• Il faut observer les professeurs, et les professeurs devraient observer les étudiants

         Ça fait drôle de se voir résumé, découpé en morceaux avec une pensée régulière et homogène, et finalement un arrière fond intellectuellement correct et peut-être justifié. Mais je ne suis sûr de rien. Et si mes amis font des synthèses, ils ont raison car je n'ai pas le courage de me regarder dans le temps et de trouver une signification à mon agitation intellectuelle, à mon goût de la lecture, et à l'amour de l'observation directe.

    Pour ne pas trop tirer la couverture sur moi, ce qui serait peu délicat, je peux dire que j'ai été favorisé par de petits groupes d'amis provisoirement réunis. Et j'ajouterai l'apport fécond que j'ai pu faire de mes étudiants à partir de leur observation de positions en cours, et d'écoute de leur discussion mutuelle.

     

               J'ai regardé les étudiants pendant les cours comme eux m'ont regardé enseigner. Il y avait un étudiant qui se mettait entre les deux, sur le côté, pour voir la scène où l’acteur-professeur s’agitait et la salle des étudiants qui s’endormaient. Cet étudiant a d'ailleurs poursuivi en sociologie, étant aujourd’hui considéré comme un très bon chercheur, et plus personnellement comme un ami. Il s'appelle Philippe Masson. Je l'ai eu en licence à Nantes en 1980. Un seul autre étudiant a été un aussi bon observateur de la salle d'enseignement de son prof’, mais d'une manière très différente. Il s'appelle Mustapha El Miri. Les deux furent mes meilleurs étudiants, et sont restés mes meilleurs amis. Ils font partie de la famille et je les considère comme mes petits frères. Avec d'autres étudiants, comme Brochier, Andréo, sans oublier Alain Blanc à Grenoble et son maître Alain Pessin qui a eu la chance de pouvoir y faire venir Becker, de lui faire jouer du piano dans un amphi’ de la fac’, et de rendre cet américain plus célèbre dans les Alpes qu'à Paris.

    Ces petits frères ont été précédés des plus grands qui m'ont longtemps aidé et encouragé. Parmi eux, je compte bien sûr Howard Becker et Eliot Freidson. Ils avaient été eux-mêmes précédés de deux sociologues français qui m'ont encouragé sans être convaincus, Bourdieu et Passeron. Mais au même moment, le meilleur soutien et supporter fût Michel Verret à Nantes. Et en ce qui concerne ma propre génération, je me souviens bien entendu des Briand, Chapoulie et Henry Peretz.

    Tout ça pour dire que le travail de sociologue est collectif, et que ces observateurs font partie d'une confrérie et d'une grande famille. Entre eux, pas de guerre de pouvoir, pas de lutte fraternelle, et pas d'éditeur privilégié. Et cela a été dit, et redit, dans le beau livre que les Presses Universitaires de Grenoble ont constitué de tous mes articles et contributions, et pour lequel je suis très reconnaissant, et ému, de la sollicitude dont j’ai été l’objet : Sur le terrain, un demi-siècle d’observation du monde social (2021).

    Au sujet de ce livre, une remarque politiquement curieuse intéressera les observateurs. Il y manque le seul article qui m'a été interdit en France, et que je n’ai pu faire éditer qu'aux Etats Unis où la censure est beaucoup plus légère : « The observers observed : French Survey Researchers at Work », Social problems, 1988 , Vol. 35 N°5. Cet article était le résultat d'une observation semi-participante des enquêteurs de l'INSEE, pilier des études statistiques en France. En touchant l’État, j'avais outrepassé un tabou qui est celui de ne jamais critiquer sa patrie, son administration, et la valeur de ses recensements. J’avais commis un crime de lèse-majesté, rendant cet article impubliable en France.

