• Pour une sociologie curieuse, libre et tenace : entretien avec Cambouis

    «  Nous rencontrons Jean Peneff à son domicile dans le petit village de St-Honoré en Isère le 26 juillet 2019. Une visite de sa maison nous fait découvrir plusieurs bureaux, chacun avec une bibliothèque thématique ou une sélection de livres empilés qui attendent ce lecteur et auteur infatigable : c’est dans cette maison qu’il a rédigé pas moins de six livres. Notre visite chez Jean Peneff était d’abord l’occasion de prolonger les discussions chaleureuses initiées lors de sa venue à Lausanne pour la troisième édition des ateliers lausannois d’ethnographie en 2018. Nous voulions aussi tenir notre promesse de venir le trouver dans sa montagne et voir sa collection de monographies étatsuniennes, réunie patiemment au fil des années lors de ses voyages aux États-Unis.

    Jean Peneff est connu pour ses travaux ethnographiques, notamment pour avoir porté le « goût de l’observation » (Pennef, 2009) et comme l’un des principaux promoteurs de l’école de Chicago et de la sociologie interactionniste en France (Peneff, 2014 ; 2018). Parmi ses travaux, ceux sur l’hôpital sont emblématiques de la puissance d’un travail d’observation ample et rigoureux, ayant apporté des critiques et questionnements forts sur le système de santé en France, le personnel soignant et les médecins (Peneff, 2000 ; 2005). Entre exigence d’une observation rigoureuse et intentions militantes, les recherches de Jean Peneff accordent toutes une place de choix au fait d’entrer et de se maintenir parmi les mondes et les groupes enquêtés. Au cours de cet entretien, il partage avec nous quelques-unes de ses multiples expériences de l’enquête de terrain, sans prétention, avec une manière de s’exprimer très directe et spontanée qu’il rattache à la culture du Sud-Ouest où il a grandi. Aux marges du récit de sa propre carrière (il se définit comme un « sociologue malgré lui »), Jean Peneff glisse toujours des invitations à la curiosité, à découvrir et observer, à aller voir le monde par soi-même. Pour lui, l’observation n’est pas seulement une méthode sociologique, c’est d’abord un mode de vie, un désir de rencontre, une curiosité sincère pour les autres, mais c’est également sa manière de mettre en œuvre une réflexion critique sur le monde qui l’entoure. Il affirme faire partie d’une génération formée à une épistémologie critique vis-à-vis de toutes les théories, posture critique qu’il met directement en lien avec le contexte historique de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie. Défendant un savoir contextualisé et profondément incarné, il encourage les jeunes chercheur-e-s à inventer leurs méthodes, voire leurs sociologies, inhérentes aux particularités de leur époque et de leurs parcours biographiques.

    Cet échange était pour nous l’occasion d’inviter Jean Peneff à parler de sa carrière, à revenir sur les liens qu’il entretient avec certains sociologues de l’école de Chicago, mais aussi et surtout de nous raconter certaines de ses expériences d’accès aux nombreux terrains d’enquête qu’il a parcouru. De l’Algérie, où il a fait ses premiers pas d’enseignant-chercheur, jusqu’aux observations de la « jungle » de Calais réalisées plus récemment, en passant par la Bretagne, la constante de son parcours est une insatiable curiosité. Les pratiques de (non) négociation mises en œuvre par le sociologue sont très directement dépendantes du contexte d’enquête et de l’accueil qui lui est réservé. Capacité d’ajustement, de réajustement et d’anticipation sont donc à ses yeux des attributs nécessaires aux chercheur-e-s de terrain.

    Durant notre discussion, nous avons également questionné Jean Peneff sur l’observation incognito. Alors que ces pratiques de recherche sont aujourd’hui largement débattues dans les arènes académiques, il nous a semblé particulièrement intéressant d’entendre le récit d’une personne qui a créé des identités d’emprunt pour mener ses recherches. Ayant accompli toute sa carrière avec la même conviction de la nécessité d’aller voir par soi-même, il a plusieurs fois eu recours à la « clandestinité » pour poursuivre des enquêtes face à des mondes sociaux et professionnels qui s’y refusaient. Le retour régulier de cette invitation à la curiosité, voire à la ténacité, simple et franche, demeure une constante chez notre interlocuteur, malgré les tentations nostalgiques ou pessimistes qui pourraient survenir de certains développements actuels, notamment l’augmentation des exigences formelles dans la mise en place d’une enquête de terrain (passage par des comités d’éthiques, fiches de consentement, etc.), que Jean Peneff décrit comme de possibles obstacles à une pratique de l’enquête de terrain telle qu’il l’a connue au début de sa carrière.

     

    Pour une sociologie empirique : la conviction que le monde n’est pas tel qu’il est raconté sur les bancs d’école

    Intervieweurs (I) : Est-ce que tu es d’accord pour revenir sur ton parcours et nous dire d’où vient cette passion pour l’observation ?

