• On me demande souvent, qu’est-ce que signifie le mot ou la chose suicide.

    Je réponds : cet acte ne vaut pas d’être désigné ainsi car il renvoie à de multiples dimensions. Il y a mille façons de mettre fin à sa vie. On peut l’appeler euthanasie, mort choisie, mort volontaire, assistée ou non. Le mot le plus élégant c’est « fin de vie ». C’est un cap inévitable mais il faut ajouter quelque chose. Une fin de vie volontaire ou non. Assistée ou non… Médicalisée ou non… ? Le mot euthanasie renvoie à des évènements politiques. Et le mot le plus juste est fin de vie volontaire, recherchée, acceptée comme un évènement crucial mais que l’on doit gérer par ses propres moyens sans demander l’intervention d’un tiers, ni hospitalière, ni médicale…

    Ce choix est la liberté de chaque individu et le mot suicide ne convient pas car il suggère malheur, désespoir. Or, la fin de vie doit être élégante, douce pour les autres et tolérée par les pouvoirs publics.

    Malheureusement cette liberté nous est quasiment inaccessible parce que les pouvoirs qui nous guident à travers la médecine ou la mort hospitalière nous l’interdisent.

    Cette interdiction de liberté propre à chacun doit être respectée Or, n’est pas le cas aujourd’hui où la mort à l’hôpital est programmée uniquement par le pouvoir médical et non par la famille et le malade. J’ai consacré un chapitre entier (chapitre 10) qui s’appelle euthanasie et mort à l’hôpital dans la France malade de ses médecins. – Les empêcheurs de tourner en rond – 2005.

    J’en ai comme preuve, une petite brochure du forum Diderot aux PUF qui s’intitule La fin de la vie : Qui en décide ? Et là vous allez rire, le débat sur qui décide réunit l’administration hospitalière, le réanimateur, l’anesthésiste, le professeur spécialiste etc.
    et finalement celui qui n’en décide pas, c’est le sujet, l’intéressé, le seul vraiment concerné… ! Comme quoi la liberté règne depuis 1789.
    J’ajouterais que nous avons été élevés dans un autre esprit, Entrant au Lycée à 11 ans, j’ai fait du latin et on a rencontré tout de suite les stoïciens, donc Sénèque qui met fin à ses jours avec l’aide de son esclave, en s’ouvrant les veines.
    Deux ans plus tard, rebelotte, en classe de Grec, voilà Socrate qui boit sa ciguë, son poison préparé par l’’esclave. Tout cela pour nous a été des choses banales car au village on savait que tel ou tel paysan fatigué, allait se suspendre à une branche d’arbre ou se jeter dans la rivière. Aboutissement d’une vie réussie et heureuse…

     comme dit-on: le Cimetière des éléphants… ;les Cultures indigènes à la fin acceptée, avec des vieillards qui se retirent tranquillement.

    Pour ce que j’ai vu des grands intellectuels qui choisissaient leur fin de vie, c’était en dehors de tout suicide ou de mort provoquée, c’était vers la fin de demander si on était hospitalisé par hasard, si on ne connait pas d’amélioration au bout de 3 ou 4 jours, c’était de demander à l’hôpital d’abandonner tout soin intensif, de refuser toute réanimation et de laisser le déclin, une mort quasi-naturelle se dérouler.

    Ce n’est qu’à ces conditions que les grands sociologues que j’ai connus, notamment ceux qui avaient étudié la médecine, comme Hughues, Freidson, qui sont de grands spécialistes de la médecine ou d’autres intellectuels que j’ai bien pratiqués comme Michel Verret, qui au cas d’être hospitalisé pour quelques jours  signaient l' interdiction formelle de prolongation technique ou de survie artificielle.

    Cette information cruciale, ce choix libre devrait être diffusé à toutes les personnes âgées qu’on hospitalise. Au lieu de moutons bêlants et amorphes, on aurait alors des vieillards acceptant une mort choisie, faiblement assistée mais accompagnée de la famille qui n’est pas loi, des soi-disant remparts juridiques que se met l’hôpital dans son obligation de soin jusqu’au dernier soupir. Bref, un acharnement thérapeutique douloureux, couteux et finalement inutile.

    Toute société faite de sagesse refuserait de prolonger les vieillards déjà dans un état inconscient pour satisfaire les spécialistes, les techniciens, le système de santé qui sont devenu le monstre qui va tous nous dévorer.

    Mais pour avoir ce droit à la liberté, il faut se débarrasser du poids social que représente l’hôpital et la médecine. Il faut connaître le droit, et ne pas craindre d’affronter les pouvoirs visibles et invisibles, d’affronter les médias achetés et corrompus et sortir cette question du problème de droit et de constitution, ou des problèmes de religion même laïcs.
    Si on ne fait pas ça, on est soumis pour toujours à tous les pouvoirs, à toutes les limitations de liberté et à tous les moyens de penser librement.

    Tout ce que ça manifeste, c’est la peur de la mort, le refus, l’attitude d’enfant gâté…Un développement organisé de l’égoïsme individuel : masques ou écrans devant les migrants qui se noient…et tous les morts de faim dans les pays pauvres… En nous masquant tout ça, nos maîtres et les médias cultivent en nous l’égoïsme, l’avarice, et la stupidité par manque de curiosité…

    Le Droit , le juridisme, sont devenus des religions. L’État comme l’Église interdisent le suicide. Pas de mort donc à l’hôpital ou ailleurs, qui soit décidée par le sujet, en dehors de toute avertissement ou autorisation  à l’administration. L’Etat donc, comme l’Église hier, à l’hôpital ou dans la vie ne  tolèrent aucune démonstration, aucune justification, aucun raisonnement, qui, face à la mort, ne serait pas autorisé en bonne et due forme par la justice et la police.
    Nous sommes donc entrés dans un Etat tyrannique  aux dimensions religieuses, aux aspects de rites et de manifestations communautaires, qui récuse toute  liberté ou  combat individuel pour une fin voulue . Il y a qu’à voir aujourd’hui, la dévotion des médiats, l’obéissance aux décisions gouvernementales qui, face à la crise, doivent être alignées, autorisées,  rester dans la ligne que l’administration détermine et surveille. C’est un recul important, une régression, lourde de sens, de la liberté de chacun, et de l’autonomie spirituelle. Mais le virus n’a fait qu’accélérer cette transition vers une dictature morale qui est entamée depuis une vingtaine d'années.


    votre commentaire

  • votre commentaire

  • votre commentaire
  •  Voici un article qui vient de sortir dans une revue suisse nommée "Cambouis"

