-
Fillon exit : purgatoire ou enfer ?
Les candidats au premier tour manquaient d’humour (sauf un certain Poutou)
Celui à qui était promis en décembre l’élection a perdu ses chances d’entrée au second tour. Il lui manqua 5OO OOO voix pour dépasser la dame, celle des « gars de la Marine » Pourquoi ? Manque de réalisme, manque de chance ? Je pense surtout : pas beaucoup d’idées , ni de style ou de l’ironie à manifester face aux champions du droit et de la Morale :le « Canard » et les juges du pôle ! j'ai depuis ma montagne proposé un peu d’autodérision au lieu de prendre au sérieux les accusations. Face à la culture classique de ses dénonciateurs, que n’a-t-il invoqué Homère ? Penelope y est si bien décrite par anticipation ; celle qui, pour refuser d’envisager le veuvage en l’absence d’Ulysse et se remarier, défait chaque nuit le travail de la journée et le rend infini et illisible (tisser le linceul ) puisqu’elle renoncera à sa vocation quand elle aura fini sa « tache ».Donc le labeur de Pénélope -la si bien nommée- est chaque jour invisible :elle l’efface la nuit suivante. Elle prouvait ainsi sa fidélité à son mari si éloigné d’Ithaque ! Oh Canard , que n’as –tu relu l’Odyssée pour comprendre cette femme fidèle ? Autre forme d’humour-que le Canard aurait dû apprécier car il a le bec dur et sélectif - c’est raconter les péripéties des 52 autres époux (ou épouses) députés qui emploient leur conjoint en assistant parlementaire. Que de situations scabreuses auraient entendu les bureaux de Palais Bourbon : prête-nom pour une maitresse, collaboration belliqueuse et conflits de cuisine électorale dans les murs de l’ Assemblée nationale pleine de fureurs conjugales
Plus sérieusement si le candidat Fillon avait feuilleté son manuel d’Histoire, il aurait adopté un geste historique qui lui aurait fait gagner des millions de voix .Non pas rembourser les rémunérations, non indues de Pénélope ; après tout, c’est à elle !. Mais s’engager s’il était élu à ne pas recevoir son salaire de Président, à le refuser, à renoncer au train de vie coûteux de l’Elysée, à commencer le tri des fonctionnaires attitrés de son bureau présidentiel. Le redressement des finances passait par là : la démonstration par l’exemple de la réduction de son personnel, par le sacrifice du luxe de la fonction y compris à l’égard d’une mission consacrée .L’engagement suprême ne doit exiger ni compensation ni indemnité ou rétribution. Le devoir national, l’exemple du dévouement sont à ce prix ! Que n’a-t-il pressenti cela le candidat ? Quelle classe cela aurait eu ! Et la gueule de ses collègues,postulants obligés à ce geste généreux et populaire. On souhaite cette attitude, au petit garçon « employé de banque » qui va lui succéder peut-être
Le désintéressement était la question principale des élections. Un seul, en temps lointains, l’inaugura bien que jamais aucun continuateur ne la reprit. Le General De Gaulle en 1959 refusa tout émolument pour son poste de Président élu. Plus que cela, il payait de sa poche tous les frais de vie à l’Élysée qui ne relevait pas de la fonction de la représentation ; donc la vie privée et celle de sa famille dans le Palais, était hors des charges de la nation, par exemple son transport, le WE à La Boisserie, son domicile : également, à ses frais. Quel exemple en ces temps d’avidité ! Personne ne se rappelle le dévouement, la sincérité, la volonté de changer les mœurs, hier, en tant qu’objectifs de la République ; et aucun candidat ne l’évoque. Quel manque d’idées élevées ; que des esprits mesquins, petits bourgeois ! Aucun sens de la mission, aucune grandeur à attendre de cette élection déjà ratée
Voilà comment on expliquera plus tard cette Présidentielle à nos enfants
votre commentaire -
Sur La mort de quelques républiques
La république est éternelle mais elle meurt souvent :
Ce livre refusé par les éditeurs selon le principe que l’on ne parle pas de décès dans la maison d’un grand malade est auto-édité. Il permet d’assister à des condensés d’histoire, formidables accélérations en 1792-97 ; 1848, 1940 ou 1958. Cette enquête commence dans la Grèce antique et à Rome pour finir avec la série française des morts subites en passant par la république de Weimar qui se suicida devant les menaces nazies. Et on finira sur le présent: la Vème devant l’ impératif ordinaire ; car nous voila sans croissance, sans dominations, sans prédations, sans colonies exploitables, avec une industrie manufacturière ou une agriculture à faibles profits...et soudain comme ce le fut dans l’histoire : « Marianne est nue » !
Une étude de décès en série n’a pas été tentée auparavant. Probablement parce que caractériser l’effondrement de différentes républiques n’est pas exaltant ; on préfère les enfantements remarquables et porteurs d’espoir et d’illusions .
D’ailleurs Les auteurs ne sont pas d’accord entre eux ! Morte de quoi ? A la suite de quelles circonstances ou pathologies? Ce brouillage est en soi un mystère : aucune exploration sérieuse, aucune explication n’a été avancée pour saisir la répétition ces morts cruciales. La sociologie s’en est désintéressée. Et l’histoire ? Le refus de ces spécialistes est admissible; les historiens sont par définition conformistes et prudents. En effet, ils dépendent de l’histoire pour faire leur Histoire (sources accessibles ou non, accès ou pas aux témoins, temps libre, autorisations) ; ils font de la sociologie sans le dire, en accordant à tel contexte ou à tel conditionnement, le poids de l’efficace. Ils créent du témoignage comme nous, et sont comme nous, soumis à l’influence de la société. Ils citent des auteurs pour leur crédibilité ; ils dépendent de l’université et de leur audience. Les médias et les intellectuels professionnels se détournent de ce problème des disparitions pour se consacrer aux naissances glorieuses, aux « inventions » prestigieuses, aux débuts rayonnants et de ce fait attirent notre attention ailleurs Ils trouvent des intérêts puissants à voiler l’horizon au profit du passé. Les élites bourgeoises, que ce soit celles de Sciences Po ou de Normale sup, ou d’autres entrées, parvenues au sommet, deviennent passéistes. Dans les familles, on se transmet un héritage politique républicain mais cette passation ne va pas de soi en raison de l’âge et des rapports de générations. Qu’elles soient de Droite ou de Gauche, ou bien des extrêmes les obstacles qu’elles rencontrent à une transmission en douceur du pouvoir rend le nouveau contrat social au centre du capitalisme démocratique inexpliqué
En conséquence, on renversera l’analyse. On partira du postulat que toutes les républiques sont mortelles et que ce qu’on doit expliquer est leur durée anormale... au-delà de 70 ou 80 ans. J’en trouvé un grand nombre de cas, illustres ou méconnus ; je les décris à ma manière. En me servant d’auteurs renommés. Les ayant lus, et souvent connus, j’ai tourné mon regard, non pas seulement sur qu’ils disent, ni sur ce qu’ils proclament de la raison d’être de leurs écrits, mais sur la source de leurs idées et sur leur fiabilité ! C’est à dire comment manifestent-ils leurs idées au quotidien. Amateur de livres, je crois que cet agrégat de papier est un moyen artificiel, un peu « court »pour comprendre un penseur. Plus judicieux pour le sociologue est de chercher à savoir : qui est-il, d’où vient-il, quels sont ses moyens matériels, comment se comporte-t-il dans la vie courante, que fait-il dans telle circonstance de sa vie (enseignement, famille, rapport au pouvoir, attitude de père, employeur, citoyen) ? J’ai appris au sujet des auteurs pris pour témoins (une douzaine que je connais personnellement) autant par cette connaissance directe, que dans ce qu’ils proclament en l’intermédiaire du livre. Ce qui les réunit est l’audace de se libérer des frontières chronologiques, des découpages disciplinaires ou des contraintes de carrière. In fine on posera au sociologue, s’il est chercheur de terrain, la question s’il veut demeurer libre, de savoir s’il peut rester en même temps un universitaire ? A-t-il la faculté de critiquer son employeur, l’Etat, tout en restant un loyal républicain, sauf à scier la branche sur laquelle il est assis confortablement ; cette question est recevable pour la recherche, car dans l’enseignement , la protection du statut est impérative
«Si la République est éternelle et qu’elle meure souvent », l’énigme de ses disparitions régulières nous échappe ; la logique, faisant de chacune une singularité susceptible de confrontations ne nous apparaît pas clairement. Encore faudrait-il des tonnes d’idées neuves. Justement, des Grands Anciens aux auteurs modernes, il y a pléthore, malgré que « les idées neuves soient pourchassées de haine pour rester dans le confort de routine » dit un Ecossais :
« La plus grande part de l’humanité peut être divisée en deux classes ; celle des penseurs superficiels qui s’arrêtent en deçà de la vérité et celle des penseurs abstrus, qui vont au-delà. La seconde classe est la plus rare et, puis-je ajouter, de loin la plus utile et la plus précieuse. Ils ont au moins le mérite d’ébaucher des questions et de lever des difficultés,et même s’il arrive qu’ils manquent d’habileté pour les démêler , au moins peuvent-elles produire de subtiles découvertes lorsqu’elle sont traitées par des hommes qui ont une façon de penser plus juste. Au pire, ce que disent ces penseurs n’est pas commun, et la compréhension dût-elle en coûter quelque peine, on a du moins le plaisir d’entendre quelque chose de nouveau. Un auteur qui ne vous dit rien que l’on ne puisse apprendre de n’importe quelle conversation de café doit être tenu en piètre estime » (David Hume Discours politiques 1758)
Je me suis détourné également des disputes d’assemblées, des diatribes de salon et des chroniques au grand quotidien du monde, Et j’ai trouvé des idées .De source diverses : études, enquêtes, lectures, rencontres; je fais part aussi de mon expérience personnelle : contemporain de deux grands « décès » républicains qui ont marqué les esprits.
L’aléa de la durée rend dubitatif : en France, mortalité infantile forte, deux fois à la naissance (1793 ,1848) ; une fois à l’adolescence à 13 ans (1958) et pour une autre cas, une vieillesse catastrophique, à 70 ans, qui la vit périr en trois semaines. Celle que nous vivons actuellement, à près de 60 ans, n’est plus, dit-on, très robuste. A Athènes et Rome, elles furent de brefs entractes entre oligarchies, tyrannies ou monarchies. Au début du siècle dernier, deux d’entre elles (Espagne et Allemagne), moururent au cours de leur jeunesse, foudroyées par leur armée ou par des milices privées. Parmi les facteurs déterminants on vit en effet immédiatement sortir les longs couteaux de la puissance militaire. Peu étudiée sociologiquement, cette institution, fondamentale en toute nation (les historiens, hélas, en ont fait un secteur marginal et limité de leurs analyses), sera perçue comme un accélérateur, ou bien un déclencheur. C’est parfois simplement du fait de l’abstention (face aux armées privées , SA en Allemagne) ou à la suite du défaitisme de son Etat Major en France de 1940 (voire pour une fraction, du refus de se battre).
La fin de la 4ème française survient en 1958 à la suite de la guerre d’Algérie : l’armée donna le coup de grâce mais n’était-ce pas plutôt une euthanasie masquée ? Des agonies longues ou courtes, des évanouissements temporaires ou des morts définitives, qu’elles soient « héroïques » ou non, l’histoire en proposa à foison : assassinats des mains de Franco, Pinochet ... Nous avons eu aussi bien Bonaparte, Louis-Napoléon, Pétain .
Ce qui entrave l’indispensable intelligence de ces situations est l’absence d’idées explicatives chez de nombreux historiens et sociologues, autant que la faiblesse d’entendement de la part des sciences sociales sur les sujets tels que les crises ou les disparitions. Certes, je prends au sérieux Paul Valery : « L’histoire donne des exemples de tout, elle ne donne donc des leçons sur rien ». Or, le jugement moral une fois éliminé, nous n’imaginons pas d’autre alternative que l’exercice libre critique du comparatif. .Ô surprise, offrant une série de cas d’un phénomène aussi peu exceptionnel que la mort d’une république, je ne croyais pas scandaliser ! Néanmoins, j’ai persisté et je sais que je m’expose. J’ai des droits de citoyens, si ce n’est de sociologue ; et donc j’ouvre une large gamme de disparitions que je rapproche et distingue au centre d’une combinaison de facteurs et de circonstances. Que ce soient les premières cités athéniennes, ou italiennes vers 1500, ou encore les Etats nations du XXè (France ; Allemagne ; Espagne), la continuité de l’intervention des forces militaires, l’omniprésence les professeurs de Droit, des constitutionnalistes, l’activisme des universitaires est frappante. Sans parler des médias et des essayistes, épaulés par les fabricants de livres, sous l’égide des éditeurs ou journalistes. Des lecteurs me diront : Attention danger d’anachronisme ! Ce fut la raison officielle des refus de publication :« vous n’êtes pas dans notre ligne éditoriale ».I l est vrai que le secteur de l’imprimerie livresque, en crise, est soumis à des contraintes, par la mondialisation, de financements rapides, de pressions d’actionnaires, maintenant des milliardaires. Pourtant le moment est propice. Les factions politiques qui se déchirent, font tomber les masques : on voit alors plus clair sur le sens du mot démocratie. Profitons de cette opportunité due à un instant de doute et cherchons des issues au désert de raisonnements
Le plus difficile à admettre, pour les intellectuels contemporains, concernant les idées émises ici, sera la critique de l’usage inconsidéré ou dévoyé de « populisme ». Les idéologues de la république ont su fabriquer une « histoire populaire » de la démocratie ; ont conçu une représentation du peuple unanimiste au fond « républicain » par nature qui fit date à partir de 1945, et à laquelle il est obligatoire de se référer sans vérification de l’adhésion de ce « peuple » inconnu. Que peut apporter le sociologue de terrain? Justement l’enquête et la vérification de la pertinence des catégories usuelles de jugement. Par exemple des enquêtes ethnographiques, empiriques directes, sur des refus motivés d’inscription électorale, sur des populations qui manifestent l’abstention du vote, occasionnelle ou persistante. En confrontant ces attitudes à d’autres modalités d‘action politique qui ne passent pas par le vote mais par d’autres actions citoyennes, on verra que la politisation réelle ne se trouve pas là où on le pense. L’idéalisation peut concerner l’envers du décor. Le sociologue, sur le terrai, rencontre fréquemment des paysans bourgeois et des ouvriers conformistes et, même de plus en plus fréquemment, si on tient le critère de la propriété d’un patrimoine non substantiel, comme essentiel. D’ailleurs le vote des petits paysans et des employés, un brin propriétaires, a fait chuter plusieurs républiques
Les discours des « intellectuels d’Etat », critiques ou non, ont solidifié une application formelle des droits de l’homme et ont masqué les multiples contradictions entre Droit et réalités, entre principes et politiques effectives. Toutes les fractions au pouvoir, ou le convoitant, se servent du peuple et s’emparent du droit à le représenter, jusqu’à un moment où la rupture est inévitable et brutale, bien que personne n’en ait la même vision et sensation. La variation autour de cette notion morale qu’est la participation électorale constitue un morceau de musique si discordant qu’on ne sait plus à qui on parle et de quoi on parle C’est ce qui fait la force du peuple rêvé ou de l’appel à lui : toujours rester purement rhétorique . Pas la moindre enquête directe par immersion. La définition de citoyens est, dès lors, aussi confuse que son histoire ; telle, la mise à l’écart selon le moment des jeunes, les femmes, les propriétaires passifs, les « pas assez riches », les résidents non natifs etc. Aucun cas ne s’identifie à un autre dans la fluctuation historique. Par conséquent la république a été le meilleur régime espéré grâce à sa géométrie variable et à sa grande souplesse d’application. Exemple : le droit électoral change sans qu’on touche à la solennité requise de cérémonie quasi-religieuse du vote de nos représentants (isoloir-confessionnal, attente-cortège, silence et recueillement)
La République a inspiré une terminologie abstraite variée: la plèbe, la masse, la foule, la classe inférieure ou dangereuse, la populace, les prolos, ou pire, quant aux politologues peu exigeants : les « gens » comme si c’était une entité. A cette obscurité, a correspondu un peuple idéalisé. Cette évocation du « peuple » est souvent une diversion dans le rapport de force entre fractions rivales du pouvoir. D’ailleurs comment le connaîtraient-elles ? Aucun de leurs membres, et surtout pas dans la politique, n’a un proche parent, un voisin, un ami intime, à l’état d’ouvrier, de petit employé, d’agent subalterne. Sur plus d’une vingtaine de milliers de députés français choisi dans notre histoire démocratique sur deux siècles, deux cents peuvent être considérés comme véritables ouvriers sur la durée, en ôtant apprentis ou occasionnels avant d’être « permanent ». Proudhon fut le premier et a ouvert une voie peu suivie ; la sociologie, elle aussi, s’est bien embourgeoisée depuis 1968, mis à part la frange des « établis ».