    Jean Peneff (JP) : Je me suis toujours dit « il faut bouger », c’est-à-dire il faut aller voir les choses directement. Comme étudiant, j’étais parti aux États-Unis avec ma compagne, étudiante elle aussi. Ensuite, je suis allé deux fois dans les Pays de l’Est, en Russie notamment. J’avais l’impression qu’on nous racontait des histoires sur le monde communiste, les régimes de l’Est, je voulais voir ! Mon père est d’origine slave et, en passant par le Danube, je pouvais rencontrer une partie de ma famille d’origine que je ne connaissais pas. J’ai cette curiosité extrême qui demande par le contact, le regard, de vérifier les clichés, les idées toutes faites. Je pense que cela fait partie de la génération d’après-guerre, nous avions cette conviction que le monde n’était pas ce que nos maîtres d’école et nos parents nous avaient raconté. Il faut voir pourquoi et il faut voir pour comprendre. La guerre d’Algérie a été le déclic pour une autre sociologie, une ethnographie… Je suis né en 1939, j’avais quatre ans quand un jour à table chez moi, tout d’un coup, on a frappé à la porte. Mon père a sauté par la fenêtre et s’est enfui. Ma mère nous a caché-e-s, avec ma sœur, sous la table entre la nappe et le sol. Pendant dix minutes, un quart d’heure, on n’a vu que des bottes : ça a été mon premier contact avec des Allemands. Je savais que le village avait peur. Souvent, quand on était dans la rue à jouer, les mères nous attrapaient par le col et elles partaient dans les champs de maïs se cacher avec nous. Mais avoir vu son père partir comme ça effrayé… Vingt ans après, ces mêmes parents, enfin, ces mêmes partis socialistes, ces mêmes dirigeants nous demandent de faire la même chose que les SS en Algérie. Ça a été un choc de se dire : « À 20 ans d’intervalle, il faut recommencer, il faut faire ce que l’on nous a fait ». Je ne veux pas trop en parler, mais la guerre d’Algérie, c’est le pire de ce qu’un régime colonial a fait contre un pays qui voulait son indépendance. Je sais que la torture sur les enfants a été pratiquée, pour faire craquer les parents. Les parents ne craquent pas sous la torture, mais tous les parents parlent quand ils voient leurs enfants torturés. Tout ça est occulté évidemment en France, qui est la bonne conscience du monde maintenant et qui fait des leçons partout, au monde arabe en particulier. Il y a des gens qui ont oublié le passé de leurs grands-parents, ça je pense que c’est une expérience qui rend sceptique. Notre génération a été formée à une sorte de réflexion critique, d’épistémologie critique vis-à-vis de toutes les théories, les données, les récits, les discours, etc. C’est pour cela qu’il faut aller voir, toucher du doigt et puis, après, réfléchir, revenir, enquêter. Cette base, on va dire générationnelle, est une base qui est très coûteuse, parce qu’elle est moralement très négative, et il faut relever qu’elle ne peut pas être engendrée, elle ne peut pas être enseignée. En revanche, on peut stimuler les jeunes gens à faire par eux-mêmes des voyages instructifs, à regarder le monde, se poser des questions, même si elles n’auront pas toujours de réponses. Le voyage, l’ethnographie, la curiosité générale, voilà les bases d’une auto-éducation à l’observation sociologique. De mon côté, je l’ai pratiquée sans le savoir d’ailleurs, puisque la sociologie, je n’y ai pas cru jusqu’à 30 ans, un miracle final… Enfin, je dirais qu’on connaissait le monde plus que les professeurs d’Université qui n’avaient pas bougé, qui étaient de bons « pépères philosophiques », pleins de citations et de culture. « Mais ce n’est pas ça », on leur disait, enfin, on pensait que ce n’était pas ça le monde qui se construisait. On pensait que le monde prenait une autre direction et on voulait aller voir de quoi il était fait. Mes diplômes de sociologie, c’est une sorte d’escroquerie intellectuelle. J’ai fait une thèse bidon sur les notions d’adaptation, les concepts dans le tiers-mondisme, les organisations internationales à propos des pays sous-développés… Je ne donnerais pas une maîtrise aujourd’hui pour ça.

    I : Mais alors comment a débuté ta carrière de sociologue ?

    JP : À la fin de la guerre d’Algérie, nous avons passé un an ou deux avec ma femme à enseigner dans un lycée. On a visité l’Algérie en 2 CV en long et en large avec des copains. C’était une belle époque et les souvenirs demeurent, mais nos connaissances sur ce qui s’était passé enlevaient un peu de la joie, en découvrant les campagnes dévastées. La guerre était finie et on avait l’avenir devant nous. Au moment de quitter le pays, l’ambassade d’Algérie m’a appelé : un certain Stéphane Hessel, conseiller culturel qui a d’ailleurs écrit un très bon livre, Indignez-vous ! (Hessel, 2010), un petit pamphlet. Il m’a alors demandé si j’étais d’accord d’enseigner la sociologie en Algérie. Il m’a dit : « L’Algérie voudrait des sociologues, on voit dans votre dossier que vous avez fait de la sociologie », j’ai répondu : « Si peu… ». Les Français souhaitaient relancer un grand département de sociologie à Alger avec une équipe de jeunes et il m’a appelé parce que j’étais sur place, que j’étais le plus âgé et le plus diplômé. J’avais 27 ou 28 ans, diplômé, je n’ai pas dit « bidon », mais presque… Je lui ai dit que je ne pouvais pas accepter, que l’on ne pouvait pas être directeur d’un département de socio à Alger à 27 ans, sans formation, sans apprentissage. J’ai donc répondu « non », mais il a insisté en disant que je pouvais inviter tous les profs français que je souhaitais, que ces profs allaient m’aider à encadrer les étudiant-e-s, à mettre sur pied des enquêtes et qu’ils participeraient à la création d’une sociologie franco-algérienne, avec beaucoup d’études faites sur l’Algérie. Je lui ai alors demandé si je pouvais faire venir Pierre Bourdieu ? Jean-Claude Passeron ? Et il m’a répondu « Oui, oui ». « Ah », ai-je dit, « alors là, je signe ». J’ai signé parce qu’avec des gens comme ça, qui reviennent tous les trimestres et nous conseillent, bien sûr, je peux enseigner ! Ma carrière de « sociologue malgré lui » a donc commencé comme cela, à Alger. J’étais alors un chercheur totalement ignorant, inventant l’observation sans savoir que ça existait ailleurs, prenant les risques de l’observation clandestine. Au bout de quatre ans d’enseignement à Alger, le bilan est positif sauf qu’on m’a expulsé, parce que je m’étais justement montré un sociologue trop curieux…



    Les risques de l’observation clandestine

    I : Cette expulsion était liée à l’observation clandestine ?

    JP : Oui. On demandait que le sociologue reste à la fac, et moi j’avais entrepris une enquête auprès des industriels algériens. Je l’avais entreprise en prenant les mêmes cheminements que vous : trouver un terrain, un sujet d’enquête et négocier l’entrée. Cela m’a coûté cher. Je m’intéressais à l’industrie privée, que je ne connaissais pas du tout, je suis un rural. J’ai commencé cette enquête avec les voies ordinaires : délimiter un sujet, un terrain d’étude, chercher aux archives et à la propriété industrielle la liste des entrepreneurs, des sociétés déclarées, etc. Je me suis alors vite rendu compte que ce qui était déclaré aux archives ne correspondait pas à ce que je voyais sur le terrain, que beaucoup d’entreprises n’étaient pas déclarées. Je trouvais cela bizarre et j’ai donc décidé de mener des entretiens avec les PDG et les directeurs en utilisant tout d’abord mon statut d’universitaire. Ils se sont beaucoup méfiés et je ne vais pas le leur reprocher, mais dans un tel contexte, je n’arrivais pas à obtenir des informations. J’ai alors décidé de changer de stratégie et de mener une véritable négociation pour avoir une autre entrée que celle d’enseignant à la Faculté. Pour cette nouvelle entrée, je suis passé par un contact officiel à la Chambre de commerce et des métiers d’Alger. Je l’ai fait innocemment, sans savoir que c’était le suppôt même du capitalisme européen ou occidental avec les relais algériens. Cette chambre de commerce était donc un lieu d’opposition, de contestation du pouvoir. Avec cette entrée-là, j’ai été très bien reçu, j’avais les renseignements voulus, je pouvais interviewer les personnes, etc. Bref, cela a marché, sauf que je voyais que j’étais suivi, mis sur écoute et convoqué. Je faisais un cours sur Max Weber et l’esprit capitaliste et, tout d’un coup, je voyais de nouveaux étudiants de 40 ans dans ma salle de classe… À la fin de ma quatrième année en Algérie, j’ai reçu un ordre d’expulsion immédiat. Comme je n’avais pas envie de partir, je suis allé voir l’Ambassade française. La personne qui m’a reçu m’a conseillé de retourner en France pour éviter d’être accusé d’espionnage économique. Je suis donc parti en urgence, en laissant toute ma famille à Alger. À mon retour en France, le ministère de l’Éducation m’a dit : « Vous avez un poste. Trouvez-vous une Faculté d’accueil », mais je ne connaissais personne… J’ai donc contacté Jean-Claude Passeron qui était effectivement venu à Alger plusieurs fois et qui m’a conseillé de contacter Michel Verret à Nantes. Tout cela s’est fait très rapidement et deux ou trois mois après ma femme m’a rejoint. Ma vraie carrière de sociologue a commencé à ce moment-là, à mon retour en France.