     Entretien avec  Jean Peneff Professeur émérite de sociologie, Université Aix-Marseille jean.peneff@alsatis.net  de la part de Morgane Kuehni Professeure à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne HES·SO | HETSL morgane.kuehni@hetsl.ch Michaël Meyer Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne michael.meyer@unil.ch

     

     

    Nous rencontrons Jean Peneff à son domicile dans le petit village de St-Honoré en Isère le 26 juillet 2019. Une visite de sa maison nous fait découvrir plusieurs bureaux, chacun avec une bibliothèque thématique ou une sélection de livres empilés qui attendent ce lecteur et auteur infatigable : c’est dans cette maison qu’il a rédigé pas moins de six livres. Notre visite chez Jean Peneff était d’abord l’occasion de prolonger les discussions chaleureuses initiées lors de sa venue à Lausanne pour la troisième édition des ateliers lausannois d’ethnographie en 2018. Nous voulions aussi tenir notre promesse de venir le trouver dans sa montagne et voir sa collection de monographies étatsuniennes, réunie patiemment au fil des années lors de ses voyages aux États-Unis1 . Jean Peneff est connu pour ses travaux ethnographiques, notamment pour avoir porté le « goût de l’observation » (Pennef, 2009) et comme l’un des principaux promoteurs de l’école de Chicago et de la sociologie interactionniste en France (Peneff, 2014 ; 2018). Parmi ses travaux, ceux sur l’hôpital sont emblématiques de la puissance d’un travail d’observation ample et rigoureux, ayant apporté des critiques et questionnements forts sur le système de santé en France, le personnel soignant et les médecins (Peneff, 2000 ; 2005). Entre exigence d’une observation rigoureuse et intentions militantes, les recherches de Jean Peneff accordent toutes une place de choix au fait d’entrer et de se maintenir parmi les mondes et les groupes enquêtés. Au cours de cet entretien, il partage avec nous quelques-unes de ses multiples expériences de l’enquête de terrain, sans prétention, avec une manière de s’exprimer très directe et spontanée qu’il rattache à la culture du Sud-Ouest où il a grandi. Aux marges du récit de sa propre carrière (il se définit comme un « sociologue malgré lui »), Jean Peneff glisse toujours des invitations à la curiosité, à découvrir et observer, à aller voir le monde par soi-même. Pour lui, l’observation n’est pas seulement une méthode sociologique, c’est d’abord un mode de vie, un désir de rencontre, une curiosité sincère pour les autres, mais c’est également sa manière de mettre en œuvre une réflexion critique sur le monde qui l’entoure. 1 Cette collection sera prochainement disponible à la bibliothèque universitaire de Nantes. Pour une sociologie curieuse, libre et tenace : entretien avec Jean Peneff / Jean Peneff 2 Il affirme faire partie d’une génération formée à une épistémologie critique vis-à-vis de toutes les théories, posture critique qu’il met directement en lien avec le contexte historique de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie. Défendant un savoir contextualisé et profondément incarné, il encourage les jeunes chercheur-e-s à inventer leurs méthodes, voire leurs sociologies, inhérentes aux particularités de leur époque et de leurs parcours biographiques. Cet échange était pour nous l’occasion d’inviter Jean Peneff à parler de sa carrière, à revenir sur les liens qu’il entretient avec certains sociologues de l’école de Chicago, mais aussi et surtout de nous raconter certaines de ses expériences d’accès aux nombreux terrains d’enquête qu’il a parcouru. De l’Algérie, où il a fait ses premiers pas d’enseignant-chercheur, jusqu’aux observations de la « jungle » de Calais réalisées plus récemment, en passant par la Bretagne, la constante de son parcours est une insatiable curiosité. Les pratiques de (non) négociation mises en œuvre par le sociologue sont très directement dépendantes du contexte d’enquête et de l’accueil qui lui est réservé. Capacité d’ajustement, de réajustement et d’anticipation sont donc à ses yeux des attributs nécessaires aux chercheur-e-s de terrain. Durant notre discussion, nous avons également questionné Jean Peneff sur l’observation incognito. Alors que ces pratiques de recherche sont au - aujourd’hui largement débattues dans les arènes académiques, il nous a semblé particulièrement intéressant d’entendre le récit d’une personne qui a créé des identités d’emprunt pour mener ses recherches. Ayant accompli toute sa carrière avec la même conviction de la nécessité d’aller voir par soi-même, il a plusieurs fois eu recours à la « clandestinité » pour poursuivre des enquêtes face à des mondes sociaux et professionnels qui s’y refusaient. Le retour ré gulier de cette invitation à la curiosité, voire à la ténacité, simple et franche, demeure une constante chez notre interlocuteur, malgré les tentations nostalgiques ou pessimistes qui pourraient survenir de certains développements actuels, notamment l’augmentation des exigences formelles dans la mise en place d’une enquête de terrain (passage par des comités d’éthiques, fiches de consentement, etc.), que Jean Peneff décrit comme de possibles obstacles à une pratique de l’enquête de terrain telle qu’il l’a connue au début de sa carrière. Pour une sociologie empirique : la conviction que le monde n’est pas tel qu’il est raconté sur les bancs d’école Intervieweurs (I) : Est-ce que tu es d’accord pour revenir sur ton parcours et nous dire d’où vient cette passion pour l’observation ?