La moindre étude empirique n’a été ethnographiquement entreprise : on s’est retrouvé, mes étudiants et moi, bien seuls en usine, dans les hôpitaux, sur les chantiers. L’abstention du vote, le retrait de la cité ou de la nation - pas forcement à l’échelle du quartier, de l’habitat, de l’entreprise- ne furent jamais étudiés en tant que discriminants. Qu’il y ait une auto-exclusion ou une discrimination, on ne s’étonne plus qu’une moitié des citoyens est ou se met à l’écart. Au pic électoral de l’intérêt (présidentielle), chez nous, 25 millions de citoyens actent quand la population concernée est de plus de 50 millions. Aux Etats-Unis, c’est... pire! 80 millions de citoyens participent à la grande élection nationale sur 180 millions en âge de le faire. Le meilleur marqueur qui allie l’abstention électorale à la non intégration, est, on le verra au cours de l’émergence des fins républicaines, la propriété de biens spéculatifs, de propriétés productives, y compris en faible volume, de plus de deux logements, de participation à des profits capitalistes sous forme de titres, de rentes, d’actions ou de biens mobiliers issus de patrimoines hérités ou créés au delà du foyer et des biens domestiques du logement habité ou des petits comptes d’ épargne. C’est ce critère, non celui de la position dans le processus du travail, la richesse dû au type de revenus qui est la grande nouveauté de ce temps. Ce que les marxistes dépassés par le changement d’époque, n’ont pas vu venir ce paradigme implacable. Les périodes où les républiques tombent adviennent quand les effets d’une redistribution familiale ou clientéliste, l’offre du pain et des jeux (médias, foot, loisirs de masse) ou des exutoires contre le déclassement ne fait plus ressentir ses effets bénéfiques. On le vit toujours depuis 1789.. C’est pourquoi on s’inquiète, maintenant quand on réalise qu’il y ait si peu à redistribuer!
Les profits républicains, généralement hérités de père en fils, incitent à une concurrence des dominants, une lutte interne parfois brutale afin de les maintenir ou maximiser. La production et la plus value, la marchandise et le profit commercial ne sont plus les sources les plus notoires de richesses, puisque la fructification de l’argent, les jeux financiers, les rentes bancaires, les revenus fiduciaires sont l’origine de la puissance d’influence républicaine actuelle. Et deviennent déterminantes la consommation, l’origine du patrimoine, le style d’usage de la valeur, plus que les positions officielles sur une échelle de déclaration d’égalité sociale des revenus. Voici où nous mena la lecture de quelques auteurs largement connus mais...souvent étrangers à la France. Notre enquête nous mena auprès de générations de chefs républicains sélectionnés pour représenter le corps entier des possédants ;une catégorie qui s’épuisa vite (corruption, usure) quand ils tardent à laisser la place à leurs cadets. Parfois ils sont remplacés en douceur en fonction de « révolutions », parfois la transition génère des ratés et des conflits. Et il y eut obligatoirement des mécontents dans les branches écartées, dans les fratries malchanceuses qu’il fallut recaser dans l’histoire de nos républiques. L’hypothèse d’une barrière de trois générations résistantes sur des positions d’influence est ici tenue comme probable vu le nombre des cas où cette idée « a marché » dans l’analyse. Cela suggère l’extraordinaire complexité des transferts au sein d’empires familiaux de passages de la fortune et d’adaptation des législations à la transmission de biens. En tenant compte des changements de style de vie et de certaines formes de respect dues à la vieillesse en démocratie. De surcroît ces bourgeoisies infériorisées en attente de pouvoir, doivent s'ajuster aux types de capitalismes qui se succèdent et se montrer aptes à renouveler les discours au « peuple », ajuster la meilleure présentation de soi et le « juste » cliché du « populaire », le plus efficace.
Certaines des morts étudiées seront en conséquence vues comme l’inadéquation des personnels politiques quasi professionnalisés entre leurs capacités de résolution de crises : dettes accumulées, modifications internationales; mutation de genres de capitalisme ( artisanal, technique, industriel, financier, boursier) qui se succèdent de plus en plus vite. Les fractions familiales les plus aptes à accroître les profits à travers l’économie de marché n’ont pas la même perception des situations aiguës de bouleversement. Elles sont alors renversées par des fractions parentes, moins éprouvées, plus averties des idées qui apparaîtront neuves.
Sans considérer les « pathologies » proprement politiques de la mortalité (faiblesse de caractère, langueur bureaucratique des institutions, variation de la position à l’international, manque d’envergure d’une génération de politiciens) il apparaît toujours une rivalité démographique entre fractions bourgeoises. Sur trois générations de personnels, héritiers de mêmes clans et de mêmes positions d’ Etat, on constate inévitablement une perte de largeur de vue des dirigeants dans une crise d’apparition de contestes neufs . C’est peut-être là la stérilité obligée du recrutement monocorde, face à chaque situation originale. Curieusement on retrouvera ce mur approximatif des « 70 ans », sur 3 ou 4 rapports générationnels, dans d’autres régimes: tels l’ex-URSS, la démocratie américaine au recrutement aussi fermé, mais brutalement renouvelé par des élites imprévues, surgies...de nulle part !
Pour revenir au sens du mot « peuple » (signifiant ici une moitié de la population, celle qui ne participe pas électoralement dans les circonstances qu’on lui impose), il ne pourra être défini que par défaut. L’intéressant se trouve dans les raisons historiques qui nous cachent l’évidence. Par conséquent, après le démontage de mes scénarios, j’ai extrait trois composantes déterminant la chute des républiques : l’Armée, on l’ dit, la « Famille », le Droit (les règles d’héritage sont substantielles à la parenté) ou les fabricants d’idéologies, quoique ce dernier facteur soit un poncif. Plus visibles pour les analystes, l’armée, la police, les milices, les services secrets, émargent au même guichet républicain. Mais s’il n’y a plus de profits, soit par perte de marchés, soit par exploitation particulière qui se tarit, le régime républicain peut se trouver incapable de satisfaire les « besoins » d’enrichissement pressants .Et les mécontents croissent. L'expansionnisme républicain s’épuise naturellement dit Bernanos dans La démocratie impériale. Horreur contemporaine, on découvre : Marianne est nue !
il n’y a peut-être pas de « lois », mais, là, une tendance dans l’aire occidentale. Ce fut la grande idée de Jack Goody. Il restait à étudier l’assemblage en chaque république spécifique des variables qui n’épuisent pas l’ensemble des causes exercées en circonstances complexes distinctes. Par impuissance et non par désintérêt naturel, les dirigeants des « castes » inférieures de bourgeoisies, qui, depuis « toujours » misaient sur l’équité de la concurrence interne pour sélectionner les meilleurs d’entre, se révèlent déçues. Le peuple est alors épisodiquement appelé à arbitrer, souvent dans la rue, quand le sentiment du déclin irrémédiable ou une injustice ressentie de la part d’un clan par rapport à un qui serait mieux privilégié, poussent à cette extrémité mais son intervention est éphémère et rapidement neutralisée
Comment explorer la mortalité républicaine sans être historien soi-même ? En cherchant parmi les spécialistes connus ceux qui sont de réels innovateurs. Nous les prîmes pour « guides » dans le fouillis des explications historiques. Ces auteurs parfois acteurs, eux-mêmes des événements, engagés à leur manière ( Goody par exemple fut un soldat de la guerre mondiale,Godechot révoqué par Vichy, Bloch le Résistant, fusillé ) furent nos « Grands Témoins » appelés à la barre. Ce sont eux qui nous ouvrirent au sentiment qu’il existait un matériau raisonnable, eu égard à la mort des Républiques, dans l’immense bibliographie disponible (sur Weimar et le nazisme ; 120 000 livres parurent à ce jour) ; de Paul Veyne à Richard Dunn (Empire Gréco- romain), de Jacques Godechot à Jean –Clément Martin (Révolution française), de Ian Kerschaw à Richard Evans (pour l’Allemagne), de Maurice Agulhon à Jack Goody qui viennent de disparaître. Les Anglais sont de Cambridge, immense capitale historienne, la compétition des Français étant plutôt autour de Province contre Sorbonne
Nous avons appliqué deux interprétations simultanément: tout décès est accidentel et structurel à la fois, considérant que les électeurs réguliers constituent une unité politique comme agrégat de possédants aux moyens immenses ou faibles, de diverses formes et souches toutefois explicitement unifiés dans une idéologie qui porte la propriété privée comme fondement du contrat social. Les autre critères de l’accord fondamental sont secondaires. Par exemple :la formation supérieure au delà du bac, la lecture des mêmes journaux, la référence aux symboles immuables, la croyance d’avoir eu des expériences populaires telles que le journalisme, le syndicalisme étudiant, l’aspiration aux grandes écoles ou encore la croyance inébranlable dans les sondages qui révèle une conception du peuple si naïve qu’elle en est stupéfiante ;qui implique qu’on puisse remplacer la connaissance directe des mondes des subalternes par des petits salariés de la fabrique de l’opinion
La mort des Républiques prône fièrement l’engagement d’une pensée libre hors des conformismes, l’abolition de la spécialisation disciplinaire et enfin un dialogue par des moyens divers, autres qu’internet dont la facilité et l’inefficacité sont déconcertantes. Ce dont témoignent la crédulité des esprits ordinaires qui s’y expriment ou le formalisme académique de débats, les querelles microscopiques des m’as-tu-vu des réseaux sociaux. Finalement, à l’encontre de toutes les formules qui veulent absolument une thèse et une étiquette quant à la source de l’auteur, ici il y en a plusieurs, et je ne suis assuré d’aucune d’entre elles ; alors certainement ce livre déconcertera le lecteur habitué à voir une idée unique développée du début à la fin par un « metteur en scène » tout puissant s’appuyant sans vraiment l'avouer sur une foule de collègues. L'étonneront aussi le simple propos sociologique qui est, à côté des multiples thèmes abordés, l'intérêt porté aux historiens pour eux-mêmes sans se refuser, à certains endroits le ton virulent, voire engagé dans un mélange moqueur du contenu des sciences sociales. En fin de compte une esquisse de sociologie des historiens français
Depuis l’Antiquité, les républiques qui se succédèrent ne furent jamais envisagées en séries mortelles. D’après Jack Goody, on a gommé allégrement tous les cas qui n’appartiennent pas notre vision et qui ne conviennent donc pas à notre cadre ethnocentriste. In fine, notre jugement dépend des conceptions de professeurs de Droit, constitutionnalistes, historiens et politologues. Le nominalisme juridique qui impose sa propre définition politique déforme notre vision depuis plus de cent cinquante ans. Si l’on s’en tient au vague consensus en cours, pourquoi le descriptif de chacune des disparitions n’a jamais été conçu au point de vue comparatif ? Parmi les obstacles, citons le provincialisme hexagonal et la puissante sinon autoritaire tradition historiographique nationale. Pour les contrer, j’ai mis en oeuvre le comparatisme depuis la Grèce. Une série qui n’a pas l’inclination naturelle des historiens, plus entraînés à l’exhaustivité monographique ; un épisode étant toujours singularisé, circonscrit selon des bornes frontalières. Un sociologue comme Howard Becker a fait pourtant de l’étude de cas, la méthode la plus appropriée en sciences sociales ([1]). Il m’encouragea à traiter -de façon audacieuse peut-être-, les morts subites d’un regard global, multipliant les variables et cherchant différences ou similitudes. Et quand bien même, il n’y a pas de comparabilité possible, l’incomparable est encore une bonne occasion de comparaison puisqu’il permet de dégager quelle caractéristique s’impose ou non à la connaissance. Et puis, qui sait ? Quelque lecteur rencontré au hasard sera heureux de voir que lorsque on appelle à la 6ème Rép, on en ignore les conditions antérieures. Que lorsque les frontières qui s’effritent entre l’Asie et l’Europe ou qu’ on nous parle de crise depuis 50, que le « terrorisme » est lié à tout ordre qui voit son autorité contestée et que le pouvoir appartient à celui en position de définir le peuple. C’est l’émetteur de la théorie qui proclame qui et où est le « peuple » ou qui est le terroriste , son ennemi naturel. Ainsi vu de Paris ou de Weimar, le peuple ou le terroriste ne sont pas identiques. Il y avait le peuple à Londres pour De Gaulle , un suppôt de terroristes selon Vichy qui avait son vrai peuple. Le peuple des paras insurgés d’Alger en 1958 ou 1961 agitant la menace de leurs propres terroristes perçues en images totalement inversées en métropole
Et puis qui sait ? On aura la chance d’ inciter quelque étudiant déçu de l’enseignement qu’il reçoit d’aller voir par lui-même ceux qui ne votent pas, sont peu intéressés par la délégation, la représentation à niveaux complexes et sont détournés par ceux qui ont un perception différente,un sens autre de la dimension espace- temps ; ceux très sensibles aux promesses vitales non tenues, à la lenteur des procédures, au jeu décevant de l‘appareil impénétrable de codes, règles dont les constitutionnalistes et juristes se sont fait une spécialité incontournable sous tous les régimes . Donc le peuple, c’est les autres, les inconnus dangereux des cités et banlieues, les absents qui on toujours tort.., alors abolissons les cloisons entre disciplines, entre les trois censées nous les expliquer : L’Histoire, la Sociologie, et l’Anthropologie. Je sais que la première de ces disciplines défaillantes, l’histoire, est défavorable aux incursions d’outsiders, que la sociologie est, sur ce sujet, impuissante ou plutôt paralysée, et que l’anthropologie a trop déchu pour nous être d’une quelconque aide en France
[1] La Grande Focale la découverte 2016
Chapitre 6 J Goody contre l’ethnocentrisme en histoire politique (110-125)
Avant de disparaître récemment (2015) Jack Goody nous a proposé sans l’avoir expressément prévu, la conscience du Vol de l’histoire politique du monde par l’Europe ([1]) Mais le vol qu’est-ce à dire ? « J’entends par là la main mise de l’Occident sur l’histoire, une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l‘échelle provinciale de l’Europe –occidentale le plus souvent- pour les imposer au reste du monde »(p13). Cet exergue en coup de tonnerre, à qui le destine-il ? A la jeunesse ; jeunesse qui se déplace sur la planète à la vitesse que permettent la communication et la circulation moderne. Le maelstrom a commencé. Qui dit ça ? Un « jeune homme » quasi-centenaire( 90 ans) ? Oui, par l’esprit ! Bien entendu sa posture implique qu’en étudiant notre ethnocentrisme, il saisisse celui des autres sociétés, certes moins diffusé mais qui s’alourdit d’incompréhensions meurtries par le passé conquérant de l’Occident. C’est au titre de ce passé équivoque que nous avons-nous même écrit le texte présent
La complexité, la pluralité de formes constitutionnelles, le caractère plus ou moins indéfinissable, avant enquête, de la nature d’un régime quelconque, interdisent une échelle linéaire des mérites de chacun d’eux. Telle est la recommandation initiale. Si on met avant le nominalisme et les classifications propres à tout jugement moral , on s’en remet à la dépendance à des pouvoirs, (ou à certaines des Religions qui définissent le Bien et le Mal publics ) aussi bien qu’au juridisme des intellectuels et de ceux qui contrôlent la terminologie, sans vérification autre que leurs sentiments et intérêts.. Par exemple, dans ce que nous nommons « élections » en démocratie (que nous prenons au sérieux en tant que test d’adhésion républicaine), il existe une complexité de conceptions d’électorats, de rapports publics au vote, de délégations et de droits inhérents au civisme mal définis. Il y a eu une foule d’interprétations de « l’élection » dans le monde qui rendent ces critères peu pertinents, ininterprétables à l’anthropologue qui veut jeter un regard comparatif. L’inclination de critères démocratiques à l’égard de la causalité linéaire interdit une dimension critique, oubliant les fonctions contradictoires de cet acte (élection papale, des juges sous la royauté, dans l’armée, ou maintenant dans les actionnaires d’entreprises). Résultats de l’enquête à l’échelle mondiale de ce que réalisa Jack Goody, avec ses scrupules habituels.
Et la mort des républiques, perçue par un regard extérieur à l’ Occident, aboutira à la conviction de voir là une simple étape, un augure et pas la fin d’un monde. La fin d’une histoire occidentale centralisée (par clercs et universitaires), relativement homogène dans ses thèmes, méthodes et démarches générales :Oui ! Un regard anti-euro-centrique à la Goody au sujet de la « démocratie », du capitalisme, du libéralisme dévoile des concepts fabriqués sur plusieurs siècles à travers empires ou républiques, dictatures ou royaumes appuyés sur la révolution industrielle et la conquête du monde. Est –ce un relativisme absolu ? Non ! il y eut des avancées et des reculs pendant 5 siècles de travail, en histoire moderne : Weber, Braudel, Elias nous firent connaître l’histoire en sa dimension « monde » mais l’anthropologie culturelle et politique mondialisée dans les considérations de l’auteur apporte des sources nouvelles et inattendues
Qu’en penserait P Veyne pour l’Antique ?([2] ) La même chose ! A preuve :.« C’est pourquoi, à mon avis, il est exagéré de saluer en la démocratie athénienne l’aïeule de la notre » p 88 Toutefois, il a pris un chemin différent pour parvenir à la conclusion de fort relativisme ; tel Pomeranz, au sujet de la Chine, Souyry, le Japon « moderne » sans être occidental ([3]) et quelques autres centres arabo-musulmans participant aux inventions politiques. Le mouvement de la Réforme en méthodologie d’études politiques est en marche. Veyne dit de qu’il n’ y a pas de coupure entre systèmes politiques aussi clairement, sans faits étayés, ce qui nous sert d’argument d’autorité. Aucun système n’est vierge du passé et aucun n’est pur dans ses « organisations » intérieures. « Sous l’ Empire , le mot République ne cessera jamais d’être prononcé et ce n’est pas une fiction hypocrite, ... un empereur au contraire était au service de la république » (Veyne p28) . « Le régime impérial ne maintenait pas sa façade républicaine par une fiction, mais au terme d’un compromis ; le prince ne pouvait ni ne voulait abolir la république, car il avait besoin d’elle : sans l’ordre sénatorial, sans les consuls, les magistrats et les promagistrats, l’Empire ,dépouillé de sa colonne vertébrale se serait effondré » (p29.« D’où vient cette idée follement neuve, cette conception si particulière qui a dominé les pensées et partiellement les pratiques ? Selon Vernant elle vient d’un idéal aristocratique qui a été étendu à tout un corps civique auto-proclamé , paysans et gens de ville » . Parfois une oligarchie commande sous les apparences de la dictature avec laquelle des compromis sont passés ; une autre fois, « on pourrait dire que le césarisme n’est que l’instrument d’une groupe de familles dirigeantes qui gouverne derrière les chefs élus et rois ou empereurs »... « D’où vient cette conception aristocratique et clientélique, curieusement associée à la doctrine républicaine selon laquelle c’est la communauté qui choisit son calife ? » (p 21)
Le mélange des de régimes antinomiques
Nos auteurs témoins disent la même chose d’autres périodes :sous la Révolution, sous Bonaparte, sous les consuls, sous les princes, et sous les présidents élus ou non ; mis à part l’Allemagne nazie qui est une singularité historique, toutes les combinaisons sont possibles et donc toutes les terminologies : «Par exemple ce que Max Weber appelle l’alliance naturelle ...mise partout en œuvre de l’autocrate avec les couches plébéiennes contre les couches de statut supérieur » l’atteste (Veyne p 154)
Il n’y a aucune limite claire pour déterminer si Rome relève de la république, du principat, de l’autocratie, du mécénat ou de la « démocratie » La différence est dans l’organisation et l’agencement : « la démocratie moderne réunit les individus en les réduisant tous à une même norme abstraite et égalitaire ; leurs avantages personnels ..s’effacent dans l’abstraction du droit public... tandis que dans la cité antique , ce sont des différences concrètes et complémentaires qui réunissent les citoyens (par l’évergétisme, les notables , les riches s’ils veulent tenir leur rang ont le devoir moral ..le pain , le Cirque, et des monuments publics »). La démonstration de P. Veyne , si elle veut convaincre, doit de s’appuyer sur une immense enquête : 800 pages de faits politiques dans l’Antiquité, et plus de 500 chez Goody. Deux regards aigus sur les formes politiques dans le monde et dans l’histoire qui ne déploie que diversité, variétés de systèmes, y compris le républicain en l’occurrence, et où ne l’emporte aucune légitimité particulière. Malgré qu’un continent, le notre, se soit attribué une supériorité morale ou juridique à ce sujet.