    I : Que retiens-tu de cette expulsion d’Algérie en matière de négociation ?

    JP : Dans ces circonstances, je n’aurais jamais dû me présenter sous mon vrai nom, en disant que je faisais de la sociologie. J’ai tout fait à l’envers. Comme je suis têtu, je tenais à finir cette enquête sur l’industrie. Je suis retourné deux années de suite à Alger l’été comme touriste, donc en clandestin, parce que mon échantillon n’était pas complet. Je n’étais pas interdit de territoire et j’ai pu utiliser mon passeport pour entrer dans le pays, mais j’ai ensuite élaboré une fausse identité de représentant de commerce, de la Chambre de commerce de Nantes plus précisément, pour prendre contact avec les industriels qui manquaient à mon échantillon. J’avais construit une carte professionnelle, avec une fausse identité, un faux nom, un faux téléphone… Je suis allé me présenter aux entrepreneurs privés avec cette carte : « Est-ce que vous avez des choses à vendre, est-ce que vous achetez les machines d’occasion, etc. ? » Ils étaient partants pour discuter avec moi dans ces conditions et j’avais un contact que je n’avais pas eu auparavant : le contact parfait. C’était toutefois assez dangereux : il ne fallait pas rester longtemps au même endroit, il ne fallait pas faire durer une conversation avec un entrepreneur plus de deux ou trois heures, parce qu’il pouvait alors prendre le téléphone pour se renseigner sur mon identité. Bref, il fallait partir vite, changer de quartier. Cela s’est bien passé et j’ai finalement pu faire le livre que je voulais, Industriels Algériens (Peneff, 1981). J’ai alors acquis la certitude que pour être un bon sociologue, il faut être rusé, malin, menteur…

    I : Tu es donc d’accord avec l’image utilisée par la revue, celle du « cambouis », celle des sociologues « aux mains sales »…

    JP : Oui, tout à fait, quand on fait de la sociologie, on se salit les mains et l’idée de cambouis est juste. J’ai menti aux entrepreneurs en disant que j’étais représentant de commerce, et dans beaucoup d’autres cas, j’ai caché mon identité et j’ai arrangé les choses. Par exemple, quand je suis allé à Calais pour observer la crise migratoire, je n’ai pas négocié mon entrée dans le sens strict du terme, mais je ne disais pas non plus que j’étais là en vagabond curieux. Je disais que j’étais un enseignant qui voulait voir comment on pourrait ouvrir une école. J’ai arrangé la vérité un petit peu, pour ne pas gêner les bénévoles et pour pouvoir faire mon travail. Je pense qu’il faut le faire mais sans connotation morale. Quand j’ai fait cette enquête sur les industriels en Algérie, je voyais le travail des enfants, des jeunes mères en pleurs suite à leur licenciement et je me suis dit : « C’est dur le début du capitalisme ». Je pensais au travail des enfants à Manchester dans les travaux d’Engels (1960). Pour moi c’était important de le dire d’une manière ou d’une autre, je voulais donc finir cette enquête et c’est pour cela que j’ai pris des risques. J’avais de la famille, je n’aurais peut-être pas dû, d’ailleurs ma compagne était à demi d’accord, mais ça a marché ! Je pense que chacun est libre avec sa conscience. Bien sûr, à un moment donné, il faut se dire : « Arrête, stop. Ta sécurité, ta santé est en jeu ». Après cette enquête à Alger, je n’ai plus vraiment pris de risques en faisant de l’observation en France, ou uniquement des risques intellectuels. Les sociologues américains ont très bien montré ces dimensions de la négociation. Par exemple William Foote Whyte, dans Street Corner Society (Foote Whyte, 2007), a négocié avec le chef de bande pour entrer dans un gang américano-italien. Négocier voulait alors dire faire un petit vol, faire un petit truc à côté, pour être sûr qu’il n’était pas du côté des flics. Bien sûr, il ne faut pas se mettre en danger ou mettre en danger d’autres personnes, mais négocier, c’est aussi savoir se démerder et c’est à partir de là que nous avons plus ou moins découvert l’école de Chicago.

     

     

    Les liens entre Jean Peneff et les sociologues de l’école de Chicago

    I : Tu parles en « nous », qui sont les personnes associées à ce « nous » ?

    JP : Il y a eu une conjonction de bonnes étoiles. Quand je suis arrivé à Alger, le département de sociologie était vide, trois mois ou six mois après est arrivé un coopérant militaire, Jean-Pierre Briand. Normalien, Normale Sup’, très bon élève et ami d’Althusser, Briand possède une immense culture. Je l’ai vu faire ses cours, c’était très fort. À Toulouse on ne rencontrait pas beaucoup de normaliens et j’étais très admiratif de son aplomb et de ses capacités, c’était une extraordinaire machine à lire, à intégrer les données, à les exprimer et à enseigner avec passion aussi. Briand est resté deux ans à Alger et j’ai toujours gardé contact avec lui par la suite. Je l’ai d’ailleurs appelé quand je suis rentré en France, c’est lui qui m’a conseillé de contacter Jean-Claude Passeron. Il enseignait à Paris 8 à Vincennes, avec deux de ses amis : Jean-Michel Chapoulie et Henri Péretz, le premier, agrégé de maths, et l’autre docteur en sociologie. Tous trois font une sociologie sérieuse, c’est-à-dire à base d’enquêtes. Pendant, je dirais, vingt ans, nous avons travaillé à quatre. Aujourd’hui le groupe s’est dispersé car les intérêts ont légèrement divergé, mais l’amitié, la fraternité, la transparence sont restées.

    I : Comment l’école de Chicago est arrivée dans ce groupe ?