    Peneff (JP) : Je me suis toujours dit « il faut bouger », c’est-à-dire il faut aller voir les choses directement. Comme étudiant, j’étais parti aux États-Unis avec ma compagne, étudiante elle aussi. Ensuite, je suis allé deux fois dans les Pays de l’Est, en Russie notamment. J’avais l’impression qu’on nous racontait des histoires sur le monde communiste, les régimes de l’Est, je voulais voir ! Mon père est d’origine slave et, en passant par le Danube, je pouvais rencontrer une partie de ma famille d’origine que je ne connaissais pas. J’ai cette curiosité extrême qui demande à vérifier par le contact, le regard, les clichés, les idées toutes faites. Je pense que cela fait partie de la génération d’après-guerre, nous avions cette Pour une sociologie curieuse, libre et tenace : entretien avec Jean Peneff / Jean Peneff 3 conviction que le monde n’était pas ce que nos maîtres d’école et nos parents nous avaient raconté. Il faut voir pourquoi et il faut voir pour comprendre. La guerre d’Algérie a été le déclic pour une autre sociologie, une ethnographie… Je suis né en 1939, j’avais quatre ans quand un jour à table chez moi, tout d’un coup, on a frappé à la porte. Mon père a sauté par la fenêtre et s’est enfui. Ma mère nous a caché-e-s, avec ma sœur, sous la table entre la nappe et le sol. Pendant dix minutes, un quart d’heure, on n’a vu que des bottes : ça a été mon premier contact avec des Allemands. Je savais que le village avait peur. Souvent, quand on était dans la rue à jouer, les mères nous attrapaient par le col et elles partaient dans les champs de maïs se cacher avec nous. Mais avoir vu son père partir comme ça effrayé… Vingt ans après, ces mêmes parents, enfin, ces mêmes partis socialistes, ces mêmes dirigeants nous demandent de faire la même chose que les SS en Algérie. Ça a été un choc de se dire : « À 20 ans d’intervalle, il faut recommencer, il faut faire ce que l’on nous a fait ». Je ne veux pas trop en parler, mais la guerre d’Algérie, c’est le pire de ce qu’un régime colonial a fait contre un pays qui voulait son indépendance. Je sais que la torture sur les enfants a été pratiquée, pour faire craquer les parents. Les parents ne craquent pas sous la torture, mais tous les parents parlent quand ils voient leurs enfants torturés. Tout ça est occulté évidemment en France, qui est la bonne conscience du monde maintenant et qui fait des leçons partout, au monde arabe en particulier. Il y a des gens qui ont oublié le passé de leurs grands-parents, ça je pense que c’est une expérience qui rend sceptique. Notre génération a été formée à une sorte de réflexion critique, d’épistémologie critique vis-à-vis de toutes les théories, les données, les récits, les discours, etc. C’est pour cela qu’il faut aller voir, toucher du doigt et puis, après, réfléchir, revenir, enquêter. Cette base, on va dire générationnelle, est une base qui est très coûteuse, parce qu’elle est moralement très négative, et il faut relever qu’elle ne peut pas être engendrée, elle ne peut pas être enseignée. En revanche, on peut stimuler les jeunes gens à faire par eux-mêmes des voyages instructifs, à regarder le monde, se poser des questions, même si elles n’auront pas toujours de réponses. Le voyage, l’ethnographie, la curiosité générale, voilà les bases d’une auto-éducation à l’observation sociologique. De mon côté, je l’ai pratiquée sans le savoir d’ailleurs, puisque la sociologie, je n’y ai pas cru jusqu’à 30 ans, un miracle final… Enfin, je dirais qu’on connaissait le monde plus que les professeurs d’Université qui n’avaient pas bougé, qui étaient de bons « pépères philosophiques », pleins de citations et de culture. « Mais ce n’est pas ça », on leur disait, enfin, on pensait que ce n’était pas ça le monde qui se construisait. On pensait que le monde prenait une autre direction et on voulait aller voir de quoi il était fait. Mes diplômes de sociologie, c’est une sorte d’escroquerie intellectuelle. J’ai fait une thèse bidon sur les notions d’adaptation, les concepts dans le tiers-mondisme, les organisations internationales à propos des pays sous-développés… Je ne donnerai pas une maîtrise aujourd’hui pour ça.

    I : Mais alors comment a débuté ta carrière de sociologue ?

    JP : À la fin de la guerre d’Algérie, nous avons passé un an ou deux avec ma femme à enseigner dans un lycée. On a visité l’Algérie en 2 CV en long et en large avec des copains. C’était une belle époque et les souvenirs demeurent, mais nos connaissances sur ce qui s’était passé enlevaient un peu de la joie, en découvrant les campagnes dévastées. La guerre était finie et on avait l’avenir devant nous. Au moment de quitter le pays, l’ambassade d’Algérie m’a appelé : un certain Stéphane Hessel, conseiller culturel qui a d’ailleurs écrit un très bon livre, Indignez-vous ! (Hessel, 2010), un petit pamphlet. Il m’a alors demandé si j’étais d’accord Pour une sociologie curieuse, libre et tenace : et pour  enseigner la sociologie en Algérie. Il m’a dit : « L’Algérie voudrait des sociologues, on voit dans votre dossier que vous avez fait de la sociologie », j’ai répondu : « Si peu… ». Les Français souhaitaient relancer un grand département de sociologie à Alger avec une équipe de jeunes et il m’a appelé parce que j’étais sur place, que j’étais le plus âgé et le plus diplômé. J’avais 27 ou 28 ans, diplômé, je n’ai pas dit « bidon », mais presque… Je lui ai dit que je ne pouvais pas accepter, que l’on ne pouvait pas être directeur d’un département de socio à Alger à 27 ans, sans  formation, sans apprentissage. J’ai donc répondu « non », mais il a insisté en disant que je pouvais inviter tous les profs français que je souhaitais, que ces profs allaient m’aider à encadrer les étudiant-e-s, à mettre sur pied des enquêtes et qu’ils participeraient à la création d’une sociologie franco-algérienne, avec beaucoup d’études faites sur l’Algérie. Je lui ai alors demandé si je pouvais faire venir Pierre Bourdieu ? Jean-Claude Passeron ? Et il m’a répondu « Oui, oui ». « Ah », ai-je dit, « alors là, je signe des deux mains"

     

    Ma carrière de « sociologue malgré lui » a donc commencé comme cela, à Alger. J’étais alors un chercheur totalement ignorant, inventant l’observation sans savoir que ça existait ailleurs, prenant les risques de l’observation clandestine. Au bout de quatre ans d’enseignement à Alger, le bilan est positif sauf qu’on m’a expulsé, parce que je m’étais justement montré un sociologue trop curieux… cette expulsion était liée à l’observation clandestine ?

