République Algérienne, ses conflits internes, ses déchirements au sommet, on eût là, dans la nature relativement peu islamique du régime à l’indépendance, un caractère majeur du conflit futur avec le FIS. Au moment où la jeunesse maghrébine intègre le cours de l’histoire démocratique, au moment où la jeunesse occidentale se cherche des objectifs d’action et s’interroge sur son destin, le rappel de l’affrontement dramatique, porteur, aussi bien, de violences, difficilement évitables dans ce genre de « conflit total », que de progrès et de libérations diverses est fécond. La guerre d’Algérie a marqué l’histoire de la seconde moitié du XXe. En France, les répercussions furent lourdes. Une République tombe, une autre surgit. Expérience douloureuse également pour les soldats qui combattirent contre leur gré et les Européens qui fuirent.

    La nouveauté de ce livre n’est pas simplement la restitution à la connaissance de ce que nous voulons oublier en tant que Nation civilisée ; elle est dans son ton froid, « dépassionné » dans le travail neutre d’archives. Certes l’auteur parle de « boucherie quotidienne » mais son point de vue est celui qui veut comprendre et non pas condamner. Il n’appartient à aucun parti, à aucun clan historiographique. Historien solitaire ? Non, pas du tout. Para-universitaire ? Peut-être ! En tout cas, la méthodologie historique pleinement respectée (critique des sources, démonstration validée et notes abondantes) emporte notre conviction quant aux faits et aux conclusions.

     

    BIO de l’auteur

    Né en 44 à Marseille où il fait ses études de lycée puis à Aix en Provence, en histoire. Spécialiste des archives d’outre-mer déposées à Aix, il a écrit sur l’histoire coloniale avec B. Stora ou R. Gallissot. Il connaît très bien l’Algérie où il a résidé comme professeur coopérant de 1967 à 1981. Il y fait depuis de nombreux séjours puisque sa belle-famille y réside. Il a enseigné à l’université Paris 8

    Il peut être qualifié de marginal indépendant ; ce qui signifie autant une absence de carrière classique linéaire que la disposition à la mobilité. Homme de contacts et de relations, il connaît le monde et la politique méditerranéenne. Il a été trop remuant pour se satisfaire d’un poste fixe de professeur. Agitateur d’idées ; coureur de terrains, il circule encore beaucoup, visite maintenant la Libye sous les bombes, ouvert à tous les nouveaux mouvements. Cela le rapproche fortement des profils atypiques d’auteurs précédemment étudiés

     

    Supplément

     

    Petite note au sujet de la proximité ou de l’interdépendance entre Fascisme et Colonialisme en République sur 150 ans. Une problématique qui est en panne historiographique ou constamment en suspens depuis 1789, comme le montre J-C Martin. On y reviendra .

    La meilleure illustration est le parcours du haut fonctionnaire républicain, fascisant ou au moins sensible au culte du chef, à l’autoritarisme, à l’ordre moral et juridique, (obéissance et nationalisme) , à la violence comme éthique , bref sensible aux traits du fascisme, se trouve associé au colonialisme français (mais pas anglo-saxon) sous la figure de Maurice Papon. Sa propension dans tous ses postes a été de valoriser la supériorité raciale, la hiérarchie sociale, l’importance de la terre (coloniale) « qui ne ment pas » l’exaltation du « bâtisseur » civilisateur au mépris de l’indigène, chair à canon et chair de l’exploitation agricole. Quand on est un haut fonctionnaire sérieux, travailleur déterminé pour ses idéaux, consciencieux et discipliné, ambitieux attiré par éducation, ou par inclination idéologique vers ces caractéristiques, on devient aisément un participant à l’holocauste ou à la répression coloniale. Et ce n’est pas par hasard que l'archétype que représente Papon, à la fois expéditeur des rafles et organisateur indirect du génocide des Juifs, se soit retrouvé aussi en pointe dans les moments les plus durs du colonialisme. Toujours en première ligne, toujours à réaliser des exploits dans ce genre d’activisme, parfait dans la ligne dure. Sa carrière après Vichy et la préfecture de Bordeaux  en témoigne. En effet il est en 1949 préfet de Constantine ; Au Maroc, nommé pour réprimer les troubles lors de la déposition du sultan en 1954-56. Il est en Algérie, de retour à Constantine de 1956 à 58; puis Préfet de police de Paris et responsable de la mort de jeunes manifestants français au métro Charonne, le « jeudi noir » du 8 Fév 1962, après le tabassage et les noyades dans la Seine des ouvriers musulmans, ou encore mêlé en 1965 à l’enlèvement de l’opposant marocain Ben Barka avant d’être nommé ministre de Giscard. Toujours présent au « bon » moment, dans tous les coups « durs ». Si les Juifs l’ont hélas trouvé sur leur chemin, des milliers de Maghrébins aussi, malheureusement pour eux.