    JP : Cela a débuté à Paris 8 avec J.-M. Chapoulie qui avait commandé le livre Outsiders écrit par Howard Becker (Becker, 1963 ; 1985). Il suggérait de s’en inspirer et de regarder de plus près ce que faisaient les sociologues états-uniens. Moi-même, à Nantes, je commençais à trouver le formalisme et l’académisme un peu ennuyants et, comme j’avais du temps, j’ai commencé à m’intéresser aux grands chantiers de l’Atlantique, les fabricants de bateau. Avec les étudiants, nous faisions des visites de ces chantiers, et puis j’ai commencé à travailler sur leurs archives, les recrutements. J’ai découvert alors un monde que j’ignorais totalement : la mer, les Bretons, la grande industrie et les grandes fabrications de navires, puis plus tard d’avions. J’étais à la recherche d’exemples de sociologies concrètes, proches du peuple, propres à être diffusées, même par des images ou des petits articles. Comme j’étais allé aux États-Unis, que j’étais passé à Boston puis à Chicago, j’avais entendu parler un peu de cette sociologie. J’avais entendu parler de gens qui faisaient d’étranges expériences, qui vivaient avec les sujets qu’ils étudiaient, qui allaient habiter avec les Noirs dans les ghettos par exemple. En France, à nous quatre, nous avons réuni de nombreuses informations sur l’école de Chicago. Le fait que nous ayons été quatre très différents nous a beaucoup aidés dans cette démarche. Quand je fais le bilan aujourd’hui, il y avait deux grands bourgeois, Péretz et Chapoulie, fils de classe supérieure parisienne tous les deux, et deux petits-bourgeois, Briand et moi. Briand petit rural du Massif central, père boucher, qui va à Paris, et moi fils de vétérinaire, d’origine bulgare, petit-bourgeois également… Dans ce groupe, il y avait toutes sortes de combinaisons, toutes sortes d’alliance, qui faisaient que les échanges étaient très riches. Par exemple, Péretz et moi, nous étions pour la mobilité, alors que les deux autres étaient plutôt sédentaires… En fait, de manière générale, ce n’est pas possible de faire de l’innovation si on n’est pas un petit groupe : seul, on n’y arrive pas.

    I : Tu as rencontré à plusieurs reprises les sociologues états-uniens, ils sont venus en France et tu es retourné aux États-Unis ?

    JP : Oui, je suis allé à l’Université de Chicago comme professeur invité, non payé, où j’ai pu assister aux réunions, aux séances, aux cours. J’ai également donné quelques conférences aux collègues. J’y suis allé avec ma famille pendant un an, mes deux enfants étaient scolarisés aux États-Unis. Nous habitions à côté de chez Howard Becker dans le Nord de Chicago. Nous avons appris à bien connaître H. Becker, E. Freidson, ils sont venus à la maison d’ailleurs, ce sont des gens d’une telle simplicité, d’une telle ouverture. Freidson m’avait par exemple invité à venir avec ma famille dans sa maison à Long Island. Pour moi, c’était extraordinaire de voir des gens qui avaient 10-15 ans de plus que moi et qui me disaient : « ma maison est ouverte et elle est grande ». J’ai eu un contact agréable et facile avec eux, ce contact m’a permis de construire ma propre voie, qui n’était pas tout à fait une voie académique à la française : ce n’était pas une voie où les charges d’enseignement sont importantes, ce n’était pas non plus une voie honorée avec une grande école universitaire, comprenant beaucoup de niveaux hiérarchiques, notamment des serviteurs qui seraient les doctorants. J’ai, quelque part, refusé de créer quelque chose qui serait un peu trop ossifié, consolidé, respectueux des normes académiques et des hiérarchies. Aux États-Unis, j’ai rencontré pour la première fois des sociologues directs, efficaces, clairs, compréhensibles au premier coup et sympathiques, spontanés, ouverts, s’intéressant à ce que j’avais fait, d’où je venais, pourquoi, ce qui était le principe opposé à ce que la France nous avait appris.

    Il y a quelques années, j’ai écrit un livre sur H. Becker (Peneff, 2014). Quand je lui ai parlé de mon projet, il n’était pas très emballé, car il n’aime pas tellement se mettre en avant, mais il m’a dit « si tu as envie »… Dans ce livre, je m’intéresse à qui est Becker et à sa sociologie, j’y ai mis de façon spontanée et peut-être trop personnelle ce que je pensais de sa manière de travailler, de faire de la sociologie. Comme j’étais à la retraite, je me sentais tout à fait libéré et je pouvais dire et penser ce que je voulais. Il était prévu que je publie cet ouvrage aux éditions La Découverte, qui m’avaient déjà publié. Ils ont pourtant refusé le manuscrit sur la base d’une évaluation faite par H. Péretz, qui était mon meilleur ami. Je suis tombé de haut et nous avons eu une brève discussion avec Péretz. Ce n’était pas une engueulade et ce n’était pas méchant car si on est contacté pour évaluer un manuscrit, on a le droit de dire ce qu’on en pense. Ce petit livre est quand même sorti, mais il a été édité par L’Harmattan. Il s’est vendu à quelques centaines d’exemplaires, c’est un petit livre mort-né : ça arrive, on s’en remet, disons que moi je m’en remets… Il y a deux ans, j’ai reçu une demande d’autorisation de traduction de mon livre, transmise par L’Harmattan, pour une édition aux États-Unis. Je me suis dit : « Ça, c’est bizarre. Le livre est nul et inconnu en France, ils veulent le traduire aux États-Unis ? Ils veulent acheter les droits à L’Harmattan ? ». Et oui ! Un jour j’ai reçu de la part du professeur Robert Dingwall de Nottingham, ancien élève de Jack Goody à Cambridge, une proposition d’introduction et de conclusion écrite par lui, à mon livre qui avait été traduit (Peneff et alii, 2018). Cette traduction contient beaucoup de notes de Dingwall, qui m’incorpore comme sujet de l’enquête à côté de Becker… c’est-à-dire qu’il étudie, en tant qu’Anglais, un Français enquêtant sur Becker. Donc, on a un trio de sociologies. Je suis tombé des nues car j’ai découvert un livre sur Becker excellent ! Ce livre sur Becker que j’ai écrit, dans la version anglaise je le lis comme n’étant pas de moi et je le lis mieux que dans la version française : il est plus intéressant, il est plus juste et il est plus riche. Il connaît un gros succès aux États-Unis, où il est suggéré en lecture aux jeunes étudiants. Il s’agit d’un revirement total : d’un échec complet à une consécration. Voilà qui illustre pourquoi j’ai aimé ces occasions d’échanges que l’école de Chicago permet entre les uns ou les autres, des rencontres inopinées, imprévues…



    Les enjeux de formalisation et de moralisation de la relation d’enquête

    I : C’est pourtant aux États-Unis que les comités d’éthiques, les fiches de consentement et tous ces aspects très formels de la relation d’enquête se sont développés…