    JP : Oui. On demandait que le sociologue reste à la Fac, et moi j’avais entrepris une enquête auprès des industriels algériens. Je l’avais entreprise en prenant les mêmes cheminements que vous : trouver un terrain, un sujet d’enquête et négocier l’entrée. Cela m’a coûté cher. Je m’intéressais à l’industrie privée, que je ne connaissais pas du tout, je suis un rural. J’ai commencé cette enquête avec les voies ordinaires : délimiter un sujet, un terrain d’étude, chercher aux archives et à la propriété industrielle la liste des entrepreneurs, des sociétés déclarées, etc. Je me suis alors vite rendu compte que ce qui était déclaré aux archives ne correspondait pas à ce que je voyais sur le terrain, que beaucoup d’entreprises n’étaient pas déclarées. Je trouvais cela bizarre et j’ai donc décidé de mener des entretiens avec les PDG et les directeurs en utilisant tout d’abord mon statut d’universitaire. Ils se sont beaucoup méfiés et je ne vais pas le leur reprocher, mais dans un tel contexte, je n’arrivais pas à obtenir des informations. J’ai alors décidé de changer de stratégie et de mener une véritable négociation pour avoir une autre entrée que celle d’enseignant à la Faculté. Pour cette nouvelle entrée, je suis passé par un contact officiel à la Chambre de commerce et des métiers d’Alger. Je l’ai fait innocemment, sans savoir que c’était le suppôt même du capitalisme européen ou occidental avec les relais algériens. Cette chambre de commerce était donc un lieu d’opposition, de contestation du pouvoir. Avec cette entrée-là, j’ai été très bien reçu, j’avais les renseignements voulus, je pouvais interviewer les personnes, etc. Bref, cela a marché, sauf que je voyais que j’étais suivi, mis sur écoute et convoqué. Je faisais un cours sur Max Weber et l’esprit capitaliste et, tout d’un coup, je voyais de nouveaux étudiants de 40 ans dans ma salle de classe… À la fin de ma quatrième année en Algérie, j’ai reçu un ordre d’expulsion immédiat. Comme je n’avais pas envie de partir, je suis allé voir l’Ambassade française. La personne qui m’a reçu m’a conseillé de retourner en France pour éviter d’être accusé d’espionnage économique. Je suis donc parti en urgence, en laissant toute ma famille à Alger. À mon retour en France, le ministère de l’Éducation m’a dit : « Vous avez un poste. Trouvez-vous une Faculté d’accueil », mais je ne connaissais personne… J’ai donc contacté Jean-Claude Passeron qui était effectivement venu à Alger plusieurs fois et qui m’a conseillé de contacter Michel Verret à Nantes. Tout cela s’est fait très rapidement et deux ou trois mois après ma femme m’a rejoint. Ma vraie carrière de sociologue a commencé à ce moment-là, à mon retour en France. I : Que retiens-tu de cette expulsion d’Algérie en matière de négociation ? JP : Dans ces circonstances, je n’aurais jamais dû me présenter sous mon vrai nom, en disant que je faisais de la sociologie. J’ai tout fait à l’envers. Comme je suis têtu, je tenais à finir cette enquête sur l’industrie. Je suis retourné deux années de suite à Alger, l’été comme touriste, donc en clandestin, parce que mon échantillon n’était pas complet. Je n’étais pas interdit de territoire et j’ai pu utiliser mon passeport pour entrer dans le pays, mais j’ai ensuite élaboré une fausse identité de représentant de commerce, de la Chambre de commerce de Nantes plus précisément, pour prendre contact avec les industriels qui manquaient à mon échantillon. J’avais construit une carte professionnelle, avec une fausse identité, un faux nom, un faux téléphone… Je suis allé me présenter aux entrepreneurs privés avec cette carte : « Est-ce que vous avez des choses à vendre, est-ce que vous achetez les machines d’occasion, etc. ? » Ils étaient partants pour discuter avec moi dans ces conditions et j’avais un contact que je n’avais pas eu auparavant : le contact parfait. C’était toutefois assez dangereux : il ne fallait pas rester longtemps au même endroit, il ne fallait pas faire durer une conversation avec un entrepreneur plus de deux ou trois heures, parce qu’il pouvait alors prendre le téléphone pour se renseigner sur mon identité. Bref, il fallait partir vite, changer de quartier. Cela s’est bien passé et j’ai finalement pu faire le livre que je voulais, Industriels Algériens (Peneff, 1981). J’ai alors acquis la certitude que pour être un bon sociologue, il faut être rusé, malin, menteur… I : Tu es donc d’accord avec l’image utilisée par la revue, celle du « cambouis », celle des sociologues « aux mains sales »… JP : Oui, tout à fait, quand on fait de la sociologie, on se salit les mains et l’idée de cambouis est juste. J’ai menti aux entrepreneurs en disant que j’étais représentant de commerce, et dans beaucoup d’autres cas, j’ai caché mon identité et j’ai arrangé les choses. Par exemple, quand je suis allé à Calais pour observer la crise migratoire, je n’ai pas négocié mon entrée dans le sens strict du terme, mais je ne disais pas non plus que j’étais là en vagabond curieux. Je disais que j’étais un enseignant qui voulait voir comment on pourrait ouvrir une école. J’ai arrangé la vérité un petit peu, pour ne pas gêner les bénévoles et pour pouvoir faire mon travail. Je pense qu’il faut le faire mais sans connotation morale. Quand j’ai fait cette enquête sur les industriels en Algérie, je voyais le travail des enfants, des jeunes mères en pleurs suite à leur licenciement et je me suis dit : « C’est dur le début du capitalisme ». Je pensais au travail des enfants à Manchester dans les travaux d’Engels (1960). Pour moi c’était important de le dire d’une manière ou d’une autre, je voulais donc finir cette enquête et c’est pour cela que j’ai pris des risques. J’avais de la famille, je n’aurais peut-être pas dû, d’ailleurs ma compagne était à demi d’accord, mais ça a marché ! Je pense que chacun est libre avec sa conscience. Bien sûr, à un moment donné, il faut se dire : « Arrête, stop. Ta sécurité, ta santé est en jeu ». Après cette enquête à Alger, je n’ai plus vraiment pris de risques en faisant de l’observation en France 6 ou uniquement des risques intellectuels. Les sociologues américains ont très bien montré ces dimensions de la négociation. Par exemple William Foot Whyte, dans Street Corner Society (Foot Whyte, 2007), a négocié avec le chef de bande pour entrer dans un gang américano-italien. Négocier voulait alors dire faire un petit vol, faire un petit truc à côté, pour être sûr qu’il n’était pas du côté des flics. Bien sûr, il ne faut pas se mettre en danger ou mettre en danger d’autres personnes, mais négocier, c’est aussi savoir se démerder et c’est à partir de là que nous avons plus ou moins découvert l’école de Chicago.

     

    Les liens  avec les sociologues de l’école de Chicago
    I : Tu parles en « nous », qui sont les personnes associées à ce « nous » ?
    JP : Il y a eu une conjonction de bonnes étoiles. Quand je suis arrivé à Alger, le
    département de sociologie était vide, trois mois ou six mois après est
    arrivé un coopérant militaire, Jean-Pierre Briand. Normalien, Normale
    Sup’, très bon élève et ami d’Althusser, Briand possède une immense
    culture. Je l’ai vu faire ses cours, c’était très fort. À Toulouse on ne rencontrait pas beaucoup de normaliens et j’étais très admiratif de son
    aplomb et de ses capacités, c’était une extraordinaire machine à lire, à
    intégrer les données, à les exprimer et à enseigner avec passion aussi.
    Briand est resté deux ans à Alger et j’ai toujours gardé contact avec lui
    par la suite. Je l’ai d’ailleurs appelé quand je suis rentré en France, c’est
    lui qui m’a conseillé de contacter Jean-Claude Passeron. Il enseignait à
    Paris 8 à Vincennes, avec deux de ses amis : Jean-Michel Chapoulie et
    Henri Péretz, le premier, agrégé de maths, et l’autre docteur en sociologie.
    Tous trois font une sociologie sérieuse, c’est-à-dire à base d’enquêtes.
    Pendant, je dirais, vingt ans, nous avons travaillé à quatre. Aujourd’hui
    le groupe s’est dispersé car les intérêts ont légèrement divergé, mais
    l’amitié, la fraternité, la transparence sont restées.
    I :