« Regardons les faits et les systèmes concrets »
Là où Veyne dit : oligarchie, clientélisme, autocratie, Goody insiste sur « familles », clans, liens de sang, noblesse et féodalité rapprochés dans l’Histoire ; il mettrait la République, où le partage du pouvoir entre diverses bourgeoisies de gauche, du centre, ou de droite se déroule généralement sans problème, autre que procédural. Là, la « succession » émerge d’autres règles : sélections dont l’élection est une parmi d’autres, (choix fermés des postulants ,formation idoine). Par conséquent, Goody et Veyne ne font pas de l’histoire politique définie à priori par une étiquette de « système », mais font l’histoire du politique, du fait politique, et du mélange de « pouvoirs » que recèle n’importe quel pouvoir qui s’auto-definit ensuite en raison d’intérêts économiques du moment .
En démocratie on constate également une mosaïque de formes, des assemblées aux fonctions disparates, de métissages de formules quant aux libertés, des concepts interchangeables. Les valeurs sont un attribut passe-partout, il y a des valeurs proclamées ailleurs ;même le nazisme prétendait à des valeurs ; ce fut la nature raciale des habitants ; or, des républiques raciales nous en connûmes : esclavages, les sous-hommes , les indigènes, les métèques . Il y a très souvent à l’oeuvre des critères raciaux dans les états du sud des USA, un racisme rampant et même, un quasi fascisme dans les commissariats des villes noires. Ce sont toujours des situations concrètes et des rapports de forces qui fondent au final nos valeurs.
Le Droit accordé à telle ou telle population est une façon de s’opposer aux droits d’autres populations. Des zones d liberté ont existé en dictature, des autonomies locales s’expriment dans des pays aux règles autoritaires et centralisées. Contrairement au politologue, le sociologue ne constate jamais de pureté « juridique » , de natures d’un Droit, d’une essence qui constituerait une hiérarchie morale. L’anthropologue voit lui pluralisme de systèmes et de formules en transitions. La coupure substantielle est une illusion supplémentaire de l’ethnocentrisme
L’enquête de Goody
En résumé, l’allégresse dévastatrice de Goody entamée il y a plus de 50 ans, l’a conduit à combattre systématiquement nos préconceptions. Cette idée roborative n’a pas été admise. C’est pourquoi il proclame de manière tonitruante le sens de sa bataille: « On reproche parfois à ceux qui critiquent le paradigme euro-centrique de se montrer virulents dans leurs commentaires. J’ai essayé d’éviter ce ton de voix pour privilégier l’analyse...Mais les voix qui résonnent dans l‘autre camp sont souvent si fortes, si péremptoires, que l’on me pardonnera peut-être d’avoir élevé la mienne » (Le Vol p 9)
Ses derniers ouvrages auraient dû nous avertir. Ils avaient déjà frappé l’opinion. « L’Evolution de la famille et du mariage en Europe » fut un succès singulier puisqu’il y évoque la fonction de la parenté en politique, sujet peu étudié et peu à la mode. L’Orient dans l’Occident fut pareillement une surprise, à contre-courant. L’intrication des liens, sur la longue durée, d’événements migratoires y a été reconnue. Enfin son chef d’œuvre, Le vol de l’histoire a eu chez nous une réception plutôt mitigée. Il faut noter que le système éducatif, l’esprit de rationalité et toutes autres « marques » d’un occidentalisme orgueilleux et conquérant, confrontés aux autres savoirs sur le globe depuis un millénaire supposaient de nombreuses conditions de virtualités qu’il fallait attribuer d’abord à la supériorité de nos problématiques, de nos méthodes et des notions construites en des historiographies occidentales. En bref :
1) Dans tout régime, quelque soit le territoire, l’époque, la complexité des liens sociaux, il y a toujours des » familles », des clans et des partis, qui commandent contre d’autres fractions. Depuis un temps immémorial, il y a eu des familles régnantes, il y a eu des groupes de familles qui ont dominé la politique
2) Des religions en concurrence organisent, cimentent ces familles et « légifèrent »
3) Des idéologues légitiment, suivent et approuvent. Aujourd’hui ce sont les juristes qui disent le « Droit » des faits et des règles
Avec des variantes temporelles ou celles de continents, une religion peut être un simple pouvoir : Etat religieux; une religion d’Etat ; une religion dans l’Etat, une religion au nom du groupe supérieur (royauté, féodalité, ville ou région). Dans un Etat ou ce qui représente un pouvoir d’état, il y a des pratiques très diverses : cultes, rites, cérémonies, interdits ou prescriptions. Tout ce qui structure dans la société fortune, les rapports H/F, les enfants. Dogmes, obligations, règles de vie, relations aux autres : pauvres riches, races, autres cultes, tolérance ou violence, tout relève d’éléments politiques. Et là encore la religion a été associée et a été une activité éminemment politique. Goody montre l’extrême variété de ces interférences de la religion dans la vie sociale sur 25 siècles Mais ce n’est pas tout. La religion est aussi le plus souvent une organisation, un appareil structuré, des personnels, des agents, des intermédiaires, des lieux sacrés ou de personnes sacrées ; en tout cas une puissance qu’il faut rémunérer et à laquelle il faut se soumettre . Cette histoire du fait religieux montre aussi qu’il existe une toute autre dimension au religieux : la religiosité, intime ou non, les pratiques spirituelles privées.
L’Europe n’ a pas été le lieu de naissance de ces « modernités ». L’Asie en a fourni également. Goody est allé très loin dans cette voie rectificative. Le manifeste : « L’Evolution de la famille et du mariage en Europe » ( dit EFE) décrit la fonction de la parenté en politique. Politique et familles, Eglises et cliques, Politique et économies marchande et industrielle, démocratie et guerres, tels furent les thèmes aussi de Braudel avec des sources moins élargies et originales que Goody qui ajoute des données inconnues, il y a trente ans. l’Orient dans l’Occident fut aussi une surprise à contre-courant. L’intrication des liens sur la longue durée d’événements migratoires dans les deux sens a été enfin admise. Annoncée depuis quelque temps (par son ami Hobsbawm) , les anthropologues, historiens, sociologues du global, inaugurent l’ère de ruptures. En se confrontant à une situation originale, la mondialisation des échanges scientifiques, l’Europe et l’Amérique doivent accepter dans la douleur de ne plus jouer sur le terrain traditionnel, mais d’affronter la dimension planétaire globale. Braudel en serait ravi ou interloqué. L’irruption de pays émergents offrit des données nouvelles modifiant la façon de faire de l’histoire politique par un mélange d’approches savantes les sciences sociales. La France en retard trouva peu des grands livres étrangers traduits avec dix ans de retard hélas avec un faible écho, malgré des traductions de qualité ([4]) . Le vol de l’histoire a posé à la communauté historienne, traditionnellement forte, de nombreux risques d’éclatement quant à la supériorité de ses problématiques, méthodes et des notions dans les historiographies occidentales. Ce qui nous interpelle dans le ce travail est que le capitalisme présent partout, dans le monde, et à toute «époque, les liens qui le soutiennent, s’épanouissent dans une politique toujours associée à la famille et à la religion. Les deux sont liés par héritage et contrôle des mariages. Cela est visible particulièrement dans son livre : « L’Evolution de la famille et du mariage ». Le rôle prépondérant de la parenté dans les affaires et dans la transmission des richesses initia par conséquent l’accumulation primitive. On vit même s’épanouir un capitalisme ecclésiastique ! C’est justement là qu’on voit un modèle bourgeois de la famille républicaine. On le pressentait aujourd’hui en constatant dans notre société justement l’épuisement d’une 3ème génération quant aux valeurs transmises à la suite de changements économiques bouleversants. Les petits-enfants qui ont hérité de leurs parents vers 2000, chez nous, n’ont guère à voir avec leur aïeux. La génération issue de la Libération qui a gouverné le pays de 1945 à 1970 , a donné les clés d’élections et de gestion publique à leurs fils et cela a fonctionné jusqu’en 2000 environ. Ces derniers l’ont transmise à nos dirigeants actuels. Ceux-là, sans passé, sans avenir, sans grande expérience, sont car sans idées, sans solution. Ils vinrent plutôt du dehors de l’économie, eux n’ayant pas eu à travailler directement des affaires, des entreprises, des sciences. Nés en dehors monde réel, ils furent formatés au moule desséchant et terriblement stérile de Sc Po Paris, Sorbonne, ENA. Par ailleurs, le trop plein de ces héritiers sans pratique a poussé les enfants de ces milieux à migrer sur l’échiquier des partis C’est ainsi que la bourgeoisie traditionnellement encline soit à la gestion des âmes, soit à l’affairisme, s’est introduite au PS, en se couvrant d’abord de l’autorité et du prestige de Mitterrand ; ils ont conquis là, et annexé ce parti, dirigé depuis 2000,. En conséquence, bien sûr : aucun risque d’une réelle alternance puisque ce sont les mêmes familles et habitudes de pensée. Mais tout ceci est refoulé au de là de toute expression puisque la droite conquérante s’empara ainsi de la gauche, celle des partis, des syndicats, de la haute fonction publique, du monde de l’édition, des médias. Comme on le voit biens ces jours-ci. Ce phénomène a encouragé temporairement, comme je pus l’observer, les sciences sociales sans contraintes de preuves, aussi faibles, moquées et peu prestigieuse soient-elles
En considérant la progression continue d’un système de souches de pouvoir et d’accumulation productiviste, Goody se refuse à tout jugement moral et il ne fournit aucun prétexte à une célébration civilisatrice, un « décollage » économique de nos sociétés. Les variables qu’on attribue à la réussite des peuples occidentaux, nous les avons évaluées à l’aune de données « intéressées » à confirmer nos analyses. Une complexification de la thèse de l’auteur est celle où il révise le rôle de l’Eglise dans l’accumulation primitive: « La part de l’âme », la vente des marques de salut, la captations des donations bref la mobilisation par les Ecritures de toutes les sources d’enrichissement se trouva en contradiction avec la vision téléologique de la naissance du capitalisme en raison des représentations adéquates (Max Weber). Il y voit plutôt l’importance des grandes institutions, en authentique matérialiste qu’il est, qui expliqua par exemple un capitalisme ecclésiastique qui pourchassât les sectes (Vaudois), les dissidences religieuses (les Cathares), celles, qui font voeu de pauvreté et dénoncent la richesse des clercs au cours de la civilisation occidentale entièrement remuée vers l’enrichissement matériel. Duby avait salué cette démonstration : « Ce livre ne manquera pas de faire grincer quelques dents. Il est sûr que la distance est grande entre les préceptes de l’autorité ecclésiastique en ces matières et les préceptes de l’Ecriture.. Il est sûr que la doctrine ecclésiastique du mariage avait pour avantage d’assujettir l’aristocratie laïque au pouvoir spirituel...Mais l’immense transfert de propriété que j’ai désigné comme le mouvement le plus puissant qui ait animé l’économie européenne au Xè et XIè fut déterminé non moins directement que d’autres effets de la christianisation » avait-il écrit en 1985. Cette rectification au sujet des dévolutions de biens domestiques (n’est pas ce qui nous intéresse le plus ici ; ce sont les systèmes politiques quoique pas de familles sans eux. La famille est la politique primaire il existe une politique des mariages même à bas niveau de dévolution. Les questions de filiation à contrôler strictement est l’objet du Droit privé Patrimoine, alliances héritage sont réglementés dans tout régime depuis des temps très anciens Le mariage est un aspect d’actualité (par adoption ou GPA ou mariage de même sexe) une des questions électorales sensibles lors des primaires de cette présidentielle. L’emprise de l’Eglise sur les règles de filiation et du mariage qui firent d’elle le plus grand propriétaire terrien du Moyen Age, est toujours en pleine actualité ! La Grèce moderne qu’on présente en quémandeurs monétaires insatiables d’aides de Bruxelles devrait faire réfléchir. En Europe une branche actuelle de la Chrétienté, l’Eglise Grecque orthodoxe de rite byzantin, le plus important possesseur de terres du pays est exempt d’impôts. Chacun de ses gouvernements, se doit d’être béni par l’archidiacre pour être légitimé et validé par les partis, y compris socialistes (appartenant à l’Internationale) !
Par un effet de choc et pour un éclairage moderne, voici une définition républicaine (en vigueur lors du début de la 4ème ). Ce qui a un rapport à aujourd’hui avec la fin de la « participation citoyenne au pouvoir » par le biais des élections ; 10% d’abstention au commencement de cette période ici décrite, et les 60% contemporains ([5] ). Un passage en 60 ans d’une république mi –ouvriériste, à une qui est manifestement anti-ouvrière). La preuve : « Il n’y a pas de progrès véritable si ceux qui le font de leurs mains ne doivent pas y trouver leur compte. Le gouvernement de la libération entend qu’il en soit ainsi , non point seulement par des augmentations de salaires mais surtout par des institutions qui modifient profondément la condition ouvrière.....Encore, le plan que je me suis formé va-t-il bien au-delà de ces réformes d’ordre matériel. Il vise à attribuer aux travailleurs, dans l’économie nationale, des responsabilités qui rehaussent de beaucoup le rôle d’instruments où ils étaient, jusqu’alors confinés. Qu’ils soient associés à a marche des entreprises , que leur travail y ait les mêmes droits que détient le capital, que leur rémunération soit liée, comme le revenu des actionnaires aux résultats de l’exploitation... Ces transformations, si tendues qu’elles puissent être, sont réalisées sans secousse .Certes les privilégiés les accueillent mélancoliquement. Certains s’en feront même de secrets griefs plus tard » .De qui est-ce ? ([6])
Autrement dit: comment passe-t-on de 10% d’abstentions de 1945-1948 à 60%, 80 ans plus tard. Alors même république populaire à anti-populaire qui ne fait aucun effort afin de faciliter matériellement le vote par moins de formalisme et même creuse les obstacles et aujourd’hui à des votes dits dangereux (handicaps identiques et résolus en 1945-47 dus à des transferts de populations, de problèmes de prisonniers, de la mobilité des citoyens sans logement). Mais là, à ce moment, tout a été fait pour les intégrer à la communauté et non les rejeter ou les éloigner par un excès de rituels lourds ;
Démocratie et capitalisme
Finalement, que nous apprend Jack Goody ? Qu’il y a d’innombrables « rationalités » démocratiques. Comme il y a de nombreuses variantes du capitalisme mondial, (le système des USA est différent de celui de l’Europe). Il y a également – ce qui nous aveugle- plusieurs branches dans le capitalisme chinois qui n’ont guère de rapport avec le notre. En considérant cette question comme ouverte et centrale, en prolongeant l’idée d’un capitalisme multiforme aux variantes qui se surveillent ( capitalismes américain et chinois s’observent et interfèrent) et les démocraties comme régimes variés , datées qui se combattirent en Europe à la poursuite de fins éternelles de l’ enrichissement, on est susceptible de traiter toutes ce sociétés sur le même plan. Elles produisent, échangent, s’approprient des savoirs et des biens par la force ou l’imitation. Que tout régime soit un mélange de « dictature », de procédures dites démocratiques, de systèmes autoritaires d’exploitation de populations subalternes, et donc un mode de construction de légitimité de domination, est un truisme. Les uns se centrent sur « classes » les autres sur castes, sur « familles » ou clans, ou encore nations ou religions. Une constellation inclassable donc de cas ([7]). Aveuglés nous sommes, car nous ne savons pas nous déprendre des catégories des sciences Politiques ; si nous adoptons les concepts de Sciences Po, nous appliquons les schèmes de ceux qui les financent : Sondeurs, éditeurs, partis, presse, etc. Si nous voulons nous libérer, alors comme l’auteur, faisons un enquête mondiale de ce que l’histoire a créé en formules de pouvoir, de répartition de l’autorité et de sa transmission. Sans savoir empirique large : pas de compréhension possible !