    JP : Mon sentiment est qu’il existe actuellement une forme de répression sur la sociologie états-unienne qui vient précisément d’un excès de morale et d’un excès de précautions. Lorsque j’étais aux États-Unis, j’ai assisté à un débat concernant un jeune chercheur qui avait été arrêté par la police ou le FBI, car il avait refusé de révéler ses carnets de notes. Ce chercheur menait une enquête en immersion, il travaillait dans un grand restaurant mi-pègre, mi-classe moyenne à New York. Le restaurant a pris feu et la police voulait accéder à ses carnets de notes pour déterminer si l’incendie était criminel ou s’il n’avait pas deviné qu’il y aurait eu une escroquerie d’assurance. Le chercheur a refusé de livrer ses notes, il a été mis à l’écart et il est passé en justice. Le débat a été très vif aux États-Unis et les sociologues états-uniens empiristes, surtout autour de l’école de Chicago, l’ont défendu à travers leurs institutions, leurs revues, bref toutes leurs sociétés de savoir. Le débat a été national et exemplaire. Je pense qu’il ne faut pas se laisser intimider. Mustapha El Miri et Philippe Masson (2010) ont fait un bel article sur l’excès des codes de déontologie… sur l’excès des risques de moralisation de la sociologie.

    I : Tu fais référence ici à la protection des sources ?

    JP : Oui, concernant les précautions d’usage : protéger les informateurs, protéger les personnes auprès desquelles on enquête, etc. Pour l’Algérie par exemple, je n’ai jamais mis les noms des entrepreneurs. J’ai mis des numéros en donnant les lieux d’existence de l’entreprise, la taille, etc., de telle manière que s’il y avait des enquêtes, il n’y ait pas de retombée sur les personnes. Non pas que ces personnes m’étaient forcément sympathiques, mais ce sont les précautions d’usage. Je pense que c’est un équilibre à trouver chacun pour soi : jusqu’à quel point je peux faire état dans des publications ou des conférences de choses qui peuvent se révéler négatives, dangereuses pour les sujets enquêtés ? Pour donner un autre exemple, à un autre niveau, aux urgences quand je faisais brancardier, j’entendais dire qu’il y avait des trucs bizarres : certains agents soignants faisaient les poches aux alcooliques ou aux toxicomanes qui étaient amenés à l’hôpital, et s’ils trouvaient des sachets de drogues, ils les prenaient. C’est probable, mais je ne l’ai jamais dit dans aucun livre, ni aucun rapport d’enquête. J’ai considéré que c’étaient des petits détails de la vie en sous-sol d’un grand service de médecine qui fonctionnait bien. De mon point de vue, révéler ce type de choses, c’était attirer l’attention sur un petit délit qui aurait pu être ponctuel et non pas régulier. Je me suis souvent tu sur certaines petites choses qu’on pouvait subodorer, deviner. Il arrive souvent que ce type de questions se pose aux sociologues. De mon point de vue, ce sont des problèmes personnels à régler avec sa conscience et il ne faut pas légiférer sur ce type de choses, c’est dangereux… Au contraire, les gens qui veulent légiférer, qui veulent moraliser, qui veulent encadrer, sont contre la sociologie… Car la sociologie est curieuse, elle se mêle de choses, de rapports de pouvoir dont certains voudraient qu’elle ne se mêle pas.



    Pratiques de négociation dans le cadre hospitalier : patience, prudence et capacités d’anticipation

    I : Est-ce que tu penses qu’il y a différentes manières de négocier l’observation et négocier des entretiens ?

    JP : Non. Je me méfierais de toute définition a priori. J’ai fait différents terrains dans le domaine de la médecine : les urgences, la morgue, la chirurgie du cœur. Plusieurs de ces terrains ont été faits au pif, à l’envie, à l’occasion. Dans le cas de la médecine, effectivement, une fois qu’on décide de faire une enquête, pour rentrer officiellement sur les lieux de travail, il faut forcément négocier avec quelqu’un. Quelquefois, on peut s’infiltrer sans négocier si on n’a pas besoin d’entrée officielle. Concernant mon enquête sur la chirurgie du cœur dans un grand hôpital nantais, j’ai été obligé de négocier mon entrée… Je suis allé me présenter comme sociologue qui avait étudié les services d’urgence, notamment à Saint-Nazaire, et qui demandait officiellement à assister à plusieurs greffes du cœur.

    I : Et comment as-tu fait ça ?

    JP : Eh bien, j’ai dit la vérité : « Je m’intéresse à la médecine, j’ai déjà réalisé une enquête aux urgences de Saint-Nazaire, j’ai amené des malades des urgences en chirurgie, je les ai recueillis aussi pour les ramener dans leurs lits, etc. J’ai fait tout ce boulot en tant que brancardier, aide-soignant brancardier. Vous pouvez d’ailleurs vérifier ». Ils ne vérifiaient pas, car le livre existe et que je suis un peu connu. Pour entrer dans le service d’urgence comme brancardier, j’ai également dû négocier un peu. Mais dans le cas de la chirurgie cardiaque, j’ai aussi fait une erreur, car je n’ai pas trouvé la personne adéquate. Négocier, on peut penser que c’est simple, qu’il s’agit d’aller frapper à une porte et d’amener une lettre d’introduction. Mais rien que trouver le bon interlocuteur, c’est parfois difficile ! Dans l’exemple des urgences, l’invitation est d’abord venue de deux ou trois de mes étudiantes, des infirmières de Saint-Nazaire qui faisaient une licence en socio, pour améliorer leur diplôme, leur rendement de carrière ou leur culture. Ce sont elles qui m’ont dit : « Ça peut intéresser notre chef de service, que vous soyez là en bénévole. Il est très ouvert et ça peut l’intéresser ce type d’enquête ». J’ai rédigé une lettre que j’ai envoyée directement au directeur de l’hôpital. Il ne m’a jamais répondu : mauvaise personne. Ce sont mes étudiantes qui m’ont éclairé sur cette absence de réponse : « Il ne faut pas écrire au directeur. Le directeur ne se mêle jamais de la vie du service. C’est au chef de service, au docteur untel, qu’il faut l’écrire et vous présenter d’ailleurs… ». J’ai donc totalement revu mes pratiques et la négociation s’est déroulée en toute clarté avec ce Monsieur : « Est-ce qu’à titre bénévole, je peux travailler en supplétif dans votre service ? Je mets la blouse et je fais le même boulot que tout le monde ». Bien sûr, il faut qu’il en parle à ses collègues, ils sont une dizaine de médecins, et aux autres spécialistes. Finalement, j’ai été intégré sur une base toute simple qui était de me présenter de façon honnête et claire : « Je suis mu simplement par la curiosité sociologique ». Le médecin était également intrigué et il voyait bien l’intérêt d’une enquête pour s’informer sur certains aspects : quel est le public de l’hôpital ? Comment est-ce que travaille son équipe ?

    I : Il y a donc des contreparties à l’entrée dans ce service, des attentes particulières de la part du chef de service ?