    Comment l’école de Chicago est arrivée dans ce groupe ?
    JP : Cela a débuté à Paris 8 avec J.-M. Chapoulie qui avait commandé le livre,Outsiders écrit par Howard Becker (Becker, 1963 ; 1985). Il suggérait des’en inspirer et de regarder de plus près ce que faisaient les sociologues
    états-uniens. Moi-même, à Nantes, je commençais à trouver le formalisme
    et l’académisme un peu ennuyants et, comme j’avais du temps, j’ai commencé à m’intéresser aux grands chantiers de l’Atlantique, les fabricants
    de bateau. Avec les étudiants, nous faisions des visites de ces chantiers,
    et puis j’ai commencé à travailler sur leurs archives, les recrutements.
    J’ai découvert alors un monde que j’ignorais totalement : la mer, les Bretons, la grande industrie et les grandes fabrications de navires, puis plus
    tard d’avions. J’étais à la recherche d’exemples de sociologies concrètes,
    proches du peuple, propres à être diffusées, même par des images ou
    des petits articles. Comme j’étais allé aux États-Unis, que j’étais passé à
    Boston puis à Chicago, j’avais entendu parler un peu de cette sociologie. J’avais entendu parler de gens qui faisaient d’étranges expériences,
    qui vivaient avec les sujets qu’ils étudiaient, qui allaient habiter avec
    les Noirs dans les ghettos par exemple. En France, à nous quatre, nous
    avons réuni de nombreuses informations sur l’école de Chicago.

    Le fait que nous ayons été quatre très différents nous a beaucoup aidés dans
    cette démarche. Quand je fais le bilan aujourd’hui, il y avait deux grands bourgeois, Péretz et Chapoulie, fils de classe supérieure parisienne tousles deux, et deux petits-bourgeois, Briand et moi. Briand petit rural
    du Massif central, père boucher, qui va à Paris, et moi fils de vétérinaire, d’origine bulgare, petit-bourgeois également…

    Dans ce groupe, il y avait toutes sortes de combinaisons, toutes sortes d’alliance, qui faisaient que les échanges étaient très riches. Par exemple, Péretz et moi, nous étions pour la mobilité, alors que les deux autres étaient plutôt sédentaires…En fait, de manière générale, ce n’est pas possible de faire de l’innovation si on n’est pas un petit groupe : seul, on n’y arrive pas.
    I :

    Tu as rencontré à plusieurs reprises les sociologues états-uniens, ils sont venus en France et tu es retourné aux États-Unis ?

    JP : Oui, je suis allé à l’Université de Chicago comme professeur invité, non payé, où j’ai pu assister aux réunions, aux séances, aux cours. J’ai également
    donné quelques conférences aux collègues. J’y suis allé avec ma famille
    pendant un an, mes deux enfants étaient scolarisés aux États-Unis. Nous
    habitions à côté de chez Howard Becker dans le Nord de Chicago. Nous
    avons appris à bien connaître H. Becker, E. Freidson, ils sont venus à
    la maison d’ailleurs, ce sont des gens d’une telle simplicité, d’une telle
    ouverture. Freidson m’avait par exemple invité à venir avec ma famille
    dans sa maison à Long Island. Pour moi, c’était extraordinaire de voir
    des gens qui avaient 10-15 ans de plus que moi et qui me disaient : « ma
    maison est ouverte et elle est grande ». J’ai eu un contact agréable et
    facile avec eux, ce contact m’a permis de construire ma propre voie, qui
    n’était pas tout à fait une voie académique à la française : ce n’était pas
    une voie où les charges d’enseignement sont importantes, ce n’était pas
    non plus une voie honorée avec une grande école universitaire, comprenant beaucoup de niveaux hiérarchiques, notamment des serviteurs
    qui seraient les doctorants. J’ai, quelque part, refusé de créer quelque
    chose qui serait un peu trop ossifié, consolidé, respectueux des normes
    académiques et des hiérarchies. Aux États-Unis, j’ai rencontré pour la
    première fois des sociologues directs, efficaces, clairs, compréhensibles
    au premier coup et sympathiques, spontanés, ouverts, s’intéressant à ce
    que j’avais fait, d’où je venais, pourquoi, ce qui était le principe opposé
    à ce que la France nous avait appris.
    Il y a quelques années, j’ai écrit un livre sur H. Becker (Peneff, 2014). Quand je lui ai parlé de mon projet, il n’était pas très emballé, car il n’aime pas
    tellement se mettre en avant, mais il m’a dit « si tu as envie »… Dans ce
    livre, je m’intéresse à qui est Becker et à sa sociologie, j’y ai mis de façon
    spontanée et peut-être trop personnelle ce que je pensais de sa manière
    de travailler, de faire de la sociologie. Comme j’étais à la retraite, je me
    sentais tout à fait libéré et je pouvais dire et penser ce que je voulais. Il
    était prévu que je publie cet ouvrage aux éditions La Découverte, qui
    m’avaient déjà publié. Ils ont pourtant refusé le manuscrit sur la base
    d’une évaluation faite par H. Péretz, qui était mon meilleur ami. Je suis
    tombé de haut et nous avons eu une brève discussion avec Péretz. Ce
    n’était pas une engueulade et ce n’était pas méchant car si on est contacté
    pour évaluer un manuscrit, on a le droit de dire ce qu’on en pense. Ce
    petit livre est quand même sorti, mais il a été édité par L’Harmattan.
    Il s’est vendu à quelques centaines d’exemplaires, c’est un petit livre
    mort-né : ça arrive, on s’en remet, disons que moi je m’en remets… Il y
    a deux ans, j’ai reçu une demande d’autorisation de traduction de mon
    livre, transmise par L’Harmattan, pour une édition aux États-Unis. Je
    me suis dit : « Ça, c’est bizarre. Le livre est nul et inconnu en France,
    ils veulent le traduire aux États-Unis ? Ils veulent acheter les droits à
    L’Harmattan ? ». Et oui ! Un jour j’ai reçu de la part du professeur Robert
    Dingwall de Nottingham, ancien élève de Jack Goody à Cambridge, une
    proposition d’introduction et de conclusion écrite par lui, à mon livre
    qui avait été traduit (Peneff et alii, 2018).