    Le livre de Planche est particulièrement instructif donc pour ce qui concerne l’analyse des liens de dépendance entre fascisme et colonialisme, comme celle plus lointaine des relations entre Droits de l’homme, démocratie et esclavagisme (en France ou Amérique).

     

     

    Nous, lecteurs, en tirons une réflexion générale au sujet d’une éventuelle « fascisation de gauche », phénomène rare mais non exceptionnel. On pensera à deux années de Terreur en 1793-94, à la participation de militants comme Doriot à Vichy, ou à d’autres épisodes colonialistes. Quant à la vie internationale, elle ne manque pas d‘exemples : le stalinisme de 1930 à 40, le Cambodge. La divergence avec le fascisme (Allemagne, Italie, Espagne) est évidente (mais bien sûr pas pour les victimes) et réside dans la faible durée et les lieux circonscrits, aussi bien que le plus faible soutien des institutions. Mais la suspension des droits, la justice arbitraire, les votes frauduleux, l’extermination ou la déportation d’adversaires décrétés ennemis de la nation ou de classe les rapprochent, sans aller toutefois jusqu’à l’assimilation que les historiens allemands, à la suite d’Hannah Arendt, ont tentée. La différence est dans le style d’utopie, le caractère des mythes et la dimension, résiduelle ou non, des actions répressives. Parfois, c’est la phase terminale d’une épopée (prolétarienne), parfois la fin cruciale de leaders comme en 1794. Développements à mener pour une nouvelle histoire « événementielle », relative aux conditions des dérives extrémistes à gauche où jouent les séquences interactionnistes révolutionnaires. Dont l’une pose la question des fonctions sociales désordonnées et agitatrices de la jeunesse. Les moins de 30 ans se trouvent, selon les circonstances dans une situation d’alliance avec leurs aînés, le plus souvent dans une position infériorisée et manipulable de la part des adultes, ou bien en complète rupture avec eux. En 1954, en Algérie, on a vu une situation plutôt rare où les jeunes optèrent pour la rupture complète avec le passé, contre l’avis de leurs « pères », responsables des résistances antérieures. Cela est intéressant au sujet des rapports de génération : le nazisme, par exemple, a été un mouvement qu’ont rallié, animé les jeunes en masse (qui en ont payé, soldats, le prix fort en termes de vies), mais il a été dominé et initié par des quadragénaires pour renverser et prendre la place des plus de 65 ans.

     

     


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  • L’Algérie 1962 et la jeunesse de la sociologie

     

    Les coopérants

     

    La coopération des appelés du contingent ou celle des civils allant se mettre au service de l’état algérien fut une étape supplémentaire des échanges entre jeunesses. D’autant plus qu’ils croisaient de jeunes Algériens venant chercher du travail en France ou des bacheliers allant quérir un savoir dans l’université française. Le choix de l’Algérie n’était pas indifférent. L’idée de la coopération venait de gouvernement gaulliste mais son application, son adaptation pratique, ses cheminements furent le fait de jeunes gens entreprenants improvisant une collaboration inédite avec les employeurs algériens. Il en résulta des réseaux d’ex-coopérants, des sortes d’amicales qui les ont soudés et leur ont donné le sentiment d’avoir participé à quelque chose de rare dans l’histoire des rapports Europe-Afrique..