Jusqu’au « Vol », Goody n‘avait qu’incidemment porté son attention sur les régimes politiques de grands Etats modernes et sur les rapports intérieurs de leur redistribution de la richesse. Néanmoins il les avait abordés ainsi qu’on l’ dit, par le biais de la parenté. la famille inculque les liens d’allégeance Mais il n‘avait pas omis de signaler les familles dominantes riches et l’organisation de cités antiques qui furent toujours un modèle, que ce soit pour la naissance du capitalisme ou pour la structure des cités en groupes de familles. Et il nous a rappelé que l’Eglise fut un intermédiaire puissant de la diffusion capitaliste : pas seulement la diffusion, mais l’invention d’un capitalisme de groupes associés et hiérarchisés (Templiers, Ordres temporels) .
Selon l’auteur, l’impérialisme historiographique occidental se développa au rythme de l’apport colonial et des échanges marchands (l’Algérie entre autres fut un élément essentiel de l’accumulation en France). Une tradition démocratique qui puisse se déclarer authentique, sans trop de scrupules contradictoires, se mit en place qu’à la condition de la stabilité d’une minorité : cet impérialisme a suscité l’intérêt des classes dominantes quand elle put maîtriser le résultat incertain des votes : les démocraties inventèrent plusieurs contrôles : l’octroi de plus de voix aux riches et à des citoyens choisis ; limite du vote aux zones rurales réputées conservatrices etc.. . Des mesures préventives par la création d’une deuxième Chambre ou bien la limitation des pouvoirs des élus par renforcement de l’exécutif furent, ailleurs, considérées. Bismarck institua un « universel » à trois niveaux pour prévenir l’autorité d’une des 3 assemblées. L’Angleterre institua une Chambre élue compensatrice par une assemblée héréditaire. Sage précaution, pensa-t-on, tout au long du 19è, pour contrôler la masse électorale erratique et les votes populaires dangereux. En France : découpage favorisant les majorités rurales (Sénat), prévision des collèges électoraux à plusieurs étages. On a même imaginé donner des voix aux seuls citoyens instruits (Belgique, Pologne, Italie) ou des voix supplémentaires octroyées aux représentants de l’Université ( en Grande Bretagne). On a retardé l’avènement de l’isoloir afin de faire pression et intimider des citoyens aux votes « extrémistes ».On a retardé jusqu’en 1913, le vote secret au Danemark ou en Prusse .On a compliqué les procédures d’inscription pour certaines catégories géographiquement mobiles en France. L’imagination n’a jamais manqué pour contrôler le vote. La plus subtile des mesures discriminantes fut la complexification matérielle du vote, conçu comme réservé aux sédentaires, identifiés par un logement stable. Pendant le XIXè, le mouvement ouvrier perçut le refus du suffrage universel comme une sorte de réflexe de résistance contre une duperie construite au long de 50 ans. Il n’y rien de surprenant que, sous une forme peu théorisée, l’abstention ait été assimilée au freinage industriel et condamnée moralement par ceux qui gouvernent grâce au vote. En général, la population qui s’abstient, vise d’autres moyens d’action. En comptabilisant les abstentions, stricto sensu, les non- inscrits (15%), les votes blancs, et en y ajoutant les non recensés ([8] ) des résidents en tous pays, le vote demeure toujours minoritaire dans nos démocraties Goody attire l’attention sur les « votes universels » d’ autres types de démocraties
L’eurocentrisme est plus qu’une variété de l’ethnocentrisme ; c’est une idéologisation de la puissance. « Plus j’ai examiné d’autres facettes de la culture eurasiatique, plus je me suis familiarisé avec certaines parties de l’Inde, de la Chine et du Japon, et plus m’est apparue la nécessité de comprendre l’histoire et la sociologie des grands Etats ou « grandes civilisations eurasiatiques comme autant de variations mutuelles » ([9] ). Il en tire les conséquences:« L’oubli des autres est la négligence obligée de ceux qui s’installent dans la position dominante : organiser l’expérience en fonction de la place centrale que l’on s’adjuge ; qu’ils soient individu , groupe ou communauté , tous manifestent un préjugé qu’on impute sans surprise aux Grecs et des Romains : « Toutes les sociétés humaines affichent un certain degré d’ethnocentrisme qui conditionne en partie l’identité personnelle et sociale de leurs membres ...Mais l’Europe n’a pas inventé l’amour, la démocratie ni la liberté ou le capitalisme de marché, elle n’a pas non plus inventé l’ethnocentrisme... Deux raisons évidentes : l’autorité que conférait la diffusion de l’alphabet grec et secondairement, l’eurocentrisme fut aggravé par les événements ultérieurs que connut le continent européen, l’hégémonie mondiale exercée dans diverses sphères et qu’on a souvent tendance à considérer comme ayant existé de tout temps »...« Je préfère dire quant à moi de la bourgeoisie qu’elle fut un phénomène international ». En concluant, il dira : on « leur » a volé leur Histoire, maintenant il faut la rendre. Le sens que nous avons donné, parmi d’autres significations possibles, à « démocratie », s’apparente au fixisme obsédant: « C’est une chose nouvelle que cette préférence inconditionnelle pour une forme donnée de gouvernement au mépris de tout contexte.La Grèce ou la Rome antiques connurent au fil du temps d’importants changements de régime -on passa de la démocratie à la tyrannie ». De la république à l’empire ; exactement comme en Afrique depuis l’indépendance. Même en Europe ce ne fut pas avant le XVIIIè siècle que commença à se répandre l’idée que la démocratie constituait la seule forme acceptable de gouvernement. L’Europe connut aussi plusieurs changements de régimes, certains violents, impliquant le recours à la force, et d’autres non....En somme, la possibilité de changement de mode de gouvernement existait dans les régimes antiques et la démocratie n’était qu’une des formes que ce changement pouvait prendre »([10] ). Ce principe de recherche (notre schème) entrouvrait le début de la prise de conscience contemporaine ; mais il restait à accomplir le gigantesque travail d’identifier les bourgeoisies existantes dans chaque pays et leur mode de concurrence. Tache à laquelle la sociologie politique a « naturellement »renoncé
Si on a suivi la totalité de ce raisonnement comparatif, il apparaît une continuité entre Dunn, Goody, Evans, tous de Cambridge, tous élèves de Finley. Ils ont, tous, donné leurs œuvres-phares après 2000, en fin de carrière, lorsque, parvenus au sommet éditorial, ils n’avaient plus qu’à gérer une fin de parcours très honorable. Or, ils ont profité de la conjoncture présente d’incertitude et d’effet critique,. Il n’est pas sûr que les changements déclarés ailleurs seront confirmés, car le sentiment fréquent de vivre une « Révolution » n’entraîne pas automatiquement un changement. C’est pourquoi j’insiste sur la fin de plusieurs républiques en critiquant le formalisme de la sociologie politique occidentale.
Tout régime politique, quel que soit son autodénomination est composite ; il ne peut être catalogué selon le dessein des intellectuels, dirigeants, juristes, constitutionnalistes ou historiens et sociologues. Dans les passages précédents on a vu qu’au début de la 4ème rep française et la fin de la 5ème n’y a que peu de points communs sinon formels : la marche des institutions et le respect des codes électoraux. En effet les mêmes familles, grossièrement dit, issues de la bourgeoisie de gauche et de droite, ne gouvernent pas officiellement de la même manière sur 70 ans où 2 ou 3 générations se succèdent avec profils identiques, des formations en apparence différenciées quoique avec des pratiques communes et des résultats proches
La révision de nos certitudes , portée par J.Goody, interroge le devenir des civilisations et peuples que nous étudions.Comment perçoivent-ils le fait que nous ayons toujours associé capitalisme et avènement de la démocratie (individualisme, organisation libérale, « rationalité » de l’action )? Pour notre génération nous avons appris à l’école, que hors du capitalisme libéral il n’y a pas de démocratie. Pour nous, aucune autre « démocratie » (quelle soit « asiatique », antique, africaine) ne mérite ce terme si elle n’adopte pas en même temps le capitalisme libéral sous la forme que nous avons définie. En effet la « Démocratie » est devenue le meilleur lit d’un capitalisme hors contrôle. Nous avons balayé d’un revers de main, les « démocraties », où le partage du pouvoir entre noblesse, élites, clans professionnels ou autres partis héréditaires se réalise de manière relativement pacifique et contrôlée, hors de l’influence du « peuple ». Le spécialiste reconnaîtra aisément des thèses ayant été diffusées en France dans les années 1970. Il s’agissait de décrire tout régime comme élitiste, délégant à une partie des catégories sociales dominantes (Citoyens en Grèce, seigneurs et féodaux en monarchie, élites lettrées ailleurs, clergés, castes bourgeoisies de toute tendances laïques ou religieuses pourvu qu’elles soient des catégories possédantes) une fonction « de droit » de direction naturelle à la condition de partager « équitablement » entre des postulants déjà sélectionnés (université par exemple). Et ce sont ces candidatures qui, depuis l’Antiquité, signalent la formule démocratique choisie, réglant à l’amiable les rivalités de prélèvement des profits par les diverses fractions. « Comment avons-nous été capables de devenir les hérauts de la société moderne » ? se demande le vieux professeur de Cambridge ( [11] )
A la mémoire des Républiques disparues
Les héritiers occidentaux que nous sommes, parviennent difficilement à convaincre les jeunes pays des avantages de l’impérialisme républicain! Parce que, hier et depuis 2 siècles, notre sens de la démocratie était basé sur la « puissance de feu », notre impérialisme se fondait sur un savoir prétendu supérieur au sujet d’un modèle de gestion de conflits économiques et de partages internes propres à toute société! « S’il est vrai que l’Europe en elle-même est venue à constituer une exception au XIXè siècle , rien n’indique clairement qu’elle se soit écartée des autres grandes civilisations avant cela, sinon par sa supériorité à l’époque des « grandes découvertes » -supériorité sans doute liée aux innovations technologiques en matière de « voiles et de canons » ainsi qu’au système de caractères mobiles, grâce auxquels elle parvint à adapter l’imprimerie( utilisée depuis longtemps en Chine) à son écriture alphabétique....([12])
Nous avions réduit l’autre monde (en bref, tout ce qui n’était pas « Occidental ») au statut, au mieux de témoin admiratif de notre supériorité, plus souvent au statut de victime à spolier. Nous avons continûment asservi une partie des indigènes exploités, sujets au travail forcé, main d’œuvre utilisée aux fins d’accaparement de matières premières. Pour cela nous avons cherché des élites locales pour en faire des alliés possibles. La prééminence du mode de travail capitaliste développé nous a donné une supériorité autoritaire temporaire. Cette supériorité est à son tour contestée par d’anciens colonisés qui comme la Chine ; l’Inde, le Brésil ne se satisfont plus de déséquilibre, ne s’intéressent pas à sa pérennité et le manifestent dans des représentations politiques qui n’ont plus que de lointains rapports avec la mythologie que nous avions créée au 20è siècle, une construction savante de la supériorité économique et politique, essence de l’ occidentalisme, issu de l’enracinement dans un type de pensée , le « génie » Grec et Romain :« En d’autres termes un avantage historique bien circonscrit est transformé en une supériorité de très longue date, voire une réalité permanente, presque biologique » (l’évidence du dérapage date de l’invention du « racisme » vis-à-vis de populations « blanches »dites inférieures , attardées ). L’idée de la singularité unique de l’Occident se réduit alors à la « question que les historiens occidentaux devraient s’adresser à eux-mêmes : « comment avons-nous pu écrire cette histoire-là ? »
Dans ce schéma où est « le peuple » ?
S’il y a toujours, en république française, une variante bourgeoise en position d’échanger l’autorité avec les autres fractions, une violence en vue de rester dominant est susceptible de s’installer. Au cours de laquelle le « peuple » est parfois appelé à jouer un rôle d’arbitre, temporaire et sans précision de condition promise. Cette obscurité, dont témoigne l’euphémisme constant de dénomination :Demos, populo, plèbe,Tiers-Etat, prolos, masses, révèle l’embarras du catégorisable. Différents termes, différentes populations, différentes notions .Par ex. citoyens mais quel sexe, âge, nationalité, résidents, travailleurs, hommes « libres », votants ou simples inscrits électoraux....Aucune probabilité d’accord qui permet à tout acteur politique, journalistes, commentateur de bénéficier du non-concept, pour toutes les figures rhétoriques ou les sophismes de langage. A l’exercice, ce discriminant sert à tous amalgames dont la « communication » s’est faite le prototype à travers l’invention du sondage ... comme Rome avait la pythie !!
Goody, Dunn, d’autres ont démystifié le pouvoir au peuple, belle « formule » allégorique, instrument artificiel puisqu’il réduit à sa plus simple expression le rite électoral édifiant. Pour maintenir la confiance, la grande tradition libérale sceptique aspire à ce que les députés vérifient par des referendums, l’accord général. La démocratie devrait exiger une procédure adaptée visant à améliorer constamment les actes de représentation. « On pourrait dire que la seule mesure à même de garantir la démocratie serait la capacité des citoyens à révoquer leurs représentants lorsque ceux-ci cessent de les représenter. Ainsi la volonté du peuple pourrait renverser un gouvernement qui s’apprêterait à entrer dans une guerre en dépit de l’opposition de la majorité des citoyens. Si cette possibilité de « véritable démocratie » avait existé, bon nombre de gouvernements européens se seraient écroulés au début de l’invasion de l’Irak »([13] ). On en est loin. L’Etat partout prééminent impose non une démocratie primitive caractérisant de petites sociétés, mais une logique totale (ou parfois totalitaire) où il représente automatiquement la société, la justice, la liberté, l’autorité. Les citoyens, quant à eux, sans contrôle possible, ressentent leurs relations avec cet Etat comme un des rapports de forces possibles, dont la majorité se sent exclue. La légitimité à aspirer être élu, acquise à la naissance, par l’Ecole ou par titres élitistes, clientélistes, sont occultés par la règle républicaine. Or, ce fonctionnement étatique peut devenir anti-démocratique et son administration peut favoriser telle ou telle catégorie. Sans reforme du scrutin, sans vérification régulière de sa légitimité, la république peut évoluer vers des formes abâtardies, injustes, soumises aux nombreux poisons que véhicule le capitalisme et qu’il diffuse sous des activités anodines de redistribution formellement équitable, y compris la justice sociale qui peut se transformer graduellement en son contraire, un élément de l’injustice sociale.
Les Droits du citoyen, en raison des modalités d’application choisies concernant l’égalité devant la justice, la liberté d’opinion, de religion et d’expression sont susceptibles de se transformer en prohibition de fait. L’accès aux hautes fonctions publiques est garanti mais cela peut se révéler un leurre, au vu des handicaps des uns et des privilèges des autres. Il faudrait vérifier au cas pas cas, l’origine des postulants aux postes électifs. Si ce que les fondateurs ont appelé la liberté d’opinion se constitue en oligopoles privés par la propriété des grands groupes capitalistes dans les médias (possession de la presse qui devrait être interdite ), alors l’opinion libre risque d’apparaître comme un simulacre. La démocratie suscite toujours par la force des héritages et du droit civil, des normes et des pratiques que l’histoire a retenues comme inéquitables (favoritisme, népotisme, corruption) .Par conséquent, si on ne contrôle pas sans cesse les modes d’exercice des principes intangibles, ceux ci peuvent être retournés aisément par une oligarchie républicaine. Et, c’est ce qui s’avère quand on accorde quelque crédit aux faits et aux perceptions quotidiennes. Les citoyens, mis à part une petite frange, sentent l’impuissance à les rectifier. Dans ce cadre, la liberté d’opinion surveillée par des groupes de presse puissants ou des monopoles de fait est menacée.
Tout cela est largement connu sans qu’aucun effet critique institue des groupes spécifiques de surveillance de l’application. Dès qu’on voit apparaître un début de réserve de la part d’associations privées ; une fraction de l’élite s’empare du problème et s’érige rapidement en juge de la légitimité de sa propre capacité et pour quelques-uns d’entre eux, à juger d’autres juges qui appartiennent au même milieu. C’est un cercle vicieux. Qu’il s’agisse, des constitutionnalistes mandatés ou des commissions, genre CSA, la République élabore une corporation au coeur du jeu, intouchable, non élue, de contrôleurs ou de surveillants ou des commissions ad hoc qui calment l’affaire.
De réels, les droits sont devenus, du fait de la main mise des juges et des avocats, des sortes de voeux pieux. Ces procédures et ces choix sont devenus le cœur du système constitué, où le poids de la fortune et l’origine domine les sélections « démocratiques » aux hautes fonctions. C’est ce système qui arbitre les intérêts contemporains des fractions partisanes, les clans régionaux ou de professions fortes qui pouvaient laisser la porte entrouverte à des intrus éventuels compensateurs, issus des sagas d’ascensions au « mérite » venus d’en bas.
Or, la crise financière passée par là, les dettes de l’Etat crées par les dispositifs où les agents du privé distribuent une part notable de l’aide publique, aggravent la stagnation des hiérarchies sociales. La colonisation et l’Empire ne sont plus les ressources qui permettraient, comme hier, des largesses aux self made men, un avenir aux affairistes, des compensations aux frustrés de la fortune. En 1958, en France, du fait de la guerre coûteuse d’Algérie, la quatrième république est morte brutalement à la suite des infortunes d’endettement et de la limitation de prébendes. Déjà, dès 1793, le coût de l’entretien de l’armée, la fin des pillages par des officiers, les retombées réduites aux fournisseurs en campagne provoquèrent une dépréciation de la monnaie et la crise de confiance de la part de prêteurs (inflation, assignats, banqueroutes).