    Cette traduction contient beaucoup de notes de Dingwall, qui m’incorpore comme sujet de l’enquête à côté de Becker… c’est-à-dire qu’il étudie, en tant qu’Anglais, un Français enquêtant sur Becker. Donc, on a un trio de sociologies. Je suis tombé des nues car j’ai découvert un livre sur Becker excellent ! Ce livre sur Becker que j’ai écrit, dans la version anglaise, je le lis comme n’étant pas de moi et je le lis mieux que dans la version française : il est plus intéressant, il est plus juste et il est plus riche. Il connaît un  certain  succès aux États-Unis, où il est suggéré en lecture aux jeunes étudiants. Il s’agit d’un revirement total : d’un échec complet à une consécration. Voilà qui illustre pourquoi j’ai aimé ces occasions d’échanges que l’école de Chicago permet entre les uns ou les autres, des rencontres inopinées,
    imprévues…


    votre commentaire
  •      

    Je republie car  prémonitoire de la punition "virus"    de l’égoïsme de nos dépenses de santé,de notre aptitude à être manipulé , et de notre naïveté face aux médias arrogants

     

    Mon séjour à Calais   a été évoqué dans Sur le terrain  aux PUG  livre qui fait allusion à mon enquête à Calais Retour de Calais Compte-rendu pour les amis Présent à Calais du lundi 25-3 au Vendredi _8 avril 1 Le camp 2 Les discussions, le travail des associations 3 L’analyse de la situation : les 3 émigrations, les trois origines géographiques 4 Questions pour l’avenir. Alternative à la soumission étatique et à l’anarchie I sensations : Première vision, cocasse ; pour aller à la « jungle » je suis le défilé des migrants qui retournent de la ville par petits paquets ( de 3 ou 4). Ils se suivent les uns derrière les autres. On ne peut pas « manquer le train » même si comme moi on situe mal le camp sur le plan. Donc leur emboîter le pas en parfait anonyme. Un groupe de deux Syriens et deux Soudanais finalement m’associe à leur marche. On parle avec les mains et un sabir arabo-anglais. Première évidence : ils fuient la guerre (toutes les guerres de leurs pays). N’ont pas envie de mourir et se battre pour une quelconque idéologie. Je leur parais crédible car ils se confient, je crois sincèrement. Je les retrouverai un autre jour dans le camp, me sourient, m’appellent le « teacher » ( car j’ai en bandoulière ma serviette avec papiers, carnet de notes, plan) ; et que j’ai voulu initialement entrer en contact avec « l’école » du camp . Il me semble que ce surnom me restera les autres jours où je serai connu comme le prof. Tout ça, dans la bonne humeur et les souvenirs : le Messie de Haendel a été joué là, à Noël La deuxième vision est par contre effrayante, une fois la route nationale quittée, les deux fourgons de CRS à l’entrée, passés, vue cauchemardesque : un terrain de 4 ou 5 hectares labourés comme un bombardement ; plus l’action incessante des Bulldozers , pelleteuses et camions qui nettoient les cinq cents « habitations » avant l’expulsion de la Zone nord ; serrement de cœur quand, dans les débris, on voit des poupées d‘enfants, un ballon de foot , des habits broyés ou salis, outre un peu de matériel de cuisine traînés là qui demeure après l’évacuation. Je m’approche de la seule cabane : les écoles (deux minuscules « salles ») où un cours d’anglais se déroule. Les panneaux d’indications et les programmes tous en anglais. Je crois voir sur un tableau une proposition de cours d’art ! La bibliothèque qui devait être garnie avec rangées de livres brinquebalantes, sans toit étanche, maintenant est livrée au mauvais temps( ). Pensée pour Victor Hugo dont on lit la célèbre sentence esquissée au pinceau « Une école qu’on ouvre, c’est une prison qui se ferme » ! Bref, un déluge d’impressions contradictoires. Dans la partie sud du camp qui résiste, le conglomérat de baraques dites « jungle » me rappelle étrangement ce que les colons appelaient en Algérie, les villages nègres, c’est à dire les bidonvilles, gourbis des quartiers indigènes à la sortie de la ville européenne. Ou encore les villages de regroupement en préfabriqué pour les expulsés des douars. Comme dans des bidonvilles, d’abord : le sentiment absolu de sécurité !! Rien de menaçant, aucun regard méfiant, en dessous, aucune interpellation menaçante, aucune entrave à mes mouvements. Me sens plus en sécurité que dans les rues de Marseille ou de Grenoble ( ) Anarchie des « constructions » de fortune avec des rues au sol boueux, quoique « propre » ; sauf les ruisseaux qui recèlent des détritus. Pas d’odeur nauséabonde non plus : (toilettes sèches). Immensité et pauvreté des lieux, la taille du camp, même réduite de moitié, correspond à un ghetto de 6000 hab. Seuls subsistent quelques commerces et « bistrots », façon squats, c’est à dire bricolés à partir de « rien ». Sous les tentes ou les baraques, on aperçoit un réchaud, une caisse comme table avec des verres, Les rejets de notre société servent là, ad minima, transformés par de gens inventifs. Peu de bruit : pas de musique arabe ou noire, pas de haut parleur (au café, en sourdine, table bancale, minuscule espace). Population beaucoup plus jeune que je ne le pensais ; impression d’une majorité des moins de 25 ans ; ils ne mendient pas, ne se plaignent pas. Le camp est leur famille : ils se visitent, silencieux de baraque à l’autre, sans trop se mélanger (trop de nationalités différentes ?).Ils vivent en petits groupes par affinités et non entièrement par nationalité. Ethniquement, on devine trois émigrations : le Moyen –Orient, l’Asie ( Pakistan, Afghanistan, Caucase, et en partie Inde) , la corne de l’Afrique avec ses Egyptiens et ses Noirs. Pas d’uniformité, pas d’habits traditionnels sauf quelques Afghans ou Pakistanais. Pas de femmes en vue ou d’enfants, mais une fois le camp vidé, les familles venaient d’être « dégroupées » et mises dans les abris-conteners (malgré leur réticence d’être enfermés et envoyés de force vers leur pays). Donc une impression pas trop déprimante, vu la jeunesse et l’absence de désespoir. Si on salue le premier, ils saluent, si on sourit, ils sourient en retour, si on demande un renseignement ils s’arrêtent et tentent de comprendre et d’aider. Dénuement bien sûr mais aucune fraction des habitants ne joue la victimisation. Ce qui frappe cependant est entre eux la double barrière de la langue, et au-delà du mur invisible du ghetto, une plus ou moins grande aisance urbaine pour circuler dans la ville à coté (4 ou 5 Kms). Ils la fréquentent peu, sauf les grandes surfaces discount. Ils reviennent rapidement comme si le camp était la sécurité, la matrice contre les aléas de la police. Quand