    La coopération en Algérie releva donc le défi d’une réconciliation après 7 ans de guerre éprouvante. Ceux qui l’imaginèrent ne savaient pas où ils allaient. Sur quels exemples historiques s’appuyer pour d’anciens soldats ou des civils venant en tant que bénévoles dans le pays récemment combattu ? Qu’anticiper : la solidarité ou une hostilité du peuple algérien ? Quelle réelle utilité, des jeunes gens fraîchement diplômés en France pouvaient-ils manifester et comment allaient-ils être perçus par leurs collègues algériens dans les postes où ils se retrouveraient ? Le ministre français de la coopération avançait sur un chemin inexploré et l’ambassade de France à Alger tremblait devant la prise de risques de quelques aventuristes dont il fallait assurer la protection, quelle soit professionnelle, politique, sanitaire (des épouses venaient avec de jeunes enfants ou accouchaient dans des dispensaires du bled). Du côté des coopérants, cette génération conjuguait à la fois tourisme et politique, militantisme et découverte de l’Islam, inconnu de la plupart d’entre eux. Bien sûr les coopérants, en général, exhibèrent des relations ou un style de vie avec la population qui tranchaient avec les anciens rapports de l’ex-métropole mais qui étaient largement supérieurs au niveau moyen. Bien sûr, il y eut des dérapages, allant de l’indifférence ou du mépris jusqu’à des engagements politiques (PCA, trotskisme). Mais il y eut aussi des mariages mixtes et surtout des amitiés personnelles qui durent encore. C’est pourquoi la réconciliation fut une tache exaltante offerte à une génération ayant le sentiment de la construction d’un monde qui ferait fi de l’égoïsme des nations au profit de la solidarité internationale. La pureté de l’objectif ne résista pas toujours aux circonstances et à l’épreuve de la réalité. Quoiqu’il en soit , il existera dès lors une génération « Algérie », qui se manifesta dans une façon particulière de vivre la décolonisation : un tiers-mondisme sensible au monde arabe 1

     

    Témoignage

    Je me trouvai en 1964, à la rentrée, professeur de français au lycée El-Djala de Sidi bel Abbès. Comme il fallait caser les candidats et rendre adéquates l’offre et la demande de cadres ou d’enseignants, les postes ne correspondaient pas aux compétences prévues. La bizarrerie n’échappait à personne. Comme l’Algérie voulait alors garder une équivalence et que les programmes du bac s’alignaient sur la formule française, je me retrouvais enseigner à des jeunes Musulmans de classe de première la « « Phèdre » de Racine, amoureuse un peu hystérique qui devait être retraduite avec acrobatie dans un contexte musulman de rapports hommes/femmes ; de même que le « Don Juan » de Molière, un exemple d’athéisme, ne se prêtait pas facilement au cadre islamique. Mais les élèves étaient curieux de tout, déterminés et les discussions passionnées se déroulaient dans une ambiance électrique de savoirs conquis de part et d’autre car le formateur apprenait autant qu’il enseignait à des jeunes gens à peine moins vieux que lui. Les échanges étaient impressionnants au café ou à la cantine du lycée, avec des professeurs ou pions, du même âge, qui avaient lutté et qui auraient pu être, hier, des adversaires à affronter tragiquement. Les discussions étaient intenses. Je me souviens qu’à la veille du putsch de juin 1965 qui le destituerait, Ben Bella était venu nous voir avec simplicité et que nous étions allés avec lui assister au match de football contre le Brésil au stade d’Oran. Ce fut sa dernière apparition publique.