     

    En effet, j’ai recensé le nombre de non-inscrits sur les listes électorale à Nantes et l’ai comparé à celui des inscrits, trouvant un taux d’abstention plus important que celui officiellement communiqué. J'avais ainsi montré que les électeurs recensés étaient moins importants parce que on ne tenait pas compte des non-inscrits et des habitants non-recensés, réduisant la valeur des résultats électoraux. En bref, on ne peut pas connaître le nombre d'abstention car il y a une méconnaissance de la population de référence dont on ne peut pas imaginer, et comptabiliser, le nombre exact à un instant T.

     

    La France pays de la liberté d'écrire n'existe pas sauf dans notre imagination

    Avec ces deux ou trois articles « criminels » pour les résultats et les données étatiques et statistiques, j’ai trop ébranlé la croyance en la démocratie télévisuelle et de l’État soi-disant impartial. Ceci affectait aussi la croyance politique des sociologues, qu'ils soient de droite ou de gauche, en la toute-puissance des comptages et des observations faîtes par les agents des institutions économiques ou politiques. J'ai ainsi commis le pire des sacrilèges, perdu beaucoup d'amis, et effrayé beaucoup d'éditeurs et journalistes.

    Mais ce « crime », l'Amérique m'en a préservé puisqu'elle a publié l'article en question. On le retrouvera en anglais car il a aussi fait des remous aux États-Unis qui ont redouté que des sociologues américains se montrent tout autant curieux dans leur pays qu'en France. J’ai d’ailleurs répondu aux critiques américaines en 1989 dans la même revue, manifestant mon soutien aux sociologues américains soucieux de la liberté de pensée : « Reply to Smith and Carter », Social problems, 1989, Vol. 36 N°3. Cela me permet de souligner le soutien indéfectible de Howard Becker, notamment apporté à cet article dont il fait référence dans son Evidence (2017), où il raconte cet événement comme une déchirure dans la liberté de pensée.

    Mais tout ceci passe largement au-dessus de la tête des sociologues français. Peu importe ! La liberté de pensée demeure. Mais il n'y a aucune échappatoire au fait que l'on dépend de son époque, de son milieu, et des caractéristiques intellectuelles du moment. C'est pourquoi, je me considère comme un petit maillon de cette chaîne de penseurs plus ou moins indépendants.

                  Dans le fait d’observer leurs étudiants, ce que croient faire les profs est une nécessité de tout commerçant qui cherche à vendre son produit. Et il y a un concours entre les profs à la fac, notamment en socio qui est basé uniquement sur des idées ou des représentations, ou une recherche d'imposer ses raisonnements par la gestuelle et le style. Les étudiants qui observent bien les professeurs notent spontanément l’existence de leur jeu théâtral et de la course dans laquelle leurs professeurs sont se sont engagés. Le meilleur prof’ est celui qui impose la meilleure impression et gestuelle, ou suggère la plus forte conviction par ses effets de manche.

              Alors, les étudiants observent sociologiquement les profs, plus que l'inverse. Et c'est la première leçon de sociologie en observation directe que j'ai suggéré à mes étudiants : observer et décrire les profs en action, essayer de comprendre comment ils cachent leurs faiblesses, leur ignorance des faits ou des événements qu'ils décrivent, ou les autres contenus de pensée qu'ils croient nécessaires d'exprimer.

                    Et quand je rencontre des étudiants de ceux qui furent les miens hier, ou aujourd’hui, je me régale à les écouter. Leurs observations sur les différentes pédagogies « théâtrales » de mes collègues, ou des miennes dans le passé. La première leçon d'observation participante est donc celle des étudiants qui reçoivent un cours de technique.

