• Qu'est-ce que la sociologie ?

    PENEFF, Jean. (2021), Sur le terrain, Un demi-siècle d’observation du monde social, Presses universitaires de Grenoble, Libres cours sociologie, 466 p.

     

    Présentation

             Ce volume contient un inédit et vingt et un textes publiés, soit la quasi-totalité des articles et contributions à des ouvrages collectifs écrits par Jean Peneff de 1979 à 2012. Seuls deux articles parus dans des revues américaines, « Fieldwork in Algeria » (1985) et « The observers observed : French survey researches at work (1988), n’ont pas été retenus, mais leur référence figure dans la bibliographie clôturant ce volume : elle regroupe tous les titres des publications de l’auteur excepté celles constituant cet ouvrage, soit douze ouvrages (dont celui-ci) publiés entre 1981 et 2021 et vingt-deux autres textes (articles, notes de lectures, recension).

    Pour quelles raisons et dans quel but, en mai 2015, occitan de naissance et provençal d’adoption, le professeur émérite de sociologie Jean Peneff est-il allé de son propre chef passer trois semaines au contact des migrants regroupés dans ce qui fut nommé la « jungle de Calais » et une semaine dans les camps alentour ? Lui ayant posé la question, il m’a répondu : « Pour voir. » L’apparente banalité de cette réponse ne doit pas en masquer la très grande profonde et les multiples conséquences : elle est révélatrice d’un double positionnement méthodologique et scientifique, mais aussi – et sans doute – politique au sens de souci du bine commun. À la suite de ce déplacement dans les Hauts-de-France, Jean Peneff a écrit ses impressions dans son blog : JeanPeneffEklablog.net.

    Durant sa carrière d’enseignant commencée dans l’Algérie nouvellement indépendante puis à l’université de Nantes, Michel Verret, directeur du Lersco, l’avait appelé à ses côtés pour participer à des travaux collectifs portant sur les milieux populaires, puis à l’université d’Aix-Marseille où il termina sa vie professionnelle, Jean Peneff a pratiqué les méthodes quantitatives qu’il n’a jamais dédaignées : en témoigne l’essentiel de la deuxième partie du présent volume, soit les textes numéros 41, 6 et 7, respectivement intitulés « Abstention ouvrière et participation bourgeoise aux élections de Nantes en 1977 et 1978 », « La fabrication statistique ou le métier du père », « Le recrutement et l’observation des ouvriers par le patronat : étude d’un fichier d’entreprise ».

    Mais ses productions intellectuelles illustrent sa volonté de privilégier les méthodes qualitatives. S’il ne nie pas l’intérêt de la méthode des entretiens, il relève qu’elle est souvent superficielle, peu critique et utilisée pour des recherches contractualisées et devant déboucher sur des résultats utiles si ce n’est probants, en somme et souvent une facilité pour sociologues pressés confrontés aux contraintes du marché. Fort de ces convictions, Jean Peneff, s’éloignant du paradigme holiste, a privilégié deux méthodes qualitatives : l’analyse biographique et l’observation participante.

    Impliqué dans le laboratoire dirigé par Michel Verret, il a publié plusieurs ouvrages fondés sur l’analyse des autobiographies de militants syndicalistes et d’enseignants des écoles publiques et privées : les références de ces ouvrages figurent dans la bibliographie exhaustive clôturant ce volume. Cette orientation méthodologique et intellectuelle trouve en 1958 son aboutissement avec la soutenance de sa thèse d’État dont une partie a été publiée sous le titre « La méthode biographique. De l’École de Chicago à l’histoire orale » (1990). L’intérêt de cette option méthodologique est rappelé dans le texte numéro 14 intitulé « Les grandes tendances de l’usage des biographies dans la sociologie française ».