    Notre genre de vie continuait la vie d’étudiant. L’Oranie était parsemée de petits groupes de coopérants dans ses bourgs et villes ; les réunions à Oran pour les jurys de bacs étaient une occasion de vacances sur les plages alors désertes de la côte et grâce au squat des villas et cabanons de colons aux intérieurs vidés, mais ouvertes à tout vent, nous avions le sentiment d’une aventure. La plupart des épouses étaient venues et avaient aisément trouvé un poste d’enseignantes. Il ne faudrait pas sous-estimer cette influence féminine qui ne serait pas sans incidence sur les jeunes filles musulmanes scolarisées dans le cadre de relations cordiales avec ces Européennes. Bref, l’initiation de chacun fut différente : l’un a vu seulement un peu d’exotisme, un autre a retenu l’apprentissage d’un métier et certains, des informations à rapporter au pays d’origine

    La coopération recouvrait des statuts trop différenciés (experts âgés, jeunes sans diplôme complet, scientifiques débutants sans oublier les techniciens industriels) et les clivages n’ont pas permis un intérêt commun à l’égard de la société algérienne. Les différences de salaires, de modes de recrutement n’empêchèrent pas un mélange. Au lycée ou dans un centre administratif quelconque, une véritablepetite « Internationale » d’enseignants se manifestait. Dans mon lycée: Français, Roumains, Tchèques , Anglais, Belges, sans parler des Français nés en Algérie à double nationalité et les arabisants qui arrivaient du Moyen Orient se côtoyaient . On rencontrait aussi d’anciens déserteurs ou insoumis de l’armée française qui attendaient là une improbable amnistie. En ville, les médecins venaient plutôt de l’Est et les ingénieurs du Canada ou d’Europe de l’Est.  La chaleur, la spontanéité de l’accueil dans la rue ou à la campagne nous montraient une population ouverte, plus instruite que nous le supposions.

    Cependant les restes de la guerre étaient partout visibles lors nos promenades : mechtas napalmées, maisons détruites pour les rendre inhabitables, traces des combats, débris de matériel militaire abandonné. En 1964, l’armée française était encore présente, quoique discrète, à la caserne de la légion à Sidi bel Abbès ou à Mers el Kébir.   Les destructions urbaines de l’OAS étaient omniprésentes dans les grandes villes aux édifices publics incendiés. Ces décombres ou ces manifestations de la guerre passée nous prenaient à la gorge. Je me souviens de l’appel des élèves lors de mon premier cours : je butais à la lettre S. sur une étrange série de noms à initiales : SNP Ali, SNP Hamed etc . Je demandai aux élèves si la liste était mal orthographiée ou incomplète. Non, me dirent-ils. Il s’agissait bien d’une identité : les Sans-Noms-Patronymiques. Je fis ma première rencontre avec les fils de la guerre, les enfants perdus, les orphelins errants, sans filiation trouvable. Abandonnés par la déportation et la disparition des parents ! Plus tard l’état civil algérien leur donnera un signe nominatif. Les invitations à des fêtes, à des mariages musulmans, l’ouverture des foyers algériens nous surprirent, surtout dans les campagnes qui avaient tant souffert. La pratique du football dans des équipes mixtes d’enseignants rapprocha les jeunes hommes, sujets à la même passion.

    Ces années oranaises nous permirent de découvrir le visage de l’Algérie profonde ; nous traversâmes à chameaux l’erg avec des Chaouïa, découvrîmes les barrages électrifiés de la frontière, visitâmes les grandes fermes abandonnées des colons. Pour ceux qui avaient la fibre ethnographique ou une curiosité naturelle, l’Algérie était un magnifique laboratoire où on acquérait facilement et agréablement une expérience; certains apprirent l’arabe, d’autres parcoururent le pays avec de vieilles voitures et certains lancèrent des enquêtes qu’ils n’auraient jamais pu mener en France. En un sens il n’est pas paradoxal de dire que l’Algérie nous a donné notre indépendance professionnelle et intellectuelle. Elle nous a offert une expérience précoce, des responsabilités mais également une émancipation vis-à-vis de la génération qui nous a formés. Pour se fonder, chaque génération doit échapper au poids de celle qui l’a précédée.

     

    « Invention » d’une sociologie en Algérie

     

    La rencontre avec l’Algérie eut donc des effets libérateurs pour quelques uns d’entre nous. En octobre 1967, je me retrouvais assistant de sociologie à la faculté d’Alger et par un des hasards cocasses que le destin offre, je fus instantanément nommé chef du département sans aucune expérience, à la suite de défections de la part de professeurs francophones sollicités en Europe pour rebâtir une section de sociologie. A 25-30 ans, de telles  chances insolites nous paraissaient alors naturelles.