Or, en ce moment, par impossibilité de mobilisation autour d’un projet vigoureux et excitant pour la jeunesse des classes aisées, une intégration quelconque des scolarisés, un espoir d’ascension par conquête ou guerre, une mobilité sans croissance, tout ceci cumulé fait ressortir les limites de cet Etat et de cette république constituant une menace inédite et redoutable.
Et c’est pourquoi, chose incroyable : Marianne est nue !
[1] Le vol de l’histoire ; comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde . Gallimard 2006. Goody n’est pas un inconnu en France (14 livres traduits) Mon texte écrit en 2015 avant son décès, en 2015 a été lu et encouragé par lui dans son dernier mail
[2] Paul Veyne l’Empire Gréco-Romain Seuil, 2005 P 21,28-29 et p 92
[3] Pierre Souyri Moderne sans être occidental ; Origine du Japon Gallimard 2016
[4] Malgré un rétrécissement des intérêts de l’édition, y compris de prestige car, là où ils ont été publiés, ces ouvrages furent peu soutenus ; les éditeurs se sont satisfaits d’un effet vitrine
[5] Parmi ces 60% : Il y a bien d’autres moyens de politisation et d’actions créatrices chez ceux qui refusent du vote ; aussi respectables que les autres. Nous n’avons pas à les décrire ici (mais on sait les trouver en faveur des migrants, l’action locale, associations de bénévoles, la politique de quartier et de groupes de travail etc..)
[6] Du Général De Gaulle bien sûr ! une fraction de bourgeoisie nationaliste et patriote parmi de multiples variantes Mémoires de guerre : le salut 1944-1946, Plon , 1956 p 119
[7] Les deux états les plus riches de ce monde (PIB par habitant) sont deux Etats ultra-religieux et alliées : Amérique et Israël. Les états européens les plus conquérants le furent sous le signe de la religion et à son nom jusqu’au 18è, dans l’ Europe puis les Etats-Unis. La richesse des Nations et des Eglises sont concomitantes. Les deux plus grandes religions en adeptes, biens matériels ( formations richissimes parfois) sans support territorial sont de paradis fiscaux et possèdent des banques. Leurs milliardaires ou nababs influencent le devenir économique du monde au quotidien et sur la durée. Le Vatican est un des plus grandes forces financières au monde, ainsi que les pays autour de l’Arabie saoudite (et émirats)
[8] Une part échappe par défaut de volonté aux enquêtes et aux recensements de l’INSEE qui a un taux de couverture démographique correct lorsqu’on calcule la sous estimation probable à 4% de notre population ; ce qui est faible par rapport à d’autres grands pays comme les USA, La Chine ou la Russie où probablement c’est le double. Modes de comptage où tout Etat peut tester sa légitimité
[9] LeVol p 103
[10] Le Vol p 363
[11] Selon J. Goody :« Braudel, lui-même, semble, attribuer à sa propre culture « ou peut-être à sa mentalité » une place élective. Il est vrai que, dans bien des sphères, le changement intervenu depuis la Révolution industrielle semble avoir été plus rapide en Europe, mais rapporter ce changement à une temporalité de la culture relève d’une démarche a-historique qui esquive les preuves ». IL ironise sur « les éminents historiens » apologistes de la montée de l’Occident ; il évalue le coût du systématisme de Marx ou de Weber. Le capitalisme romain, le féodalisme ne furent pas inconnus ailleurs. Il note le recul des universités du Moyen Age, et celui de l’enseignement en Europe sous l’influence de l’Eglise catholique, militaire et régressive, une particularité de notre histoire contre laquelle l’humanisme se battit avec des succès mitigés à l’égard du « modèle téléologique».
[12] Le Vol p 228
[13] Le Vol p364
votre commentaire -
-
Partie 5
A vouloir explorer les disparitions républicaines, alors que les temps de crise poussent à l’euphorie, à l’enivrement de la part de notoriétés littéraires qui s’attachent de préférence aux « naissances », à l’invention sublime, à l’enfantement « historique » d’institutions, ce projet comparatif de fins républicaines est contreproductif, suicidaire même ! On me reprochera nos sources étrangères ; un coup de poignard patriotique,! On reprochera une tonalité militante à l’encontre des médias. Une hérésie par les temps qui courent ! Néanmoins, les quatre à cinq ans à venir seront cruciaux. La fin de la 5ème s’annonce. Alors, par quels signes précurseurs, dans l’histoire républicaine occidentale, ceci s’est-il déjà manifesté ? Nous n’avons eu que deux républiques longues : la 3è et la 5è qui atteint maintenant ses 60 ans Il y eut, dans le passé, dans la mort de ces régimes, des périodes d’anarchie douce, un laxisme institutionnel. Mais chaque époque, avant tel ou tel enterrement, a rencontré la barrière du non renouvellement des élites au-delà de 3 générations ( constituant une durée environ de 70 ans). Il fallait donc tenter une comparaison du recrutement du haut personnel et son nivellement par le bas, sa médiocrité par stérilisation des bonnes idées de départ, son essoufflement sur 2 ou 3 générations. Personne n’a osé regardé un échantillon d’une dizaine de cas, (la moitié étant français bien évidement puisque nous avons collectionné ce type de régimes dans un défilé au demeurant peu homogène). Le silence sur la mort surprenante de la 3è, en quelques semaines, est un mystère de l’historiographie française. On se penchera sur ce cas d’école. .D’autant que de grands historiens comme Bloch ont écrit leur dernier livre sur ce sujet .Et ensuite parce que des historiens modernes se mettent à la tache de comprendre « les derniers jours de la 3è rep » tels Claude Quétel qui parle lui de « L’impardonnable défaite »( [1]). Il serait impardonnable aujourd’hui de ne pas revenir sur la disparition instantanée d’une république forte et sure d’elle, car triomphante vingt ans auparavant.
L’absence d’idées nouvelles et originales quant à la définition républicaine, bien que nécessaire à toute évolution, est flagrante. En effet on verra que le gaullisme a été une forme de républicanisme à entité propre, son engendrement à exigences morales pour les chefs, un autoritarisme modéré mais aussi le respect des électorats par obligation de démission si perte d’élections .Personne ne remarque que cette source d’idées neuves dans le giron républicain a persisté près de cent ans (depuis les « conférences » de De Gaulle dans les camps allemands de prisonniers en 1917) et qu’elle a demeuré une inspiration puissante sur un siècle ; illustrant une révolte républicaine légaliste permanente, une adaptation progressive aux changements des sociétés, un renouveau des hauts personnels par des procédures de sélection. Pour finir, il est vrai, dans la dérision, de nos jours, de la part des chefs qui s’en réclament. Mais de 1920 à 1969, cette variable républicaine a été puissante. Sans oser la nommer et la décrire, les politologues et les historiens socialistes ont choisi le terme de « Bonapartisme » afin de la définir (M. Agulhon). Or il n’y a aucun lien, Bonaparte n’a pas fini en chef républicain et n’a pas eu de « descendance » politique, sinon un « petit » neveu. Le césarisme n’est pas non plus une variante républicaine. La Royauté avait inventé après Rome, le droit d’aînesse donc héréditaire de sang.
Nous ressentons une lacune d’idées dans ce domaine. Ce courant en France perdure et représente une alternative crédible mais « sans nom », car les fils spirituels n’ont plus rien à voir avec leur célèbre ancêtre. Si la république française alterne entre le modèle dit gaulliste réformiste et celui du parlementarisme hésitant, de la 3è à la 4è , c’est que le socialisme n’a pas su inventer son modèle républicain, son type de renouvellement et de rajeunissement des hommes de pouvoir, son style, comme le gaullisme tenta de le faire. Aucune idée sur le contrôle des élites politiques, pas de tirage au sort pour les édiles, pas de cumul des mandatures, (sauf exception), aucun quota de professionnels parmi les élus etc...Le genre de République socialiste souhaité par Jaurès ou Blum n’a pu voir le jour, ni n’a créé un mode d’accès au pouvoir ou un style de direction tel que le républicanisme gaullien le fit et donc ne proposa aucune éducation des députés, aucun renouvellement dans la gestion du pouvoir dans la durée. La gauche est absente du monde des idées politiques depuis cent ans. Blum n’a pas eu le temps d’apprendre et Jaurès, le seul a avoir eu une vision de ce type ( par exemple l’armée de civils.. contre l’armée de métier!) , a été assassiné par l’extrême droite, je dirais, bien entendu !Le marxisme a contourné ce problème par défaut de démocratie constitutionnaliste mais n’a inventé qu’un ersatz : « Le Parti » ;c'est-à-dire une cooptation interne des élites dans le secret. D’où, qu’également, le modèle marxiste expira de mort naturelle au bout de 70 ans (1918-1989) : le » notoire » barrage des trois générations qui stérilisent une souche vivante. Et la Chine va accéder, avec son « modèle « à elle », à ce terme dans 3 ans !! Tout bascule en ce moment et c’est pourquoi cette réflexion générale s’impose : on doit interroger Bloch, le seul qui, lucide en 1939, réfléchit à la mort de sa propre république, avant sa propre disparition héroïque. Le seul qui fut frappé par le fait que, dans l’Assemblée nationale du « Front Populaire », seuls 85 députés refusèrent le suicide collectif au profit d’une dictature se livrant sans frein à la trahison et à la remise de la nation à des pouvoirs étrangers terrifiants. Donc pauvreté des réflexions, chez nous, et abandon de la Raison, par des intellectuels dits engagés. On est curieux de voir comment Bloch qui, devenu clairvoyant en quelques mois (abasourdi de son propre aveuglement antérieur), explique le sort de la 3è , puis comment il aurait vu le destin de la 4è et ... probablement celui de la 5è
(Extrait de mon blog) ERMITE Louable intention mais personne ne vous y autorisera. Les medias tenus autrefois par des personnes morales sont maintenant dans les mains des grandes banques ou des affairistes milliardaires. Les éditeurs sont devenus des commerçants dévoués et donc des conservateurs peu audacieux. Vous n’êtes pas le seul à faire ce constat: beaucoup de livres sont refusés en ce moment à cet égard
Candide : Mais quatre « tsunamis » sont survenus. C’est surtout le dernier, l’émigration de masse qui fait tomber les masques ; or le temps de la lucidité est venu. On est juste avant l’effondrement civique, la fin d’une communion nationale et cette année écoulée suggère même une résistance à la conception unanimiste qui a duré 30 ans 1985-2015. Le passé français est maintenant rediscuté par de nombreux auteurs qui reprennent notre histoire contemporaine sous un nouveau jour !Avec « La mort » je veux me situer dans ce mouvement - non un simple changement d’humeur- qui a vu de grands événements dans l’année écoulée se produire, tous totalement imprévus pour des commentateurs aux pronostics aventureux : les attentats ; le FN premier parti à plus de 30%, et la crise morale avec les luttes de clans au sein des 2 grands partis du Centre (PR et PS)
Ermite : Si vous signifiez que le XXè est mort en 2015 comme le XIXè était mort en 1914 ; quand s’annoncèrent les deux plus grandes guerres que l’humanité ait connues avec des atrocités jamais rencontrées (même si auparavant on assista à diverses traites, esclavages, guerres de conquête et destructions), alors oui, d’accord !
Candide : Le moment est de faire des comparaisons et non pas une histoire événementielle singulière. L’année vient 2015 d’accoucher de plusieurs tremblements de terre .Vous avez des attentats de masse en janvier et le 13 novembre ! .Dont personne n’a vu d’ailleurs qu’ils étaient très différents d’objectifs et de moyens. Le premier était politico-religieux et visait des prétendus ennemis de l’Islam, le second est une réaction face la situation morale de la société et visait des jeunes de la part d’autres jeunes, en crise de la société de consommation et de loisirs. Rien à voir avec une idéologie gauchisante ou anar, mais un moindre goût de vivre ! Vous avez lu :les tueries de masse de jeunes en Norvège et d’autres jeunes surarmés aux USA qui n’ont pourtant aucun lien avec Daesch ! 2015 fut l’année de la montée apparemment irrespirable et pourtant si évidente de l’incompréhension, du FN. Mais l’essentiel est que 2015 a vu une émigration de masse inédite depuis la seconde guerre mondiale.
ERMITE : Les républiques chez nous sont tombées généralement sous les coups de l’armée mais il n’y a pas de logique. On ajoutera particulièrement le vieillissement des « élites » intellectuelles, l’absence de mobilité des politiques du fait de quasi- cooptation, la sclérose des institutions : tout cela engendrant la paralysie des pouvoirs. L’abstention électorale massive est un indicateur, pas une cause. L’appel au peuple n’est guère convaincant, ni d’ailleurs fréquent en république bien qu’il ait eu lieu parfois et se termina mal pour ce dernier. Notre pays a le sentiment de traverser une période catastrophique avec l’irruption massive des migrants. Ce faisant on oublie sa tradition d’ouverture (comme le fait d’accueillir 500 000 Espagnols en fuite devant Franco en 1939, ou encore le million réfugiés du nord et de l’est de la France en juin 40 lors de l’exode de la défaite). Les Français découvrent avec stupeur des mouvements de population qu’ils croyaient périmés et qui sont de tos les temps ( les croisades ont transporté en 12 transportations sur deux siècles, un demi-million d’Européens vers l’Orient pour la reconquête de Jérusalem. Ce sont leurs descendants, les Chrétiens de Syrie qui reviennent d’ailleurs maintenant. On a oublié le maelstrom de l’Europe chamboulée par les Nazis : 10 millions d’étrangers sur le sol allemand en 1945 (ce qui fit de nombreuses naissances - cachées- par dizaines de milliers (et chez nous,au moins deux cent mille, issues de couples mixtes (soldats allemands et femmes françaises) . Nous sommes aveuglés et sans mémoire de ce mélange d’allogènes. Les migrants récents font partie d’une immense tradition européenne et proche- orientale. Ils viennent maintenant du Moyen-Orient et de plus loin, d’Asie, bombardés parfois par nos avions; ils convergent dignes et respectueux, ne demandant qu’asile et travail. Meurtris certainement ils se saisissent de la porte ouverte que nous avons produite chez eux puisque en détruisant leurs systèmes, leurs patriarcats, leurs traditions culturelles, avons excité leurs querelles byzantines ancestrales religieuses. Irréductibles, ils seront incontrôlables.