    Mais l’option méthodologique ayant la préférence de Jean Peneff est sans conteste l’observation participante, dont, en France, il est un éminent représentant et qu’il a contribué à relégitimer, notamment en lien avec d’autres sociologues français tenants de cette méthode et parmi eux : Jean-Michel Chapoulie, Jean-Paul Briand, Henri Peretz. Comme il aime à le rappeler dans certains de ses textes, il a toujours été porté vers l’observation à laquelle il a été initié par les multiples activités qu’enfant et adolescent il avait sous les yeux dans son village natal semi-rural à la périphérie toulousaine. L’observation, cette illustration de la métaphore du regard sociologique, prend toute son ampleur dans l’un de ses ouvrages Le Goût de l’observation (2009), ouvrage ample et didactique, simultanément simple et ambitieux, lisible et profond, comme toujours avec Jean Peneff.

    Et dans le présent volume, le lecteur trouvera de nombreuses déclinaisons de ce goût de l’observation en général, participante en particulier. Ainsi, par exemple dans la troisième partie, des textes 8 et 9 respectivement intitulés « Le travail de chirurgien : les opérations à cœur ouvert » et « Le travail à la morgue de l’hôpital : des professionnels méconnus » (texte inédit). Comme dans ses deux ouvrages portant sur les services d’urgence à l’hôpital, L’Hôpital en urgence, Études par l’observation participante (1992), Les malades des urgences, une forme de consommation médicale (2000), il est allé observer le travail en acte. Et cette posture méthodologique est aussi mise en perspective avec des orientations anciennes de la sociologie, notamment dans le texte numéro 17 intitulé « Le début de l’observation participante ou les premiers sociologues en usine ». Jean Peneff se sait et se veut membre d’une tradition que l’objectivisme sociologique de l’école française durkheimienne a momentanément effacé de la doxa disciplinaire.

    Tant à propos des biographiques que de l’observation participante, Jean Peneff travaille de la même manière : c’est un praticien de la chose, il va voir, soucieux ensuite d’inscrire sa démarches dans une réflexion plus englobante. Ce sociologue sur le terrain, malicieux, empathique mais au aguets, souvent bricoleur inventif, malin pour tromper la vigilance des services algériens de sécurité qui ne voulaient pas le voir mettre à jour des pratiques économiques hétérodoxes dans une Algérie socialiste, n’est jamais enfermé dans son objet : sa très vaste culture disciplinaire et générale lui permet d’éviter deux écueils : la généralisation abusive à partir de cas et la pauvreté du simple compte rendu. Ethnographe du détail signifiant, il se sent proche des historiens comme le texte 18 l’indique : « La lecture d’historiens, une double invitation à l’ethnographie ».

    Plusieurs aspects caractérisent cet ensemble de vingt-deux textes dont les contenus constituent une excellente introduction à l’œuvre de Jean Peneff.

    D’abord, une diversité des objets abordés. Étudier les activités économiques et l’organisation du travail dans l’Algérie devenue indépendante, soit les textes numéros 1, 2 et 3 de la première partie, puis les itinéraires de militants syndicaux, enfin les multiples caractéristiques de l’homme au travail et au contact des corps, aux urgences, au bloc ou à la morgue, et sans parler du texte numéro 21 intitulé « Football : la pratique, la carrière, les groupes », signifie que Jean Peneff est ouvert sur le monde. Pour lui, il n’y a pas de mauvais objets, même s’il a pu considérer qu’il y avait quelques mauvais sociologues mais aussi de très bons, en France et à l’étranger. L’observation l’a conduit à rencontrer des praticiens modestes, des gens du commun où qu’ils soient, par exemple les bénévoles de la jungle de Calais, les personnes de la salle d’attente de l’hôpital de Chicago qu’il est allé observer et dont il rend compte dans le texte numéro 10 intitulé « La face d’Urgences, le feuilleton télévisé » : se servant de cette observation réalisée dans le vrai hôpital dans lequel la série se déroule et où elle fut partiellement tournée, il s’interroge sur ces deux moyens de rapporter des informations, l’image virevoltante de la série classieuse et grand public et l’observation in situ d’apparence pus limitée, retenue. Si Jean Peneff aime les plaisirs de la conversation, il est rétif aux médias qui, pour l’essentiel, ne prennent pas suffisamment le temps d’aller voir les gens du commun à l’ouvrage. C’est un homme de l’écrit qui se donne le temps de voir : il peut même défendre le fait qu’ayant choisi ses objets, il ne tient surtout pas à rechercher des financeurs, sans doute estimant que la sociologie doit maintenir sa légitimité en ne payant aucun billet d’entrée potentiellement attentatoire à la production d’une vérité scientifique qui pour lui doit être recherchée dans une discrétion érudite. Mais c’est aussi un homme du temps historique long comme en témoignent ses deux ouvrages : La Fin des Républiques (disponible sur son blog) et Maintenant, le règle des banquiers va commencer, avec Mustafa El Miri (2005).