    Diriger un département est une expérience que peu de jeunes gens ont la chance de mener dans une carrière.  Il était constitué de 6 ou 7 enseignants de plusieurs nationalités aux itinéraires baroques ; la première année, un seul Algérien était présent quoique leur recrutement s’accélèrera l’année suivante. Le conseiller culturel de l’ambassade nous ouvrit ses fonds pour inviter des professeurs français pour assurer le niveau de l’enseignement de licence. Bourdieu, invité, manifesta immédiatement son intention de lancer un modèle d’enquête. Nous étions disposés à le suivre puisque, bien que lotis du diplôme de docteur 3eme cycle, nous n’avions qu’une mauvaise formation scientifique et notre bonne volonté. Ex-étudiants de philosophie, de statistiques ou de droit, le département était une mosaïque à l’image des ces petites communautés  de recherche comme l’AARDES ou d’autres services. La majorité était marxiste. Les grands noms de la philosophie étaient présents à la Faculté de Lettres : Balibar, Bidet, Labica, Mandouze. Les chrétiens de gauche étaient représentés en économie politique par Destanne de Bernis et ses assistants; les juristes étaient dirigés par A. Mahiou que j’avais croisé à Toulouse. Par l’intermédiaire de J-P Briand qui avait été « l’élève » de Bourdieu et Passeron, ces derniers vinrent assurer des conférences suivies bien au delà du public des sociologues. Les conseils, les encouragements des intellectuels algériens tels que A. Sayad, M. Mammeri, M. Lacheraf qui nous engagèrent à adapter la sociologie française à l’université algérienne quoique utiles furent mal compris.

    Exposer les enquêtes de Bourdieu et enseigner à la fois la vulgate marxiste d’Althusser devant un public étudiant affamé de dogmes et de « théories parisiennes » était un tiraillement. Nous avons résolu finalement le problème par l’enseignement d’ une sociologie économique.

    Le dilemme éternel de la sociologie, nous l’avons traversé sans résoudre la contradiction : faire de la sociologie pour briller dans les discussions intellectuelles ou bien étudier la société en profondeur pour la comprendre sans préjugé. Mais l’histoire décide à la place des acteurs. Qu’enseigner après février 1968 ? La Faculté connut une très dure grève des étudiants, fut occupée par eux ; ils furent sévèrement réprimés et quand nous retrouvèrent nos salles et nos bureaux, le sol taché de sang nous rappela aux dures réalités de la répression. Ces événements nous firent réfléchir à la pédagogie. Je décidai de me lancer dans une enquête sur le capitalisme naissant en Algérie officiellement « socialiste ». Avec quelques collègues, nous avions conscience de notre chance de travailler dans un pays voulant rapidement se développer, au moment du tournant historique des tensions entre le capitalisme et le socialisme. Nous subissions la transformation intérieure de jeunes gens découvrant la situation algérienne (fortes inégalités, exploitation des Khammès, dépendance à la guerre froide). Pendant la guerre, Bourdieu avait subi un choc identique. Venu philosophe, il était reparti définitivement ethnologue. Il était arrivé après son passage à l’ENS et l’agrégation avec dans ses bagages un projet de thèse sur Leibnitz mais la conscience des épreuves du peuple algérien le fit changer d’idée et il devint enquêteur avec le succès qu’on sait. Mon projet cadrait avec l'aspiration de Briand et d’autres  pour créer une sociologie de terrain, ne serait-ce que pour alimenter en matériau le laboratoire de thésards (le CERDES)

     

    Enquêter dans les pas de Bourdieu.