    JP : Oui, mais elles sont très simples et peu coûteuses, car le médecin m’a simplement demandé d’avoir un peu de connaissance, un peu de discussion autour de ce que j’observais. Il m’a proposé de venir manger de temps en temps à la cantine, de faire quelques comptes rendus. Quand je suis parti, il y a eu un pot de départ au cours duquel j’ai fait le bilan de mon enquête. Cette négociation à l’hôpital a été relativement facile, comparée à celles que j’avais menées en Algérie : il faut faire attention, il faut trouver la bonne personne, il faut avancer prudemment, il ne faut pas se montrer arrogant, ni trop universitaire. Au contraire, il faut mettre les mains dans le cambouis, et là en l’occurrence, c’était les mains dans la merde. Parce que la négociation la plus longue, ce n’était pas celle que j’avais menée avec le chef de service, mais celle que j’ai menée avec le personnel. Ma présence était légitime pour la hiérarchie, mais au bout d’un mois ou deux, la distance avec le personnel se maintenait. Les contacts étaient relativement sympathiques mais froids et, je dirais, contrôlés : certains papiers, documents, n’étaient pas donnés, pas montrés, la majorité des paroles échangées restaient très officielles. Il s’agissait en fait d’une phase de test et de mise à l’essai : « Tiens Jean, il y a un SDF, tu vas le nettoyer, il est là. » Je l’ai fait, je n’ai jamais rechigné aux tâches les plus basses, les plus humbles, les plus sales. Cette première étape passée, l’accueil est devenu meilleur quand même, mais il y avait encore la deuxième étape car je savais qu’il y avait toujours certaines choses qu’on ne me disait pas. Je me demandais : « quand est-ce qu’ils vont s’ouvrir complètement ? » Je l’ai compris après… C’était astucieux, et il fallait s’en douter, mais ça m’a servi de leçon : l’équipe de soignants a décidé de savoir si je n’étais pas un espion de la direction. C’est-à-dire qu’ils me lâchaient de faux renseignements, de fausses informations sur les patients, sur certains incidents, etc., pour savoir si immédiatement la direction n’intervenait pas. L’enjeu était donc de savoir si je ne les avais pas cafardés ou si j’avais révélé à la direction les petites fautes qu’ils commettent et que, normalement, ils cachent entre eux et qui restent inconnues de la direction. Il ne s’agissait en aucun cas de fautes graves, tout ça était très clair, simple et rationnel. Quand ils ont vu que rien ne revenait de la part de la direction, alors la phase de test était terminée et je suis devenu l’un des leurs. Ils faisaient des pots, des soirées et des fêtes ensemble ; pendant un an ou deux, j’étais un des leurs, ils sont devenus mes amis, des copains, des camarades. Bien sûr, il y a eu des gradations pour gagner cette confiance : c’est souvent long, difficile, on n’accède pas facilement. De manière générale, lors de la négociation, il faudrait savoir anticiper les réactions des indigènes… Mes voyages et mes connaissances, qui avaient été dans des situations délicates aux États-Unis ou en Russie, m’ont été très utiles pour savoir qu’il faut être prudent et y aller sur la pointe des pieds : négocier, discuter, prévoir les choses les pires qui peuvent se produire, etc.

    I : Comment est-ce qu’on acquiert ces connaissances et la capacité d’anticiper justement ?

    JP : Ça s’invente… Il n’y a pas de leçon toute faite sur une bonne adaptation au terrain, je ne crois pas. Mes meilleures maîtrises, mes meilleures thèses, ce sont celles de jeunes gens dont je repérais très bien tout de suite qu’ils étaient des terrains eux-mêmes : soit en milieu ouvrier, soit ils avaient travaillé en usine, soit ils étaient à l’aise avec telle catégorie de personnes. Je n’ai pas accepté beaucoup de thèses : sur ma carrière, j’en ai dirigé cinq. Trois ont abouti, deux n’ont pas abouti. Il faut modérer les ambitions, il ne faut pas participer à la course aux titres, à la course à l’académisme, c’est-à-dire le plus de citations possibles, le plus d’articles possibles. Il faut rester modeste et prudent, honnête avec soi et avec les autres. C’est à chacun d’inventer sa voie, à chacun de trouver sa place.



    Inventer sa voie et ses méthodes…

    I : La sociologie empirique est pourtant prise aujourd’hui dans certaines contradictions. La négociation par étapes progressives, l’immersion sur le long terme, cela devient très compliqué quand on a trois ans de financement…

    JP : Oui, c’est une question d’actualité. Les chercheurs de ma génération ont eu beaucoup de chance dans cette fenêtre juste après la guerre : instabilité, pas trop de chefs… Aujourd’hui, je pense que faire de la sociologie ne passe plus par la Faculté : cela ne peut être le fait que de gens indépendants, libres d’esprit, qui se moquent de tout le trajet universitaire purement livresque qu’on leur a imposé. Nous rencontrons un monde hostile, méfiant, qui interdit toute initiative osée, toute audace, par les blocages de carrière, par les recrutements. Je vois ce que font deux ou trois de mes jeunes camarades, mes jeunes collègues, je pense à Mustapha El Miri, à Philippe Masson ou à Christophe Brochier qui disent : « La sociologie que nous faisons ne correspond pas à celle de nos chefs ou de nos pères ». Je vois les chemins qu’ils prennent pour dire aux étudiantes et aux étudiants : « Inventez votre voie et vous inventerez votre sociologie ». Par exemple, El Miri incite beaucoup ses étudiants à initier des travaux sur les migrants en partant sur un bateau en Méditerranée, en suivant au plus près les parcours migratoires. Il a fait un très bel article sur le fait de « Devenir noir au fur et à mesure de la migration » (El Miri, 2018). Ce sont les routes migratoires qui noircissent : les migrants rencontrent d’abord le racisme des Marocains, qui est une première étape, ensuite, ils passent en Espagne et ils rencontrent le racisme des grands propriétaires de plantations du Sud de l’Andalousie, qui les font travailler au noir, puis ils arrivent en France, où ils font face à un autre racisme, plus cultivé celui-là, plus subtil encore.

    Pour inventer une nouvelle sociologie, il faut simplement que la génération antérieure donne confiance à la génération qui suit. D’ailleurs, vous ne ferez pas mieux que nous, mais vous ne ferez pas pire que nous… Vous allez fabriquer quelque chose qui sera à vous : inventez des méthodes, fabriquez ce que l’époque vous demandera ! Mon rôle aujourd’hui serait de dire : « Prenez confiance en vous, vous trouverez la force, vous trouverez les solutions à vos problèmes. Demandez à quelques-uns de vos aînés comment ils ont fait dans les pires difficultés, et puis avancez. Voilà, avancez »… Je ne pourrais pas dire autre chose.