    Ensuite, une proximité intellectuelle avec ce qu’il est convenu d’appeler l’École de Chicago. Lire Jean Peneff en général, et ces vingt-deux textes en particulier, revient à rencontrer l’École de Chicago, ses divers membres et, parmi eux, les représentants de la troisième génération qu’il a connus : Anselm Strauss, Eliot Freidson et surtout Howard S. Becker dont, depuis cinq décennies, il est resté l’ami. Les multiples travaux relevant de l’École de Chicago dont il est un fin connaisseur lui ont offert un cadre scientifique (l’interaction) et méthodologique (l’observation) à qui il est resté fidèle. Les proximités entre Becker et Peneff peuvent être ainsi illustrées : Howard S. Becker a signé quelques pages dans le livre de Jean Peneff intitulé Le goût de l’observation. Et Jean Peneff a publié en français (en 2014) une synthèse de l’œuvre de Becker traduite en anglais et postfacé par Becker (2018) : Howard S. Becker, Sociology and Music in the Chicago School. Pour lui, homme issu du peuple qu’il a côtoyé, la sociologie est de proximité, d’homme à homme : Jean Peneff ne jargonne pas, son style est clair, ses énoncés maîtrisés, tout le monde peut le lire comme tout le monde peut lire Becker en traduction française. La proximité intellectuelle des deux amis est aussi visible quand dans le texte numéro 20 intitulé « Les idées originales d’Howard S. Becker pour enseigner la sociologie », Jean Peneff rapporte leur rencontre durant les années 1970 dans les sous-sols de l’université de Chicago où Becker enseignait la sociologie de façon non-conventionnelle, jamais pesante mais subtilement exigeante.

    Par ailleurs, l’importance de l’observation participante. Jean Peneff a longtemps été le licencié le plus âgé de la fédération Rhône-Alpes de football, jouant à l’arrière, demi défensif, sentinelle enrayant les attaques adverses. Certes ce sport et ses alentours ont été saisis par de grandes figures de la sociologie ayant produit des analyses savantes et élaborées. Le sociologue, footballeur amateur, praticien du dimanche avec ses copains issus de milieux sociaux différents, parle des plaisirs et techniques du dribble, cite les noms des goals de légende. L’une des responsabilités du sociologue consiste à se mettre à hauteur d’hommes et non pas à pratiquer l’observation du haut des seuls tribunes dont une partie est réservée aux very important persons et à la presse qui sont au spectacle et voient l’activité de loin, sans la sueur. L’observation participante permet d’incorporer l’expérience d’autrui, d’approcher les sociabilités par le bas, de mesurer les alternances des grandeurs et des misères, de mentionner les latences, de respirer les atmosphères. En un mot, elle seule initie au temps long, permet le dévoilement via une patience respectueuse, inscrit les hommes dans les lieux. Durant deux séjours de trois mois chacun, Jean Peneff fut brancardier à mi-temps dans deux services d’urgence : il est allé sur les lieux de l’accident de la route, a vu les enchaînements des gestes professionnels, ramassé des bouts de corps humains et payé son tribut symbolique pour être à la hauteur du milieu qui l’avait accueilli.