ils marchent hors du camp, c’est d’un pas rapide et ne traînent pas ; quand ils parlent c’est vite aussi. En ville, ils ne regardent pas les vitrines de luxe ou les commerces de mode. Ils vont visiter d’autres compatriotes, ailleurs et paraissent toujours occupés : pas d’oisifs, bien qu’il n’y ait probablement peu à faire. Pas d’attente inactive, le mouvement est l’animation incessante. Dans quels buts ? Améliorer l’ordinaire, trouver de menus biens en vue de son confort, et des choses à cuisiner. Personne ne dévisage l’étranger de passage. Ils font la queue aux lieux de distribution par les volontaires, genre « soupes populaires », qu’ils avalent vite debout. Ambiance d’occupations sans finalité visible mais des taches inconnues se pratiquent. Aucun symbole, ni nom de rue ou de direction. Tous ont l’air de s’y retrouver et chaque quartier parait avoir ses « nationaux ». Impression d’une communauté parmi un chaos matériel ; un mælstrom de mouvements, une circulation incessante, bref une marche en rond En dialoguant en un sabir ou avec les rares francophones, on apprend ou on devine : ils veulent tous partir en Angleterre et apparaissent sûrs d’y arriver. Donc ils sont patients et déterminés. En contact téléphonique et mails avec l’Outre-Manche et avec leur familles restées au pays. Beaucoup sont des urbains, bien scolarisés, cultivés qui ont voyagé. Si on parle arabe, on apprend qu’ils furent étudiants, informaticiens, agents publics, cadres d’industrie, comptables et instructeurs. L’émigration, là, serait culturelle et antireligieuse, fuite face au traditionalisme de leur société, fuite devant le patriarcat et l’anti-développement des régimes féodaux. Une seule aversion leur est commune : l’antimilitarisme ; ils détestent toutes les armées, toutes les limites de mouvement, y compris les ex-talibans, les Irakiens ou ceux venus d’Asie centrale, après 20 ans de combats. Ils furent souvent enrôlés de force, battus et maltraités, veulent échapper à tous les conflits armés. Ne veulent combattre pour aucun parti, ni clan religieux. Quelques-uns sont des déserteurs de chez Assad ou Daesch, ont parfois été prisonniers d’un camp ou de l’autre, et cherchent à s’éloigner de cet enfer à brutalité égale. Ils ont des ordinateurs et des portables qu’ils manipulent, assis à terre, avec un courant alimenté de générateurs. Conditions spartiates dont ils ne se plaignent pas, conscients de leur chance d’avoir mis des milliers de Kms entre eux et le « front ». Ne veulent pas être pris en photos, de peur de représailles contre leurs parents. Mes impressions sont rapides et subjectives ; donc à vérifier avant de conclure. Mais ces rencontres, ce voyage à Calais, sont à faire à tout prix ! Sans risques et instructives. Je ne le regrette pas car j’ai appris en 4 jours plus qu’en 4 ans de reportages de médias II la longue marche des associations de bénévoles et des collectifs militants. Début d’un mouvement de fond qui fera de ces bénévoles dans 10 ans, des pionniers, des soldats de la paix de cette Europe-contacts qui naît ici ,voire du futur pays: « l’Eurasie ». La sensation qu’un monde nouveau se créé là, qu’une ère de relations avec le tiers ou le quart-monde émerge là est très forte. En tout cas, c’est cette conviction qui m’a conduit à mon âge à faire des observations sur cette entreprise, hors du commun et totalement imprévue La foule des « assos », les volontaires locaux nombreux, un forum de toutes sortes d’ ONG ou petits groupes internationaux se concentrent sur une étroite bordure littorale. Des militants, partout dans le camp, avec la même obsession ; secourir dans l’urgence. Une intense activité, mais sans énervement et à chacune des associations, un secteur d’action. Souvent regroupées en plateformes, auberges, elles offrent soins, ressources alimentaires ; ces associations au fort dynamisme et sens d’inventif ont improvisé une aide en quelques mois grâce à une organisation spontanée ! Il semble régner une égalité (entre responsables et la base ) : est-ce le résultat de la jeunesse des « engagés » ? Où de l'automatisme de l’internationalisme coopératif ? (Nombreux pays représentés :40 nationalités de volontaires se côtoient là depuis 5 ans). Donc d’innombrables collectifs, informels ou pas, des grandes ONG et des inorganisés de la région, collaborent, indistinctement, dans une lutte anonyme, sans sigles, sans signes d’appartenance, sans moyens, sans gratifications ; avec une seule visée : être utile et nourrir 6000 personnes tous les jours. Le sentiment d’estime et de gratitude envers tous ces gens dévoués, devrait être entier de la part du reste de la population française. Une fraction de nos compatriotes a cependant la certitude inverse. Quand je feuillette le bulletin municipal de Mme Bouchart, la maire de Calais : deux articles me frappent, deux problèmes ramenés à une seule solution : « Eradiquez les goélands (ils saliraient, crevant les sacs poubelles ; déjections sur les toits) et chassez les migrants. Dans un cas elle préconise la stérilisation.... des nids et veut chasser les migrants hors de notre vue, au titre du projet en cours : faire de Calais, la Saint Tropez du Nord ! En parlant en ville avec taxis, commerçants, employés de service, on devine que cette politique discriminatoire gêne bien des administrés. On ne sent vraiment pas d’hostilité forte, en tout cas aucun racisme « petit blanc ». Les notables « excédés » sont néanmoins ceux qui font les meilleures affaires (hôtels pleins, commerce apparemment pas atteint : des bénévoles étrangers, des touristes consomment et améliorent les profits hôteliers). Ils profitent de ça pour que l’Etat déclare la zone sinistrée, « en catastrophe naturelle ». Le business as usual ? Dans le centre ville, peu de migrants visibles ou alors très discrets, ils passent vite de peur de la...fourrière ! Les Anglais viennent nombreux pour la journée : hôtels à eux, une brasserie, un pub irlandais... Ce mélange est très curieux et se vit dans la bonne humeur. Impression que la solidarité internationale a trouvé là, un terrain d’élection, un lieu de rencontre et de discussion permanente. J’ai visité un « gare » de triage de la récupération des matériaux de construction, de vêtements usagés, de nourriture, un entrepôt, non loin du port, où s’entassent de montagnes de produits à distribuer. Chaussures bienvenues, habits chauds recherchés. .Les policiers déplacent parfois des groupes de migrants qu’ils abandonnent loin dans la nature ....et prennent leurs chaussures pour les immobiliser. Exclusions dérisoires car ils reviennent toujours En