     

    La recherche sociologique que nous pratiquâmes à cette occasion exigeait des déplacements sur le terrain. Nous parcourûmes le pays. Nous avons enquêté à l’oued Ghuir,à Tlemcen, observé des fellahs des palmeraies, les coopérateurs de « l ’autogestion »,les lycéens. J’attaquais le thème de l’industrie. On voyait quotidiennement son essor dans la presse ou dans les discours de la Révolution Socialiste. Alors qu’on ne jurait que par coopératives, autogestion, nationalisations, les prédictions de la disparition d’un secteur privé ne se réalisaient pas. Je suis parti visiter 200 entreprises du secteur privé de l’Algérois, pour certaines clandestines dans des logements HLM, dans des garages ou caves.

    Ma démarche fut d’abord terriblement classique et erronée. Un échantillon fut construit d’après les déclarations au Service Algérien de la Propriété Industrielle mais elles ne cadraient pas avec les entreprises que je découvrais. Certaines n’existaient pas, d’autres n’avaient jamais été déclarées. Le questionnaire soigneusement préparé de convenait pas à ce monde caché. Les questions étaient trop transparentes ; la méfiance était fréquente vis-à-vis d’un membre de la Faculté (soupçonné d’être un agent du fisc). Les réponses que j’obtenais ne me semblaient pas coïncider avec la réalité. Dès lors je décidai de changer de patronage et me présentait au titre d’enquêteur de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Alger. Cela fonctionna beaucoup mieux et l’intérêt, voire la sincérité, des répondants me semblait moins affectés. Candeur universitaire. Je commençai à intriguer les autorités puisque la Chambre de Commerce était perçue comme un repaire d’opposants à la politique socialiste, un nid d’espions au service de la France. Je mis longtemps à comprendre que la meilleure enquête se fait sans autorisation officielle. Mon parcours pour entrer dans la clandestinité scientifique fut chaotique mais il était le seul concevable pour celui qu’abandonne la naïveté de la transparence du social. Il faut rappeler que c’était une époque de confusion politique. Et je dus me résoudre à masquer mes intentions

     

    Enquêter sous l’œil de la police.

    Je me retrouvai dans le maelström politique algérois qui me fit passer pour un « agent secret » ! Jouer la souris avec le chat de la police consista à éviter la surveillance du FLN. J’’imagine assez bien l’énigme que je leur posais involontairement. Etais-je un naïf ou un irresponsable habituel dans les circonstances de coups tordus et de luttes de pouvoir ? Etais-je un pied rouge masqué ? Un trotskyste à ciel ouvert ? Un militant du PCA, une taupe de Ben Bella, un agent américain ? Mon intérêt pour les chefs d’entreprise était suspect et ne cadrait pas avec la définition de la sociologie. Quelle idée que de rechercher des biographies d’entrepreneurs et de gros négociants, c'est-à-dire de nouveaux riches ! Non décidément, « sociologue » n’était pas une bonne couverture pour qui veut comprendre le monde agité.

    Je passe rapidement sur les filatures, les pièges tendus par des policiers en civil se faisaient passer pour des opposants au régime et souhaitant me « recruter ». Ils renoncèrent vite, me trouvant probablement peu crédible en agent double ; il est vrai que je jouais au niais qui ne comprend rien à leurs allusions; ceci dit, j’avais gagné quelques « étudiants » supplémentaires à mon cours à la Fac : ils apparurent au milieu de l’année prenant scrupuleusement en note tout ce que je pouvais dire sur Weber, Marx et l’esprit du capitalisme. Bref les autorités étaient, à mon sujet, circonspectes et dans ce cas là, elles résolurent le problème en mettant fin à mon contrat. Mais j’étais tenace et décidai de revenir les deux étés suivants sous une autre identité. Bourdieu avait connu une situation proche et avait probablement abandonné tout scrupule méthodologique ; ce dont il ne dit jamais mot sous la colonisation.. Son ethnologie dépendait de la qualité de ses informateurs dont Sayad, car la Kabylie était bouleversée et les systèmes de parenté désarticulés. D’autre part, il ne parlait pas arabe. Le déracinement par contre est l’analyse d’un phénomène typique de guerre coloniale : les déplacements de populations civiles.