    I : Qu’est-ce que tu conseillerais concrètement à des jeunes chercheurs, des jeunes chercheuses qui rentrent sur les terrains, qui initient les négociations ?

    JP : Je dirais : « Faites au pif, et puis allez voir les anciens ». C’est comme la Grande Guerre : ceux de la guerre de 40 sont allés voir ceux de la guerre de 14-18. Quand ils ont eu envie, quand ils ont eu besoin, quand ils ont voulu échanger. De la même manière, les jeunes chercheurs peuvent contacter des chercheurs expérimentés, ensuite, vous en tirez bien sûr ce que vous voulez. Soyez libres surtout, ne croyez pas qu’il y ait des hiérarchies en sociologie. Il y a des grands chefs et des petits chefs, mais ne croyez pas qu’il y a des génies et des gens nuls. Il y a des nuls qui sont devenus des génies et l’inverse aussi. C’est un domaine qui n’est pas encore balisé, qui n’a pas vraiment d’histoire, ou disons l’histoire de la sociologie commence à peine. Donc, soyez votre propre maître, ayez confiance en vous. Et simplement, si vous avez envie de demander à quelqu’un comment il a fait face à telles conditions, dans telles circonstances, allez le voir, c’est un peu ce que l’on fait aujourd’hui. Si cette personne veut bien vous parler, très bien, vous en tirerez quelque chose. Puis la vie va vous offrir ou fermer des portes inconnues jusque-là. Moi, je dis aux jeunes gens qui me consultent que l’époque me fait penser à l’avant 40 ou à l’avant 54. Il me semble qu’en ce moment, tout le monde part gaiement vers la catastrophe. Je ne sais pas laquelle, mais vers une catastrophe et tous les pays occidentaux sont concernés. Il me semble que le signe qui ne trompe pas, c’est que, dans ces grandes démocraties, moins de la moitié des citoyens en âge de voter votent : aux États-Unis, entre 35 à 40 % des États-Uniens votent ; en France, c’est 45 % des Français en âge de voter qui votent. Quand le vote est minoritaire, je me dis que la débandade est proche : il s’agit d’une décomposition intérieure. Cette réflexion, je l’avais faite il y a cinq ou six ans, elle est aujourd’hui publiée dans un petit livre autoédité qui s’appelle La mort des républiques (Peneff, 2017).



    Le rôle des collectifs dans la démarche d’enquête

    I : Tu as beaucoup parlé du collectif, tu as dit plusieurs fois que c’était important d’être plusieurs, voire d’être plusieurs personnes différentes…

    JP : Dans le sens propre du collectif, c’est-à-dire professionnel du terme, nous étions quatre, puis ensuite se sont ajoutés mes étudiants de thèse devenus profs. Ce collectif est fondamental car il y a bien sûr toutes les informations que les uns ou les autres apportent au pot commun, les connaissances, mais il y a aussi le souci que l’on se porte les uns les autres. Ce partage est capital : sans ça, je ne fais pas ma carrière. Par exemple, j’ai été souvent tempéré par Briand ou mes deux autres camarades, dans mes coups fougueux, dans mes coups de foudre, mes improvisations, etc. Je viens d’une culture Sud-Ouest un peu, comment dire… vive, improvisée, un peu trop spontanée, une culture très directe. Dans ce sens, avoir l’obligation de réfléchir à plusieurs, de se calmer, de discuter, de mettre certaines questions de côté… pour moi, c’est un acquis. Si la culture du Sud-Ouest est très directe, c’est parce qu’on a grandi sans crainte de la grande bourgeoisie : il n’y avait pas de nobles chez moi, je n’ai pas vu de grands propriétaires, j’ai vu des petits paysans ou des gros paysans, mais c’est tout. J’ai compris bien plus tard les barrières sociales, quand je suis parti faire mes études…

    I : Et ton épouse, elle faisait partie du collectif ? Tu l’évoques souvent dans ton récit, notamment de voyages, et tu mentionnes également son désaccord sur certaines prises de risque…

    JP : Concernant mon épouse, évidemment, c’est une question privée… mais essentielle, enfin, pour moi ! Je ne peux pas faire ma carrière s’il n’y a pas Suzanne, de différents points de vue. D’abord, elle tempère, je suis fougueux. Ensuite, elle fait un enfant et puis elle élève l’autre que l’on adopte ensemble : en gros, elle se charge de l’essentiel. Elle sacrifie sa carrière à mes intérêts à moi. Et puis elle apporte la discussion, elle apporte son point de vue. Elle vient d’un milieu très populaire : elle est fille d’un ouvrier agricole du Rouergue. Elle a les pieds sur terre et elle me donne un poids, une gravité, un repérage. Souvent, elle me dit : « Fais gaffe, attention, réfléchis ». Enfin, elle tape les premiers textes. Les ordinateurs apparaissent. On les a tardivement. D’abord, elle a une machine à écrire, en tapant, elle corrige, et ça c’est très important, moi qui suis brouillon. Elle se refuse à intervenir sur le fond, mais ça c’est sa timidité, mais sur la forme, sur la façon de dire les choses, elle a pesé. Si mon style n’est pas lourd sans être élégant, pas trop gluant, c’est un peu à elle que je le dois. Oui, en ce sens-là, on fait partie d’un groupe : c’est la famille.

    I : Mais quand tu rentres de tes enquêtes, quand tu rentres le soir des urgences, tu lui racontes ? Est-ce que vous partagez, disons, ton quotidien de chercheur ?

    JP : Ce genre de question lui plairait, mais je vais répondre à sa place justement. Non, je raconte peu mon quotidien de chercheur, parce que justement elle me connaît. Chaque fois, elle a été un élément qui tempère, un élément modérateur, un élément qui me fait réfléchir, un élément qui me freine dans le bon sens du terme. Et je pense que c’est impossible de faire autrement. Quand je sors des urgences, après une soirée ou une nuit de surveillance ou de garde, je suis à bout, très tendu, énervé, et il ne faut pas que les enfants m’énervent. Elle fait l’intermédiaire, elle fait écran. Je n’ai pas envie de parler dans ces moments-là, j’ai envie que tout se mette en place dans ma tête doucement. Je peux faire les choses de la vie quotidienne, la vaisselle par exemple ou quelque chose de mécanique, qui ne me bloque pas dans ma pensée. En fait, l’écriture des notes va se passer sur plusieurs jours, plusieurs étapes, plusieurs retours en arrière. Elle me connaît assez bien pour faire tout ce travail d’étanchéité, qui me permet de passer de l’univers tendu de travail exigeant, à la remise au clair de tout ce que j’ai dans la tête. Il faut savoir que sur place je ne note presque rien. J’allais quelquefois m’isoler aux toilettes pour ne pas oublier un élément qui me paraissait important, juste pour écrire : « Ne pas oublier ceci, ne pas oublier cela ». C’était quelques mots : « Souviens-toi de cette anecdote, souviens-toi de ce type ». Le travail de mise en note doit se faire calmement, car cela prend du temps de remettre tout ça en ordre. Et là, être à deux, oui, c’est cent fois mieux, mais cela dit, chacun doit inventer un mode de correspondance.