                 Cela étant, il y a tellement de sous-produits qu'on s'y perd. Il y a le prof liseur d'un livre (quoi que peut-être de lui) et qui se plaît à se regarder dans le miroir. Il y a celui qui s'emmerde et qui lit des notes écrites par ses soins il y a dix ans, ou des pages de livres. Certains profs d'ailleurs ne le nient pas, et viennent simplement faire une lecture à haute voix d'un livre quelconque. Mais il y a bien d'autres façons figures du prof’, et les étudiants parviennent à les dessiner en faisant acte de sociologie. Ces-derniers manipulent d’autres catégories de jugement et de classement pour parler de leurs profs, et c’est à eux de dire dans quelle catégorie, et par quels critères, ils parviennent à les distinguer les uns par rapports aux autres. Ce serait l'objet de la sociologie : l’observation directe et participante de l'enseignement de la sociologie en faculté. C’est parce qu'il y a bien d'autres façons de faire de la sociologie, ou même de lire des textes la concernant. Ceci a été mon expérience durant près de quarante ans, mais je l'ai arrêté aussitôt que possible, le premier jour du droit à ma retraite. Et je suis parti sans bruit, sans cérémonie, en quittant cet univers factice, théâtral, et purement formel.

                 C'est après, dans les vingt années qui ont suivi, que j'ai rencontré de vrais étudiants sociologues, ou des jeunes qui ne visaient pas le titre bien qu’étant de très bons sociologues spontanés. Comme quoi, entre la sociologie factice et superficielle de l'université, il y a une autre sociologie : vivante et intime de la vie de tous les jours, et qui est la réflexion que nous portons sur les choses qui nous arrivent et le monde qui nous entoure.

                 Alors jeunes gens, observer les profs c'est vous faire entrer dans la vie, dans le théâtre, dans l'univers fictif qu'on a inventé pour vous, et dans les métiers plus ou moins inutiles ou superficiels que l'on va fabriquer pour vous placer et donner un avenir à notre civilisation.

                J'ai rencontré Yacine, un franco-tunisien, qui m'a involontairement confirmé dans les idées que je viens de décrire. L'avantage et le bénéfice de la double ou triple culture natale sont inouïes pour la sociologie. Il faut des bâtards, des origines croisées, avoir été soumis à des événements traumatisants, comme des migrations et des révolutions. Elles nous enrichissent peu importe le résultat recherché. Et par conséquent, la fonction de bâtard, l'habit du croisement de races ou d'ethnies, sont impératifs pour accéder au premier stade de la réflexion sociologique.

          Dans notre jeunesse, nous avions vu beaucoup de sociologues malgré eux, de quasi-ethnologues factuels, d'échangeurs d'expériences et de voyageurs. Nous avions donc vu la richesse intellectuelle de tous les migrants. Et les enfants issus de mariages à nationalités différentes ont toujours été pour moi, en sociologie, les ressources que le prof’ cherche parmi ses auditeurs.

     

                      Pour conclure, ce n'est pas le fait de ce qu'on enseigne qui se transmet, mais ce sont les formes, les contenus, et l'importance d'échanges profonds. Donc l'enseignement traditionnel doit être découragé, éliminé, marginalisé au profit d'échanges directs, oraux, et d'observations de scènes et de situations vues ensemble par professeurs et étudiants. Mais j'ai déjà raconté ça aux États-Unis qui en ont fait une partie importante pour critiquer le tabou académique où en tout sujet les professeurs doivent en savoir, écrasés de leur érudition, avoir lu beaucoup de livres pour se dégager , disent-ils, du tout venant, des clichés, et de l'absence de raison. Ainsi, que ce soit en France ou aux États-Unis, ils ne critiquent jamais leur administration, leur discipline ancienne et les « grands hommes » du passé. Il ne faut jamais toucher à l’État, la puissance du Ministre de l’Éducation nationale et supérieure, est un tabou car on ne doit jamais toucher à sa patrie, à son administration professionnelle, à la valeur des recensements et des données quantitatives de son propre pays sinon on est un traître à son pays, et l'on risquerait de toucher à l'orgueil de nos chères élites.

                Bref, l’indépendance de la sociologie vis-à-vis de ces payeurs et de ses organisateurs est à gagner, jour par jour, petit à petit, sinon on est mangé par ce monstre préhistorique qu'on appelle les sciences sociales. Le mot « science » étant ici tout-à-fait inadéquat et ridicule.


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