    En outre, la prudence d’interprétation et la priorité donnée à l’induction. Un temps proche des grands systèmes interprétatifs, dont les tenants volontiers didactiques avaient conscience de leur supériorité explicative, Jean Peneff s’en est éloigné : les dégâts de la guerre d’Algérie qu’il a vus de ses yeux effarés l’ont marqué à jamais et l’approche modeste des situations et des interactions aura désormais sa préférence. Comme nombre des membres des générations actuelles de sociologues se réclamant du pragmatisme, il organise ses travaux selon des cercles concentriques. La possible montée en généralité ne peut être déduite mais précautionneusement, progressivement construite, par tâtonnement et le hasard n’est pas à exclure. Seuls les idéologues maîtrisent l’horizon.

    Enfin, le lien entre expérience individuelle et réflexion générales. Clément Ader, l’un des inventeurs de l’avion, est de sa parentèle. Jean Peneff lui a consacré un livre aussi simple d’accès que profond dans les analyses qu’il propose de l’ascension de cet inventeur de génie dans la France devenant puissance industrielle : l’ingénieur occitan dialoguait avec ses techniciens et ouvriers. Pour donner forme à l’avion, Ader observa longuement le vol des oiseaux et fit différents essais. Jean Peneff a vu, parmi tant d’autres, le maréchal-ferrant et le cultivateur, l’instituteur et le notaire, le cheval et la voiture. Il a donc observé les hommes et les gestes, vu les apprentissages par corps, bénéficié des manipulations. Il déplore le caractère trop abstrait des enseignements contemporains qui récusent le toucher et s’enferment dans le lointain. Dans le texte numéro 22 intitulé « La Bulgarie expliquée aux Européens », il remonte à ses sources personnelles, car son père, résistant durant la Seconde Guerre mondiale, avait fui la misère de ce pays. Il s’y rendit et rencontra des cousins. Néanmoins, ce temporaire retour au pays est aussi pour lui l’occasion d’inclure le destin de sa famille bulgare, donc le sien, au sein des flux migratoires propres à cette partie de l’Europe danubienne. Jean Peneff sait joindre le particulier et l’universel.

    Les textes n’ont pas été modifiés par l’éditeur, sauf à propos de quelques exceptions concernant la forme. Revues et ouvrages collectifs n’ont pas les mêmes normes éditoriales : ceci explique que le recours aux appels de notes, la présentation des notes en bas de page, les normes de présentation des ouvrages cités, ne sont pas identiques dans les textes ci-après : j’invite le lecteur à lire les notes de bas de page écrites par l’auteur, car elles sont l’occasion de commentaires avisés, parfois teintés d’ironie, en tout cas riches de contenu. Tous les textes ne comprennent pas de bibliographie et quand Jean Peneff en a proposé une, elle clôt toujours le texte, il n’y a donc pas, en fin d’ouvrage, une bibliographie récapitulative. Ici et là, des précisions bibliographiques ont été ajoutées.

    La parution de ce recueil de vingt-deux textes résulte d’une triple collaboration. Le service de la reprographie de l’Université Grenoble Alpes (UGA) a numérisé les textes publiés sous forme papier. Jean-Marc Francony, Maître de Conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UGA, responsable du master « Les métiers du livre », a, avec la promotion 2019-2020 des étudiants de master 2, organisé et supervisé le travail de formatage, d’harmonisation et d’homogénéisation des textes numérisés. Les Presses universitaires de Grenoble ont accepté de publier ce volume. Je les remercie vivement d’avoir contribué à rendre possible la parution de ce recueil. Je remercie aussi les éditeurs et responsables de revues d’avoir donné les autorisations nécessaires pour que des textes déjà publiés puissent intégrer ce volume. Enfin, je remercie Jean Peneff pour la confiance qu’il m’a témoignée et pour les encouragements qu’il m’a prodigués. J’espère que ce recueil permettra au lecteur de rencontrer un sociologue vivant et vibrant.

    Alain Blanc, sociologue,

    Professeur, enseignant chercheur au Laboratoire de Recherche

    sur les Apprentissages en Contexte (LaRAC),

    Université Grenoble-Alpes

     

    1 Les numéros des textes font référence à la table des articles située en page 13.

     


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