Ai-je le droit de juger ? Avoir assisté à deux fins de républiques donne-t-il le sens du jugement équilibré ? J’ai vu la mort de l’une en 1940 (pas de souvenirs car trop jeune enfant, mais j’ai su ma famille proche de Vincent Auriol, de Léon Blum , déchirée ). J’ai éprouvé directement la disparition de la 4ème de 1956 à 58. Ma famille toujours plus déchirée devant l’équivoque socialiste « Paix en Algérie » slogan vainqueur de élections législatives en 1956 et l’envoi illico du contingent pour faire le sale boulot de jeunes néo- nazis comme dit Paul Veyne. Cette épreuve donne le droit de témoigner
Episode insensiblement oublié, le 13 mai 58, événement édulcoré dans les mémoires et les historiographies ? Simple incident ou révolution ? Coup d’Etat (style 2 décembre) , possible Bonapartisme, sédition à la Franco ou réelle Contre –Révolution,? l’émeute algéroise qui fit tomber le quatrième est-elle une continuité républicaine puisque les processus légaux ont été ensuite respectés par De Gaulle ? Cette interprétation paisible des historiens qui avaient 30 ou 40 ans à l’époque manifeste par là une circonstance banale .Y compris Agulhon qui minimise par le ton qu’il emploie dans son récit, l’effroi qui a saisi les travailleurs([2]) .Je rappelle que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (Forum, délégation générale, préfectures ) prise en main sinon organisée par des franges dures ; mais le pouvoir à Alger dont s’empare les généraux sous l’égide de Salan, débarque avec des troupes en Corse et menace les villes du sud-ouest par des occupations de casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la république ne se dissout pas, ne laisse pas la place à un régime autoritaire, favorable à leurs thèses. Ce matin-là, vieille d’un week-end, nous, étudiants sommes abasourdis et angoissés. Nous nous réunissons à L’UNEF, organisons des A .G, sortons des tracts et demandons de l’aide aux organisations proches,à Saint Sernin; l’UNEF à Toulouse se trouve à quelques centaines de mètres de la Bourse du travail des cégétistes que nous rencontrons, fébriles eux aussi, préparant des affiches, des barricades et des manifs pour montrer que « le fascisme ne passera pas » dit-on une fois de plus. L’assemblée nationale est comme paralysée et cela nous remémore ce qu’on nous a raconté de l’absence de volonté de résistance en Mai 40. Le reste appartient à l’histoire nationale qui se conclut par le passage légal de pouvoir et l’investiture à De Gaulle dans les formes officielles Pour nous qui avions 20 ans, le problème était autrement plus urgent et grave que les relations historiques le laissent transparaître. L’atmosphère des rues est tendue, grave ; la population s’attendait à une guerre civile et les plus militants ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes la situation des jeunes était cruciale, le risque d’être enrôlés immédiatement et envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants représentaient un avenir des plus sombres ; nous n’avions pas comme les civils âgés le temps de la réflexion ; nous ne vivions pas ce moment comme les historiens assurés par la suite et même parfois amusés le traitent maintenant dans leurs livres. Nous avons compris là que les historiographies rétrospectives ne s’identifiaient pas toujours à ce que vivent les acteurs .Nous avons saisi la différence entre vécu et raconté et l’appris que l’histoire reconstitue, selon les sensibilités des auteurs, une compréhension, bien que non partisane, dépouillée des affects et des inclinations, selon les tendances de ceux qui connaissent la fin de l’histoire. De là, une méfiance envers l’«objectivité » . En tout état de choses, nous avons expérimenté « sur le tas » ce que la sociologie nous suggérerait plus tard comme options ou concepts afin d’analyser les ruptures et les affrontements : inertie des institutions, pouvoir vide, lutte des mille factions qui pouvaient être militaires ; conflits internes aux bourgeoisies civiles telles que guerres de laïques contre catholiques, factieux contre légalistes, pro ou adversaires de l’« Empire français » en avaient montrés. Les fractures (Dreyfus, l’Allemagne, l’expansionnisme de colonisation) au sein des diverses bourgeoisies nous semblèrent être des conflits fratricides où le « peuple » n’a rien à gagner. Nous pressentîmes la menace d’un retour possible du fascisme. Il se manifestait d’ailleurs ouvertement dans nos amphis de la Faculté de Droit, où l’extrême-droite faisait la loi par l’entremise des mouvements tels que Ordre nouveau ou Occident. Y lire Le Monde exposait à des sévices ; cet acte était perçu comme provocateur. Jacques Amalric, le futur reporter directeur à Moscou et Washington, du journal, alors étudiant à Toulouse, en fut une victime; les partisans de l’indépendance de l’Algérie étaient souvent tabassés devant les appariteurs ou professeurs « compréhensifs ».On peut s’interroger sur le genre de politisation en partie lucide, ou, à tout le moins, non angélique qui correspondait à la conscience du vide républicain, des handicaps d’un régime apeuré par son armée, qui renonçait à ses idéaux de gouvernement respectueux des promesses faites aux électeurs, qui reculait le 6 février à Alger, comme ce fut le cas de Guy Mollet. Ce fut un moment de stupeur équivalent à la perte de nos illusions sur la fermeté des démocraties. Puisque quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes, pouvoir de vie et de mort sur autrui et légitimité idéologique, sans compter la liberté d’exactions, outre quelques pillages des mechtas, de vols de bijoux et de viols, toutes les transformations humaines sont psychologiquement possibles. Ceci ne fait pas de la dépendance civile du 13 mai 58, un appendice malheureux ou un incident de parcours de la 4ème république mais le constat de la faiblesse d’un Etat de droit s’il est représenté par des chefs au faible courage physique, à la médiocrité d’imagination, au manque de vision par absence de connaissances internationales. Et pire, la volonté de tout socialiste qui se veut grandi, de manifester qu’il n’y a pas plus patriote qu’un leader de la SFIO , et ce, depuis la mort de Jaurès et de l’Union sacrée, union refaite à Suez, Algérie, Irak, et aujourd’hui partout en Afrique noire ou au Moyen-Oriennt est mortifère. La politique est une forme d’errements, d’essais, de mobilité intellectuelle et on est frappé de l’inaptitude du personnel de la IVème à changer de cadre de pensée. Que ce soit au cours de mai 40 quand l’armée s’écroule, que ce soit en mai 58 quant à l’impuissance à concevoir d’autres solutions que l’abdication, quand une catégorie d‘acteurs civils est épuisée, eh bien, se substitue alors, dans un contexte d’événements meurtriers, une séquence aux commandes desquelles une fraction militaire rajeunie apprend la désobéissance.
L’armée, la fin de la troisième République, l’Algérie et la mort de la quatrième
L’agonie d’une République, nous l’avons connue ; l’épuisement des idéaux, éprouvés dans la Résistance chère à nos parents, nous l’avons vécu de 1954 à 1958 ; les conditionnements et les pressions physiques sur la jeunesse militarisée au cours de la guerre coloniale nous les avons éprouvés. Pour nous éclairer, nous nous tournâmes ver Marc Bloch lui, qui avant de mourir fusillé par les Allemands laissa en testament un témoignage sur la fin d’une république emblématique empli de lucidité et de recherches des causes de l’aveuglement antérieur ([3].) La disparition de la troisième République nous a contraints à remettre en question l’histoire républicaine apprise et enseignée par les postulants aux fonctions politiques, les fameux professeurs de la 3è république. Tout cela fut occulté et le terme « République » sous-tend actuellement une représentation essentialiste, enfantant de nombreux mythes fondateurs, rites et normes confondus. Toutefois aucune république ne fonctionne à l’identique, ni n’organise les mêmes modes de résolution de conflits entre fractions rivales au pouvoir. La République n’est pas un concept tombé du ciel des idées. Les systèmes républicains ne sont pas interchangeables ; chacun a eu son mode d’exhibition médiatique et de raisonnement. Des personnels politiques qui ont les mêmes références et « théories », règlent des situations similaires par des moyens et des options très différentes. Il n’y pas de sens à l’histoire républicaine, faite de processus, d’événements aux déroulements sans finalité, hormis semble-t-il, téléologique. L’histoire ou la sociologie servent à analyser sans cesse et sans cesse les cadres institutionnels et circonstanciels Si on en revient aux deux théories justifiant les nombreuses morts de ce régime en France, les jeunes historiens , contournent la spécialisation chronologique et le découpage académique ; ils ne traitent plus de la colonisation comme un monde en soi, ni en discipline de l’histoire institutionnelle qui y vit souvent un avatar (un à-côté), un qui affaiblirait l’idéal.
La première théorie explicitée au début de ce manuscrit (le temps long, les structures, les mentalités évoluant lentement, l’économique et le culturel) nous conduit à faire une place à Tocqueville –infra-. Si les colonisations et occupations d’autres continents (esclavages) sont un exutoire des difficultés en république, un moyen de régler les luttes mortelles de factions, alors l’auteur de la démocratie en Amérique avait raison ! La guerre coloniale est le creuset de l’idéologie républicaine. Et on verra son histoire comme le résultat de l’action métropolitaine de patriciens et de proconsuls associés ou dans les mains des colons autonomes aux méthodes antidémocratiques qui bafouent ouvertement le régime de leur patrie avec l’accord de politiciens locaux. Le colonialisme est conçu enfin comme le prolongement fonctionnel du capitalisme. Ce point de vue envisage le colonialisme comme partie du fonctionnement démocratique et non en lui-même; comme si le Sud des USA avait été « accidentellement » esclavagiste. Et c’est exactement ce que nous avons observé de 1945 à 1962
En effet, quel que soit le lyrisme aujourd’hui qui accompagne la naissance de telle première ou deuxième république, malchanceuse ou pas, la troisième connut honte et opprobre du fait d’un incroyable effondrement en 4 semaines, l’étrange défaite dont Marc Bloch tira sa remarquable analyse avant sa mort dans la Résistance. Il s’agit d’une mort piteuse clôturant la guerre interne des États-majors, des amiraux et maréchaux quand la priorité fut, au lieu de la France, de sauver la face de l’armée française au cours de la défaite, vingt-deux ans après le troisième trimestre de 1918 qui vit l’armée allemande reculer jusqu’au Rhin. Faits qu’il nous revient de reprendre ces jours-ci. Les pages de la déposition d’un vaincu qui serait à signer maintenant, présentent son excuse auprès de jeunes générations, à propos des erreurs d’une génération entière (dont –lui-même), née au début du siècle et le regret de transmettre un tel héritage à leurs fils et à tous les jeunes gens. Exemple rare de lucidité et de courage intellectuel. « Nous venons de subir une incroyable défaite. A qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux, à tout le monde, en somme, sauf à eux. » ([4])
Le faible intérêt pour trouver les relations entre les pratiques républicaines du choix de ses élites et sa disparition a trouvé une compensation dans la réflexion finale de Bloch et dans quelques livres récents. Bloch insiste particulièrement sur le vieillissement des hauts gradés ( le rapport entre" vitesse de compréhension» et « âge » de l’état major : en gros, plus on est vieux ; moins on est sensible au mouvement et aux « idées de rapidité » quant aux manœuvres dur le champ de bataille) . Il voit un second défaut rédhibitoire : la bureaucratie militaire qu’il a éprouvée pendant la mobilisation 39-40 et les premiers affrontement ou escarmouches. Il passe vite sur le problème des élites civiles dont il évoque avec regret l’uniformité de l’origine sociale et le formatage de préparation par les grandes écoles dont Sciences Po. Il est prolixe sur les réformes de l’enseignement supérieur qui ont été manquées. Pas d’ouverture d’esprit, pas de sens critique enseignés. Dans la théorie de « la fin » soutenue par Bloch, le dépérissement dû à l’âge nous interpelle. Le vieillissement des chefs politiques signifie l’inadaptation aux faits modernes de l’évolution, perçue par des catégories mentales dépassées depuis 20 ans au moins. Il suggère qu’avec de telles mentalités, on ne pouvait rien comprendre à la montée du nazisme et des transformations de stratégie d’armement ou de manœuvres, puisqu’ils avaient bouté eux, l’ennemi vingt ans auparavant ....et qu’ils avaient construit la Ligne Maginot ! On sait qu’un jeune capitaine qui avait vécu le feu et qui, prisonnier, réfléchit, en fit l’argument de toute sa vie républicaine : renouvellement obligatoire du personnel éprouvé et reclus d’année par les jeunes générations expérimentées par l’épreuve : « Quel tollé , quand, par l’établissement d’une Ecole d’administration,un ministère du front populaire prétendit battre en brèche le monopole des « Sciences Po ([5]) « Le régime eut-il tort ou raison de respecter ces antiques corporations ? on peut en disserter.....,j’avoue incliner vers routine, bureaucratie, morgue collective »( [6]) « l’école de la vraie liberté d’esprit » empêche que la médiocrité du personnel politique soit compensée et non paralysée par une armée mystificatrice Dilettantisme du personnel ministériel paralysé par l’idolâtrie à l’égard de ses chefs encensés et dominateurs dont les débats sclérosés valent démission et immobilisme
Marc Bloch : réflexions sur l’étrange disparition de la IIIè république
Bloch, fut par conséquent le premier sociologue-historien, mêlant à la fin de sa vie, l’action (clandestine) et la réflexion sur l’action,. Il fait un usage raisonné de la double méthode : histoire et observation participante. Au long de son livre , « l’Étrange défaite » , on ne trouve pas de diatribe superfétatoire mais le récit de ce qu’il a vu et vécu au sein de l’armée, de Septembre 39 à Juillet 40 en tant que capitaine comparé à ce qu’il vécut comme sergent au front en 1914-16.
Reprenons, une à une, les causes de l’effondrement d’une puissance en quelques semaines. Quelles forces s’opposent à la prise de conscience et de décision des personnels politiques et militaires, quelles incapacités deviennent rédhibitoires et dangereuses pour le salut du pays ? L’âge, le décalage de générations, l’impossibilité d’imposer une direction ferme !voila les 3 caractéristiques qui créèrent une impardonnable défection. « Les Allemands ont fait une guerre de vitesse .Nous n’avons pas seulement tenté de notre part un guerre de la veille ou de l’avant-veille...nous n’avons pas su ou voulu en comprendre le rythme accordé aux vibrations accélérées d’une ère nouvelle.... Ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l’humanité...Nous avons en somme renouvelé les combats, familiers de notre histoire coloniale, de la sagaie contre le fusil. Mais c’est nous, cette fois, qui jouions les primitifs »([7]) jusqu’à aboutir à une incompétence militaire due en premier, à l’âge élevé des généraux de l’état major , autorité corrélée au prestige acquis en 1914-18, bref un haut personnel quasiment inamovible qui annonce sa paralysie future quand les personnels, qui avaient 40 ans à l’époque, avaient été refoulés à des rangs inférieurs . Pour simplifier : le confort et le vieillissement d’élites au profit de clans, de castes dans la marine et l’armée de terre. Par ses exemples vécus – ---en second à la « rivalité burlesque dans un tel contexte » d’une « pléthore d’organes d’informations aux idées bornées de conformisme, bref une candide ignorance de l’analyse sociale véritable »( [8])
Aujourd’hui l’aveuglement serait probablement imputé à l‘écart démographique de la prise de responsabilités . De 1880 et à 1940, trois générations de politiciens s’étaient succédées et la dernière se présentait singulièrement épuisée après la guerre, sans idée, sans force. On se souvient de la colère de De Gaulle contre l’inertie conceptuelle tactique et du matériel! En quelques mois, Bloch, au front, repéra une sclérose semblable dont il rend responsable deux facteurs : l’arrogance intellectuelle issue de la prétention de la victoire au cours du seul trimestre de l’année 1918 ; un pouvoir imbu d’officiers supérieurs vaniteux; personnages chenus à la médiocre qualification stratégique d’enseignants aux élèves à Saint-Cyr.. L’observateur d Bloch juge d’un autre point de vue, les civils, frileux et craintifs, devant le pouvoir militaire et leur incapacité à saisir la nouveauté des situations, sans idées et initiatives. On déclare la guerre mais on ne la fait pas et quand l’armée allemande est occupée en Pologne ; on attend, on ne bouge en rien. Seul Léon Blum au pouvoir deux ans fut attentif à cette menace ; il redouta l’autonomie des militaires. Lui, Blum, qui dans l’urgence de la lutte contre le défaitisme de l’Etat Major, en février 1940 s’écria :« Que la direction du pays soit exercée par n’importe qui, mais qu’elle soit exercée ! » ; lui, qui connaissait la philosophie allemande et son « Herrenvolskdemokratie » : le concept de la démocratie pour « la race des seigneurs », (signifiant à l’usage exclusif des élites scolarisées, et des aristocraties de pensée).
Bloch adopte une perspective (ici « théorie ») que nous avons évoquée : les luttes entre bourgeoisies rivales se manifestent dans les conflits de partis proches en dépit des apparences et des proclamations fracassantes. Les rivalités des clans empêchent de percevoir l’état timoré dans lequel on s’est réfugié grâce au confort protecteur de la ligne Maginot devenue un concept, celui du symbole de cécité, de la paresse de pensée. A certaines occasions, refusant de se remettre en cause, l’une des bourgeoisies qui gouverne est plus ou moins attentive à la dimension des conflits qui se préparent et donc elle élimine les autres versions de compréhension ou les marginalisent. Par cette notion de concurrence bourgeoise, plus ou moins exacerbée, nous entendons la mise à l’écart des membres des fractions également aptes par l’ éducation, diplômes, patrimoine, titres ou formation professionnelle sans appartenir au sérail des hauts fonctionnaires.. La rivalité des élites et des influences fait de toute république, un assemblage hétérogène de petites composantes fictivement en opposition et se paralysant les unes, les autres. Robespierre dénonça les cent mille factions qui couraient à la surenchère produisant l’immobilisme. On devine l’usage heuristique d’une telle idée aujourd’hui. Le décalage, le style de la bourgeoisie particulière qui s’est emparée du pouvoir, passéiste ou conservatrice au détriment d’autres bourgeoisies plus dynamiques (administratives, industrielles, financières, terriennes ou intellectuelles) crée pour se maintenir un blocage artificiel, se transformant en fossile y compris pour ses aspirations propres. Cela n’est guère nouveau mais--et c’est là-dessus que l’analyse de Bloch est éclatante- une explication de la démocratie à contenu variable vide ou chaque « famille politique », chaque clan bourgeois, se veut, de toute force, dominant. Voila pourquoi en approchant la démocratie par sa forme originale de règlements de guerres intérieures, la situation concrète de 1940 aide à concevoir une république en forme d’ Etat ordinaire combinant le laxisme d’action, les errements sans direction, l’incohérence des moyens et l’absence d’un cadre de pensée. Plus loin on retrouvera une autre république immobile conduisant à l’impuissance à traiter du problème algérien .Bref, ce que De Gaulle nomma le « système des partis » auquel il opposa une autre formule républicaine propre à notre l’histoire : les pleins pouvoirs, la rapidité d’action dont il s’inspira pour rétablir l’autorité civile contre l’autorité militaire subversive. Bloch le pressentit : « Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, le pire crime de nos prétendus démocrates... »([9].) Les classes supérieures pratiquèrent les mensonges, les omissions, l’esprit de parti outrancier... ajoutons y l’absence de curiosité mondiale, le manque d’ouverture créative, l’imperméabilité au nouveau conteste». A l’instar de l’avenir prévisible, la Vè République manifeste un consensus de tous les écrits et radios dans leurs styles différents, prêche dans le sens de l’obéissance et de la servilité, la persuasion par la suggestion émotive. « Ce n’est pas de gaîté de cœur que les bourgeoisies européennes ont laissé les « basses classes » apprendre à lire », dit-il. Mais maintenant, elles ont, de plus, appris à décrypter les faux messages et les informations vides ... Tout ce dont nous souffrons dans l’espace contemporain était en germe dans ces défectuosités que critiquait Bloch avant de disparaître dans son combat glorieux. Un exemple pour tous les historiens qui l’ont refoulé présentement. « L’histoire est par essence science du changement ; elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons. » ([10])
Je laisse volontairement de côté l’autre piste, l’autre théorie explicative, concernant le temps court, les interactions et l’événement tel le supposé complot militaire, faits immédiats et réactions engendrées ; par exemple: le rôle de la « synarchie » de 1934 à 39, un complot poussant à l’empressement défaitiste à la faveur de l’alliance avec l’Hitlérisme. La vie diplomatique ou parlementaire au quotidien n’explique pas comment les fractions républicaines aspirant au pouvoir manifestent une telle inertie et un tel aveuglement ; incompréhension que l’on saisit mieux au vu de leur origine et de leur parcours professionnel. Peu tournées vers l’étranger, leur méconnaissance du monde implique les erreurs d’appréciation de ce qui est réalisable ou non, ainsi que l’anticipation des conséquences d’inventions ou la diversion vis-à-vis de problèmes intérieurs apparemment insolubles. La république est devenue une étiquette à l’échelle, une désignation pour des systèmes de fédérations de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’individus. Bloch qui raisonnait en sociologue de terrain jugeait du reste les hommes hauts placés de la même manière. Les élites qu’il avait fréquentées étaient totalement anachroniques. Tout fut résumé par le général de Gaulle en quelques mots le 18 juin au sujet de l’enjeu -sur l’échiquier où nous étions un grain de sable- de la raison de ne pas accepter la défaite humiliante car la bataille ne faisait que commencer en juin 40. Encore faut-il s’ouvrir et ne pas prendre comme norme, le passé reconstruit, idéalisé ou malmené.