    Savoir renoncer et savoir se positionner

    I : Tu disais tout à l’heure que tu étais têtu, mais t’est-il déjà arrivé de renoncer à un terrain ou de revenir en arrière ?

    JP : Oui, bien sûr. Par exemple, j’avais commencé le terrain de la politique, cela m’intéressait beaucoup. Lorsque je suis arrivé à Nantes après dix ans d’absence passés en Algérie, je découvre un pays transformé. Après la guerre d’Algérie, la cinquième république, 68 est passé par là, c’est vivant… La Gauche va gagner, j’assiste et je participe un peu à l’élection de Mitterrand. Et d’ailleurs, une fois à Nantes, j’adhère au parti communiste français (PCF), avec ma femme. Je n’y adhère pas en tant que parti, mais en tant que dette intime, parce que je sais que pendant toute la guerre le parti communiste a soutenu ou participé à des réseaux d’évasion, de camarades, de déserteurs, insoumis, pour passer en Suisse ou en Italie. C’était quand même une dette qu’on avait vis-à-vis des gens qui avaient un métier, qui avaient des familles et qui prenaient des risques. La majorité des personnes de ces réseaux étaient des communistes et ils ont fait passer les gens de l’autre côté des frontières de grand cœur. Après mon adhésion, j’ai donc milité. Dans cette activité, je pouvais voir, comparer, et prendre la politique comme sujet. Je me suis notamment particulièrement intéressé à la non-inscription : qui ne s’inscrit pas dans un quartier ? Qui refuse de s’inscrire aux élections ? Qui s’abstient tout en étant inscrit ? Qui s’abstient temporairement ou épisodiquement ? Qui s’abstient systématiquement ? Il m’était facile de mener cette observation et de recueillir des données en connaissant les familles, les noms des individus. J’arrivais donc à mettre des comportements derrière ces choses purement abstraites : non inscrits, non votants, non recensés quelquefois. Je pensais que l’on pouvait faire un grand sujet d’observation de la politique, comme cela avait été un peu tenté aux États-Unis. J’avais tout un matériel, j’en avais discuté avec Briand qui faisait la même chose à Paris. Mais j’ai tout abandonné, mis de côté, mis dans des caisses, car c’était très négatif. C’était triste et négatif et je ne voulais pas donner d’autres occasions à la Droite ou à d’autres individus de critiquer encore des partis qu’ils n’aimaient pas. Je n’ai pas eu envie de le faire, voilà. J’ai gardé beaucoup de choses en tête ou dans mes notes, mais j’ai refusé d’en faire état. Voilà une enquête qui n’a pas abouti.

    I : Il s’agit donc d’une question idéologique ou d’une manière de te positionner…

    JP : Oui, bien sûr et cette question du positionnement me semble fondamentale. Dans cet entretien, mais surtout plus largement dans mon travail de recherche, j’ai souvent livré des informations sur mon parcours, sur mon appartenance de classe par exemple. S’agit-il d’égocentrisme, de nombrilisme, d’exhibitionnisme ? Je pense que chaque sociologie est le reflet de la trajectoire d’un ou d’une auteure et de l’histoire de son milieu. L’expérience sociologique est en partie cachée par les sociologues eux-mêmes, parfois de manière consciente ou dans certaines de ses dimensions. Certains sociologues croient ou feignent de croire qu’ils sont au-dessus des déterminations et influences, « au-dessus de la mêlée » ou « hors du monde », et que leurs intérêts propres, parce qu’ils sont définis comme étant scientifiques, les mettraient hors de portée des effets qu’ils décrivent chez les autres. Bref, les sociologues auraient le pouvoir d’échapper aux mécanismes qu’ils décrivent. Comme ethnographe de terrain, je pense au contraire qu’il est plus sage de dire d’où je viens, ce que j’ai appris de mon milieu, reçu comme éducation, etc. L’enjeu de ce positionnement est selon moi la possibilité de donner aux lecteurs les éléments qu’ils doivent connaître pour juger mon travail, pour mieux comprendre mon « point de vue ». Je n’ai en effet aucun droit supérieur à l’extra-territorialité, ou à l’évitement des effets de cause sociale interprété subjectivement. C’est pourquoi j’ai affirmé dans mes travaux et j’affirme aujourd’hui encore que chacune de mes interprétations sociologiques est un effet retravaillé et élaboré de ma propre trajectoire, une composante de mon milieu et un effet de situation. Les classes moyennes rurales, en ascension rapide, ont été, après la guerre, le support de la sociologie que j’ai faite… »

     

    Références

    Becker, Howard, 1963, Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press of Glencoe, 224 p.

    Becker, Howard, 1985, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, trad. fr. J.-P. Briand & J.-M. Chapoulie, Paris, Éditions Métailié, 249 p.

    Engels, Friedrich, 1960 [1845], La situation de la classe laborieuse en Angleterre, traduction et notes par Gilbert Badia et Frédéric Jean, Paris, Éditions sociales, 413 p.

    Foote Whyte, William, 2007, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 403 p.

    Hessel, Stéphane, 2010, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène éditions, 32 p.

    El Miri Mustapha, Masson Philippe, 2010, « Une charte déontologique est-elle utile ? » dans Sylvain Laurens & Frédéric Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ?, Broissieux, Éditions du Croquant, p. 267-290.

    El Miri Mustapha, 2018, « Devenir Noir sur les routes migratoires. Racialisation des migrants Subsahariens et racisme global », Sociologie et sociétés, vol. 50, no 2, p. 101-124.

    Peneff, Jean, 1981, Industriels algériens, Paris, Éditions du CNRS, 202 p.

    Peneff, Jean, 2000, Les Malades des urgences. Une forme de consommation médicale, Éditions Métailié, Paris, 190 p.

    Peneff, Jean, 2005, L’Hôpital en urgence, Éditions Métailié, Paris, 257 p.

    Peneff, Jean, 2009, Le goût de l’observation. Comprendre et pratiquer l’observation participante en sciences sociales, La Découverte, Paris, 254 p.

    Peneff, Jean, 2014, Howard S. Becker. Sociologue et musicien dans l’école de Chicago, L’Harmattan, Paris, 154 p.

    Peneff, Jean, 2017, La Mort des républiques. La république est éternelle mais elle meurt souvent, auto-édité, 115 p.

    Peneff, Jean, Dingwall, Robert, Becker, Howard, 2018, Howard S. Becker. Sociology and Music in the Chicago School, Routledge, New York, 102 p.




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