    Pour ma part, je choisis de revenir à Alger, avec une troisième casquette pendant les étés 1972 et 73. Je me fis passer pour un agent commercial français muni de brochures et accréditifs fictifs pour des produits algériens à représenter en France. Ils me valurent un succès si on ne reste pas trop longtemps dans le même quartier pour ne pas éveiller des soupçons. Les entrepreneurs, réticents jusque là, m’ouvrirent grand les portes. L’attrait de commerce avec la France suscitait spontanément informations confidentielles, livres de comptes ouverts, visites d’ateliers. Tout ce qui m’avait été soigneusement masqué tombait dans mon escarcelle. Je découvris les entrepreneurs d’avant la libération, le gros capitalisme agricole ou le négoce du sud, les grandes familles qui s’étaient mises à l’ abri en Tunisie, les militaires devenus rentiers, l’appropriation des biens vacants mais aussi le retour des ouvriers de l’émigration ouvrant de petites entreprises. L’élite ouvrière se constituait en aristocratie technique. Je découvris dans des hangars de ferme ou dans des caves, les filatures du modèle du 19ème siècle qui rappelaient ce que décrivait Marx à Manchester, bref les commencements brutaux du capitalisme. Je vis des enfants ou des femmes enfermés à clé dans les ateliers pour les empêcher de fuir ; je devinais les dures conditions de travail (certains pleurant venaient se plaindre à moi à la sortie). J’appris les procédés communs de la corruption des fonctionnaires et les accointances du privé avec le secteur public. En pratiquant une technique de recherche sans le savoir -l’observation secrète- j’ai compris que les mécanismes de l’exploitation capitaliste ne se découvrent ni les discours ni dans les statistiques des Etats, mais grâce aux investigations détournées. La sociologie est l’art de passer inaperçu dans les lieux cruciaux et j’appliquerai ce principe dans les milieux que je traverserai (mouvements politiques, médecine, instituts d’enquête). Mais, en contrepartie de cette liberté, le sociologue indépendant ne demandera jamais le moindre contrat, la moindre subvention, la plus petite indemnité ni autorisation officielle. C’est ce que je fis tout au long de ma vie professionnelle.

    Finalement cette entreprise collective fut d’une extrême stimulation et provoqua en nous un bouillonnement d’idées. Nous avons publié quelques livres et articles mais nous n’avons pas vraiment réfléchi cette expérience et nos résultats sont restés embryonnaires. Néanmoins cette campagne nous marqua profondément et détermina le reste de nos carrières. Privilégier l’observation, le « terrain », fut l’occasion de l’apprentissage du métier. Avec un défaut : aspirés par cette ivresse d’enquêteur nous n’avons pas vu les limites de notre position en porte à faux. Portés au sociologisme, nous ne nous sommes pas aperçus que notre rôle n’était pas forcément d’enseigner la grande culture occidentale de Saint –Simon à Durkheim. Nous n’avons pas relativisé et nous avons proposé un modèle académique qui, même peu conformiste, était faiblement utile aux étudiants de 1970. Sans nous lancer dans des gloses au sujet de Ibn Khaldoun , nous aurions pu placer la culture arabe et l’histoire du Maghreb dans l’universalité des idées sociales et dès lors, nous avons manqué le rapprochement des deux cultures. Bref nous avons oublié l’analyse des sources méditerranéennes et des échanges coloniaux. Nous ne nous sommes pas rendu compte que les étudiants qui nous inclinaient à l’intellectualisme théorique étaient des urbains, une première génération de bons élèves scolarisés par la France et donc des laïques progressistes, peu tentés par les classes populaires à leurs yeux archaïques. Et puis, la conjoncture politique se détériorait rapidement. Les étudiants se battaient contre leur régime, contre les excès de l’arabisation et tentaient d’aller en France. L’Algérie ouvrière ou rurale ne leur paraissait pas une priorité essentielle. C’est pourquoi nous n’eûmes pas de successeurs

     

     

    1 Dont Bourdieu donna l’exemple :. J.Peneff, le Goût de l’observation,, La découverte, pages 118-122


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