conséquence, ce ramassage au sein de l’Europe procure habits, couvertures, sacs de couchage, tentes, outils de construction d’abris, bois de chauffage (débiter les palettes abandonnées au port) . Intense activité autour de ces tas en vrac. Une centaine de bénévoles se relaient, l’air heureux malgré la rusticité du lieu et chacun fait sa tache sans disputes et apparemment, sans discussions : une ruche ou mieux une fourmilière où chacun sait parfaitement ce qu’il doit faire et le réalise sans s’arrêter, sans bavarder, sans gêner les divers déménagements. Des équipes d’Anglaises (à première vue : jeunes filles de 20 à 30 ans, motivées, concentrées) vivent sur l’entrepôt dans des petites baraques ou caravanes installées là. Propreté malgré la vétusté. Au sein de ce chaos, on pressent une logique de fraternité, et de liberté par l’action. Un ordre de l’efficacité règne sous le désordre. Impressionnante conviction qui se dégage du fait de l’énergie de la jeunesse inébranlable (recommencer toujours et toujours ce que notre administration et police démolissent). Les Anglais viennent, me dit-on, par roulement de 15 jours en aide intensive. Partout, on entend plus d’anglais que de français ou d’arabe (manque des traducteurs malgré des bénévoles africains). Une authentique Internationale en faveur des damnés de la terre de Calais! Qu’il n’y ait pas beaucoup de nos compatriotes, hors les volontaires de la région, est regrettable. On ne voit pas d’étudiants, militants de nos universités. Pourtant observer ce cas d’école de la concentration de bonne volonté et de collaboration extranationale serait unique. On rencontre de nombreux jeunes journalistes free-lance, photographes, cinéastes ; quelques thésards étrangers recueillant des documents. Une mémoire à construire ? Je le souhaite comme de trouver le futur mémorialiste de cette épopée qui symbolisera longtemps, un moment de l’histoire de l’Europe et de l’Asie-Afrique Insolites, des convois de camions viennent de l’Europe entière et débarquent leurs marchandises. Une fois les Belges arrivèrent avec 40 véhicules emplis de tous les résidus de la société de consommation (incongruité des contenus: parfois des sous vêtements féminins ou de luxe !) Bien sûr, geste maladroit et involontairement « provocateur » pour des hommes depuis longtemps coupés des femmes. Au passage : comment fait-on pour qu’une cohorte de 5000 jeunes gens se contrôlent, soient en tous points respectueux de l’autre sexe, ne le dévisage pas, ni ne pratique invites, ou allusions douteuses ; bien entendu des maffias, (Russes ? très présents en ville de Calais à l’affût d’affaires) ont installé un bordel de « campagne » On présumera que la retenue de la part de milliers de jeunes gens coupés de relations féminines, n’est pas uniquement due à l’appréhension de l’expulsion mais, je pense, plutôt à leur culture familiale, une relation moderne entre jeunes des deux sexes : On signale quelques viols aussi.. par des CRS !. Quand on sait la violence sexuelle exercée par nos soldats durant les guerres coloniales –où celle, actuelles, des soldats des forces d’interposition ONU, au Mali, République centrafricaine ,on ne peut qu’apprécier la différence de mentalité et une distinction native entre une soi disant civilisation et la barbarie, différences qui ne sont pas là où on les croit J’ai assisté à 2 réunions de collectifs d’aide à Calais-même. Là aussi une bonne surprise : pas de rite ni de bavardage creux, pas de hiérarchie avérée ; pas d’autoritarisme de leader, pas de contrainte sur sujets et temps de parole. Sur la trentaine de militants observés : jeunesse manifeste ; tous moins de 30 ans plus trois ou 4 sexagénaires. Mélange sans problème et sans imposition d’ordre d’intervention ou d’un droit de parole d’aînesse. Tous les participants semblent respecter un temps équivalent à celui des autres. Personne ne monopolise un avis. Là, donc changement total par rapport aux discussion militantes. Peu de conflits de personnes ; peu de polémiques entre associations : il faut être direct, rapide, efficace dans la prise de décision et la réalisation des taches Cette nouvelle démocratie à la base a-t-elle demandé un gros effort, est-elle une contrainte de la situation ?les ego politiques semblent disparus dans une logique d’urgence d’action. Pour celui qui a vécu l’inverse, dans les années antérieures des mouvements activistes, c’est un événement à réfléchir. D’autant plus surprenant que les origines et les caractéristiques de la dizaine d’associations présentes sont variées, incluant des divergences probablement, mais elles n’entravent pas le collectif . Pas de complaisance à soi, pas de valorisation de son propre groupe. Les sujets évoqués sont la diffusion des informations données par chaque association ou collectif pour son secteur au sujet de l’état de santé (par exemple les grévistes de la faim); les répliques à l’Etat et à la police ; les réactions en cours par les personnels et autres actions en cours de justice, saisie des instances internationales, un recensement de la population etc. Je résume excessivement 2 h. 30 de discussions. Pour celui qui abhorre la volonté ordinaire de se mettre en avant, la sélection (dureté des actes à mener, conditions de travail précaires) engendre des acteurs réalistes et dynamiques pour qui l’engagement semble aller de soi. On n’y parle pas des difficultés ordinaires à se faire entendre de l’extérieur. Tous Volontaires sans pleurnicherie, une volonté de se battre contre l’apathie générale malgré l’indifférence des partis locaux et la pression des groupes fascisants Les interventions portent sur la stratégie à court terme. Les discussions sont basiques et réalistes : résoudrent des cas particuliers ; familles dispersées par la police qui dispatche et ou sépare parents et enfants. Parmi les militants (en majorité de femmes), plusieurs nationalités, notamment d’avocats et personnels de santé (je n’ai pas vu d’enseignants) qui se battent sur ce front depuis 3 ou 4 ans (ils étaient là pour Sangate) Quelques points de l’ordre du jour : les recours, plaintes déposées, enquêtes pour étayer un dossier, affectations par la préfecture des abris et destinations, conditions de l’ évacuation des squats ou assignement et attribution du papier (demande d’asile) « le fameux papier » qui donne le minimum d’existence, face à l’expulsion ou aux menaces policières ( chez les CRS on devine deux extrêmes : tolérance et même bienveillance dans les contrôles ou bien animosité et violences gratuites : un coup de matraque sur la tête sans raison , en passant)


    votre commentaire