A la suite des mêmes erreurs, la quatrième république à la vie brève de 1945 à 1958 allait partiellement reproduire l’histoire, de pair avec celle des guerres qu’elle mène.. Ainsi il nous faut tourner notre regard vers une autre guerre républicaine, circonstance d’une mort aussi « retentissante » que celle de 1940. L’armée qu’elle soit défaite ou se prétende victorieuse permet à une République de se survivre ou la condamne à disparaître
La guerre d’Algérie et la mort de la quatrième
On se trompe en imaginant qu’après 1945 le système républicain est définitivement établi. Une autre guerre civile, coloniale celle-là, va aboutir à un compromis entre militaires : ensuite un général à la retraite prendra les décisions qui s’imposent, il matera d’autres militaires, rebelles ceux là, et remplacera le régime par une forme de présidentialisme parlementaire. Un « césarisme » ? Non ! Mais il mit fin d’autorité à la décomposition par un referendum à un conflit qui commença à Sétif en 1945, dans le prolongement de la deuxième guerre mondiale, que nous avions manquée en partie. C’est le sujet qui suit .
- La guerre d’Algérie a commencé en 1945
Nous allons associer cette fin de république à l’histoire de la décolonisation en Algérie mais auparavant on doit rappeler le contexte où l’armée, sans prendre le pouvoir imposa ses choix et son agenda. Le pays s’engagea à contre temps et à contre-emploi du pays libéré dans une entreprise hallucinante, un parcours rétrograde de pays le plus « terroriste » qui soit, faisant un million de morts sur trois terrains de la planète de 1945 à 1962. En Indochine, Madagascar, Afrique du Nord. Des massacres coloniaux d’un autre âge puisque, en effet, les autres décolonisations : Inde, Indonésie, Egypte, Congo etc... se réalisèrent en douceur, si on ose dire, comparées à note action à contre-courant mondial . « Sétif » fut un symbole de la « renaissance » répressive mis en œuvre dès la Libération, occasion de questionnements pour ceux qui vécurent nos conflits coloniaux marquant l’histoire du monde. Les événements et répressions de Sétif et Guelma à l’été 1945, seront ici suivis attentivement avec comme guide J-L Planche ([11]).. On croit savoir comment l’Algérie coloniale a pesé sur notre histoire républicaine. Néanmoins, si on examine les soubresauts parlementaires et les errements des parlementaires à la lumière de la question des colonies et de l’esclavage (qui a autant clivé que la question religieuse sous la Révolution), on doit les associer à la question des territoires d’outre-mer qui a été obsédante en Europe durant deux guerres mondiales (pour Bismarck, ensuite pour Hitler). Il y a eu guerre au sein de l’armée : la fraction républicaine contre une fraction autoritaire, très antiparlementaire, pour finir en guerre civile entre clans et la guerre d’Algérie fut le lieu d’expression du mépris ou de la haine réciproque qu’elles se vouaient comme souvent cela se passe dans les cercles très fermés. Les luttes de fractions au sein de l’armée s’aggravèrent sous de Gaulle incluant plusieurs tentatives d’assassinat du Président (organisées par de jeunes officiers). L’année précédente, en 1961 un renversement des fronts surprenant avait eu lieu : le général en appela au contingent (« Aidez-moi ») ; effectivement les soldats du rang le soutinrent contre les capitaines et les colonels engagés, eux-mêmes divisés entre réactionnaires sans véritable idéologie mais solidaires des élites locales ou des groupes de pression, qu’ils soient colons, policiers, ou intellectuels. Des « colonels », notamment ceux qui dans l’armée étaient sur le terrain, plus sensibles à l’accueil des petits Blancs ou au style de vie des grands propriétaires, devinrent les idéologues de la « dernière défense de l’occident chrétien ». Par ailleurs, une fraction anti-gaulliste qui survivait dans l’armée depuis 1940 inclinait à prendre sa revanche sur le général détesté. Donc « Sétif 1945 », par ses apports détournés, est un livre d’histoire nationale pour une génération qui se souviendrait de l’évènement avant de l’intégrer à la mondialisation des luttes (le Tiers-mondisme).
La métropole impuissante et la démocratie paralysée
Les faits décrits ont été partiellement oubliés en métropole où l’ampleur de la violence a été tenue secrète. Divulguée seulement dans les reportages de la presse anglo-américaine qui les transmit à l’opinion mondiale, cette répression est un inventaire de situations qui allaient se reproduire dix ans plus tard en 1954. Le colonialisme au centre du débat divisa les élites républicaines par la définition d’un certain type de colonisation de peuplement ou de simple exploitation minière et pétrolière. Rappelons aussi que le contexte de la 4ème République (personnel politique sans autorité en Algérie ([12]) et son instabilité, son manque d’autorité sur l’armée) ne favorise pas les décisions courageuses. Une alliance droite/gauche de bourgeoisies s’était retrouvée pour déclarer la guerre au Vietnamiens contestant notre présence en Indochine, amorça une atmosphère où l’anticommunisme prédominait (guerre froide et emprisonnement des militants) aggravé par la peur des grèves générales (1947). Ce fut le temps de répressions en Afrique, en Algérie, en 1947 à Madagascar qui fit douter la jeunesse des principes « éternels » républicains ou des droits de l’homme.
Avertissement de Tocqueville
Le pressentiment de l’insoumission inexorable de l’armée en Algérie et le renoncement des citoyens en France, nous l’avons retrouvé, paradoxalement exprimé cent ans auparavant chez Tocqueville, lui qui connut la première colonisation ([13]). Les occasions de l’enrichissement sans frein, le pillage par des officiers (de toute armée, de Napoléon à Hitler, on l’a dit) sont un conditionnement à la prévarication des officiers en raison de la taille du territoire, de la durée et des missions et des conditions de guérilla. Il apparaît donc une possibilité d’être pillard et « vertueux » à la fois,. Tel est le constat lucide de Tocqueville qui l’explique sans être « anti-coloniste » ([14]). D’autant que les officiers devinrent propriétaires ; des légionnaires sont installés dans les meilleures terres prises aux tribus ; habitude prise de confusion des pouvoirs civil et militaire. Mais Tocqueville va plus loin .Il pressent le danger de l’autonomie excessive de l’armée républicaine ayant les pleins pouvoirs, acquérant un droit de légiférer sous le couvert de la « chasse aux terroristes ». D’autant que les généraux on un savoir faire dû au passé vieux de vingt ans. Bugeaud a été formé à la pratique de la terreur sur des autochtones dans l’armée napoléonienne en Espagne. Lamoricière, Pélissier et d’autres furent formés sous Napoléon. Ils usèrent des mêmes méthodes que celles appliquées dans la péninsule ibérique ([15]). La métropole a délivré ainsi une rente de pouvoir à ses généraux et colons. Et plus tard ceux-ci s’armeront en milices privées, forces de police discrétionnaire, à l’écart de tout contrôle légal. Il régnait, selon Tocqueville si on suit son Rapport parlementaire en 1840, un risque de corruption anti- républicaine. La situation est si intense que l’auteur avait jugé bon d’avertir Paris des maux à venir et va proposer des remèdes. L’un, subtil, consiste à ne pas laisser durablement les mêmes régiments sur le sol algérien, à prévoir une rotation pour éviter l’ivrognerie et l’absence de scrupules face aux indigènes. Et il avait même redouté, qu’une fois rentrées en France, ces troupes ne contaminent l’armée métropolitaine. Il mit ainsi en garde : « on ne peut se dissimuler que l’officier, qui une fois a adopté l’Afrique, et en fait son théâtre, n’y contracte bientôt des habitudes, des façons de penser dangereuses et d’agir partout, mais surtout dans un pays libre...Il y prend le goût d’un gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier. C’est là une éducation que je ne me soucie pas de généraliser et de répandre. Je crois donc nécessaire d’envoyer en Afrique un certain nombre de régiments qui n’y font qu’y passer et rentrent en France au bout de peu d’années » ([16]). Tocqueville est bien entendu un partisan de la colonisation à la condition du contrôle strict de l’armée par un gouvernement vigilant et fort qui la contrôle!. « Quelque partisan que je sois de la création de régiments spéciaux à l’Afrique, je suis loin de croire cependant qu’il faille avoir en Afrique que des corps de cette espèce. » ([17]). Prémonitoire : l’habitude de l’oppression (pas de droits, au mieux un code de l’indigénat), les massacres, les bagnes, et bien entendu l’exploitation intense de la main d’œuvre : une situation pas du tout exceptionnelle de « militaires livrés à eux-mêmes »
Les faits de l’été 1945
En étudiant « trois mois terribles » pour le peuple algérien, on fait la chronique d’un « événement » fortement structuré dans le temps et l’espace, de la société coloniale des années 1950, de la nature de la répression (tortures, famines) et les arguments qui allaient être imposés à travers la presse et l’administration à l’opinion. Ceci est grave car cet épisode, souvent cité, a été rarement étudié en profondeur, alors même qu’il a occasionné des dégâts démographiques, politiques, moraux, dans la droite ligne de la conquête française qui, de 1830 à 1871 dans l’Est, (dernière révolte tribale qui figure une étrange coïncidence répressive à la même date: la Commune) réduisant la population musulmane d’un tiers. « La surmortalité liée à la guerre et à la répression pendant 40 ans (1830-1870) est estimée à plus de 800 000 hommes. Par la violence et la durée, elle ne peut se comparer qu’à celle des guerres menées en Amérique du Nord contre les Indiens ». (p.21). En effet, notons les similitudes : disette organisée, expulsion et déplacement des tribus, mise sous séquestre de 400 000 ha des meilleures terres, utilisation des antagonismes entre régions, emploi de soldats indigènes (harkis, tirailleurs algériens ou sénégalais), association de la gauche à la répression au nom de l’unité raciale européenne. Sortir du système « démocratique » métropolitain parut la seule alternative recevable pour les militants algériens post-Sétif.
La répression des musulmans a été considérable au cours de cet été 1945: 30 000 civils tués en trois mois, du 8 Mai à début Août. Le rythme des tueries fut hallucinant, village par village, par « soirées », par sortie de bandes d’Européens (formés en milices), de commandos qui font la chasse aux Arabes (l’invention de la « ratonnade »). En face, on dénombrera une centaine de « Blancs » victimes des troubles. Notons que c’est exactement le rythme des assassinats de civils commis par les nazis dans les pays de l’Est (Pologne Ukraine, Russie). Bien sûr, là, la largeur du front, leur durée les ont été rendus plus « efficaces ». Ce fut aussi l’intensité de la mortalité des Algériens durant la guerre de libération. 3 000 morts sur 3 mois équivalent à 120 000 sur un an ; soit, sur 7 ans de guerre, le chiffre estimé par les Algériens de près d’un million de morts. A part la seconde guerre mondiale, aucun autre fait de guerre n’a été aussi meurtrier (sinon la répression contre les Communards pendant un mois). Les commandos seront incontrôlables dans le Constantinois et la contamination a touché toutes les catégories, les unes surenchérissant sur les autres. La peur raciale a fonctionné sur la base de rumeurs organisées, amplifiées par la presse et des institutions. Phénomènes bien évidemment préparant la scène survenant dix ans après
Le Pétainisme en Algérie sort renforcé en 1945
La fascisation d’une large partie de la société coloniale se manifeste lors de l’arrivée au pouvoir à Paris de Pétain ; une forme réactionnaire et raciste dans la colonie qui a perduré au-delà de la Libération en 1944. Marc Ferro qui découvre alors l’Algérie a été abasourdi de l’ambiance qui régnait dans l’Ouest où il est nommé professeur au Lycée Lamoricière à Oran en 1947. Aux élections de 1947 il est stupéfait de voir des candidats à le députation se réclamer franchement de Pétain « Voter pour De Saivre, c’est voter pour Pétain » (p 25). Voilà comment on obtient plus de 20% des voix à la libération ([18]).
Le jour donc de la victoire des Alliés contre l’Allemagne, le 8 mai 45, victoire à laquelle les tirailleurs « indigènes » avaient participé, donna lieu dans l’Est constantinois à une résurgence du nazisme, qui, le jour même où il agonisait, réapparaissait dans un département français. Lors des célébrations spontanées de la victoire, le 8 mai, dans toutes les villes algériennes, l’Est Algérien prend un relief particulier Il est pourtant le moins peuplé de colons et donc le moins politisé et administré. La singularité réside plutôt dans un passé vieux de 70 ans (révolte d’El-Mokrani en Kabylie et des tribus du Sud).. Les cadres administratifs, les chefs, la presse pétainistes y subsistent après la Révolution nationale qui deviendra alors la « Répression nationale ». L’esprit de Vichy y avait prospéré. L’épuration des républicains et des laïques avait commencé tôt, dès juin 1940 : « Plus de 10 000 communistes, socialistes, francs-maçons, nationalistes algériens sont enfermés dans les prisons et les camps de la steppe, 2500 fonctionnaires jugés indésirables sont révoqués. Ceux qui ont appartenu au Front populaire doivent se repentir » .... « Le Juif sert de référence pour désigner ceux que le Maréchal appelle l’Anti-France. Trois mille fonctionnaires de confession israélite sont chassés, soit à population égale trois fois plus qu’en France métropolitaine » (p.45). La croix gammée avait été précocement affichée dès 1930 sur le bandeau du journal du maire-député d’Oran. La confusion avait régné dans la colonie. Le Front Populaire n’avait pas été absent mais il s’était manifesté à travers une versatilité, une faiblesse des partis de gauches, divisés. A la Libération, un espoir fragile : un maire communiste à Oran, à Alger un socialiste, un général français proche des communistes à Constantine ! Ce sera inextricable au bout du compte pendant 20 ans puisque les lignes de l’opinion sont brouillées entre des villes ouvrières et le bled des colons qui demeurent profondément réactionnaire. Les progressistes, en effet, sont divisés par la religion ou par les doctrines; entre socialistes et Francs maçons et entre communistes (témoin l’entreprise présidée par Ferro de « Fraternité algérienne » qui s’éteindra en 1957). Après le 6 février, Guy Mollet manifeste son incompréhension totale de la situation algérienne : il capitule devant quelques jets de tomates et cris hostiles. Les Israélites sont eux-mêmes divisés entre une intelligentsia de fonctionnaires ou de professions libérales et une masse de petits commerçants et artisans. Les musulmans, en face, sont déboussolés par le fractionnement des hommes de progrès prêts à des réformes; tantôt ils se retrouvent aux côtés des Juifs dominés, tantôt ils les tiennent à distance ou les prennent à partie (un pogrom à Constantine). Le Parti communiste à Alger est dirigé par des Juifs mais à l’intérieur ils sont écartelés entre plusieurs lignes. Avant la défaite de 1940, des manifestants juifs et arabes crient : « Vive la guerre ! A bas Hitler ! ». D’autres coloniaux clament : « Vive Hitler ! A bas les Juifs !». Le brouillage et le désarroi furent ceux que Camus a parfaitement illustrés. Même aux grandes manifestations de l’été 1936, la politisation est faible et sporadique : « A Constantine, où les communistes ont rassemblé 5% des voix, les socialistes sont exaspérés d’avoir manqué l’occasion d’avoir un député. Le nombre de musulmans qui rejoignent, à l’appel des communistes, les défilés organisés le juin pour fêter la victoire de Blum déchaînent la colère au comité du Front Populaire ; le représentant du PS met en garde contre ce qu’il appelle : « ces masses incohérentes d’Indigènes pouilleux, l’écume à la bouche prostituant l’Internationale » (p.39). Socialistes et communistes en viennent aux mains. L’auteur montre que les grèves de 1936 furent aussi fortes à Constantine ou autres villes de l’Est qu’ailleurs. « Mais la CGT refuse de les coordonner et les abandonne à la répression en 1939 ».
Le trouble règne dans la gauche métropolitaine. Personne n’a prévu que les départements de l’Algérie pouvaient être concernés par des revendications propres aux travailleurs musulmans. La SFIO et le PCF locaux appellent à la répression après Sétif. Durant l’été 1936, Messali Hadj à la tête de l’étoile Nord Africaine, un parti d’émigrés réclame « l’indépendance ». Six mois plus tard, Blum la dissout, bien que ce parti soit membre du Front populaire et il lui applique la loi contre les ligues factieuses. Les positions sont compliquées par la succession de 4 régimes politiques antagonistes en 5 ans : « Vichy », Darlan, Giraud et les Américains ;de Gaulle et la 4e République. Les Arabes sont déçus après 100 ans de promesses non tenues et se retrouvent seuls en face de leur destin alors que leurs colonisateurs sont plus puissants qu’ils ne l’étaient en 1935, consolidés à la fois par le Pétainisme structurellement conservé et le renforcement de la position internationale de la France. La voie est libre pour l’isolement de la colonie de sa métropole et pour la désinformation systématique, particulièrement de la part de fonctionnaires devenus des proconsuls (comme Achiari, ex- jeune socialiste, à Constantine) qui invitent la police à des actions illégales. En mars 1956, Maurice Papon sera nommé super-préfet de Constantine par le gouvernement de Guy Mollet. On comprend qu’il se soit enthousiasmé « pour sa nouvelle tâche » et que la population de la capitale de l’Est l’ait accueilli en « sauveur » ([19]).
Une fascisation latente ou ouverte persévère dans ces circonstances. Les références historiques scolaires de la Grande révolution s’inversent. Le lieu de la suspension des procédures judiciaires légales s’appellera le « Tribunal de salut public » (p.203) ; l’histoire de la gauche devient la caution de la justice. L’ « organisation de la terreur » devient une valeur républicaine; l’assimilation des milices civiques fait appel aux « fédérés ». Une guerre impitoyable est alors renforcée contre ceux qu’on appelle les Indigènes devenus « ennemis de la République », « Vendéens ». Avec les mêmes méthodes : isoler une région, l’affamer, créer une psychose, susciter des informateurs, user des délations entre voisins. Mécanismes de masse, de pouvoir au service de domination de race et de religion, les conditions du basculement vers un extrémisme récent témoignent de la fragilité de frontières morales. On le saisit aussi bien sur une autre scène quand les Français Résistants sortant de la clandestinité ou des camps allemands oublièrent leurs engagements antérieurs. Un Résistant au pouvoir n’est plus le même résistant du fait de la responsabilité du pouvoir. On n’écoute plus alors les camarades restés, eux, en dehors du pouvoir, comme G. Tillion ([20]) qui ont dénoncé la faillite des autorités face aux massacres par des coloniaux. A Madagascar, au même moment des répressions brutales identiques firent plus de 80 000 morts et se produisirent justement au Nord-Ouest, région aux colons pareillement pétainistes. Les postures varient, soumises aux conditions nouvelles des rapports de force, et les résistants ou la gauche au pouvoir à Paris ne comprend pas qu’il n’y a pas des « justes » ou des « bons » par principe. On peut être le même et alternativement occuper un bon ou mauvais côté. Robespierre avant de mourir, emporté par la Terreur qu’il a animée, voyait juste quant au sujet des colonies quand il y défendait ardemment l’abolition de l’esclavage.
Le concept de situation est bien plus explicatif, que celui de nature d’ethos, de « caractère ». De même les interactions locales (relations entre masses et groupes, effets de temps et d’espace) sont plus opératoires que les définitions historiques substantielles ou les concepts trop teintés d’idéologies. Toutefois, les embranchements une fois empruntés deviennent irréversibles. En 1945, l’Algérie s’engage dans la guerre. Les violences qui s’enchaînent sont irréparables pour l’honneur des républicains. Paul Veyne décrit son étonnement dans un entretien bilan de sa carrière : « Je ne me suis pas dépolitisé car il y eu quelques années plus tard la guerre d’Algérie ; un choc car je fus médusé par les rapports entre colons et indigènes .On m’avait envoyé en Algérie pour des raisons archéologiques .Et je n’ai vu que les rapports humains. Cela m’a paru invraisemblable ! La façon dont se comportaient les colons avec les indigènes était pour moi insupportable, révoltant, intolérable... Mais il a y eu après, les révélations sur la torture et ce fut pire encore ! Chaque matin je me réveillais avec une idée dans le crâne : « Nous sommes en train de faire en Algérie ce que les nazis ont fait en Europe ([21]) ».
Les événements de mai 58 et la fin de la quatrième république
Episode insensiblement oublié, le 13 mai 58, événement édulcoré dans les mémoires. Est-il un simple accident ou une révolution ? Après coup on évoque le 2 décembre 1851, un éventuel « Bonapartisme gaulliste », ou une sédition à la Franco qui se préparait en coulisses. L’émeute algéroise fit tomber la Quatrième bien qu’une certaine continuité républicaine fut sauvegardée puisque les processus légaux ont été respectés par Coty et De Gaulle se soumettant au Parlement mais exigeant les pouvoirs spéciaux ; ce qui fit hurler de vieux républicains. Cette interprétation légaliste des historiens à l’époque, manifeste là une certaine incompréhension .Y compris chez Agulhon qui minimise quelque peu l’émotion qui a saisi les travailleurs ([22]).
Rappelons que le 13 mai a été une émeute de rue à Alger avec occupation des lieux de pouvoir (forum, délégation générale, préfectures), puis une reprise en main organisée par des franges dures des colons et les généraux sous l’égide de Salan. Devant les refus d’obtempérer à des demandes de démissions politiques, et d’installation d’un pouvoir militaire à Paris, des troupes débarquent en Corse, puis menacent les villes du sud-ouest d’occupations des casernes et des aéroports. Légionnaires, régiments de parachutistes se disposent à envahir la France si la République ne laisse pas la place à un régime autoritaire, favorable à leurs thèses.
Ceux qui ont vécu ces moments, se souviennent de l’atmosphère des rues, tendue, grave ; les étudiants à l’UNEF étaient abasourdis ; la population s’attendait à un affrontement et les plus belliqueux ressortirent des armes cachées à la Libération. Par rapport aux adultes, la situation cruciale des jeunes impliquait le risque d’être immédiatement envoyés en Algérie, encadrés par des éléments fascisants. Un avenir des plus sombres. C’est dans ces moments que l’on réalise que les historiographies ne s’identifient pas à ce que vivent les acteurs. La crise de 1958 a été l’occasion pour une génération, toujours en vie, d’observer et de vivre la grande Histoire : l’inertie des institutions, le vide du pouvoir, la lutte de mille fractions qui pouvaient être militaires ou civiles, les conflits entre bourgeoisies ou celles, pacifiques et laïques, de partisans ou adversaires de l’« Empire français ». La réaction populaire fut partiellement lucide, ou, à tout le moins, non angélique ; elle avait jugé en conscience le vide républicain et les infirmités d’un régime apeuré. Mais les dégâts seront catastrophiques et persistants. Puisque, quiconque peut devenir un jeune nazi si on lui donne armes, pouvoir de vie et de mort sur autrui et une légitimité idéologique, sans compter la liberté de quelques pillages des mechtas, de viols ; toutes les transformations humaines sont psychologiquement réalisables. Ceci ne fait pas du 13 mai 58 un incident malheureux de parcours de la 4ème République mais le constat de la faiblesse d’un régime s’il est représenté par des chefs sans courage physique, au manque de vision par absence de qualités intellectuelles requises. Depuis Suez, la quatrième république s’était inscrite dans une série d’aveuglements, d’absence de lucidité de la part de professeurs, avocats, fonctionnaires face à des rebellions indigènes et à l’incapacité à dépasser leur ignorance. A ce moment-là, aucun cadre de haut niveau politique ne parlait l’arabe (sauf quelques-uns, tel Soustelle), n’était réellement entouré de bons informateurs sur la société coloniale contrairement aux élites anglaises en Inde. On ne peut aujourd’hui qu’être frappé de l’inaptitude du haut personnel, que ce soit au cours du printemps 40, ou en mai 58. Leur abdication conduit à questionner la formation de dirigeants aux commandes, apeurés devant une fraction militaire qui, rajeunie, a pris goût à la désobéissance. Comme si les républiques existaient dans les parenthèses que les généraux leur accordent.
Cette réflexion, les étudiants et les jeunes travailleurs des années 1950 ne l’avaient pas entreprise clairement car, à l’époque, l’historiographie manifestait une discrétion au sujet du plus important des faits contemporains :le colonialisme et insistait plutôt sur la Libération et la Résistance en métropole. En faculté, l’enseignement de l’histoire coloniale se révélait affligeant ; le manque d’informations sur l’Islam ou l’Afrique paralysait l’Université préoccupée après la guerre à refonder ses disciplines, et à occuper un nouvel espace. La gauche qui se disait libératrice pouvait-elle garder les colonies sans violence ? Qui définit la violence sinon les juges et les gendarmeries ? Qui contrôle les appareils de contrainte ? Toutes les questions étaient sans réponse dans l’euphorie de l’après guerre[23].
C’est ce que découvrait au même moment Paul Veyne, par ses propres expériences « Il y avait donc pas deux versions de l’histoire, la gauche et la droite- mais également celle des colonisés ... ce qui dans cette expérience algérienne m’avait frappé , c’est bien l’ignorance dans laquelle se trouvait la métropole des problèmes qui se posaient dans ce pays , le miroir déformé que les Européens, les Arabes, les métropolitains avaient, chacun de la situation » (art. cit. p. 94 »).
Les appelés, en permission, racontaient l’innommable : les exécutions et les morts d’enfants, de femmes, de vieillards (et les tortures qui leur étaient infligés), les destructions systématiques de mechtas, de troupeaux, des biens, les vols de bijoux et bien sûr les viols lors des razzias. Quelques-uns d’entre eux sombrèrent dans l’alcoolisme, d’autres dans la folie ou le suicide. Dérive incompréhensible du régime : on n’impute pas ce « travail » ou cette expérience de violence à une jeune génération, de plus sans raison et sans justification, sinon l’éternel et inusable argument de terrorisme : nos proches ou nos voisins, Résistants, avaient été ainsi qualifiés par les Allemands. Les dégâts psychologiques et humains furent masqués, silencieux car le plus souvent refoulés ([24]). Mais les soldats du rang s’expriment aujourd’hui, expliquent les comportements induits, les réflexes ordinaires de collectifs isolés cherchant l’évitement des conflits avec leur hiérarchie ou avec certains de leurs camarades tortionnaires. Le pire (ainsi que pour les soldats du troisième Reich) consista pour quelques-uns à suspendre les codes et les valeurs contredisant trop ouvertement leurs actes et à faire cohabiter les divers « moi ». Ces déchirements visibles dans les carnets intimes, les correspondances, des « confessions » quelquefois envoyées à la presse , suggèrent que le contingent fut en guerre contre lui- même : quelle loyauté servir ? Se taire ou avertir la métropole ? Que conseiller aux camarades non encore mobilisés: la désertion, l’insoumission, la complicité ou bien l’évitement par le témoin impuissant? La déchirure fut profonde d’autant que seuls quelques engagés volontaires, les membres des commandos ou des parachutistes, assumaient l’utopie de la fraternisation et de l’intégration mais la aveint la force des armes pour eux. Les plus politisés des jeunes Français furent désemparés devant les hésitations de la gauche, sa compromission locale ou nationale. En 1954, en Algérie, on assista à une situation qui n’est pas rare – dans le cadre de l’héritage culturel et militant- où des jeunes optèrent pour la rupture complète avec leur famille politique et avec leurs « pères » spirituels. Cela est significatif. Nous avons appris après coup, stupéfaits qu même le Général de Gaulle au pouvoir après mai 58, fut censuré par l’armée qui détenait les moyens de transmission aux médias et donc faisait localement l’opinion Le nazisme, pour un exemple inverse, fut un mouvement qu’ont rallié et animé les jeunes (ils en ont payé le prix fort en terme de vies) ; en revanche ce mouvement, le nazisme, a été initié, dominé par des quadragénaires pour renverser et prendre la place des septuagénaires.
En Algérie, les situations étaient brouillées, différentes selon le sentiment de chacun ; elles dépendaient de circonstances singulières ; l’effort de réflexivité, sur place, impliquait des risques certains. Cependant dominait toujours l’impression de l’incohérence individuelle, de changements rapides d’attitude au vu des situations immédiates. Regardons, dans son autobiographie , les allers-retours de Gilles Perrault de famille de droite catholique stricte qui devient communiste et s’engage alors comme para dans un régiment « dur », aux méthodes répressives radicales ; quand il revient il reprend sa carte au PCF. Que de sinuosités et de hasards dans ces cheminements ! Sans aller à ces extrémités, chacun des protagonistes a été porté à des appréciations extrêmes, influencées par des situations et des visions au hasard. Un jour passé aux atrocités assumées, un autre jour démoralisé par l’inéluctable violence gratuite ; un jour on s’insurge et se révolte, un jour on ferme les yeux. Il n’y a pas d’unité personnelle quand la situation est si chaotique et changeante. Les réactions à chaud sont imprévisibles, non maîtrisables. Le difficile problème de l’historien réside dans la recherche d’une logique improbable dans la transcription ainsi que dans l’interprétation de cette narration aux ressources volatiles.
L’invocation à tort et à travers de la Démocratie ou de la liberté en République occulte l’arbitraire, participe d’une politique de l’amalgame. Il y a de multiples variantes à l’organisation interne d’une république, éparpillées dans ses pratiques concrètes. Une démocratie peut être autoritaire, anarchiste, ou laxiste, ouvertement ou subtilement, ici ou là, violente pour les uns, paisible pour d’autres, parfois démocrate, parfois fascisante. Dans les départements français d’Algérie les deux formes coexistaient. Aucune définition n’est claire, ni acquise puisqu’elle est un rapport de force à l’intérieur de chaque segment de la société
La lucidité démocratique est par conséquent un combat jamais gagné Ce qu’elle fut au cours de la guerre d’Algérie (suspension des procédures ordinaires, ordonnances d’urgence, referendums, pouvoirs spéciaux, discours gouvernementaux censurés) comparée à ce qu’elle est devenue après 1968, jusqu’aux années 1995 : un césarisme doux, parfois un Etat mi- anarchique irréformable. La Vème que nous vivons, cultive sa vieillesse, à près de 70 ans, âge canonique d constitutionnel), a été bouleversée au point que son fondateur le général de Gaulle ne la reconnaîtrait probablement pas
[1] Claude Quétel L’impardonnable défaite 1918-1940, éditions JC Lattès 2010 Livre indispensable à celui qui veut saisir l’analyse par le temps court et l’événementiel d’interactions des chefs et des institutions
[2] M Agulhon Histoire et politique à gauche Perrin 2005
!
[3] Nous y avons été sensibilisés en tant qu’étudiants : Bloch fut un des historiens Résistants (Vernant était alors philosophe, M.Ferro, et A.Kriegel étudiants ) un universitaire qui s’était engagé. La profession historienne, souvent prudente, sinon timorée, a pourtant accompagné les résistants ethnologues, philosophes, scientifiques, médecins...
([4]).Une contre-histoire de la IIIè république. Cette tentative de synthèse équivaut au livre cité supra le « 2 décembre, un coup d’Etat », correspond à un moment de mise en cause des mythes républicains de
Ces livres sont iconoclastes encore que les contributeurs du second se montrent radicaux traitant notamment de la « mission civilisatrice de la république coloniale : d’une légende, l’autre ». L’introduction des trois éditeurs « L’historiographie de la IIIème Republique, ni histoire, ni République ? » amorce un tournant dans la prise en compte de « l’armée, une institution républicaine ? »
[5] L’étrange défaite p.203
[6] Ibid p 195
[7] Ibid p 62
[8] Ibid p 116
[9] Ibid p 186
[10] Lire p 156 et suivantes
[11] Jean-Louis Planche, Sétif 1945 : Chronique d’un massacre annoncé, Paris, Perrin,. L’auteur consacre une cinquantaine de pages à l’avant 1945.
[12] Ainsi que ce fut le cas en 1937 où Blum essaya d’imposer un statut d’autonomie avantageux pour les indigènes « évolués » Echec complet de projet dit « Violette »
[13] Tocqueville : Sur l’Algérie, Flammarion 2003.
[14] P 28
[15] Jean –Joël Brangeon a donné un exemple de l’action des troupes françaises en Espagne de 1808 à 1812 : impuissants contre la guérilla les soldats français se vengent sur les civils faute de vaincre les guérilleros.
[16] Tocqueville
[17] Ibid
[18] Marc Ferro : Autobiographie intellectuelle, Perrin
[19] Toujours en première ligne dans ce genre d’activisme, sa carrière après Vichy et la préfecture de Bordeaux en témoigne. En effet il est en 1949 préfet de Constantine ; Au Maroc, nommé pour réprimer les troubles lors de la déposition du sultan en 1954-56. Il est en Algérie, de retour à Constantine de 1956 à 58; puis préfet de police de Paris et responsable de la mort de jeunes manifestants français au métro Charonne, le « jeudi noir » du 8 février 1962, après le lynchage et les noyades dans la Seine des ouvriers musulmans, ou encore mêlé en 1965 à l’enlèvement de l’opposant marocain Ben Barka avant d’être nommé ministre de Giscard. Toujours présent au « bon » moment, dans tous les coups « durs » de la République.
[20] Elle a réuni ses réflexions de l’époque dans un bilan : Combats de guerre et de paix, Seuil
[21] Référence! Revue Lire déc. 2005, p 94
[22] Maurice Agulhon Histoire et politique à gauche, Paris, Perrin 2005.
[23] Lire De Gaulle et l’Algérie 1943-1969 ; Maurice Vaïsse éditeur A Colin/ Min Défense 2012 « De la parole confisquée »
[24] Cette partie de l’histoire maintenant connue, s’exprime spécialement dans l’essai collectif : « Oublier nos crimes ; l’amnésie nationale : une spécificité française ? (Publié par les éditions Autrement en 1994). De jeunes historiens depuis une vingtaine d’années ont pris à bras le corps, cette remise à jour : Florence Beaugé :Algérie une guerre sans gloire, Calmann-Lévy, 2005 ; Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Paris, Le Seuil 2005,Claire Mauss- Copeaux, Appelés en Algérie : la parole confisquée Hachette 1998 ; Sylvie Thénault Histoire de la guerre d‘indépendance algérienne Flammarion 2005 et de la même : « Une drôle de justice, : les magistrats dans la guerre d’Algérie, La découverte 2001 ; Jean-Charles Jauffret Soldats en Algérie 1954-62 (sld) expériences contrastées des hommes du contingent 2000, Paris, Editions Autrement.
votre commentaire -